1Dans l’ancien village d’émigration de Chine méridionale où j’ai mené des recherches, tout le monde a des parents plus ou moins proches à l’étranger. Le discours porté par les habitant·e·s sur leur diaspora est très nuancé et ambivalent. L’acte d’émigrer était condamné sous Mao comme une trahison à la patrie. Comment, dès lors, rendre compte de l’émigration durant les décennies 1950-1970 où l’État chinois interdisait tout départ ? Les témoignages recueillis indiquent entre les lignes, que bien qu’officiellement illégale, elle était localement légitime durant les périodes les plus dures du Maoïsme. Cependant, sans condamner l’émigration, les habitant·e·s de l’ancien village tiennent en très haute considération morale celles et ceux qui n’ont jamais quitté le village, ainsi que les rares émigré·e·s qui sont rentré·e·s y vivre. Ses membres associent, ce faisant, la loyauté à leur petite patrie — la communauté villageoise — à la grande patrie — la nation chinoise. Ces nuances donnent un aperçu de l’ambiguïté des rapports entre diaspora et État-nation.
2Les premières études des diasporas tendaient à célébrer le caractère nouveau et libérateur des pratiques transnationales qui leur sont associées. Elles ont émergé dans les années 1990 en même que les études transnationales. Alors que les politistes réservaient le qualificatif « transnational » à des entités non étatiques, telles que les ONG et les entreprises, dont les actions échappent aux contrôle des États, les anthropologues ont étendu cette idée aux phénomènes migratoires. La mobilité des populations et la prolifération des diasporas remettraient en cause la souveraineté des États et l’emprise de la nation. Cette idée a rapidement été remise en question : les diasporas constituent bien souvent des « transnations » qui défient, certes, les États existants, mais aussi représentent une forme de nationalisme à longue distance. Suffit-il cependant de penser les diasporas selon cette alternative ? Sont-elles soit l’antithèse de l’État-nation, soit son avatar « sans frontières » ?
3Dans la première vague de travaux prévaut la logique de l’antithèse. Elle soutient que la prolifération des diasporas est symptomatique de la condition moribonde de l’État-nation, et débouche sur la prophétie que les diasporas leur survivront. En parallèle, les diasporas sont pensées à travers les concepts d’espace ou de champ social transnational, et en deviennent presque synonymes. Ces conceptions sont ensuite remises en cause ; on admet la survie mutuelle des États-nations et des diasporas. Les diasporas existent en articulation étroite avec les États-nations, qu’elles soutiennent à distance, leur donnant même naissance, et réciproquement. Les dichotomies entre transnationalisme et État-nation érigées par les pionniers de ce champ d’études sont aujourd’hui abandonnées au profit d’approches plus nuancées qui montrent que les diasporas existent à d’autres échelles, et sont elles-mêmes mortelles.
4James Clifford a proposé que les anthropologues se consacrent aux diasporas, voyant dans celles-ci un antidote au projet constitutif de la discipline anthropologique qui consisterait à aller étudier l’Autre en présupposant sa fixité. Étudier les diasporas permettrait de s’affranchir de l’essentialisme induit par l’idée de cultures localisées et nettement séparées, et prendrait acte d’un monde peuplé de personnes de plus en plus mobiles et hybrides. Les sujets d’enquête ne sont plus seulement des « indigènes », ils sont aussi des « voyageurs ». Clifford milite en faveur d’une déconnexion de la notion de diaspora d’avec la téléologie du retour et la nostalgie des origines qui lui est souvent associée (1997 : 250). Les phénomènes « diasporiques » sont des modèles d’identités déracinées, non ancrées dans une localité.
5La conception des diasporas que l’on trouve chez Arjun Appadurai (2005 [1996]) présente plusieurs similitudes avec celle de Clifford. Il leur accorde une place déterminante au sein de sa réflexion à l’échelle macro des transformations du monde contemporain. Mettant l’accent sur la disjonction entre État et nation, Appadurai explique ce changement par l’importance que revêtent désormais l’imagination et la déterritorialisation. Les flux de technologies, de capitaux, et de personnes conduisent à l’émergence de nouveaux paysages culturels hybrides et imaginés, les scapes. Les mouvements ethniques transnationaux, ethnoscapes, remettent fondamentalement en question l’équation entre population, territoire et souveraineté étatique. Empruntant à la théorie du chaos, Appadurai affirme qu’il n’est plus possible d’analyser un monde parcouru de flux désorganisés, sans hiérarchie ni direction prédominante, en termes de rapports centre-périphérie. Il accorde cependant un rôle prééminent à la formation de sphères publiques diasporiques, qui sapent les fondements des États-nations bien davantage que ne le font les firmes transnationales ou les flux des capitaux.
