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Le Sujet Numérique d’avant-garde et sa part irréductible

Langage et quantification en psychiatrie digitale
Danielle CARR
Traduction de Anne-Christine Taylor
p. 44-63
Traduction(s) :
Excess in the avant-garde of the data subject [en]

Résumé

La pratique psychiatrique est travaillée par la quantification depuis l’essor de la psychologie expérimentale. Ces deux dernières décennies ont vu, avec l’émergence de la psychiatrie dite digitale, une intensification de la production et l’utilisation des données. Cet article examine le cas d’une expérimentation sur un sujet du premier système d’implant cérébral couplé à une intelligence artificielle. Pour la psychiatrie digitale, l’extraction des données neuronales vise à exciser le langage de la fabrique expérimentale des chiffres, et à substituer l’objectivité des data à la subjectivité du langage. Et si nous considérions, a contrario, le langage comme au cœur de la production de ces nouvelles technologies de quantification ?

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Texte intégral

Le Sujet Numérique d’avant-gardeAfficher l’image
Crédits : Paul Joly, 2021 / Penninghen

1Ce texte s’appuie sur deux années de vie et de travail dans un laboratoire américain où des chercheurs mettent au point des implants cérébraux pour le traitement de désordres psychiatriques. Ce traitement a pour nom Stimulation Cérébrale Profonde (Deep Brain Stimulation), abrégé en SCP. Il s’agit d’un dispositif de type pace maker relié à des électrodes implantées directement dans des parties dysfonctionnelles du cerveau afin de recueillir des données sur l’activité neuronale tout en distribuant une stimulation électrique (Finns & Schiff 2009). La SCP est à l’heure actuelle le traitement psychiatrique le plus invasif. Elle offre l’espoir de recueillir des données synoptiques en temps réel sur l’activité électro-chimique du cerveau humain. L’apparition de la SCP se situe à la jonction de deux tendances inhérentes au capitalisme contemporain : la poursuite de moyens toujours plus perfectionnés de contrôle prédictif sur le monde par l’accumulation de données (data) et l’enrôlement du corps dans ce régime de données en tant que site de production de valeur marchande.

2La technique de la SCP est l’avant-garde de ce qui est souvent décrit comme la nouvelle « psychiatrie digitale », un paradigme qui rejette le modèle thérapeutique psychanalytique jadis dominant dans les soins psychiatriques au profit d’une métaphysique du sujet résolument biologique. Alors que la psychanalyse utilise le langage comme moyen privilégié d’échange entre des sujets engagés dans des jeux de reconnaissance mutuelle, la psychiatrie digitale considère le sujet comme le produit de processus corporels objectifs susceptibles d’être mesurés et analysés par ordinateur. Un thème récurrent dans les critiques adressées à la psychiatrie digitale est qu’elle aurait réussi à évincer le langage de l’arsenal des traitements psychiatriques, et qu’elle aurait exilé le sujet psychanalytique au bénéfice du « sujet-données » (data subject). Selon ces critiques de la psychiatrie quantifiée, des dimensions tels que la subjectivité, le langage et le sens disparaissent dans une soupe de nombres au service de la recherche de nouvelles niches de production de valeur à des fins d’exploitation capitaliste. J’entends démontrer dans cet article que si ce type de récit rend bien compte des aspirations du capitalisme, il échoue en revanche à analyser les processus de quantification tels qu’ils s’effectuent réellement. Les lamentations sur le triomphe de la numérisation pêchent par leur crédulité : elles sont trop promptes à avaliser l’idée que toute qualité est transformable en quantité, trop enclines à croire que la quantification du sujet est un fait accompli, même s’il faut le déplorer.

3Cet article déroule un récit différent. S’il est vrai que l’ambition de quantifier la psychiatrie est nourrie par la volonté de rendre la psychiatrie profitable au sein de formes émergentes du capitalisme de données, je soutiens que la production de quantités est d’emblée vouée à l’échec par les logiques du langage dont la psychiatrie digitale prétend s’être libérée. Ce n’est qu’en intégrant cette réalité — au lieu d’acquiescer à l’idée que les data sont déjà là, offertes à la saisie — qu’une critique adéquate de la psychiatrie digitale peut être formulée. Dans la suite de cet article, je montrerai qu’en dépit des efforts pour faire de la psychiatrie une source de profits, le langage s’insinue dans la construction du Soi quantifié et contamine d’entrée de jeu le régime numérique de la nouvelle psychiatrie.

L’usine à données

Hope is a car that drives through the slums of depression
Then Hope emerges when the serotonin wins the election
Dopamine kicks in and I have good intentions
The way the brain works is quite impressive
Created by the one who is beyons perception
And I follow His messenger who is granted intercession
My serotonin got to the end of the neuron and my brain said Hold this shit
So now I start my conversations with “I’m so depressed”.

4L’expérimentation est conduite dans un bâtiment caverneux jadis occupé par la Marine américaine, à présent converti en « Usine à données » pour les sciences du cerveau. Un essaim de jeunes assistants-chercheurs (les AC) s’y agite : frais émoulus d’un cursus universitaire en neurosciences ou en sciences de l’information, ces assistants sont les OS de l’Usine, prêts à troquer un salaire de misère (inférieur au minimum légal) contre l’espoir d’être acceptés dans une école doctorale. À première vue, on prendrait le Sujet expérimental pour l’un de ces jeunes chercheurs : comme eux, il a 25 ans, et il vient régulièrement dans l’un des laboratoires du bâtiment ; comme eux, il ne verra rien des profits engrangés par l’expérience qui absorbe son existence. Mais contrairement à eux, le Sujet est la première personne dans l’histoire à être équipée d’un dispositif de neuro-modulation qui stimule et enregistre en boucle l’activité de son cerveau. La première et à ce jour la seule, tant il est difficile de recruter des volontaires pour ce type de recherche : ils doivent non seulement consentir à se faire implanter un dispositif expérimental, mais aussi correspondre à une série byzantine de critères d’inclusion censés garantir que le traitement expérimental est bien le dernier recours thérapeutique.

