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Ommatos Thrasos

Les signes de la folie
Steeves DEMAZEUX
p. 104-111

Résumé

À quels signes reconnaît-on un fou ? Les psychiatres disent : il n’y a rien de plus simple à reconnaître qu’un fou. Mais ils disent aussi qu’il n’y a rien de plus compliqué à reconnaître, et que c’est pour cela qu’ils ont besoin de beaucoup d’expérience et des subtilités de l’art clinique. Qu’y a-t-il donc dans ce regard ambivalent ? De quoi est fait le savoir clinique ?

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Texte intégral

OMMATOS TRHASOSAfficher l’image
Crédits : Mira Frat, 2021 / Penninghen
  • 1 Voir Simon Byl, « Le délire hippocratique dans son contexte », Revue belge de philologie et d’histo (...)
  • 2 Ibid., p. 13.

1Au livre vi des Épidémies, au milieu de considérations sur les tensions du corps et les raideurs des articulations, Hippocrate (ou l’un de ses disciples) fournit cette information clinique intrigante : « La hardiesse du regard est un indice de délire » [Ὄμματος θράσος, παρακρουστικόν]. Le fragment, tiré de son contexte, pourrait facilement prêter à confusion. D’abord, à strictement parler, il n’est pas évident que la sorte spécifique de délire [παρακρουστικός] dont il est question ici ait grand-chose à voir avec ce que les médecins modernes, et en particulier les psychiatres, appellent « délire1 ». Du reste, cet extrait est tiré d’un livre où les considérations portent uniquement sur la clinique des fièvres intenses. Le raisonnement hippocratique peut être recomposé de la manière suivante : de même que la rigidité d’un membre ou d’une articulation, quand on a attrapé une fièvre, n’est pas un « bon » signe sur le plan clinique, de même une certaine « fierté » ou « hardiesse » dans le regard [Ὄμματος θράσος] n’est pas un bon signe, car cela peut révéler un état de confusion mentale. De fait, quand une fièvre se prolonge pendant plusieurs jours, et qu’elle va s’intensifiant, il arrive souvent qu’à un moment le patient commence à délirer. Or il est important que le clinicien sache repérer ce moment critique, car il peut être le prélude d’une séquence mortifère (le délire menant à l’agitation, l’agitation aux convulsions violentes, les convulsions violentes à la mort). Ce regard hardi, qualifié aussi de « férin » [θηριώδεες]2 par les médecins hippocratiques, possède l’ardeur et la fixité du regard d’une bête sauvage. Bien plus tard, dans un univers intellectuel très différent, quand les médecins anglais s’inquiéteront de ces chiens fous (mad dogs) qui mordent et transmettent la rage, ils attireront l’attention sur certains signes extérieurs qu’il est important de repérer quand on croise un chien dans la rue, comme l’abondance anormale de bave, ou encore la fixité et l’ardeur folle de leur regard.

2Cette ardeur folle du regard n’est pas l’apanage du malade fiévreux ni du chien enragé. C’est aussi, depuis plus de deux cents ans, celui du psychiatre qui tente de répertorier scientifiquement les signes de la folie. Interrogeons donc ce regard.

  • 3 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 83.
  • 4 Ibid, p. 87 : « Le signe y est compris selon la structure et le mouvement de l’Aufhebung par laquel (...)
  • 5 Cf. Platon, Cratyle, 400 b et Gorgias, 493 a.

3Mais qu’est-ce qu’un signe, d’abord ? À travers toute l’histoire de la métaphysique occidentale, le signe s’ordonne sous l’« autorité théorique du regard3 », observait le philosophe Jacques Derrida. Parlant de Hegel et de sa conception de l’Aufhebung4, tout en ayant en tête le célèbre rapprochement opéré par Platon entre sôma (le corps) et sêma (le signe, mais aussi le tombeau5), Derrida file la métaphore autour du signe en proposant les images très évocatrices de la pyramide et du puits. Le signe, dans la philosophie classique, c’est la pyramide qui enferme une vérité intellectuelle cachée. C’est aussi le puits au fond duquel se trouve la vérité.

4Le signe qui indique et le signe qui annonce des médecins ne sont pas différents : ils renvoient toujours à une profondeur de la maladie (qu’il faille en trouver la cause dans les profondeurs de la psyché ou dans les tressaillements du corps) postulée en deçà de ses manifestations apparentes. Ce qu’on appelle sémiologie en médecine répond bien à cette image de la pyramide ou du puits. De manière plus rigoureuse, le symptôme comme le signe en clinique ont toujours la valeur d’un indice : un phénomène apparent, observable ou rapporté par le patient, et qui est causé par la maladie. Ainsi de la hardiesse du regard : petit signe subtil qui peut être l’indice qu’un patient fiévreux commence à délirer.