6Aussi bien Clifford qu’Appadurai reprennent à leur compte un certain nombre d’idées avancées par les Cultural et Postcolonial Studies, et qui reviennent à reformuler dans un sens positif et libérateur le déracinement associé aux diasporas. Les auteur·e·s de cette mouvance ont retravaillé la notion de diaspora, lui ôtant sa connotation négative, associée à l’exil et à la perte, et faisant des termes « hybride » « créole » et « diasporique » des synonymes. Stuart Hall, soulignant la dimension auto-essentialisante des mouvements d’affirmation identitaire, les critique pour la façon dont ils épousent les modèles ethniques nationaux ; l’accent placé sur l’hybridité permet d’échapper à cette essentialisation (Hall, 1990 : 235). S’il n’est pas le premier à appliquer le terme diaspora aux populations afrodescendantes issues de la traite esclavagiste, l’ouvrage The Black Atlantic (traduit en français en 2002 sous le titre l’Atlantique noir. Modernité et double conscience) a exercé une influence très importante. Paul Gilroy conceptualise la diaspora noire en tant qu’espace de mobilité, de fluidité et d’hybridité. Elle doit être dépouillée du fantasme du « retour aux racines » qui a sous-tendu des mouvements d’affirmation identitaire des Noirs américains et autres cultures noires « nationalisées ». La notion de diaspora sert à contester « l’accent dogmatique sur les cultures et traditions nationales qui caractérisent la pensée euroaméricaine » (1993 : 188).
7Quelques anthropologues avaient employé le terme dans d’autres cas que les paradigmatiques diasporas juive et arménienne, mais sans y prêter beaucoup d’attention : Maurice Freedman pour les Chinois d’Asie du Sud-Est, Roger Bastide pour les Noirs d’Amérique, et Abner Cohen pour les Hausa du Nigeria. L’essor des diaspora studies résulte largement de la définition de la diaspora au-delà de l’idée d’exil sous l’influence de Gilroy. Le terme « diaspora » s’est ainsi étendu à presque toutes les populations migrantes et mobiles.
8La mise en avant de la notion de « diaspora », émancipée de douleur de l’exil, va de pair avec l’adoption d’une nouvelle unité d’analyse à la fois globale et transnationale. Gilroy fait de l’Atlantique une unité d’analyse destinée à produire une « perspective explicitement transnationale » (1993 : 192). Il accorde une place centrale à l’expérience culturelle « double » des populations originaires de la Caraïbe, notamment celle des Jamaïcains qui ont migré en Angleterre dans les années 1960-1980. Relevons ici que l’anthropologue Sydney Mintz (1998) a été l’un des premiers critiques de l’association entre transnationalisme, diaspora et créolité, préférant décrire la créolisation comme un processus localisé de construction culturelle, géographiquement et historiquement spécifique, qui s’est déroulé dans l’ère caribéenne. Il a par ailleurs vivement critiqué les nouvelles théories du transnationalisme (et de la globalisation) pour leur absence de considération envers l’histoire violente de la conquête, de la traite, et de la division globale du travail (1998 : 131).
9Si les anthropologues se sont montrés réticent·e·s envers la notion d’hybridité dénationalisée évoquée par les Cultural et Postcolonial studies, bon nombre s’est emparé de celle de transnationalisme. Nina Glick-Schiller, Linda Basch et Christina Blanc-Szanton, dans leur manifeste des études migratoires transnationales Towards a Transnational Perspective on Migration : Race, Class, Ethnicity and Nationalism Reconsidered (1992), affirment que l’on peut désormais constater le développement de champs sociaux transnationaux. Cette dernière notion est définie comme un « réseau de réseaux » liant les pays de départ et d’arrivée de manière bien plus étroite que par le passé. Ceci tient à un ensemble de facteurs qui disposent les migrant·e·s à entretenir des liens plus étroits que par le passé avec leur pays d’origine : l’accélération des moyens de communication et de transport, le passage de l’idéal du melting pot et/ou de l’assimilation au multiculturalisme dans les pays d’accueil, mais aussi le développement du nationalisme dans les sociétés du pays d’origine.
10Cependant, le transnationalisme n’est pas seulement une propriété des phénomènes migratoires observés ; il ne s’agit pas simplement de prendre acte de changements intervenus dans les migrations, mais également de modifier la perspective déployée pour les étudier. Dans l’optique du transnationalisme, le cadre analytique n’est plus celui de l’État-nation, et les migrant·e·s ne sont plus étudié·e·s sous le seul angle des modalités de leur intégration dans la société d’accueil, mais aussi et surtout en tant qu’elles.ils demeurent reliés à leur société d’origine. La démarche transnationaliste entend rompre, sans pour autant verser dans le « fluidisme » (Glick-Schiller & Wimmer 2002 : 235), avec le « nationalisme méthodologique » qui, depuis la formation des sciences sociales au xixe siècle, postulent que l’État-nation est la forme politique et sociale naturelle du monde moderne (217-8).