5La motivation du Sujet pour se prêter à cette expérience est simple : l’espoir de guérir. Cette espérance le place cependant au cœur d’un réseau intriqué de bailleurs de fonds privés, publics et militaires, et dans un enchevêtrement de protocoles expérimentaux orientés moins vers la vérification d’hypothèses que vers la récolte frénétique des données issues de son corps. Il est devenu un organe de l’Usine à données. Des signaux de son cerveau sont captés par l’implant. Ses mouvements, ses interactions sociales et ses états d’âme sont traqués et relayés par un smartphone, et le tout est converti en téraoctets d’information que les assistants chercheurs transforment en data. Le fonctionnement en circuit fermé du dispositif permet à l’implant d’intervenir dans les circuits neuronaux en distribuant des stimulations électriques en temps réel grâce à des électrodes logées en profondeur dans le cerveau, à la différence des modèles plus anciens de stimulateurs cérébraux qui agissaient en fonction de paramètres fixes et préajustés. Dans le dispositif testé ici, les électrodes recueillent en même temps des données sur l’activité neuro-électrique du cerveau. En tant qu’outil de recherche et de thérapie, les données collectées par les implants de SCP ouvrent la voie à l’une des visées de la psychiatrie digitale : remplacer les catégories nosologiques linguistiquement construites des manuels classiques de psychiatrie par de nouvelles catégories fondées sur des données physiologiques objectives.

6Les conditions et la structure de l’expérience — en bref, de la vie du Sujet — sont les suivantes. Le Sujet souffre intensément de maladie mentale depuis sa prime enfance. La nature précise de son mal reste incertaine ; au long de ses quatorze ans de traitement psychiatrique, on l’a dit bipolaire, atteint de trouble obsessionnel compulsif ou encore de trouble dépressif majeur. Il vit avec sa famille et dépend de son père qui n’a cessé de chercher une cure pour l’affliction de son fils. Au cours de ses traitements, on lui a administré — sans effets marquants — une bonne douzaine de médicaments, des séances d’électrochocs, de stimulation magnétique transcrânienne et des sessions de psychothérapie. Tous ces remèdes n’ont guère atténué ses souffrances, qui se manifestent par des pensées obsédantes, de l’anxiété, des sentiments de tristesse et de vacuité. En désespoir de cause, le Sujet fut adressé au Laboratoire pour un traitement expérimental dans le cadre d’un essai clinique de la SCP.

  • 1 John Markoff & James Gorman., « Obama to Unveil Initiative to Map the Human Brain », The New York T (...)
  • 2 Samantha Masunaga, « A Quick Guide to Elon Musk’s New Brain-Implant Company », Los Angeles Times, 2 (...)

7Le développement de cette technique a bénéficié d’apports financiers considérables, tant publics que privés. L’annonce par Obama en 2013 du programme Brain Initiative, modelé sur le Projet Génome Humain, a ouvert les vannes au financement fédéral d’études visant à cartographier le cerveau, une recherche dans laquelle la SCP tient une place centrale1. Les sommes allouées à ce secteur par les instances fédérales atteignaient 434 millions de dollars en 2017, dont la moitié transitait par la DARPA, la branche militaire de recherche en sciences expérimentales. La multiplication par 14 depuis 1995 des dépôts de brevet pour des techniques de stimulation cérébrale (Roskams-Erdris et al. 2017) atteste la valeur potentielle des données extraites du cerveau. À l’époque de mon enquête de terrain (2019), on estimait que le marché de la stimulation cérébrale atteindrait 6,2 milliards de dollars en 2021 ; des géants pharmaceutiques comme GlaxoSmithKline rivalisaient avec des entrepreneurs comme Mark Zuckerberg ou Elon Musk pour créer des laboratoires de neuro-technologie2.

8Le traitement neuromodulateur par SCP n’a pas encore été approuvé par la FDA (Food and Drug Administration, l’organisme fédéral chargé notamment de l’évaluation de moyens thérapeutiques avant leur mise sur le marché), et les résultats des tests de son efficacité sont équivoques : quelques études sur de petites cohortes sont encourageantes, mais les deux seuls essais menés sur des cohortes plus importantes ont été suspendus en cours de route faute de satisfaire aux critères d’efficacité requis par la FDA. Le Sujet appartenait à la cohorte de l’un de ces essais interrompus ; il était l’un des sujets-cobayes dont l’état ne montrait aucune amélioration suite à l’implant du dispositif de SCP et à la stimulation. Pourtant, le Laboratoire a bénéficié récemment d’une manne de financements par des investisseurs militaires, médicaux et des pouvoirs publics, et il lui fallait impérativement des sujets-tests. Poussé par son père, le Sujet s’est donc porté volontaire pour un nouvel essai clinique et on lui a implanté le dernier modèle du dispositif de SCP (à fonctionnement en circuit fermé de stimulation-enregistrement de l’activité neuronale.

