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Récits

La mémoire multivers

Ruptures existentielles, visages familiers et lésion cérébrale
Denielle ELLIOTT
Traduction de Christine LANGLOIS
p. 112-129
Traduction(s) :
The memory multiverse [en]

Résumé

Quelle est la texture de la temporalité, et comment savons-nous ce qui est réel, irréel, une hallucination, un souvenir, une confabulation ? L’article explore les expériences sensorielles inhabituelles associées aux lésions cérébrales traumatiques, les imaginations apparemment irrationnelles d’êtres apparemment rationnels. Le « jamais vu » et le « déjà vu » – expériences sensorielles associées à des troubles neurologiques résultant d’une lésion ou d’une épilepsie – sont des expériences mnésiques, lorsque l’organique et le psychique sont indiscernables. Elles sont vécues comme des troubles de la mémoire, impliquant le jeu du temps, brouillant le fantasme et la réalité. Ces troubles sont vécus par la narratrice et son autre moi, confondant l’esprit, subvertissant l’espace et le temps.

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Texte intégral

La mémoire multiversAfficher l’image
Crédits : Lana Lemaire, 2021 / Penninghen

« Rien de tout cela n’est réel et tout est vrai. »
Jim Carrey

  • 1 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 2008 [1896], p. 7.

« […] je ne me représente rien autre chose, en dernière analyse, que les mouvements moléculaires de la substance cérébrale1. »
Henri Bergson

  • 2 Robert Desjarlais, The Blind Man : A Phantasmography, New York, NY, Fordham University Press, 2019, (...)

« Il ne suffit pas d’adhérer aux études empiriques de choses apparemment réelles, car la vie est beaucoup plus que cela2. »
Robert Desjarlais

1Il faisait chaud et humide cette nuit-là. Une lune décroissante était cachée par les nuages noirs et orageux qui arrivent presque chaque nuit de l’Ouganda. Il faisait plus sombre que d’habitude au bord du lac. J’étais couchée là, dans le noir, sous la moustiquaire et le toit en roseaux de papyrus, écoutant l’écho des voix sur le lac, celles des pêcheurs collectant, de nuit, à des kilomètres du rivage, de minuscules Omena attirés par la lueur des lampes à paraffine. Mon vieux portable Nokia, ma lumière nocturne solitaire, m’éclairait pendant que j’envoyais un texto à un ami aux antipodes, à Vancouver où il faisait encore jour. J’aimais ces nuits trop chaudes pour dormir, l’air immobile, à l’exception des moustiques zigzaguant, des lézards courant sur les murs qui se faufilaient par le toit végétal. J’aimais l’obscurité, le noir profond de la nuit, sans pollution lumineuse, les bruits assourdis. C’était avant que Radio Lake Victoria ne mette en place à Osienala cette puissante lampe de sécurité qui nous aveuglait. C’était avant que Dunga Beach ait l’électricité et que le bar de l’hôtel local n’installe des haut-parleurs qui beuglaient les musiques Benga et Ohanga toute la nuit, avec les basses à fond si bien qu’on pouvait sentir vibrer les booms booms booms à un kilomètre. C’était avant qu’elle n’apparaisse. C’est une histoire sur elle. Sur ses expériences de fantômes, d’hallucinations, de souvenirs, et de ruptures dans l’espace-temps.

  • 3 David Deutsch & Michael Lockwood, « The Quantum Physics of Time Travel », Scientific American, no 2 (...)
  • 4 Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble (traduit de l’anglais par Vivien García), Vaulx-en-Velin, L (...)

2C’est au cours de cette nuit chaude, collante, noire que se produisit un accroc, une légère distorsion dans le tissu de l’espace-temps, et qu’elle se matérialisa pour me déplacer, pour me remplacer. Pourtant j’existe toujours, pas avec elle, mais abandonnée dans un autre univers. Il y a deux moi maintenant. Le moi qui n’a pas été blessé ; le moi qu’elle est devenue. Pas un passé et un présent ; nous existons dans des multivers, dans différents niveaux de l’espace-temps. La façon dont les physiciens quantiques expliquent la manière dont le temps voyage pourrait fonctionner si nous découvrions « des courbes temporelles fermées ». « La réalité physique consiste en une collection d’univers, parfois appelés multivers… nous devons également exister en de multiples copies, une pour chaque univers3. » Sauf que dans cette version des multivers, tandis que son univers continue à se précipiter en avant, mon univers est condamné à se répéter, comme si j’étais piégée dans une courbe temporelle fermée, coincée dans le temps, âgée à jamais de 39 ans. Nous existons dans une sorte de polytemporalité, comme dans le Terrapolis de Haraway4.

