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Introduction

Les épreuves de la folie

Explorations et expérimentations des vies humaines
Baptiste MOUTAUD
p. 04-23
Traduction(s) :
The Trials of Madness [en]

Résumé

La folie constitue dans la modernité occidentale un univers d’altérité et d’altération qui ouvre à l’exploration et à l’expérimentation des formes du vivant humain. Elle met tout autant à l’épreuve les épistémologies scientifiques qu’elle donne accès à une représentation singulière de la réalité et participe à la construction de notre monde commun. Les contributions de ce numéro explorent ces thèmes sur trois niveaux intimement imbriqués : les expériences, les expérimentations, et les matérialités de la folie.

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Texte intégral

Les épreuves de la folieAfficher l’image
Crédits : Kim Mao, 2021 / Penninghen

1Dans sa nouvelle La théorie quantitative de la démence, le romancier anglais Will Self relate la genèse d’une théorie psychopathologique fictive qui établit l’étrange postulat qu’il existe dans un groupe social donné, à un instant T, une quantité définie de santé mentale. Pour son inventeur, le psychiatre H. Ford, qui fait le récit de sa découverte et de son expérimentation, cela signifie qu’il serait possible d’évaluer le « quotient psychosanitaire » de groupes sociaux et d’observer ses variations selon un principe de vases communicants dont il s’agirait alors de réguler les flux et les débordements : « Si vous diminuez le nombre d’anorexiques dans la classe sociale 2, vous augmentez nécessairement le nombre de consommateurs de Valium dans la classe 4 » ; ou bien, « si vous prescrivez une médication efficace pour les maniaco-dépressifs dans les Fens, il s’ensuit une variation perceptible du nombre des agoraphobes sur la côte Sud » (Self 2000 : 194). Ford (ou plutôt Self) condense l’esprit de sa théorie dans une comparaison rêche : « La surface de la psyché collective était comme le vieux coutil à rayures d’un matelas défraîchi. Si vous appuyez dessus à un certain endroit, ça remonte d’un autre côté » (Self 2000 : 193).

2En postulant un volume déterminé de folie dans le monde, à la distribution certes aléatoire mais équilibrée, contenue et non expansive, Will Self nous offre une théorie presque rassurante, contrebalançant par l’absurde l’imprévisibilité, l’irrationalité ou la confusion qui caractérisent la plupart des phénomènes dont elle prétend rendre compte. Une autre interprétation serait pourtant d’y voir une théorie paranoïaque qui lie irrémédiablement le destin de tous les individus, traversés par un flux continu de folie. La théorie quantitative de la démence est certainement son texte le plus frontalement satirique et acerbe envers la psychiatrie. Il moque par l’ironie la prétention de celle-ci à vouloir soumettre à l’inférence statistique et à l’inquisition formelle des sciences cliniques et fondamentales les phénomènes de l’esprit et les troubles émotionnels, ou à espérer les traiter sur un mode expérimental, comme on étudie des mouvements de particules chimiques ou la mécanique des fluides. On croise ainsi au cours du récit des modèles comportementaux animaux de tatous anorexiques ou de narvals neurasthéniques, tandis que le personnage d’H. Ford s’intéresse pendant un temps aux « nasoscopes », une représentation graphique de la forme du nez « invisible » inspirée de la phrénologie et censée renseigner sur les caractères de la personne.

  • 1 Thomas Szasz et Ronald Laing sont deux des figures phares du mouvement de l’antipsychiatrie qui rem (...)

3Il est difficile de ne pas voir dans cette nouvelle de Will Self l’influence de ses lectures de Michel Foucault, Thomas Szasz ou Ronald Laing1 et de son antipsychiatrie assumée (la théorie quantitative finit par être détournée dans un projet libéral et fascisant de maîtrise des équilibres psychiques entre classes sociales en faveur des plus aisées). Mais si nous nous penchons sur le surréalisme psychédélique de Will Self pour introduire ce numéro de Terrain, c’est parce que, tout au long de son œuvre, il a fait de la psyché humaine et de ses désordres son terrain de jeu privilégié. Will Self est un formidable observateur des tensions philosophiques et anthropologiques indépassables qui traversent les mondes et les expériences de la folie. Par exemple, le héros psychopathe de Mon idée du plaisir (1997) nous embarque dans son univers eidétique halluciné pour y assouvir ses fantasmes et obsessions les plus extrêmes et interroger les frontières morales du tolérable et de l’intolérable, du réel et du fantasmé. Dans le roman Les Grands Singes (1998), un individu est interné et soigné de sa délusion d’être un humain après s’être réveillé dans le corps d’un chimpanzé dans un monde de chimpanzés aux mœurs de chimpanzés. Chez Self, réalités physiques, environnement matériel et expériences psychiques ou émotionnelles ne se rabattent pas les uns sur les autres, ils s’entremêlent pour mieux révéler l’enchâssement des troubles psychiques et des états émotionnels altérés dans nos univers moraux.

  • 2 Ballard développe davantage ce principe d’espace intérieur dans ses mémoires (2009 : 229).
  • 3 Martin Amis, « From Outer Space to Inner Space », The Guardian, “Features & Reviews” 25 avril 2009, (...)
  • 4 Traduction de l’auteur (comme pour toutes les citations tirées de l’anglais).