9À bien des égards, le Sujet est loin d’être le candidat idéal pour ce genre d’étude. On ne sait pas bien de quelle maladie il souffre : ses ruminations incessantes sur sa dépression sont-elles un symptôme de la dépression elle-même, ou sont-elles une forme atypique de TOC dont les rituels consisteraient en répétitions mentales plutôt qu’en répétitions gestuelles comme le lavage des mains ? En raison de l’ambiguïté de son diagnostic, on ne pourra pas déterminer le type de désordre physiologique dont il aurait été « guéri », quand bien même le traitement aurait amélioré son état. Au demeurant, cerner et nommer sa maladie n’est pas le souci premier des chercheurs principaux (les CP) en charge de l’expérience. Ceux-ci écartent par principe la nosologie établie par le DSM (Diagnostic and Statistic Manual, le bréviaire psychiatrique en usage aux États-Unis et dans la psychiatrie occidentale), au motif qu’elle serait imprécise et peu scientifique. Dans tous les cas, même si le traitement par SCP ne guérit pas le Sujet, l’expérience sera précieuse : comme me l’a dit l’un des AC au cours d’un déjeuner, « pour les CP l’expérience est en un sens un test du protocole expérimental lui-même ». En d’autres termes, si la plupart des assistants-chercheurs doutaient de la validité scientifique de l’essai — et a fortiori de l’espoir de guérison qu’elle offrait au Sujet — ils savaient que les chercheurs confirmés à la tête du projet poursuivaient une multitude d’objectifs, au-delà de l’aspect thérapeutique du dispositif. Le fait est que les CP avaient besoin d’un sujet expérimental pour ne pas perdre les financements du projet et il était nécessaire pour eux de montrer que le dispositif marchait. Pour autant, je ne doute pas que tout le personnel du labo souhaitait la guérison du patient, et que même les CP croyaient sincèrement que le traitement avait des chances d’améliorer son état.

10Au cours des deux années que j’ai passées au Laboratoire, le protocole expérimental n’a cessé d’étendre le champ de sa collecte de données et d’en accumuler toujours plus. En dépit de cette inflation, la structure fondamentale de l’expérience n’a pas varié. Le Sujet porte un implant constitué d’un système d’électrodes qui stimulent deux parties de son cerveau, l’une profonde et l’autre à la surface du cortex. Simultanément, ces électrodes enregistrent son activité cérébrale et transmettent ces informations à un micro-ordinateur (appelé un IPG) implanté dans l’épaule du patient, capable de stocker environ deux semaines de collecte de données. En sus de ces appareils installés dans son corps, le Sujet est équipé d’un smartphone doté d’une application qui détecte tous ses mouvements. L’application est si précise dans ses enregistrements que les chercheurs peuvent savoir s’il s’est levé de son lit, s’il est en bas ou à l’étage, s’il fait de la gym ou des courses. Chaque semaine, le Sujet vient au Labo, soit pour un déchargement de données (data dump), soit pour une visite clinique. Il est filmé et enregistré durant ces visites et ces matériaux sont ensuite traités par un algorithme d’intelligence artificielle ; celui-ci vise à extraire des corrélations entre les expressions faciales du Sujet, le son de sa voix et d’autres données comportementales. Ces visites constituent d’ordinaire l’interaction sociale la plus significative de la semaine pour le Sujet, voire la seule. Bien souvent, quand les chercheurs lui demandent comment il va depuis sa dernière visite, il répond que pendant quelques jours il « s’est senti comme un être humain ».

11L’objectif poursuivi dans tous les sous-programmes du projet est de produire des entités appelées « biomarqueurs », soit des états physiologiques corrélés de manière consistante avec des comportements et des états psychiques. L’idée est qu’avec suffisamment de données on parviendra à inférer des dispositions psychiques à partir de données neurologiques ou comportementales quantifiées. Les biomarqueurs sont censés assurer un accès direct à ce qu’est « réellement » un désordre psychiatrique, sans passer par l’auto-analyse du patient. Ils diraient la vérité d’un corps, sans qu’elle soit filtrée par la subjectivité ou par un langage toujours enclin à déborder les limites de la quantification dont la psychiatrie compte tirer ses profits. La vérité au-delà du langage livrera l’essence même d’une maladie. Sorti de la prison du langage, le sujet devient ainsi un pur corps, forcé d’énoncer le nom de son désordre encodé dans des nombres. Enfin, proclament les biomarqueurs, nous dévoilerons la chose en soi : la maladie sous sa forme originelle, le réel déchiffré.

Le Sujet quantifié et le biocapitalisme de « surveillance »

12Le patient évoqué dans ces pages est au cœur d’un échafaudage de protocoles expérimentaux situés à la pointe de la création du sujet quantifié, une dynamique dont l’origine, selon de nombreux théoriciens des sciences sociales, est à chercher dans l’instauration d’un rapport étroit entre corps, données numériques et nouveaux avatars du capitalisme. Par-delà les variations individuelles dans leurs analyses, le récit proposé par ces auteurs s’articule autour d’un thème commun : l’expansion du capitalisme requiert l’annexion incessante de nouveaux sites d’extraction de valeur, un contexte propice à l’émergence d’un sujet entièrement constitué de données numériques (Dery 2014, Goriunova 2019, Raley 2013).