  • 5 China Miéville, A City in the City, New York, NY, Ballantine Books, 2010.
  • 6 Henri Bergson, Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l'esprit, Paris, puf, Quadrige (...)

3Nous coexistons. Je la vois clairement, aussi puis-je vous raconter cette histoire à son sujet. Comme la « ville dans la ville » de Miéville, mais aucune de nous ne peut traverser la rue pour atteindre l’autre5. Il existe cependant une fuite, comme une lente hémorragie cérébrale. Je suis pour elle un vague souvenir, une illusion confuse, sous la forme d’une mauvaise image de soi comme l’a avancé Bergson — le soi est lui-même un souvenir et « le passé se survit dans des mécanismes moteurs6 ». J’aimerais penser que je suis plus pour elle qu’un écho physique éloigné, mais, quoiqu’il en soit, elle ne me reconnaît que comme un faible chuchotement agité, un flash dans sa vision périphérique, une trace qui s’attarde dans son corps. Un frisson, un souffle chaud.

  • 7 Mario Blaser & Marisol de la Cadena, « Pluriverse: Proposals for a World of Many Worlds », in A Wor (...)
  • 8 Robert Desjarlais, Op. cit., p. 86.
  • 9 Je m’inspire ici de Desjarlais et Klima qui, tous deux, de manière différente, suggèrent dans des p (...)
  • 10 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 2006 [1993]. Voir également : Avery Gordon, Ghost (...)

4Et vous, mon lecteur ? Comme elle, vous ne connaissez peut-être pas ou vous doutez des multivers, mais je vous demande de tenir compte du tournant ontologique en anthropologie et de la conceptualisation des plurivers7. Considérez cette histoire ethnographique comme ce que Robert Desjarlais a appelé « une phantasmographie, une écriture des flux et des courants des phantasmes8 », ou de ce qui peut être mieux compris comme une forme d’ethnographie spectrale réaliste, voyageant entre des rêves, des souvenirs et ce qui semble étrange et pourtant familier9. Puissions-nous revisiter l’ethnographie comme un moyen d’ouvrir l’imagination afin que les distinctions entre le réel et l’irréel, le fictif et le non fictif, le vivant et le fantomatique, dans les vies que nous observons, deviennent floues ? Comme « l’hantologie » de Derrida10, je vous demande de suspendre votre incrédulité. Je vous demande de considérer qu’un chercheur peut connaître son autre moi dans d’autres multivers. Je vous demande d’imaginer le temps de manière non linéaire. Je vous demande d’embrasser le fantasmagorique.

5C’est une histoire à propos d’elle et de moi, au sujet de la mémoire, de la temporalité et de la perception. Une histoire aussi au sujet des lésions cérébrales, des crises épileptiques du lobe temporal, des hallucinations et des sensations de déjà-vu. Elle ne voudrait pas écrire cette histoire, pas plus qu’elle ne voudrait sans doute que je l’écrive, mais je vais le faire quand même. C’est une des différences entre elle et moi — je suis beaucoup plus courageuse, plus audacieuse, plus désireuse de prendre des risques. Elle est apparue, c’est compréhensible, comme une version de moi peureuse, nerveuse, prudente. Je suis presque désolée pour elle, mais elle ne voudrait pas non plus cela. Elle travaille dur pour cacher sa vulnérabilité, ces nouvelles émotions et sensations qu’elle lutte pour comprendre, et elle se montre courageuse. Elle est remontée tout de suite sur ce cheval après qu’il l’ait jetée à terre, ses nerfs à vif calmés par les machins pharmaceutiques de Pfizer et de Sanofi-Aventis.

  • 11 Des détails sur cette nuit et sur cet événement figurent dans : Denielle Elliott, « Staying in the (...)