4Plus précisément, celui que l’on peut décrire comme l’héritier d’un James G. Ballard et d’un William Burroughs hantés par le spectre de Lewis Carroll a choisi de reprendre à son compte la proposition du premier de coloniser et d’explorer dans ses romans « l’espace intérieur » (inner space). Ballard définit cet espace comme « ce point nodal de l’esprit […] où la réalité extérieure et l’univers mental se rencontrent et se fondent en une vibration unique » (1974 : 8). Cette citation conclut la préface à l’édition française de son roman Crash ! (1974)2, dans laquelle l’écrivain d’anticipation britannique revient sur la littérature et la science-fiction comme lieux de réflexion philosophique et métaphysique sur nos existences. Martin Amis a brillamment résumé le déplacement majeur opéré par Ballard dans le titre d’un portrait hommage publié en 2009 par le Guardian3 : « From outer space to inner space » (De l’espace intersidéral à l’espace intérieur). Ce déplacement s’est construit dans un double mouvement : une critique, d’une part, de la littérature de science-fiction, à laquelle il reprochait un attachement compulsif à « l’espace extérieur » (ou intersidéral) et à l’avenir lointain (la conquête spatiale et le futur, pour résumer grossièrement) ; une fascination, d’autre part, pour le surréalisme mais aussi pour le « monde étrange des laboratoires scientifiques et des instituts de recherche » de psychologie (Ballard 2009 : 255) qui font des états altérés de l’esprit le lieu de production d’une « réalité exacerbée ou alternative qui surpasse les réalités familières à notre vue ou à nos sens4 » (Ballard 1966).

  • 5 La modernité occidentale se caractérise pour notre sujet sur un triple niveau : celui du régime ont (...)

5Le point de départ de ce numéro est précisément que la folie, la démence, les hallucinations, les obsessions, les délires et autres états psychiques et émotionnels troublés ouvrent dans les mondes occidentaux à l’exploration et à l’expérimentation des formes du vivant humain. Plus exactement, l’idée défendue ici est que, dans la modernité occidentale5 (à laquelle se restreint ce volume), la folie et la variété des phénomènes et des mondes sociaux que le terme recouvre sont l’un des principaux lieux de production de savoirs sur l’humain. Car la folie nous confronte à une expérience de notre monde en plus intense (cette « réalité exacerbée ») ; nous l’observons constamment de ce regard fiévreux dans l’espoir d’y déceler une vérité qui nous fuit (cf. Steeves Demazeux dans ce numéro). Elle constitue un univers d’altérité et d’altération au plus proche de nous qui lui fait tenir une place singulière dans l’économie de la production des connaissances des sciences occidentales. Ainsi, l’expérience d’une altérité radicale induite par la folie surgit sans que soit nécessaire un détour par la comparaison anthropologique (ni par le récit fictionnel : Déléage & Grimaud 2019).

6Si les bordures de la folie sont poreuses et friables, Folies ? se penche sur l’incessant travail de stabilisation, de caractérisation et d’exploration des phénomènes et des expériences qu’elle recouvre. Le pluriel et la forme interrogative du titre marquent la volonté de placer l’accent sur l’indétermination qui caractérise la folie, une indétermination dont la portée heuristique anime ce numéro. Car entrer dans Folies ?, c’est avant tout faire nous aussi ce constat, comme dans La théorie quantitative de la démence, d’un monde saturé de points de vue et de théories sur des phénomènes pourtant difficiles à qualifier, à identifier, à contenir et dont les limites restent encore si délicates à tracer. C’est d’ailleurs tout le propos de Steeves Demazeux qui revient finement dans son texte sur la recherche infructueuse des indices absolus de la folie et expose les ressorts épistémiques de la sémiologie psychiatrique pour en dévoiler la fragilité si particulière. Il résume : « L’intelligibilité de cette totalité cachée qu’est la folie est l’objet de toutes les disputes, en psychiatrie et hors psychiatrie : s’agit-il d’un dysfonctionnement cérébral, d’une tare transmise de manière héréditaire, d’un blocage ou d’un conflit psychologique, d’un malheur existentiel, d’une déviance sociale maquillée d’un vernis médical ? »

7Ce numéro ambitionne de rendre compte de l’étude de la folie comme mise à l’épreuve de la compréhension du vivant humain et des épistémologies scientifiques (qu’elles soient biologiques, psychologiques, médicales, sociales), mais aussi comme modalité d’accès à une représentation et à une expérience singulières de la réalité qui participe néanmoins à la constitution de notre monde commun.

Aux limites des formes de vie

8Ici le terme « folie » renvoie donc aux troubles, aux désordres, à la désorganisation et aux perturbations des affects, des émotions, des sensations corporelles ressentis par les individus. Cependant, ces expériences ne sont pas exclusivement pensées comme se situant « aux limites » des formes de vie humaine, dans une perspective qui mettrait l’accent sur la précarité et la vulnérabilité des personnes ou sur leur relégation aux marges. Ce numéro s’attache aussi à rendre compte de la multiplicité des formes de vie engendrées par la folie afin de mettre en exergue la manière dont elles contribuent à façonner et à construire aussi bien symboliquement que matériellement notre monde commun.

  • 6 Le concept de « forme de vie » de Wittgenstein est ici mobilisé dans la continuité de la relecture (...)