13Le développement de « l’économie de l’information » est lié à la reconfiguration des formes de production et de travail entraînée par l’essor des technologies numériques dans les années 1970. À mesure qu’augmentait la capacité de traitement par ordinateur de quantités croissantes de données numériques, le contrôle des moyens de communication devenait à partir des années 2000 un enjeu central dans l’économie digitale globalisée (Castells 2010, Kitchin 2014, Lash 2007, Thrift 2005). Dans cette configuration, la tendance à tout transformer en données numériques offre au Capital de nouvelles saisies sur le corps. Tandis que les formes antérieures de capitalisme reposaient sur la marchandisation du labeur physique des travailleurs, la « nouvelle économie » s’alimente quant à elle de l’information relative aux comportements, aux modes de consommation et aux habitudes des individus (Thrift 2005, Ritzer 2014).

14L’essor du capitalisme digital a fourni un contexte propice pour la création de ce qu’on appelle le biocapital. Suivant cette analyse, le capitalisme contemporain se réorganise autour des mécanismes de reproduction de la vie elle-même, à l’échelle suborganique du corps (Casper & Waldby 2014). Comme l’a noté l’anthropologue Kaushik Sunder-Razan, le tournant du capitalisme vers la vie engendre de nouvelles formes de vie, à partir des processus techniques et bureaucratiques qui extraient de l’information de sources biologiques (2006 : 7-15, 138-144). Dans le cas qui nous occupe, le puissant mouvement du biocapital vers la vie abstraite et quantifiée s’incarne dans le foisonnement de dispositifs techniques et bureaucratiques — le stimulateur cérébral, les visites hebdomadaires, les tests incessants, la traque des mouvements via l’appli cellulaire, l’analyse faciale et gestuelle, etc. — qui transforment l’existence et le corps du Sujet en un réservoir de données numériques.

  • 3 Priyanka Runwal, « 5 Takeaways from Venture Capital’s Growing Focus on Mental Health », STAT « Heal (...)

15Ce rappel sommaire des rapports entre la data economy et le biocapitalisme est nécessaire pour comprendre comment la psychiatrie digitale se situe au point de convergence de deux tendances. En premier lieu, ce paradigme thérapeutique émergeant implique la fabrication d’un double numérique du sujet (Pickersgill 2019, Stark 2020). C’est cet agrégat de données — plutôt que le sujet discursif — qui intéresse le chercheur ou clinicien. Ses signaux digitaux permettent une « phénotypie numérique », soit la production de marqueurs censés correspondre à des états biologiques observables (Birk & Samuel 2020). Par ailleurs, le réaménagement de la psychiatrie par la mise au ban du langage ne constitue pas seulement un changement épistémique : il est lié à la subordination croissante de la psychiatrie à la logique du profit. Interprétant au pied de la lettre l’injonction classique faite aux thérapeutes « d’écouter comme une machine » (Semel 2019), la psychiatrie digitale vise à remplacer par des machines le travail du clinicien grâce à sa production de « mesures objectives » (Rosenberg 2002). Andrew Lakoff a relevé la « liquidité diagnostique » instaurée par ce procès, autrement dit le caractère fongible du diagnostic numérique entre la clinique, le laboratoire et le marché (Lakoff 2005). Les modalités de récolte de données mises en place dans l’expérimentation sur le Sujet visent précisément à établir ces corrélations entre données comportementales et données neurologiques sous-jacentes à la rentabilité croissante des techniques de psychiatrie digitale. À mesure que le coûteux travail des médecins est pris en charge par l’Intelligence Artificielle, le capital-risque investit massivement dans des applications orientées vers le domaine de la santé mentale, à hauteur de 637 millions de dollars pour la seule année 20193. Ce chiffre a encore augmenté de façon exponentielle avec la pandémie de COVID 19 et l’explosion subséquente du marché des logiciels de bien-être psychologique (Cosgrove et al., 2020).

16L’expérimentation de la SCP réunit tous ces fils. Le dispositif est un précieux outil de recherche du fait de sa capacité à stimuler l’activité électrique du cerveau tout en l’enregistrant. Les électrodes implantées dans les sites cérébraux qu’on juge impliqués dans le bien-être psychique du patient distribuent de la stimulation électrique ; celle-ci intervient en temps réel dans les circuits neuronaux et permet ainsi aux chercheurs de tester des hypothèses relatives aux rapports entre comportements et circuits neuronaux. En même temps, ces électrodes enregistrent l’activité neuronale sous forme de données, lesquelles peuvent être ensuite collectées et mises en corrélation avec une panoplie de mesures telles que les échelles d’évaluation de l’humeur recueillies lors des visites cliniques, ainsi qu’avec les données amassées par le smartphone et la montre connectée du Sujet. Quelques mois après mon arrivée au Labo, je me rends au bureau du Chercheur Principal chargé du sous-programme de traitement des données issues du smartphone du Sujet, en vue de les corréler avec les enregistrements de signaux neuronaux digitalisés. Il m’explique pourquoi la firme Gargle — un conglomérat de global data dont la maison-mère s’est lancée dans des projets associés aux sciences de la vie — a décidé d’investir dans le Laboratoire et de passer avec lui un accord de collaboration (le CP a des intérêts dans ce fromage-là, parmi bien d’autres, et il est à l’affût d’arrangements avec une pléthore de startups en quête de profits, histoire de financer un autre de ses projets en cours de développement). Il justifie ainsi l’intérêt que présente le Sujet pour ces nouvelles associations entre la psychiatrie et le capitalisme numérique :

« La capacité à stimuler et enregistrer simultanément des neurones dans le cerveau d’un humain vivant est relativement inédite, du moins dans un contexte ambulatoire. Nos sujets sont dans le vrai monde et pour nous, la possibilité de capter des données neuronales à l’état naturel, en même temps qu’on enregistre des données comportementales, le tout en temps réel, est une chance unique. Quant à notre rôle dans l’étude, nous on y a juste raccroché notre wagon parce que notre objectif est de mettre au point des techniques d’enregistrement des comportements correspondant à des états subjectifs. On saura qu’on a réussi le jour où l’on pourra déduire avec précision des états psychologiques à partir de données objectives.