6Cette sombre nuit, je fus frappée à plusieurs reprises avec un runga de bois dur, une sorte d’arme que portent les hommes de certains groupes ethniques d’Afrique de l’Est. Pendant que j’étais allongée à envoyer des messages à Vancouver, l’askari (le gardien de nuit) vint à la porte me dire qu’il y avait un hippopotame dans le jardin. « Madame ! Kiboko ! Kiboko ! ». Je me précipitais dans l’obscurité de la nuit pour l’aider à effrayer l’hippopotame et à le repousser vers le lac dans l’espoir de sauver les jardins biologiques plantés localement par quelques hommes Luo qui avaient abandonné la pêche du fait de la baisse du nombre de poissons. Mais il n’y avait pas d’hippopotame. Peut-être avait-il déjà rebroussé chemin vers le lac. J’ai souhaité bonne nuit à l’askari, lui ai tourné le dos pour regagner la maison, pensant qu’il allait retourner dans sa loge de gardien. Mais au lieu de cela je reçus un premier coup violent sur la tête11. Dans les moments-minutes-heures qui suivirent, la courbe temporelle fermée s’ouvrit et, avec elle, un autre univers, un autre moi. Elle émergea confuse, ensanglantée et contusionnée, avec une fracture du crâne et de multiples hématomes sous-duraux. Ses lunettes étaient cassées, elle avait du sang dans les yeux, des vertiges, était incohérente et confuse. Aujourd’hui ce serait difficile de s’en apercevoir en la voyant. Elle et moi sommes presque identiques à l’exception de la cicatrice courant de la naissance de ses cheveux à son oreille droite en passant par sa tempe. Il faut regarder de près pour la voir, mais elle peut la sentir, une détérioration des nerfs due au bistouri, une fois, deux fois, à avoir été recousue puis encore agrafée. Au travail, quand elle est stressée, on peut la voir se pencher sur la table au cours d’une réunion, frottant inconsciemment la peau dentelée, douce, tendue, étirée de sa cicatrice. Ses doigts la suivent comme une carte temporelle en trois dimensions qui la mènent à ce moment-là, à moi. Depuis cette nuit-là, nous luttons toutes les deux contre un sentiment d’incertitude concernant la reconnaissance, le souvenir, la connaissance, parfois même l’identité.

7Après l’attaque et la blessure, elle a cherché de l’aide médicale chez des neurologues, des psychologues, des thérapeutes cognitifs, des ergothérapeutes, des pharmaciens, lors d’essais cliniques expérimentaux. Elle est devenue de plus en plus frustrée et épuisée par leurs questions, leurs évaluations standardisées, leur imagerie et leurs renvois vers d’autres spécialistes. Il y a eu des radiographies de sa colonne vertébrale et de ses membres, des scanners et des IRM de son cerveau, des évaluations de sa perception y compris des tests visuels et le Test du chuchotement, des analyses de ses fonctions motrices et de son équilibre, des évaluations de la régulation de son comportement social et sexuel (inappropriés), des électro-encéphalogrammes pour mesurer son activité cérébrale, des examens de ses fonctions cognitives et des questionnaires sur son adaptation post-traumatique. Ils lui demandèrent comment était son sommeil, si elle était fatiguée, si elle faisait des cauchemars. Lui firent ramasser des objets posés par terre, se tenir sur un seul pied. Dans le service de neurologie, elle demanda au psychologue comment ils pourraient l’aider (elle avait désespérément besoin d’aide même si elle savait qu’elle s’était remise de manière remarquable). Le psychologue dit qu’il l’orienterait chez un orthophoniste et un ergothérapeute. Déçue, elle lui demanda « Avez-vous du mal à comprendre ce que je dis ? Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai besoin de voir un orthophoniste ?! » Lors d’un autre rendez-vous dans une clinique pour traumatismes crâniens, après avoir passé la matinée à répondre à des demandes stupides du genre de compter à rebours de trois en trois en commençant à 100, et d’identifier le rhinocéros, le lion et le chameau ; après sa pause-déjeuner de trente minutes elle n’y retourna pas. L’homme à la blouse blanche appela à de multiples reprises sur son téléphone pendant l’heure qui suivit, mais elle l’ignora. Elle avait perdu patience pour les tests, les évaluations en ligne et l’absence de solutions. C’est alors qu’elle réalisa qu’en fait ils ne pouvaient rien pour elle. Son cerveau était endommagé. Contusionné, avec de petites hémorragies de sang visqueux. Mais il cicatrisait, créait de nouvelles voies, de nouveaux réseaux, de nouvelles possibilités. Ses fonctions cognitives se réorganisaient avec des tissus sains. On pourrait dire que c’est à ce moment-là qu’elle réalisa qu’elle et moi ne faisions plus un. Piégée dans cette autre boucle temporelle où elle avait été blessée, il n’y avait pas de retour possible.

  • 12 Allan Young, The Harmony of Illusions: Inventing Post-traumatic Stress Disorder, Princeton, NJ, Pri (...)