9Ce que nous entendons par « forme de vie » renvoie au concept développé par le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein mais ici réinterprété par Stanley Cavell. Celui-ci distingue deux dimensions dans les formes de vie humaine qu’il qualifie d’« horizontale » et de « verticale » (Cavell 1991) : la première renvoie aux conventions régissant les rapports entre les individus (forme de vie horizontale) ; la seconde se réfère au fondement biologique, à l’épaisseur organique de la vie humaine (forme de vie verticale). Au plan « horizontal », l’accent est placé sur la socialité, sur les formes culturelles de la vie collective, sur les institutions sociales au sens wittgensteinien des conventions et des règles que partagent les groupes humains et qui leur permettent de faire l’expérience d’un monde de compréhension commun. Pour le philosophe autrichien, la plus fondamentale de ces conventions est l’expérience troublante du langage : les êtres humains « s’accordent dans le langage qu’ils emploient. Ce n’est pas une conformité d’opinion, mais de forme de vie » (Wittgenstein 2004 : §241). La seconde dimension, « verticale », renvoie pour Cavell à la forme des vies, c’est-à-dire à la dimension naturelle ou biologique de toute existence humaine et de toute forme vivante. Cette dimension permet notamment de penser les variations et les formes émergentes du vivant humain : la pluralité corporelle ou organique des existences humaines, leur manipulation et leurs transformations, l’hétérogénéité des capacités individuelles et les modalités d’action et de contrôle qui sont imaginées, que ce soit sur un plan politique ou privé, ou encore ce qui caractérise l’humain et le non-humain, par exemple. Pour l’anthropologie, entrer par cette notion des formes de vie c’est reconnaître la fragilité des accords sur lesquels celles-ci reposent tout comme leur dimension créative. L’intérêt est de cerner comment ces deux dimensions entrent en tension pour faire émerger les multiples formes du vivant humain6.

10La folie et les désordres de l’esprit ouvrent à l’étude des rapports d’interdépendance et de recouvrement de ces deux dimensions du vivant humain. Anne Lovell et Alain Ehrenberg ont parfaitement précisé, en introduction de leur ouvrage référence sur les transformations contemporaines des mondes de la santé mentale, que la particularité des désordres psychiques provient d’une double spécificité. D’abord, ils atteignent l’individu dans sa subjectivité : « La difficulté réside dans le fait que la pathologie mentale touche ce qui constitue la dimension proprement humaine du vivant animal : l’intentionnalité (désirs, volontés, croyances, raison et raisons, etc.). La pathologie mentale désigne la désorganisation de cette intentionnalité » (Ehrenberg & Lovell 2001 : 10). Le trouble mental remet en cause la capacité de chacun à interagir avec les autres, à accéder à la compréhension de ce que vit une autre personne ou à partager un monde commun. C’est alors la vie de relation qui est perturbée. Le « fou » brise les conventions et remet les règles en question (dans une perspective interactionniste, il est socialement sanctionné pour cela et soumis au jugement médical). Ensuite, les troubles de l’esprit, des émotions et des comportements conservent un statut épistémologiquement ambigu : bien qu’inscrits dans l’expérience corporelle souvent intense des individus, ils restent invisibles, en partie inobservables. Leurs traces organiques sont encore difficilement objectivables aujourd’hui ou peu spécifiques. Cela n’empêche pourtant en rien qu’ils soient la cible d’interventions chimiques ou technologiques variées qui entendent agir sur les corps des individus. De plus, comme le rapportent les récentes recherches en sciences sociales, certaines personnes se fondent sur ces savoirs (bien qu’encore incertains) pour revendiquer la reconnaissance de la spécificité de leurs expériences altérées, comme des capacités autres (cognitives, psychiques, émotionnelles, par exemple) qui permettent d’interagir avec le monde, ou de le percevoir, différemment. Sur ces deux niveaux, la folie impose la reconfiguration des liens et des interactions entre les dimensions sociale et biologique de nos vies, donnant naissance à des formes d’existence alternatives.

11Les contributions de ce numéro explorent ces thèmes sur trois niveaux intimement imbriqués : les expériences, les expérimentations, et les matérialités de la folie. La théorie quantitative de la démence n’est d’ailleurs peut-être pas le plus déroutant des points de vue concernant les désordres de l’esprit que vous y rencontrerez.

Expériences

  • 7 Gary Krist, « The Ape Who Mistook Himself for a Man », The New York Times, 21 septembre 1997 sectio (...)

12Dans sa critique du roman Les Grands Singes de Will Self, l’écrivain Gary Krist compare le personnage récurrent des romans de Self, le psychiatre Zack Busner – une sorte de double fictionnel de l’auteur –, avec le neuropsychiatre et écrivain Oliver Sacks. Le titre de la critique de Krist, « The Ape Who Mistook Himself for a Man 7», est d’ailleurs un détournement du titre d’un des plus célèbres livres de Sacks, The Man Who Mistook His Wife for a Hat, paru en 1985. Dans ses best-sellers, Oliver Sacks dresse le portrait de patients neuropsychiatriques atteints de singuliers symptômes et syndromes neurologiques, cognitifs, émotionnels ou affectifs. Leurs récits se lisent comme des études de cas sur des objets traditionnels de la philosophie ou de la psychologie tels que l’imagination, l’identité, la conscience, l’intention ou la mémoire. Comme chez Will Self, les désordres neuropsychiatriques et les personnes qui en font l’expérience fonctionnent chez Oliver Sacks comme « un totem qui fusionne les mondes physique et métaphysique en un ordre compréhensible et cohérent » (Jacyna & Casper 2012 : 7).

13Le dysfonctionnel et le pathologique ne sont pas réduits à une modalité d’accès au fonctionnement normal, qui rendrait visible des processus invisibles, ou à une vision médicale déficitaire de ces troubles identifiés par l’émoussement ou l’effondrement de capacités et des compétences. Les sujets d’Oliver Sacks souffrent de quelque chose qui surpasse les conditions ordinaires. Il questionne leurs existences comme des manières créatives d’habiter le monde. Entre l’exemplaire et le singulier, l’ordinaire et l’extraordinaire, ils sont l’incarnation de nouvelles formes de vie, de nouvelles façons d’expérimenter, d’éprouver ou de « sentir » la réalité par le biais de capacités différentes.