“Notre approche, c’est d’écarter la question du langage des catégories qu’on utilise — diagnostic, états subjectifs, tout ça — et de nous demander comment des ensembles de données varient et comment on peut les mettre en rapport, sans passer par le sens de tel ou tel énoncé”. »

17Quelques mois après cette conversation, j’accompagne le Sujet au siège de Gargle, où il sera la star des Grandes Visites organisées par la compagnie, l’icône vivante de la psychiatrie digitale.

Le Langage jusqu’au bout

Use your intellect to understand my metaphors
Put much into writing this for people to ignore
I’m articulating the pain in my brain that won’t go away
It comes in waves
Happens everyday
This is my status
People won’t know what to say
I want more social interaction because making people laugh is my passion
I’m still the authentic me just looking for a distraction to help give me spiritual satisfaction
I’m always me

18Si l’ambition de la psychiatre digitale est de contourner le difficile problème du langage, en particulier son recours incessant à des métaphores échappant à la quantification, le succès de cette entreprise paraît mitigé. C’est un jour de semaine avant le déjeuner, et nous sommes tous réunis dans l’exigu bureau de Tony, le postdoc en chef du Laboratoire. Le Sujet s’est entiché de ce groupe, formé des trois AC chargés de recueillir ses données, de Tony et de moi. « Le labo, c’est comme ma famille », me dit-il à maintes reprises au cours de mon séjour. Il se fait pousser une moustache comme celle de Tony. Chaque semaine il vient plus tôt pour sa séance de data dump, et il invente des raisons toujours plus alambiquées pour rester au-delà de l’horaire prévu.

19Aujourd’hui le labo teste pour la première fois un nouveau protocole intégrant les enregistrements d’expressions vocales et visuelles, avec l’aide du département informatique. Le bureau est très encombré du fait de la présence d’une personne supplémentaire, une AC prêtée par le département informatique pour le montage du dispositif. Le Sujet est festonné de câbles partant dans toutes les directions, connectant son IPG à une tablette, la caméra cadrant son visage à un portable, les microphones que nous portons tous à une troisième machine. Pendant que les AC s’affairent autour des câblages, Tony bavarde avec le Sujet, comme il le fait toujours.

20« Tu continues d’écrire » ? Tony fait allusion aux poèmes que le Sujet écrit et envoie aux AC, à Tony et maintenant à moi. Nous les recevons par mail ou texto, plusieurs fois par semaine, et souvent le Sujet nous lit sa dernière production lors de ses rendez-vous au labo. Le Sujet répond que oui, il écrit toujours et il demande à Tony s’il a reçu le poème qu’il lui a envoyé la nuit dernière. Tony répond « non », puis, comme pour s’excuser, demande au Sujet si ça le soulage d’écrire — en clair, si l’exercice atténue ses symptômes : les pensées répétitives, les obsessions, son humeur noire. Le patient ne dit pas vraiment oui, mais il explique — tant à l’adresse de la nouvelle AC que de Tony — qu’il lui faut recourir à des métaphores pour faire comprendre ce qu’il subit. Il sort son téléphone sans y être invité et nous lit son poème :

Outside I’m a lucid human being
Praying on my knees
Inside I can’t die
I’ve been on a treadmill tied to a leash
I ran so fast
That I collapsed
friction took the skin off my back
Agonizing pain
Forgot my name
Trying to scream but I can’t breathe
I’m dying inside but fuck ECT
Waiting for the cortical leads
To set me free
It’s been like this for the last ten years
People talk to me I know they care
But my brain doesn’t register their words
I just nod my head and steer
Lay in the hospital with guilt and fear
Nurse checking on me
Makes sure I’m still there
Got home thankful for my own bed
Met up with my two best friends
Anguish and dread
Anticipating dinner
But the Luvox is too bitter
I had to trust my gut all along
I knew I wasn’t going to get better

21Les AC l’écoutent à moitié, tout en achevant le montage du dispositif et en lançant le relevé de données. Tony dit à voix basse à l’un des AC « l’espace mémoire est limité. Il va falloir déposer ce qu’on peut puis effacer les données ». Le Sujet finit de lire son poème. Tous attendent la réaction de Tony, puisqu’il est le plus « senior » du groupe. Il prend une attitude encourageante, mais je note dans mon carnet qu’il a l’air dépassé. « Bon », dit-il gauchement, « continue d’écrire ». « Je t’enverrai celui que j’ai composé aujourd’hui », dit le Sujet. Il veut nous la lire sur-le-champ, mais il est temps de commencer la batterie de tests utilisés pour mesurer ses symptômes au cours de l’essai clinique.