8Les psychologues semblaient décidés à lui diagnostiquer un syndrome de stress post-traumatique même si elle n’en éprouvait aucun des symptômes. Une catégorie clinique si complexe que beaucoup d’anthropologues en ont débattu pendant des années12. Encore et encore on lui demanda de raconter ce qui lui était arrivé, et ils lui posaient cette question « Mais pourquoi a-t-il fait ça ? ». Ce qui l’irritait profondément. Elle pensait que les psychologues devraient bien savoir qu’une telle question ne servait à rien, qu’elle ne pouvait pas y répondre et que cela ne faisait qu’augmenter son angoisse, sa culpabilité, sa honte, ses doutes sur elle-même. Elle décida de continuer à voir le seul psychologue qui ne lui avait pas demandé cela. Elle le voyait chaque semaine, traçant son chemin à travers cet empilement d’émotions, essayant de comprendre elle aussi pourquoi quelqu’un avait essayé de la tuer et ce que signifiait le fait qu’elle ait échappé à la mort. Il lui dit être certain qu’elle n’avait pas de syndrome de stress post-traumatique. Elle l’aimait bien, et pas seulement parce qu’il était d’accord avec elle. Elle le vit toutes les semaines pendant l’année qui suivit son entrée dans cet univers parallèle. Elle n’était pas censée conduire, car elle avait arrêté assez vite son traitement antiépileptique. La gravité de ses lésions cérébrales impliquait qu’elle courrait toujours le risque d’avoir des crises d’épilepsie, mais les médicaments l’avaient rendue confuse, ralentie, fatiguée, lui donnant l’impression d’être un tas de ciment humide et il lui était impossible d’échapper au brouillard épais qui lui faisait craindre des dommages cognitifs permanents. La légèreté et la clarté retrouvées à l’arrêt des médicaments antiépileptiques valaient la peine même si c’était risqué. Elle cessa donc temporairement de conduire et de nager, et se rendait à vélo, le long de Broadway, au bureau du psychologue pour son rendez-vous hebdomadaire. Elle n’avait pas eu de crise d’épilepsie, aussi son traitement était-il préventif, mais les médecins l’avaient averti qu’elle présenterait toute sa vie le risque d’en subir. Cela l’effrayait et elle faisait très attention d’éviter d’être trop fatiguée ou stressée, mais ne contrôlait bien sûr pas toujours les épreuves que la vie lui apportait.

9Sa plus grande inquiétude était que son cerveau ne soit plus jamais le même ; ses synapses seraient plus lentes, sa mémoire serait moins efficace. Elle pouvait pardonner à l’askari, mais elle vivait avec la peur de ne plus jamais pouvoir faire de travail de recherche, de ne plus vraiment comprendre comme avant les livres difficiles de Foucault, de ne plus ressentir le même plaisir en lisant Tolstoï. Tout le monde autour d’elle semblait centré sur la nature brutale de l’attaque. Elle y avait survécu. La question plus urgente qui la hantait était de savoir si elle pourrait survivre aux dommages cérébraux. Chaque bégaiement, chaque oubli, chaque sensation de fatigue émotionnelle, chaque lumière intense ou chaque son violent, chaque fois qu’elle se perdait dans des rues qu’elle connaissait avant… tout lui faisait pressentir qu’elle ne serait plus jamais elle-même. Elle ne pourrait plus.

10Il devint évident, sans doute plus encore pour moi qui l’observais se battre pour récupérer, que les frontières étaient brouillées entre la neurologie et la psychologie, la tristesse et la dépression, l’émotionnel et le physiologique. Cela brisait le cœur à voir, mais durant les six premiers mois elle pleura sans arrêt, pour un rien, pour tout, n’importe où et souvent elle ne pouvait pas s’arrêter. Elle dit à ses divers interlocuteurs médicaux qu’elle ne se sentait pas déprimée, en fait elle était plutôt ravie d’être en vie, d’avoir survécu, mais elle se sentait triste. D’une certaine manière je pense que je lui manquais, qu’elle pleurait de m’avoir perdue. Elle s’affligeait de la perte de l’autre univers, de ce qui aurait pu être. La tristesse et la dépression clinique étaient deux choses différentes pour elle, mais les professionnels de santé n’arrivaient pas à le comprendre. Cela aussi la faisait pleurer. Son médecin voulait lui prescrire des antidépresseurs, mais elle refusa (plus de brouillard !). Comme les blessures étaient le résultat d’une violente attaque, tout le monde était convaincu que ses larmes étaient le résultat d’un traumatisme émotionnel et de la souffrance, mais ses pires lésions se situaient aux régions frontale et temporale du cerveau. Les neurosciences définissent le lobe frontal comme le centre de contrôle des émotions et le sien était contusionné, tuméfié et en voie de rétablissement. Comment est-il possible de distinguer entre l’émotionnel et le physiologique avec de tels dommages ? Avec le temps, les larmes cessèrent et elle fut capable de se remettre au travail. Elle éprouva nombre d’autres effets post-traumatiques, mais ils étaient invisibles, évanescents, difficiles à décrire. Des apparitions, de la confusion, des ruptures dans l’espace-temps.