14De nombreux travaux se sont attachés à décrire comment les « institutions » (ici les pratiques savantes, théories médicales, technologies scientifiques, classifications et catégories) modèlent les individus, leurs modes de pensée et d’action (Douglas 1985), comment elles « affectent » les gens et « façonnent » leurs expériences (Hacking 1989). Les contributions de ce numéro démontrent néanmoins, dans la continuité d’autres recherches, que les expériences des personnes sont aussi caractérisées par leur résistance, leur lutte, ou l’impossibilité de les embrasser dans une théorie (Biehl 2005, Jenkins 2015). En contradiction avec une vision statique et inéluctable de leur trajectoire, les individus touchés par les troubles des émotions, de la cognition ou des affects sont capables de transformer le regard porté sur eux et la manière dont ils sont traités, voire de constituer des formes de vie et des identités alternatives à partir desquelles ils peuvent influer de manière créative sur leurs parcours et négocier les situations (c’est par exemple le cas des mouvements de la neurodiversité ou des entendeurs de voix ; voir Marquis et Moutaud 2020).

15Dans un texte saisissant, « La mémoire multivers : ruptures existentielles, visages familiers et lésion cérébrale », Denielle Elliott expose les conséquences d’un traumatisme crânien sur sa perception du réel et le sentiment de dépersonnalisation vécu. Elle transforme ce récit en un exercice d’écriture anthropologique par lequel elle interroge le « moyen d’ouvrir l’imagination afin que les distinctions entre le réel et l’irréel, le fictif et le non-fictif, le vivant et le fantomatique, dans les vies que nous observons deviennent floues ». Car l’auteure a pensé « devenir folle » lorsque, parmi les nombreuses séquelles de son traumatisme, elle a été prise de l’illusion de connaître intimement les personnes qu’elle pouvait croiser par hasard. Au-delà d’une recherche désespérée d’explication et de réconfort auprès de spécialistes sans réponses, on retient de cette lecture sur ces imaginaires neurologiques le travail de construction du récit. L’auteure se dédouble dans l’écriture, comme vivant sur deux temporalités distinctes avant et après le traumatisme. Elle cherche ainsi à rendre compte de ce qui nous est inaccessible de l’extérieur, de cette expérience déroutante du « jamais-vu » et de la confusion vécue du neurologique et du psychologique, de l’émotionnel et du physiologique.

16Cette tension entre l’incommunicabilité de ces expériences extra-ordinaires et leur puissance de révélation concernant ce qui compose notre commun travaille en profondeur les recherches sur la folie. La posture éthique des chercheurs en sciences sociales tend à rendre leur voix à des personnes qui font bien souvent l’expérience d’une vie précaire, en équilibre sur les bords (voire à l’extérieur) des mondes ordinaires (Biehl 2005). C’est tout autant ce qu’ils peuvent raconter de ce qu’ils vivent que leur expérience sensible et incarnée qui est un objet de connaissance en tant que mise à l’épreuve de notre compréhension du monde. Ainsi, dans « Les voix de la folie », Tanya Luhrmann dresse le portrait de personnes ayant fait cette expérience radicale de la psychose, c’est-à-dire de la « déviation » des pensées et de la perception. Elle interroge la manière dont ces personnes et leurs expériences « nous invitent à penser la nature même de l’esprit humain de manière différente ». L’entreprise est périlleuse et souvent désorientante, comme elle le confesse : « Bien sûr, j’ai eu parfois des éclairs de compréhension de ce glissement que nous appelons folie. Il y a des moments où je me suis sentie écartelée, comme si ce qui était auparavant réel ne l’était plus. » Elle propose alors des pistes de réflexion invitant à éprouver les frontières entre perception, pensée et langage.

17Nicolas Marquis décrit le quotidien de deux institutions psychiatriques francophones dans lesquelles les patients et les soignants vivent en communauté et partagent leurs journées entre des activités de loisir, des tâches ménagères et des activités thérapeutiques. Le but de ces institutions est de réhabiliter les personnes à la vie en société, notamment en tentant d’élaborer un « projet de vie » autour duquel articuler leur prise en charge et leur parcours. Nicolas Marquis reprend les entretiens qu’il a menés avec les résidents de ces institutions pour exposer leurs attentes entourant la sortie de la vie en institution. Leurs actions apparaissent marquées par un perpétuel empêchement, jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne. Leur expérience de la maladie est également travaillée et hantée par l’horizon de la « crise » (la survenue violente des symptômes) et par l’incertitude de la rechute souvent inévitable. Enfin, Nicolas Marquis montre que le vécu des résidents est imprégné par la dépendance envers les institutions : ils mènent une vie sous conditions où toute action entreprise reste dépendante d’une multitude de discussions, autorisations, décisions dont ils ne maîtrisent pas les temporalités.

18Nicolas Marquis propose lui aussi une piste théorique pour rendre compte de ces expériences de la folie « pour ceux qui la vivent de près ». Seulement, contrairement à Tanya Luhrmann, il ne cherche pas l’explication de la nature des phénomènes mais travaille à élaborer une théorie pragmatiste de la folie et à sa définition sociologique. En l’occurrence, la folie se déploie selon lui comme une configuration particulière d’autonomie et de dépendance dans laquelle sont prises les personnes dans les sociétés occidentales contemporaines qui font de l’autonomie (le fait d’agir de soi-même) la valeur cardinale. On retrouve en partie dans cette approche une conception de la folie comme un « événement » signifiant, une « rupture d’intelligibilité » (Bensa & Fassin 2002 : 8) qui met en jeu bien plus que de l’organique, du biologique ou du psychologique et révèle les structures sociales et les modes de reproduction d’une société. Si l’on suit la proposition théorique de Nicolas Marquis, les structures, techniques, pratiques et savoirs visant à prendre en charge les personnes souffrant de troubles psychiques (pour les « rendre à la société dans un meilleur état que celui dans lequel ils sont arrivés ») agissent comme des rituels de socialisation qui mettent à jour les conceptions de l’individu en circulation.