5En cela, et malgré leurs racines communes, la sémiologie médicale apparaît très différente de la sémiologie linguistique, surtout dans la version moderne et structurale de cette dernière telle qu’elle fut développée par Ferdinand de Saussure. La grande nouveauté avec Saussure, au début du xxsiècle, a justement été de proposer une nouvelle image du signe linguistique débarrassée de ses vieilles scories métaphysiques : non plus un puits ou une pyramide qui renfermerait un sens caché, mais une pièce de monnaie, facilement interchangeable, fine et plate, sans significative épaisseur, avec deux faces (le signifiant d’un côté, le signifié de l’autre) qui n’entretiennent aucune connexion de causalité entre elles, qui ne sont que le résultat d’une convention arbitraire. Il n’y a, de fait, aucun rapport de causalité entre le mot prononcé « chien » (signifiant) et l’animal que ce mot en français sert à désigner (signifié).

  • 6 Michel Foucault, Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963.
  • 7 Pour une critique détaillée de l’usage lacanien de signifiant et de sa reprise foucaldienne, voir : (...)

6Parler, en s’inspirant de la linguistique, des symptômes ou des signes comme des « signifiants » d’une maladie « signifiée », cela a pu être stimulant sur le plan intellectuel et ce fut même à la mode en France dans les années 1960. Jacques Lacan en a fait un usage très singulier pour renouveler l’appareil théorique de la psychanalyse. Mais sous l’influence de Lacan, le concept de signifiant a été repris par Michel Foucault6, au risque de créer quelques malentendus sur l’histoire de la médecine et de négliger un point fondamental de toute théorie clinique depuis l’Antiquité : que le rapport entre les signes et la maladie est tout sauf conventionnel ou arbitraire7. La maladie n’est pas un texte à déchiffrer. C’est une énigme, une histoire causale à percer. En conséquence, il n’est pas possible de concevoir de clinique susceptible de rester parfaitement à la surface des phénomènes, en se contentant de répertorier les signes et les symptômes des maladies comme on joue à manipuler des lettres au Scrabble ou à résoudre un rébus. La sémiologie médicale est toujours-déjà riche de théories, d’arrière-pensées ou plus simplement d’hypothèses, et cela vaut pour la psychiatrie autant et peut-être davantage que pour n’importe quelle branche de la médecine.

  • 8 Philippe Chaslin, Éléments de sémiologie et de clinique mentales, Paris, Asselin & Houzeau, 1912, p (...)

7L’aliéniste Philippe Chaslin écrivait : « Les théories mal assises passent, la clinique demeure8 ». On aurait tort de prendre cette maxime au pied de la lettre. Mais elle présente l’intérêt de marquer la séparation méthodologique entre deux plans de la recherche médicale : le plan de l’observation (clinique) d’un côté, et celui de l’interprétation (psychologique ou physiopathologique) de l’autre. Chaslin, comme beaucoup de cliniciens, était frappé par le contraste qui existe entre l’évidence des signes et l’incertitude du diagnostic. Autrement dit, il était méfiant à l’égard des grandes théories et de l’esprit de système, et il croyait qu’on pouvait rester en clinique sur un plan strictement empirique. Il défendait l’idée qu’il existe une certaine autonomie de la clinique, et que si les psychiatres ne savent pas grand-chose en réalité de l’origine de la folie, ils disposent d’un savoir clinique relativement assuré. Il avait raison sur le constat de l’ignorance, mais il préjugeait trop des pouvoirs de la clinique.

  • 9 Cf. Henri Ey, Naissance de la médecine, Paris, Masson, 1981, p. 209 : « Faire apparaître la maladie (...)

8Car il faut bien admettre que l’autonomie de la clinique psychiatrique est un mythe. En réalité, il n’y a pas de signes de la folie sans l’idée d’une « totalité compréhensible9 » de la folie qui se cacherait quelque part derrière, sans que l’on sache où ni de quoi celle-ci est composée. L’intelligibilité de cette totalité cachée qu’est la folie est l’objet de toutes les disputes, en psychiatrie et hors psychiatrie : s’agit-il d’un dysfonctionnement cérébral, d’une tare transmise de manière héréditaire, d’un blocage ou d’un conflit psychologique, d’un malheur existentiel, d’une déviance sociale maquillée sous un vernis médical ? Qu’y a-t-il au fond du puits ? Que cache la pyramide ?

  • 10 Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 144.

9Il n’empêche : les signes de la folie ne sont pas des hiéroglyphes à déchiffrer, et Pinel et Esquirol ne sont pas des Champollion. Les signes sont des indices, qui peuvent être utiles, parfois aussi trompeurs. Charles Sanders Peirce – grand penseur de ce qu’est un indice (quelque chose qui désigne), par opposition à l’icône (qui ressemble) ou au symbole (qui évoque) – écrivait : « L’indice n’affirme rien ; il dit seulement : “Là”. Il se saisit pour ainsi dire de vos yeux et les force à regarder un objet particulier et c’est tout10 ». Peirce donnait comme exemples caractéristiques d’indices le pronom démonstratif (l’index que l’on pointe en disant « ça ! »), l’inconnue « X » dans une équation algébrique, la girouette qui donne la direction du vent, un coup sec frappé à une porte, ou encore, étrange mais intéressant exemple, la démarche chaloupée d’un homme – indication probable que cet homme est un marin.