11Elle faisait tous les efforts possibles pour me ressembler, comme si ce qui s’était passé avait pu ne rien changer, ou dans le cas présent, n’avoir pas engendré une autre personne. Admettre cela aurait signifié reconnaître les « dommages » ou les « troubles » ou la faiblesse. J’ai observé ses efforts héroïques — retournant au Kenya six mois plus tard pour habiter dans la maison même où l’attaque s’était déroulée, poursuivre sa recherche, ne pas accepter le fait de ne pas pouvoir dormir sans somnifères, ou qu’elle soit profondément, terriblement effrayée lorsqu’elle était dehors, dans la nuit noire, tandis que, pour moi, la nuit et l’obscurité me procuraient paix et tranquillité. Elle tenta courageusement de mener à bien ce que j’aurais pu faire. Et alors qu’elle commençait à s’habituer à tous ces simulacres, elle fit l’expérience de quelque chose de si embarrassant, si perturbant et bizarre que c’était presque indicible. La première fois que cela lui arriva, elle vivait dans un nouvel appartement dans les quartiers est de la ville, cinq ans après ses blessures. Elle approchait de sa première année sabbatique et avait donc emménagé dans l’étage supérieur d’un petit pavillon pour une période de six mois afin d’échapper à la ville. Elle avait pris la précaution de demander au propriétaire des précisions sur le locataire du rez-de-chaussée, ne voulant pas louer l’appartement s’il s’agissait d’un homme seul, anxieuse comme elle l’était devenue de ce genre de chose. « Une femme seule qui est médecin » lui répondit le propriétaire. Il se trouva que la femme (nullement médecin) vivait là avec son mari au chômage qui, régulièrement, la battait, l’agressait, l’humiliait. La maison n’avait pas vraiment été rénovée pour abriter plusieurs appartements aussi était-elle très sonore, et le bruit des cris et des hurlements, du verre brisé, des coups de poing dans les murs, ou de la femme projetée contre les cloisons s’entendaient-ils dans toute la maison. Elle pouvait percevoir les éructations grossières du mari. Elle appela la police à de multiples reprises pour leur rapporter les agressions, la femme montait toujours la remercier, mais, à chaque fois, l’homme était relâché, car la femme ne voulait pas reconnaître les coups ou porter plainte. L’homme redirigeait donc toujours sa rage contre elle, la voisine du dessus qu’il suspectait d’avoir appelé la police. J’avais très peur pour elle pendant ces mois-là.

12Ainsi débutèrent des mois de nuits sans sommeil et des niveaux de stress de plus en plus élevés qu’elle n’arrivait pas à maîtriser. Il n’est donc pas surprenant que ce soit à ce moment-là que débutèrent les crises d’épilepsie. De la dysrythmie neurale, c’est ainsi qu’y firent référence les neurologues. Des micro-crises, à peine perceptibles, même pour elle. Les crises survenaient au niveau du lobe temporal, la forme la plus courante d’épilepsie. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, car, quand elle avait été avertie du risque de crises, elle avait imaginé des crises de grand mal. Avec des spasmes musculaires douloureux, se déroulant en public, accompagnés de cris et impossibles à contrôler. Elle ignorait que les crises d’épilepsie du lobe temporal pouvaient revêtir toutes sortes de formes discrètes : des auras sensorielles, des illusions auditives, des états rêveurs, des hallucinations visuelles ou même olfactives. Elle sentait une odeur de toast brûlé dans des endroits où il n’y avait aucun grille-pain. Elle ne savait pas qu’elle avait eu une crise, car ce type de micro-crises est notamment caractérisé par de l’amnésie.