Expérimentations

19La folie constitue un point d’entrée privilégié dans la volonté insatiable de compréhension et d’élucidation de l’esprit humain. Dans la construction des savoirs occidentaux sur l’humain, les troubles du psychisme et des comportements sont ainsi un sujet d’expérimentation et d’exploration prisé aussi bien par les sciences médicales et biologiques que par les sciences humaines et sociales. Car ces phénomènes soulèvent, bien entendu, la question des logiques qui président aux conduites humaines, mais surtout ils mettent à l’épreuve les modes de connaissance et les modalités d’accès aux altérités de l’esprit (ce qui se trouve dans l’esprit de l’autre et comment il fonctionne).

20La mise en perspective des deux contributions de Lucie Gerber et de Danielle Carr s’avère sur ce point particulièrement riche. Les deux auteures nous emmènent dans les laboratoires de psychologie expérimentale et de neurosciences pour observer leurs pratiques d’objectivation scientifique des troubles mentaux. Ces espaces doivent ici être compris comme des lieux de production des cosmologies naturalistes qui ouvrent à l’analyse des reconfigurations des rapports entre physicalité et intériorité, mais aussi entre affects et environnement ou entre humain et non humain.

21À partir d’archives inédites, Lucie Gerber revient sur l’entreprise de modélisation des états dépressifs chez le singe par le psychologue Harry F. Harlow dans les années 1960. Dans son laboratoire de l’Université du Wisconsin, Harlow et son équipe ont élaboré des dispositifs expérimentaux (tels que le « puits de désespoir ») visant à perturber la vie sociale et affective de jeunes singes en les privant du contact de leurs congénères. Dit autrement, ils souhaitaient manipuler différentes variables environnementales et sociales dans la perspective d’induire des troubles du comportement proches de la symptomatologie dépressive chez les animaux. Lucie Gerber rend compte de l’inventivité déstabilisante de Harlow lorsqu’il s’agit de mettre en place des procédés de « dissection affective » dans le développement des jeunes primates. Outre chroniquer l’échec d’une entreprise éthiquement contestée et scientifiquement discutable (au mieux), son article interroge « les ressorts de la fragilité des modèles animaux de troubles mentaux ». Par extension, cette expérimentation pose frontalement quelques questions : celle de la nature de ces phénomènes et de la manière dont ils affectent les gens ; celle de la capacité de reproduire chez des animaux (non humains) des désordres des comportements et des émotions ; mais aussi celle de la place de ces animaux dans la variété des modes d’existence des humains déprimés. Les animaux peuvent-ils être fous ? Ou, du moins, le sont-ils de la même manière que les humains ?

22La controverse sur la validité et donc l’utilité des modèles animaux en psychiatrie est l’une des plus vives du domaine. Elle passe en partie par l’argument de leur artificialité et de leur incapacité à produire des prédictions transposables à l’humain. Ceci notamment en raison de l’impossibilité de déterminer s’il existe une continuité des « intériorités » entre humains et animaux, si leurs états mentaux et émotionnels pourraient être comparés. L’animal expérimental peut être analysé comme une pure émanation de l’ontologie naturaliste des sociétés modernes décrites par Philippe Descola (2005) : il partage avec les humains une même physicalité, ce qui en fait un potentiel substitut du corps humain dont on peut manipuler expérimentalement les fonctions biologiques, mais il est dépourvu d’intériorité. Cette représentation serait un héritage des modernes et de l’animal-machine de Descartes, incapable de ressentir la douleur, privé de l’accès au langage (au sens de la capacité à fonder une institution). C’est ce déni d’intériorité qui jusqu’à il y a peu lui donnait un statut éthique et juridique inférieur légitimant moralement son utilisation en sciences comme objet d’expérimentation et de manipulation à l’envi (Rémy 2008, Schlich et al. 2009). Or, ce déni d’intériorité qui touche l’animal (ou du moins, aujourd’hui, le déni de l’équivalence ou de la transposabilité des intériorités humaines et animales) devient le nœud de la controverse concernant sa mobilisation comme modèle expérimental de troubles du comportement. L’absence de reconnaissance d’une possible similarité comparative sur cette dimension invalide le modèle. Si un animal n’a pas d’intériorité (ou qu’elle est de nature trop différente), comment pourrait-il être le modèle d’un trouble mental humain ?

23Prendre les animaux pour représenter des émotions ou états internes humains est donc source de tensions essentielles, et il est parfois préférable pour les neuroscientifiques de se tourner directement vers les humains. Danielle Carr revient sur ses deux années passées dans une équipe de neuroscientifiques et cliniciens d’un centre de recherche en neurosciences étatsunien qui développait une expérimentation chez une personne souffrant d’une forme de dépression très grave. Danielle Carr la nomme « Le Sujet » afin d’en souligner le statut ambigu, que la procédure tend à réduire à un corps expérimental objectivable livré à l’exploration scientifique (parce que justement aucun animal non humain n’était disponible ?). En l’occurrence, les chercheurs ont implanté dans le cerveau du Sujet un dispositif innovant qui permet de stimuler des réseaux neuronaux dysfonctionnels tout en enregistrant en temps réel l’activité cérébrale au plus profond de la matière. Leur ambition n’est rien de moins que de découvrir le substrat organique d’un trouble psychique. Il est question de fonder les bases d’une psychiatrie qui pourrait se débarrasser du langage comme mode d’accès privilégié aux états internes des individus pour favoriser leur quantification numérique à partir de données brutes puisées directement dans leur organisme.