22Ces épreuves ne sont qu’une des expressions de la quête obstinée poursuivie par les expérimentateurs de changer le langage en données numériques. Le premier test liste une série d’états émotionnels (épuisé, détendu, en colère, etc.) et demande au Sujet de se situer sur une échelle pour chacun de ces ressentis. Tout au long de l’expérience, je ne l’ai jamais vu assumer une émotion susceptible d’indiquer qu’il éprouve des sentiments antisociaux comme l’ennui, l’irritation ou la rage. Il est trop soucieux de l’approbation des membres du labo ; manifester une émotion comme la colère ou l’exaspération reviendrait, pense-t-il, à nier leur amitié réciproque (il le reconnaît en plaisantant : « imagine la gêne si je disais un jour que je me sentais furieux ! … »). La deuxième série d’épreuves est administrée par la nouvelle AC ; elle tourne autour de la vie quotidienne du Sujet et ses habitudes cognitives. Le patient est censé répondre aux questions par oui ou par non. Assez vite, la situation commence à échapper à la jeune assistante. Elle lui demande de définir son diagnostic. Il répond rapidement qu’il souffre de TOC et de dépression, « mais pas comme celle qu’elle a pu rencontrer ». Il commence à décrire son existence et ses mots se précipitent à mesure qu’il parle, de crainte qu’elle ne l’interrompe. « C’est comme si je m’enfonçais dans ma tombe. C’est l’angoisse tout le temps, tous les jours, comme si j’avais perdu la Coupe du monde ».

23Elle note l’enchaînement de métaphores d’une petite écriture précise dans les marges du formulaire imprimé. Seules les réponses au questionnaire seront enregistrées dans la base de données utilisée pour évaluer l’efficacité et les résultats de la stimulation neuronale. Ces données-là seront corrélées avec celles issues de l’implant cérébral et du smartphone (ou montre connectée) du Sujet. Tout le reste, c’est-à-dire les commentaires du patient, est traité comme un résidu à éliminer parce qu’il résiste à la quantification comme à la mise en corrélation. Le dernier test demande au patient d’interpréter le sens de métaphores banales et d’expressions courantes : « à bon chat bon rat », « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », ou encore « il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ». Le Sujet s’en sort bien, mais finit par caler : « ça, ça peut vouloir dire plusieurs choses différentes », dit-il. « C’est bon », le rassure-t-elle. Par terre, la tablette émet une suite de bips pour signaler que sa mémoire est saturée. Le boîtier de la tablette porte le slogan : « Medtronic : ici commence votre voyage SCP plus intelligent. »

Le don du symptôme

24L’aspiration à réduire le sujet à une matrice de corrélations quantifiées suppose l’instauration d’un rapport dyadique terme à terme entre qualités et quantités. La chasse aux biomarqueurs repose sur l’idée que des états subjectifs X vont se couler sans excédent dans le moule de quantités mesurables Y. Michel Callon appelle cette opération une mise en cadrage ; il entend par là une pratique d’extraction des objets de leur environnement pour les rendre susceptibles de mesure (Callon 1999). Les modes de cadrage à l’œuvre dans l’accumulation capitaliste impliquent l’évacuation de tout ce qui résiste au régime de l’équivalence numérique. Callon précise toutefois que cette opération est avant tout d’ordre idéologique : le régime des nombres ne peut survivre qu’en affirmant la non-pertinence de tout ce qui échappe à la matrice du calcul.

25Dans son Essai sur le don, Mauss présente un exemple du type de mise en équivalence sous-jacent aux régimes de fongibilité de l’accumulation capitaliste. Dans un échange marchand tel que le salariat, les deux parties échangent un bien pour une représentation quantifiée de la valeur de ce bien (dans ce cas, la représentation monétaire de la valeur travail). Ces entités — une unité de temps de travail et une quantité de valeur monétaire — sont posées comme équivalentes : elles sont censées se correspondre sans reste. Par contraste avec la structure de l’échange marchand, le don selon Mauss est animé par une logique du reste, d’un espace tiers qui se situe en dehors du rapport d’échange dyadique entre X et Y, et c’est cette non-équivalence qui donne vie à la relation sociale. Mais voici le point important de son argument : Mauss saisit parfaitement que la logique de l’échange salarial dyadique est un voile idéologique jeté sur une relation de don qui reste irrémédiablement sociale. Dans les pages finales de l’Essai, Mauss s’en prend à l’employeur capitaliste affairé à cacher le don sous le masque du salariat. De ce rapport escamoté par l’écran de l’équivalence marchande, Mauss écrit : « Le producteur échangiste sent de nouveau — il a toujours senti — mais cette fois il sent de façon aiguë qu’il échange plus qu’un produit ou qu’un temps de travail, qu’il donne quelque chose de soi ; son temps, sa vie, il veut donc être récompensé, même avec modération, de ce don » (Mauss 2012 : 100-101). Mauss affirme par-là que l’accumulation capitaliste s’enracine dans l’établissement d’un régime d’équivalence stricte entre les termes de l’échange, tel que la qualité se voit intégralement absorbée par la quantité. Toutefois, ce jeu de mise en équivalence n’est pas tant une description d’un réel préexistant qu’une opération pour le faire apparaître comme tel, une manœuvre destinée à faire disparaître la dimension sociale — c’est-à-dire le « reste » — occultée par le rapport marchand capitaliste.

26Pour le dire en d’autres termes, l’effort de la psychiatrie digitale pour se libérer du langage traduit une volonté de cadrage du sujet visant à le délester de « l’excédent » qui menacerait l’entreprise biocapitaliste de conversion des corps en organes rentables. Cette opération repose sur l’installation d’un régime de nombres qui recouvre tel un voile la présence du langage au cœur même du procès de quantification.