13Les mois précédents, elle avait pensé que son esprit la trahissait, que peut-être elle devenait folle, car elle semblait perdre conscience de la réalité. La première fois que cela arriva, elle fut quasi certaine que les autres personnes faisaient erreur, qu’elles ne pouvaient pas se souvenir d’elle, qu’elles avaient un problème de mémoire. Elle était dehors en train de jardiner quand une voisine la salua, se présenta et qu’elles commencèrent à bavarder, et c’est alors qu’elle réalisa qu’elle connaissait cette femme. Son sentiment de familiarité était si intense qu’elle était sûre d’elle, mais elle n’arrivait pas à se souvenir comment ni où elle l’avait connue ni même quel était son nom. Elle demanda « Nous nous sommes déjà rencontrées ? Comment nous connaissons-nous ? » La voisine répondit que non, qu’elles ne s’étaient jamais vues auparavant. « Mais j’en suis sûre », répondit-elle. « Où travaillez-vous ? Avez-vous habité Vancouver ? Travaillez-vous à l’étranger ? À quelle école avez-vous été ? » Elle posa de nombreuses questions, et pourtant elle ne put trouver de circonstance où leurs pas auraient pu se croiser. Pendant des jours, elle essaya de se rappeler comment elle connaissait cette femme, mais cela lui échappait, c’était juste hors d’atteinte.

14Ces épisodes persistèrent. Une femme passant dans la rue, un jeune homme dans le métro, un homme au bar de l’aéroport pendant qu’elle attendait son vol. Après la troisième ou quatrième fois, elle réalisa qu’il était impossible qu’elle reconnaisse tant de gens qui nient se souvenir d’elle, sans parler du fait que cela devenait assez embarrassant, voire un peu dangereux. Elle commença à chercher leur regard afin de vérifier s’ils la reconnaissaient. C’est dans leurs yeux qu’elle pourrait percevoir cette lueur de reconnaissance, voir s’ils se souvenaient d’elle. Si elle n’apercevait pas ce scintillement, elle arrêtait de les saluer, de les arrêter dans la rue pour leur dire bonjour. Parfois, sa recherche de contact visuel, son regard direct étaient pris pour de l’intérêt par certains hommes. Ils la voyaient scruter leur visage avec tant d’intensité qu’ils interprétaient cela comme du désir ! Elle n’était que confuse et à la recherche de réponses. Les connaissait-elle vraiment ou perdait-elle l’esprit ? Une expérience de ce type particulièrement agaçante se déroula à Minneapolis. Elle l’aperçut d’abord dans la file d’attente d’une petite cafétéria sur le chemin de la salle où se déroulait un colloque. Leurs yeux se rencontrèrent et il la regarda comme s’il la reconnaissait ; il la connaissait aussi ! Elle sourit et lui fit signe, assumant qu’elle se rappellerait plus tard comment elle le connaissait. Depuis son agression, ses souvenirs étaient lents à émerger. Ils existaient toujours ; il ne s’agissait pas d’une perte de mémoire sémantique, mais simplement d’une mémoire ralentie. Pourtant elle n’arrivait pas à le situer. Et plus elle l’observait soigneusement, plus elle réalisait qu’il ressemblait à un homme sans domicile fixe, attendant que les clients du café lui donnent une pièce. Elle n’avait été à Minneapolis-St Paul qu’une seule fois auparavant, brièvement, aussi était-il peu vraisemblable qu’ils s’y soient rencontrés. Pouvait-il s’agir d’un anthropologue, inhabituellement peu soigné, assistant également au colloque ? Le contact visuel, son sourire et son geste amical semblaient avoir été interprétés par l’homme comme une sorte d’invitation et il se mit à la suivre dans la rue, puis dans le restaurant où elle retrouva sa collègue, puis dans le bar où elles décidèrent de se réchauffer rapidement en buvant une boisson chaude avec d’autres collègues du colloque avant de se diriger vers la session plénière. Elle essayait maintenant de ne plus faire attention à lui, de ne plus croiser son regard, mais il persévérait, ne la quittant jamais, mais ne lui parlant pas, restant à quelques mètres de distance, se prélassant dans un de ces grands fauteuils en cuir comme s’il s’agissait d’un premier rendez-vous.

15L’auteur américain Joseph Heller décrit dans Catch 22 cette sensation étrange :

  • 13 Joseph Heller, Catch 22, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2004 [1961], p. 434.