24L’entreprise reste vaine dans ce cas précis selon l’auteure, puisque le langage est ici aussi ce qui donne la valeur aux données récoltées, ce qui permet de lier la surface (l’expérience) des symptômes et la profondeur organique des éventuelles causes (voir aussi Demazeux). Par ailleurs le Sujet (tout aussi récalcitrant que les singes de Harlow) et son langage débordent le cadre expérimental installé, au grand désespoir de l’équipe de recherche : il profite des visites de contrôle dans l’unité pour négocier du temps avec l’équipe (contre des données), réciter les poèmes qu’il écrit et se raconter. Néanmoins, cette expérimentation ouvre directement au développement d’une industrie de la gestion et de la marchandisation de notre vie psychique dans laquelle chacun deviendrait une source de connaissance (ou plus modestement de données) inépuisable via des dispositifs et applications connectés. Pour Danielle Carr, la perspective est tout autant scientifique et médicale qu’idéologique, avec pour horizon de libérer les individus de la contrainte du langage. Celui-ci ne résisterait pas à la logique de rentabilité d’une société de quantification, de mesures et de Big data, ni à l’idéal de la neutralité rassurante du biologique et des nombres.

  • 8 Hacking revendique l’héritage du philosophe pragmatiste Nelson Goodman pour qui la connaissance éta (...)

25La capitalisation jusqu’à l’excès de données sur la folie traverse aussi bien l’artisanat expérimental de Harlow que l’horizon du soin industriel de la psychiatrie numérique. Autre point commun : la tentative de reconsidérer les liens entre les composantes émotionnelles et physiques, psychiques et biologiques, environnementales et sociales des phénomènes. La conséquence directe est d’établir une nouvelle hiérarchie des savoirs, des technologies et des interventions qui seraient les plus à même d’expliquer et d’agir sur les situations. Les recherches de laboratoire décrites par Danielle Carr et Lucie Gerber ne contribuent donc pas seulement à fixer des catégories de pensée. En l’occurrence, dans la continuité de l’approche réaliste en philosophie des sciences de Ian Hacking, l’activité scientifique et l’expérimentation agissent ici à la fois comme production et manipulation des phénomènes mais aussi comme transformation technique du monde (Hacking 1989)8. C’est représenter mais aussi intervenir, c’est comprendre mais aussi transformer. Expérimenter c’est agir sur le monde dans la mesure où, pour le sujet qui nous intéresse, les entités produites et les pratiques associées transformeront profondément l’expérience des individus : « Les expériences ne sont pas seulement redécrites ; elles sont ressenties à nouveau » (Hacking 2001 : 178). C’est expérimenter au sens de mettre à l’épreuve directement dans le monde la consistance des réalités produites, d’éprouver sur et dans les corps les théories afin de juger comment elles interagissent très concrètement avec le vécu des personnes. Par conséquent, l’intérêt d’entrer dans les espaces savants et cliniques de la folie consiste à mesurer l’ampleur « des ramifications ontologiques, éthiques et politiques » (Rabinow & Bennett 2012 : 125) de discours à prétentions hégémoniques concernant la compréhension des mécanismes de l’esprit.

26Cet enjeu est notamment au cœur de mon article sur le développement de pratiques d’entraînement cognitif pour les personnes schizophrènes. Cette contribution vient – après celles de Lucie Gerber et Danielle Carr – en bout de chaîne de la logique organisationnelle et du continuum intellectuel de la production des savoirs sur l’humain et des pratiques de soin en biomédecine. J’y suis le travail d’une équipe hospitalière à partir du cas d’une personne, Sylvain, qui souffre de schizophrénie et qui entre dans un programme d’entraînement cognitif. Je m’attache à décrire la mise à l’épreuve, dans le soin courant et dans le suivi de Sylvain, de théories totalisantes (« plasticité cérébrale », « hypothèse neurodéveloppementale de la schizophrénie ») et de catégories neuro-essentialistes (« cerveau schizophrénique », « cerveau vulnérable ») qui prétendent expliquer la nature et la cause des troubles psychiques. Dans le cas de ces pratiques d’optimisation cognitive, le cerveau est conçu comme sensible à son environnement social et matériel (les expériences vécues et l’environnement influeraient directement sur le développement et le fonctionnement du cerveau), mais aussi comme un organe malléable et plastique. Cette représentation serait la traduction dans un langage neuroscientifique d’un idéal d’émancipation où chacun pourrait agir sur son cerveau pour tenter de se réaliser. Néanmoins, ces ambitions viennent se heurter à l’expérience du quotidien de Sylvain. In fine, c’est parce que les théories et outils de l’équipe médicale s’avèrent incapables d’en embrasser la complexité qu’il est délégué à Sylvain le soin de définir comment surmonter la fragilité et la vulnérabilité qui caractérisent son existence.

Matérialités

27La tension dans l’œuvre de Ballard (et de Will Self) évoquée en introduction entre réalité extérieure (ou matérielle) et vie de l’esprit est le fil conducteur du troisième axe autour duquel s’articule ce numéro. Il explore plus exactement les relations entre santé mentale, design, environnement et architecture.