Échanger du symptôme contre du temps

27C’est encore un après-midi de semaine au labo, encore une séance de « data dump ». Les évaluations ont été menées, les données déchargées de l’IPG du Sujet. Le patient est encore là, mais il n’y a plus de tâches à faire. À l’évidence, il n’a aucune envie de partir. Le Sujet essaie de gagner du temps : il annonce qu’il vient de prendre sa dose d’Adderall (un puissant psychostimulant) et qu’il doit attendre vingt minutes pour que le médicament commence à agir. La gêne s’installe, les regards s’évitent. Le Sujet dit qu’il se sent « trop stimulé » — est-ce par la drogue ou par le SCP ou leur deux ? « Je sens une vague d’anxiété », dit-il.

  • 4 Le fonctionnement et l'efficacité de l'implant dépendent non seulement de l'endroit où les électrod (...)

28J’écris dans mon carnet : « il troque des symptômes contre du temps », du temps avec Tony et les AC — ses seuls amis, me dit-il souvent. Du temps pour « se sentir comme un humain ». Le Sujet dit « je ne saurai que dans une vingtaine de minutes si ça va, si l’Adderall agit. Je ne veux pas rentrer en voiture et risquer une réaction négative ». J’écris : « Il a changé de code et utilise le langage de l’essai clinique pour signifier que ses symptômes “appartiennent” au Labo ». Il termine gauchement… « mais je ne veux pas vous faire perdre votre temps ». Tony le rassure, lui propose d’attendre avec nous dans le hall d’accueil. Le Sujet voit bien que Tony cherche à le faire partir. Il tente une nouvelle ouverture : « Je ne me sens pas trop bien avec les nouveaux réglages des électrodes corticales ». Il fait allusion aux ajustements des niveaux d’intensité de stimulation que l’équipe vient d’opérer. Le Sujet dit qu’il aimerait revenir aux réglages précédents4. Or, changer le réglage des niveaux de stimulation fournie par le dispositif modifie l’activité électrique dans le cerveau et donc modifie aussi les données numériques utilisées pour produire les biomarqueurs, l’objet même de l’expérience.

29Nous sortons tous du bureau de Tony pour nous rendre dans celui du CP responsable de l’essai, en passant par un désert de bureaux exigus et de labos utilitaires remplis de cages de souris. Nous attendons que le CP termine un appel au sujet de la recherche sur les primates. Tony lui explique ensuite que le Sujet se sent « trop stimulé ». Le CP donne le boîtier de contrôle au Sujet, qui le tient contre sa poitrine. Le CP parle calmement au Sujet pour le tranquilliser. « Bon, je viens de le réajuster sur les anciens réglages, ceux du début de l’essai, d’accord ? » Sur le champ — trop vite pour que ses paroles correspondent à la réalité — le Sujet affirme que c’est mieux maintenant ; « c’était trop avant. Avec les réglages courants, je sentais une diminution d’énergie mentale ».

30Une fois le problème réglé, le Sujet se retrouve à court de temps. Tony l’escorte jusqu’à la porte du bureau, mais le Sujet n’est toujours pas disposé à quitter le labo. Il s’arrête devant un espace de travail où s’affairent des AC, et commence à poser des questions sur les écrans d’ordinateur remplis de données qu’ils s’efforcent d’analyser. L’un des AC plus âgés lui explique : « on a une masse de chiffres transmis par les électrodes implantées dans ton cerveau, et on doit les classifier ». L’AC veut meubler le silence gêné qui s’est installé, et commence à raconter au Sujet un projet artistique sur lequel il travaille, basé sur des signaux neuronaux qu’il convertit en tonalités musicales. « C’est ça, l’art », dit-il, « une distillation de l’expérience ». S’adressant au Sujet, Tony ajoute : « en un sens, c’est ce que tu fais avec ta poésie ».

31Le Sujet a toujours les yeux rivés sur les écrans surdimensionnés envahis de nombres, des nombres tirés de son corps. « Ça fait bizarre de penser que tout ça vient de moi… ». Chacun se tait en regardant les dizaines de colonnes de données qui défilent sur les écrans et le travail d’analyse des algorithmes, telles des cellules en cours de mitose. Tony dit au Sujet : « toutes les cellules de ton corps calculent sans arrêt, bien mieux que des machines. Donc, cet ordinateur c’est toi, ou toi tu es cet ordinateur. Je veux dire, quand tes cellules calculent elles ne le font pas avec des nombres, mais ce qu’elles font peut-être représenté par des nombres ». Le Sujet reste muet, fasciné, comme en transe. Après de longues secondes, Tony propose de l’accompagner jusqu’à sa voiture. Le Sujet n’a d’autre choix que d’acquiescer.

32Le labo ne s’intéresse pas au langage du Sujet, et le patient doit donc trouver autre chose à offrir en échange de ce qu’il veut. À la place du langage, il présente des symptômes psychiatriques, sachant que le labo les privilégie en tant qu’états physiologiques producteurs des quantités numériques utilisées pour extraire des biomarqueurs. En contrepartie, les membres du labo lui donnent du temps : une reconnaissance, et du soin encodé comme du travail expérimental. Toutes les parties concernées savent bien de quoi il retourne en réalité — les codages, les déplacements, les échanges en jeu — mais il reste que les paramètres d’ajustement de l’implant ont bel et bien été changés, de même qu’ont varié les quantités retenues pour la construction des biomarqueurs. Ainsi, la quantification supposée bannir la question du discours a été d’entrée de jeu affectée par le langage.