« Pendant quelques brèves secondes, l’aumônier éprouva l’étrange et mystérieuse sensation d’avoir vécu la même scène à une époque ou dans une existence antérieure. Déjà vu. La confusion subtile et répétitive entre illusion et réalité, qui caractérisait la paramnésie, fascinait l’aumônier13. »

16Pour elle, le sentiment inhabituel de familiarité était basé sur les traits du visage. Elle connaissait ce visage ; elle était certaine d’avoir rencontré ces personnes auparavant. Elle ne les reconnaissait pas comme une forme de déjà-vu, sans doute parce qu’elle ignorait qu’il existait de multiples formes de déjà-vu, des expériences qui rendent difficile de discerner le présent du passé. L’expérience de Minneapolis l’effraya, même si, une fois qu’elle se fut réfugiée dans la session plénière, l’homme disparut. De retour à la maison, elle prit rendez-vous avec le docteur de sa famille. « Vous allez penser que je suis folle, mais j’ai ces expériences vraiment extraordinaires… » Le médecin les relia tout de suite à ses lésions cérébrales et l’envoya chez un neurologue.

  • 14 Sharrona Pearl, « A Super Useless Super Hero: The Positive Framing of Super Recognition », Semiotic (...)
  • 15 Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1988 [1985].
  • 16 Duncan Babbage et al., « Meta-analysis of Facial Affect Recognition Difficulties After Traumatic Br (...)

17Le neurologue les nomma des jamais-vu, un type d’expérience de déjà-vu causé par des crises épileptiques du lobe temporal (mais, plus précisément, il semble qu’elle expérimente plutôt du déjà vécu). La littérature psy et neurologique sur ce type d’épisodes de mémoire décalée est troublante : déjà vu, déjà senti, déjà vécu, déjà visité, jamais vu, jamais vécu. Quand elle fit des recherches sur le jamais-vu, elle découvrit que les problèmes avec la reconnaissance des visages et l’identification prenait de multiples formes, y compris l’habileté à reconnaître et à se rappeler des visages aperçus très rapidement (« les super reconnaisseurs14 »), ou ceux qui croient que différentes personnes sont en fait le même individu déguisé (syndrome de Fregoli), ceux encore qui pensent que quelqu’un de familier est un étranger (syndrome de Capgras), enfin ceux qui ne voient pas du tout les visages (rendus célèbres par le livre d’Oliver Sacks15). Une étude a trouvé qu’entre 13 % et 39 % des individus avec des lésions cérébrales ont des difficultés à identifier ou à reconnaître les visages d’une façon ou d’une autre après leur blessure16. Ces expériences sont associées à la perception dans les dommages cérébraux, mais aussi avec une série d’autres troubles neurologiques et psychiatriques incluant les lésions cérébrales, l’épilepsie et la schizophrénie. Dans la littérature médicale, ce type d’expériences, toujours désignées comme des troubles, étaient historiquement considérées comme psychodynamiques (liées à la santé mentale et émotionnelle), mais les recherches les plus récentes indiquent que beaucoup de ces cas sont de nature organique et résultent d’un changement structurel dans la matière neuronale. Même pour les professionnels de la médecine, il a été difficile de déterminer la cause de ces phénomènes. Dans le passé, ils ont été associés au paranormal. Il n’est donc pas surprenant qu’elle se soit sentie un peu folle.

  • 17 Stefano Micali, « The Anticipation of the Present : Phenomenology of Déjà Vu », Journal of the Brit (...)
  • 18 Alison Kafer, Feminist, Queer, Crip, Indianapolis, IN, Indiana University Press, 2013. Voir égaleme (...)
  • 19 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985. Voir aussi  (...)
  • 20 Carlo Rovelli, L’Ordre du temps, Paris, Flamarion, coll. « Champs sciences », traduit par Sophie Le (...)