28La folie marque en profondeur les corps et les expériences, les contributions de ce numéro le rappellent. Les expériences de la folie ne sont pas seulement des métaphores, des visions alternatives du monde et l’ouverture à de nouvelles possibilités. La folie pénètre l’épaisseur de la chair. Ses expériences sont aussi des crânes brisés, des gestes et des corps malhabiles, des singes successivement prostrés au fond d’une cage ou bien lovés les uns contre les autres, des cerveaux traversés de courant électrique, des sensations somatiques parfois violentes associées aux molécules ingérées mais aussi provoquées par la peur, les hallucinations ou le désespoir quotidien. Les mondes de la folie impliquent aussi des regards, des technologies, des savoirs qui traversent ces corps, explorent leurs profondeurs, les modèlent ou tentent d’en rendre visibles les fonctions et l’histoire, d’en objectiver les expériences et les sensations.

29Mais la folie travaille plus largement les espaces et les environnements, elle réglemente leur organisation, tout autant que leur matérialité interagit en retour avec le psychisme des individus et modèle les esprits, les affects et les comportements. Les situations de co-production entre comportements et architecture, entre santé mentale et design, entre folie et environnements sont nombreuses au quotidien. Ces questions traversaient déjà les expérimentations de Harlow et ses dispositifs de conditionnement psychologique et comportemental de primates. Mais on peut aussi se tourner par exemple vers le travail de Natasha Dow Schüll (2012) à propos des logiques d’élaboration des infrastructures du divertissement à Las Vegas. L’architecture et l’organisation spatiale des casinos ainsi que le design des dispositifs techniques y sont décrits comme élaborés avec l’objectif d’inciter ou de nourrir les comportements addictifs, compulsifs et obsessionnels des joueurs et de les perdre dans un labyrinthe sensoriel et temporel. Dans une tout autre perspective éthique, certaines enseignes de supermarchés proposent aujourd’hui aux personnes souffrant de troubles autistiques (sensibles à la lumière et aux bruits) des plages horaires dédiées au cours desquelles l’environnement lumineux et sonore est atténué. Il ne s’agit pas uniquement par ce geste d’adapter l’environnement aux capacités spécifiques de personnes souffrant d’un handicap dans une logique d’égalité et d’inclusion citoyenne (comme la construction de rampes d’accès aux fauteuils roulants dans les bâtiments publics, par exemple). Ce qui est mis en exergue dans ce cas précis, ce sont les effets psychologiques et comportementaux de notre environnement physique ordinaire, le fait que le monde matériel a des conséquences directes sur notre psychisme.

30Les artefacts du quotidien, les espaces, naturels ou non, dans lesquels nous évoluons sont aujourd’hui scrutés, sculptés, remodelés ou manufacturés à l’aune de cette nouvelle grille de lecture (espaces de travail, téléphones portables, jardins, chambres à coucher, divertissements, moyens de transport, etc.). L’étude des relations entre design ou architecture et bien-être mental serait-elle devenue une nouvelle ligne d’expérimentation dans la modulation des comportements humains ? Un nouveau paramètre à intégrer dans la gestion des équilibres psychiques ? Quelles conséquences peuvent avoir des matériaux de construction et leur agencement sur notre santé mentale ?

31Des Fitzgerald nous propose dans son portfolio sur folie et ville verte une réflexion concernant le rapport entre ville et santé mentale à travers le développement contemporain d’un design ou d’une architecture verte à l’ambition réparatrice. Il nous guide, depuis des projets architecturaux démesurés entre Shanghai et Londres, jusqu’à des colloques parisiens sur la ville verte et l’arbre comme horizon salvateur du citoyen urbain. Des Fitzgerald nous rappelle que les relations entre ville et santé mentale (et le fait que la ville serait néfaste à la santé humaine) sont un sujet classique des études urbaines, tout comme c’est un centre d’intérêt des recherches en psychologie en regard de la plus grande prévalence des troubles mentaux en milieux urbains. D’ailleurs, pour certains observateurs et historiens, l’urbanisation a été un facteur majeur du développement de la psychanalyse et du behaviorisme en Occident alors qu’il fallait comprendre et maîtriser les comportements de ses congénères et, dans le même temps, sauver sa personnalité de l’impersonnalité de la vie urbaine (et de l’industrialisation) (voir Ehrenberg 2018 : 130-135). À présent, si on suit Fitzgerald, l’enjeu est tout autre : pour les urbanistes, designers ou politiques, ces problématiques s’imbriqueraient avec celle de la destinée environnementale apocalyptique de l’humanité. La « nature » serait devenue « la substance iconique de la réparation psychologique et spirituelle dans la ville du xxie siècle ».

32La question des interactions entre caractéristiques architecturales et conceptuelles et psychisme s’est posée de manière aiguë dans l’histoire des institutions hospitalières et des asiles. C’est tout le propos du portfolio de Meredith Ten Hoor et du texte de Claire Edington. La première commente les archives inédites de l’architecte française Nicole Sonolet et de sa collaboration avec le psychiatre Philippe Paumelle dans la réalisation d’institutions psychiatriques à partir des années 1960 (la clinique de l’Eau Vive à Soisy-sur-Seine et le centre de jour de l’Association de santé mentale 13 à Paris). Le point marquant du projet exposé par Meredith Ten Hoor est de rapporter comment les conceptions de la folie et du soin qui imprègnent leur approche se matérialisent dans les murs et l’organisation spatiale des bâtiments. En l’occurrence, inspirées de la psychothérapie institutionnelle, un mouvement de réforme psychiatrique né en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, leurs productions traduisaient l’ambition d’en faire pleinement des technologies de soin en rupture avec certains principes dominants de l’architecture asilaire (l’isolement des malades de la société, la ségrégation au sein de la structure, etc.). Cela s’est traduit dans cette institution par un double mouvement d’organisation de l’espace interne et d’inscription dans la ville afin de rompre avec la double aliénation, sociale et psychique, des résidents.