33Au cœur de la production du Soi quantifié sur sa scène d’avant-garde, un excédent vient troubler l’objectif de fixer des équivalences dyadiques de corrélations biométriques. Malgré ses efforts pour l’exciser, la psychiatrie digitale ne parvient pas à se libérer de cet excédent — de la présence du langage dans une relation sociale qui résiste à la transformation en quantité. Vue sous cet angle, la quantification numérique du sujet n’est pas tant un remplacement du langage et de ses métaphores que l’affichage idéologique d’une libération réussie de ses contraintes au profit de nombres fongibles. « Ce n’est pas comme si une quantité X est équivalente à un état subjectif Y », insiste un régime capitaliste avide de tirer profit des promesses numériques de la psychiatrie digitale : « c’est la réalité même ». Est-ce une raison pour le croire sur parole ? De même que le salariat occulte le don niché dans la relation sociale, l’obstination de la psychiatrie digitale à clamer que les nombres sont « réels » constitue un voile jeté sur l’usage de la parole : rien du langage ne doit contrecarrer sa visée de faire du vivant une profitable usine à données.

34De nombreux auteurs se sont attachés à critiquer la psychiatrie digitale et l’exportation de sa promesse de contrôle des comportements vers d’autres domaines, tels que la publicité. La plupart de ces critiques mettent l’accent sur le risque d’une manipulation comportementale débridée associé à la collecte de données sur le sujet quantifié : le régime des nombres devient trop envahissant et prive les individus de leur autonomie comme de leur libre-choix (Stark 2018 ; pour un exemple de ce type d’analyse, cf. Zuboff 2019). Des inquiétudes morales similaires hantent les essais d’ingénierie neuronale comme la SCP, lesquels ouvriraient la voie au « lavage de cerveau » ou au « contrôle mental » (Koivumieni & Otto 2014 ; McCarthy-Jones 2019). Dans les deux cas, la critique repose sur le postulat que les nombres sont « réels » et qu’ils « fonctionnent » — et même trop bien. Ce que j’ai essayé de suggérer dans cet article relève d’une critique moins optimiste. Qu’en serait-il si ces procédures expérimentales dangereuses et invasives pour faire du corps humain une fabrique de données étaient au service de « nombres » bien moins réels qu’ils n’apparaissent et qui, de fait, échouent à transformer la subjectivité en une matrice de mesures fongibles ? Si la marche du biocapitalisme spéculatif n’exigeait que le simulacre de « vraies » mesures pour étayer son infrastructure financière ? Si les nombres extraits du corps ne reflétaient pas de manière transparente des états subjectifs, mais que cette illusion servait l’avancée inexorable de la colonisation du corps par le capitalisme… ?

  • 5 Fitibit est une société spécialisée dans le développement et la commercialisation de moniteurs conn (...)
  • 6 Danielle Carr, « Shit for Brains: Elon Musk Is Nowhere Near Achieving Mind Control », The Baffler, (...)

35Sept mois après mon départ du Laboratoire, Elon Musk, champion du capitalisme-risque, retransmet en direct sur les réseaux sociaux le lancement de son projet de modulation neuronale baptisé Neuralink. Ce projet a réussi à canaliser la somme exorbitante de 66,3 millions de dollars pour élaborer ce que Musk décrit comme le « Fitbit5 du cerveau », un dispositif de neuromodulation inspiré de la recherche sur la SCP menée au Laboratoire. Musk assure à ses investisseurs, de façon délirante, que Neuralink sera capable de tout guérir, depuis la cécité jusqu’à l’anxiété6.

36À l’heure d’écrire cet article, Elon Musk est l’homme le plus riche du monde. Le Sujet m’écrit souvent. Il espère se sentir mieux bientôt.

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2 Samantha Masunaga, « A Quick Guide to Elon Musk’s New Brain-Implant Company », Los Angeles Times, 21 avril 2017. En ligne : https://www.latimes.com/business/technology/la-fi-tn-elon-musk-neuralink-20170421-htmlstory.html

3 Priyanka Runwal, « 5 Takeaways from Venture Capital’s Growing Focus on Mental Health », STAT « Health Tech », 18 septembre 2020. En ligne : https://www.statnews.com/2020/09/18/venture-capital-mental-health-tech/

4 Le fonctionnement et l'efficacité de l'implant dépendent non seulement de l'endroit où les électrodes sont placées dans le cerveau, mais aussi de la quantité de stimulation électrique (amplitude) que l'électrode distribue. En général, un réglage plus élevé produit un effet plus intense.

5 Fitibit est une société spécialisée dans le développement et la commercialisation de moniteurs connectés d’activité physique (NDLR).

6 Danielle Carr, « Shit for Brains: Elon Musk Is Nowhere Near Achieving Mind Control », The Baffler, 29 Septembre 2020. https://thebaffler.com/latest/shit-for-brains-carr

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Pour citer cet article

Référence papier

Danielle CARR, « Le Sujet Numérique d’avant-garde et sa part irréductible »Terrain, 76 | 2022, 44-63.

Référence électronique

Danielle CARR, « Le Sujet Numérique d’avant-garde et sa part irréductible »Terrain [En ligne], 76 | 2022, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/23124 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.23124

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Auteur

Danielle CARR

Université de Columbia

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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