18Déjà-vu est traduit en anglais par « already seen ». C’est défini temporellement. Et bien que son problème (médicalement parlant) réside dans l’identification des personnes et dans la perception affective de la reconnaissance, elle expérimentait ces moments comme des perturbations temporelles. Dans ces moments-là, sa conscience du temps est déformée. « Le futur se dérobe », explique Stefano Micali17. L’intemporalité finit par la définir, de même que d’une certaine manière cela définit ma relation avec elle. Elle confond le moment présent ; le maintenant et l’alors s’enchevêtrent de manière compliquée, comme les rêves le font avec la vie. Comme un « temps crip », elle vit sa propre temporalité qui n’est pas linéaire et défie les théories normatives temporelles18. Un temps « non-chronologique » comme l’exprime Deleuze19. Il ne s’agit pas d’une maladie neurologique, cela ne relève pas de la folie ; c’est tout simplement physique selon le physicien théoricien Carlo Rovelli qui écrit : « Mais il n’y en a pas que deux, de temps : ils sont légion. Un temps différent pour chaque point de l’espace. Il n’y a pas un seul temps ; il y en a une multitude20. » Vu ainsi, le déjà-vu et les autres crises liées au lobe temporal défient les acceptions dominantes de ce que sont le temps et la mémoire et rendent visibles des expériences personnelles du temps. Elle n’est pas folle. Le temps et l’espace sont impliqués. Je suis à la fois un souvenir pour elle, une obsession affective et, par ailleurs, une compagne inconsciente. Elle n’est pas délirante, comme je ne le suis peut-être pas pour imaginer qu’elle et moi coexistons dans un monde poly-temporel.

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Notes

1 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 2008 [1896], p. 7.

2 Robert Desjarlais, The Blind Man : A Phantasmography, New York, NY, Fordham University Press, 2019, p. ix.

3 David Deutsch & Michael Lockwood, « The Quantum Physics of Time Travel », Scientific American, no 270/3, 1994, p. 68-74.

4 Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble (traduit de l’anglais par Vivien García), Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2020 [2016].

5 China Miéville, A City in the City, New York, NY, Ballantine Books, 2010.

6 Henri Bergson, Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l'esprit, Paris, puf, Quadrige, 2008 [1896], p. 74.

7 Mario Blaser & Marisol de la Cadena, « Pluriverse: Proposals for a World of Many Worlds », in A World of Many Worlds, Durham, NC, Duke University Press, 2018.

8 Robert Desjarlais, Op. cit., p. 86.

9 Je m’inspire ici de Desjarlais et Klima qui, tous deux, de manière différente, suggèrent dans des publications récentes que les anthropologues se sont trop limités aux approches ethnographiques réalistes qui limitent les possibilités d’exploration de l’imaginaire, les hallucinations, et ce qu’on ne voit pas dans la vie quotidienne. Alan Klima, Ethnography # 9, Durham, NC, Duke University Press, 2019.

10 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 2006 [1993]. Voir également : Avery Gordon, Ghostly Matters : Haunting and the Sociological Imagination, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997.

11 Des détails sur cette nuit et sur cet événement figurent dans : Denielle Elliott, « Staying in the Field: Living Arrangements, Violence, and the Female Anthropologist », in William H. Leggett & Ida Fadzillah Leggett (dir.), Fieldwork Stories: Experiences, Affect, and the Lessons of Anthropology in the 21st Century, chapitre no 7, Lexington Books, 2021.

12 Allan Young, The Harmony of Illusions: Inventing Post-traumatic Stress Disorder, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1997.

13 Joseph Heller, Catch 22, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2004 [1961], p. 434.

14 Sharrona Pearl, « A Super Useless Super Hero: The Positive Framing of Super Recognition », Semiotic Review no 7, 2019. En ligne : https://www.semioticreview.com/ojs/index.php/sr/article/view/41

15 Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1988 [1985].

16 Duncan Babbage et al., « Meta-analysis of Facial Affect Recognition Difficulties After Traumatic Brain Injury », Neuropsychology no 25, vol. 3, 2011, p. 277-285.

17 Stefano Micali, « The Anticipation of the Present : Phenomenology of Déjà Vu », Journal of the British Society for Phenomenology no 49, vol. 2, 2018, p.156-170.

18 Alison Kafer, Feminist, Queer, Crip, Indianapolis, IN, Indiana University Press, 2013. Voir également : Alia Al-Saji, « The Memory of Another Past : Bergson, Deleuze and a New Theory of Time », Continental Philosophy Review, no 37, 2014, p. 203-239.

19 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985. Voir aussi : Michael Jackson, The Varieties of Temporal Experience: Travels in Philosophical, Historical, and Ethnographic Time, New York, Columbia University Press, 2018.

20 Carlo Rovelli, L’Ordre du temps, Paris, Flamarion, coll. « Champs sciences », traduit par Sophie Lem, 2018, p. 27.

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Pour citer cet article

Référence papier

Denielle ELLIOTT, « La mémoire multivers »Terrain, 76 | 2022, 112-129.

Référence électronique

Denielle ELLIOTT, « La mémoire multivers »Terrain [En ligne], 76 | 2022, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/23193 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.23193

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Auteur

Denielle ELLIOTT

Université de York

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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