10L’indice attire l’attention. Il peut parfois aussi égarer ou conduire sur une fausse piste. Car s’il n’affirme rien par lui-même, sa présence toujours interroge. « Je vois un homme avec une démarche chaloupée [a rolling gait] », écrit Peirce, et il pense immédiatement à un marin. Le problème cependant est que tout homme à la démarche chaloupé n’est pas forcément un marin. S’il ne porte pas de tricot rayé, si son chapeau ne porte pas de pompon rouge, c’est qu’il n’est peut-être pas un marin, ou alors c’est un marin en vacances. Allez savoir.

11Le regroupement des signes et des symptômes dans ce qu’on appelle la sémiologie médicale, sous la forme de « tableaux » ou de « constellations », permet la reconnaissance des maladies. La triade « Démarche chaloupée + tricot rayé + pompon rouge » permet de poser avec un degré raisonnable de confiance le diagnostic de « marin ». Et encore, cela dépend des contextes. Quand les médecins se veulent prudents ou ne sont pas sûrs d’eux, ils disent que ces recoupements renvoient à des « syndromes » (des réunions de signes) plutôt qu’à des « maladies ». Mais leur but reste le même : ils cherchent à établir un diagnostic, c’est-à-dire à clairement identifier le mal dont le patient souffre en vue de lui administrer le traitement le mieux adapté.

  • 11 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Paris, Gallimard (...)

12Le savoir clinique est un savoir immense, subtil, impressionnant. Il s’est considérablement enrichi avec le temps. Il requiert à la fois tact et rigueur. L’ordinateur le plus puissant peut aujourd’hui battre le meilleur des joueurs d’échecs ; il n’arrive pas à la cheville d’un très bon clinicien. La clinique psychiatrique, si elle est singulière dans son objet, essaie de suivre tant bien que mal depuis deux siècles la même méthode générale qu’on trouve dans les autres branches de la médecine. Sa fragilité intrinsèque tient dans un trait paradoxal : le fait que n’importe quel diagnostic, en psychiatrie, est difficile à démentir. C’est ce que Foucault appelait judicieusement le diagnostic « absolu » des psychiatres, par contraste avec le caractère plus conjecturel du diagnostic posé par un clinicien dans le reste de la médecine, qui peut être contredit par les examens paracliniques ou complémentaires11.

13Le savoir clinique n’est pas une « langue bien faite » dont le médecin aurait acquis la maîtrise pendant sa longue formation. Cela ressemble plutôt à un appareil. Il est fait de pièces de tailles et d’origines différentes. Il est bricolé, rafistolé. Le clinicien s’en sert, bien ou mal. En psychiatrie, cet appareil, construit en grande partie au xixe siècle, repose sur un socle encore très bancal et fragile. Dans le regard des cliniciens, l’ardeur et la fierté restent suspendues. Nous sommes passés de la folie aux maladies mentales, et certains veulent que l’on passe désormais des maladies mentales à la santé mentale. En attendant, nous continuons de sonder les pyramides par tous les moyens technologiques à notre disposition. Ce qu’elles renferment demeure très mystérieux.

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Notes

1 Voir Simon Byl, « Le délire hippocratique dans son contexte », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 84, no 1, 2006, p. 5-24.

2 Ibid., p. 13.

3 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 83.

4 Ibid, p. 87 : « Le signe y est compris selon la structure et le mouvement de l’Aufhebung par laquelle l’esprit, s’élevant au-dessus de la nature dans laquelle il s’était enfoui, la supprimant et la retenant à la fois, la sublimant en lui-même, s’accomplit comme liberté intérieure et se présente ainsi à lui-même pour lui-même, comme tel. »

5 Cf. Platon, Cratyle, 400 b et Gorgias, 493 a.

6 Michel Foucault, Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963.

7 Pour une critique détaillée de l’usage lacanien de signifiant et de sa reprise foucaldienne, voir : Steeves Demazeux, L’éclipse du symptôme. L’observation clinique en psychiatrie 1800-1950, Paris, éditions Ithaque, coll. « philosophie, anthropologie, psychologie », 2019.

8 Philippe Chaslin, Éléments de sémiologie et de clinique mentales, Paris, Asselin & Houzeau, 1912, p. vii.

9 Cf. Henri Ey, Naissance de la médecine, Paris, Masson, 1981, p. 209 : « Faire apparaître la maladie dans une certaine totalité compréhensible où s’articulent les divers éléments (les séméia, les signes) perçus directement ou indirectement, c’est l’acte synthétique qui détache la connaissance de son contenu, le signifiant du signifié, pour en faire l’objet de son raisonnement, de son discours. »

10 Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 144.

11 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Paris, Gallimard Seuil, 2003.

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Pour citer cet article

Référence papier

Steeves DEMAZEUX, « Ommatos Thrasos »Terrain, 76 | 2022, 104-111.

Référence électronique

Steeves DEMAZEUX, « Ommatos Thrasos »Terrain [En ligne], 76 | 2022, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/23094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.23094

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Auteur

Steeves DEMAZEUX

Université Bordeaux-Montaigne, laboratoire SPH

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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