33À partir d’une photographie d’archives issue de la collection du musée du quai Branly, Claire Edington revient quant à elle sur le projet de psychiatrie coloniale de l’asile de Biên Hoà en Indochine française. Loin de l’image d’une psychiatrie à prétention universaliste, imposée d’autorité, au sein d’une structure asilaire fermée qui aurait écrasé les subjectivités et les identités dans le contexte du système colonial français, Claire Edington décrit les négociations entre les médecins français et les familles dans la gestion des trajectoires des malades. Elle explique comment les pratiques de soin et de suivi se sont étendues au-delà des murs de l’asile, vers la communauté et avec elle, la mobilisation d’expertises locales dans les prises de décision contribuant à co-façonner les conceptions de la déviance et de la maladie et à insérer l’asile dans l’économie locale.

34De ces contributions ressort l’idée forte que la logique spatiale de l’hôpital et du laboratoire se diffuse, s’étend et se généralise : l’architecture et la matérialité de l’espace comme technologies de soin et de contrôle président aux destinées psychiques et se modèlent dans une série d’allers-retours sur de multiples espaces sociaux.

35Anne Lovell nous propose un récit illustré en forme d’épilogue de ces explorations des mondes de la folie (en ligne). Elle nous guide (car nous ne savons pas en lire la carte) dans ce paysage de désolation qu’est La Nouvelle-Orléans post-Katrina. En tissant la métaphore fluviale, elle suit les vies sur la brèche de personnes souffrant de troubles mentaux. Car une fois l’ouragan passé, une fois l’eau montée, ces personnes se sont retrouvées livrées à elles-mêmes dans une ville au système de soin et aux infrastructures ravagés. Comme le fleuve sorti de son lit, elles sont sorties des « scripts » qui d’ordinaire président à leurs destinées pour se retrouver à naviguer dans le quotidien post-catastrophe. Dans ces situations extrêmes, l’attention et les soins se portent vers les conséquences psychiques du traumatisme subi par la population « ordinaire » ; Anne Lovell porte quant à elle le regard vers les habitants oubliés et invisibilisés. Ces récits racontent la partition géographique de la ville et ses frontières raciales et économiques, mais aussi les nouvelles formes de socialisation créées sur un monde dévasté. Lorsque l’eau se retire, ce sont surtout les opportunités ouvertes par l’effondrement de leur environnement qui invitent les personnes au voyage et à l’exploration de nouveaux espaces géographiques, sociaux et psychologiques, loin des mondes confinés des institutions et des lieux statiques de la psychiatrie.

36Dans cet ultime texte, la folie se fond dans le temps et le mouvement du chaos et du désastre. Mais elle est aussi ce qui permet à ces individus d’inventer et d’improviser de nouvelles vies, à l’écart des tentatives de sa stabilisation et de sa contention. La folie contribue tout autant ici à un double mouvement de production et de révélation du monde qu’elle accompagne le flux de son effondrement.

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Notes

1 Thomas Szasz et Ronald Laing sont deux des figures phares du mouvement de l’antipsychiatrie qui remettaient notamment en question les fondations scientifiques et le rôle social de la psychiatrie.

2 Ballard développe davantage ce principe d’espace intérieur dans ses mémoires (2009 : 229).

3 Martin Amis, « From Outer Space to Inner Space », The Guardian, “Features & Reviews” 25 avril 2009, p. 2. En ligne: https://www.theguardian.com/books/2009/apr/25/jg-ballard-martin-amis

4 Traduction de l’auteur (comme pour toutes les citations tirées de l’anglais).

5 La modernité occidentale se caractérise pour notre sujet sur un triple niveau : celui du régime ontologique naturaliste qui marque la distinction entre corps et esprit, entre l’humain comme être de nature et comme être de langage ; celui d’un régime d’objectivation des corps et des expériences par une médecine scientifique et technique à prétention universelle ; celui de l’individualisme qui fait de l’autonomie et de la rationalité d’action des valeurs cardinales dans la construction des identités et subjectivités.

6 Le concept de « forme de vie » de Wittgenstein est ici mobilisé dans la continuité de la relecture qu’en ont faite Sandra Laugier (2002, 2008) et Anne Lovell (2013, 2018) à la suite des travaux de Stanley Cavell (1991).

7 Gary Krist, « The Ape Who Mistook Himself for a Man », The New York Times, 21 septembre 1997 section 7, p. 7. En ligne: https://www.nytimes.com/1997/09/21/books/the-ape-who-mistook-himself-for-a-man.html

8 Hacking revendique l’héritage du philosophe pragmatiste Nelson Goodman pour qui la connaissance était une manière de « faire des mondes » (Goodman 2006 [1978]).

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Pour citer cet article

Référence papier

Baptiste MOUTAUD, « Les épreuves de la folie »Terrain, 76 | 2022, 04-23.

Référence électronique

Baptiste MOUTAUD, « Les épreuves de la folie »Terrain [En ligne], 76 | 2022, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/23039 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.23039

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Auteur

Baptiste MOUTAUD

Baptiste Moutaud est anthropologue, chercheur au CNRS (LESC, Université Paris Nanterre-CNRS). Ses travaux en anthropologie des sciences et de la santé portent sur les neurosciences et la psychiatrie. Il a notamment codirigé « Les vies de la psychiatrie et la reconfection de l’ordinaire » (Anthropologie & santé, 2020, avec Nicolas Marquis) ; Neurosciences et société : enjeux des savoirs et pratiques sur le cerveau (Armand Colin, 2014, avec Brigitte Chamak).

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