11Revue « dédiée à l’étude du transnationalisme sous tous ses aspects au premier rang desquels les diasporas », Diaspora : a Journal of Transnational Studies est lancée au printemps 1991. L’article de Roger Rouse, « Mexican migration and the Social Space of Postmodernism », paru dans le premier numéro illustre clairement la démarche transnationaliste appliquée aux diasporas. Selon Rouse, deux types d’images ont dominé les études consacrées jusque-là à la migration mexicaine. Premièrement, l’image de la « communauté », qui identifie une population dans un espace bien délimité, et relève du fantasme structuro-fonctionnaliste d’une entité dont les parties s’intègrent dans le tout et d’un mode de vie partagé encadré par un ensemble cohérent de règles valeurs et croyances. La migration a souvent été étudiée comme un déplacement spatial entre des communautés caractérisées par des modes de vie différents. La deuxième image dominante est celle de la relation centre/périphérie entre la société de destination et la société de départ. La migration s’expliquerait par les différences socio-économiques entre les deux, avec une dépendance de l’une envers l’autre. Ces « images spatiales convenues » sont mises en question par des situations dans lesquelles la migration est principalement un processus circulaire : la communauté mexicaine d’Aguililla, étudiée par Rouse, en est un exemple. La migration, dans ce cas, ne peut plus être envisagée comme un mouvement entre des localités caractérisées par des relations sociales nettement différenciées. Parents et amis sont susceptibles de vivre tout près ou à plusieurs centaines de kilomètres de distance, et les liens à distance sont entretenus aussi efficacement qu’entre proches voisins. C’est donc le circuit dans son ensemble plutôt qu’une localité ou l’autre qui constitue le contexte principal dans lequel les Aguilillans « organisent simultanément leurs vies » (1991 : 14).
12Certaines recherches vont alors jusqu’à présenter les populations migrantes transnationales comme engagées dans une opposition et une résistance à la nation et à son idéologie assimilationniste. Nagengast et Kearney (1990) avancent que les migrante·s mixtèques, travailleurs agricoles saisonniers venant du Mexique, ont créé des espaces autonomes en Californie du Sud et en Oregon auxquels ni les États-Unis ni l’État mexicain n’ont accès et où ils ne peuvent exercer un contrôle. Ce qui prévaut, dans cette première vague de travaux, est la conception suivant laquelle les communautés transnationales et les diasporas seraient « les Autres paradigmatiques de l’État-nation » (Tölölyan 1991 : 3). Elles constitueraient, par leur « référence extra-territoriale » allant à l’encontre du principe national, des formations socioculturelles se situant au-delà d’une « hégémonie nationale oppressive » (Vertovec & Cohen 1999 : xvii-xx).
13L’absence de domiciliation, la non-appartenance, est une condition désirable dont les populations nomades deviennent des figures métaphoriques. La source d’inspiration n’est pas le mode de vie contemporain réel de ces populations, mais la théorisation par Deleuze et Guattari du pouvoir immanent des nomades opposé à celui, transcendant, de l’État. De même, les réfugiés ne font plus l’objet d’un regard misérabiliste, comme des victimes des guerres ou des génocides ; ils deviennent des figures symboliques de l’âge du mouvement et de la fluctuation, des parangons de la remise en cause de l’« ordre national» établi (Malkki 1995). Pourtant, les personnes déplacées et/ou admises au statut de réfugié, qui ont fui leurs États d’origine (ou sont apatrides) s’engagent souvent dans des activités politiques de « nationalisme longue distance » envers ceux-ci — on y reviendra à la section suivante. Surtout, au quotidien, elles consacrent avant tout leurs efforts à la recréation d’un « sens du chez-soi » (a sense of home) dans les pays d’accueil. La localisation dans un lieu (l’emplacement) continue à être importante dans la vie des réfugiés somaliens à Melbourne en Australie même après leur « déracinement ».
14De nombreux auteur·e·s, dont Jonathan Friedman (2000), ou plus récemment Annika Lems (2018), critiquent la survalorisation, par Clifford, Appadurai et Malkki, de la fluidité et l’instabilité. Ils soulignent que les idéalisations du « déplacement » comme phénomène déterritorialisé ne prennent pas suffisamment au sérieux la localisation matérielle et géographique de toute vie sociale. James Clifford s’était certes défendu de verser dans une quelconque « nomadologie ». Néanmoins, une telle idéalisation est paradoxalement visible dans la manière dont il forge la notion de « discrepant cosmopolitanisms » dans le but d’éviter la lecture des « cultures du voyage » au prisme unique des pérégrinations libres et insouciantes des riches. Clifford avance que les migrant·e·s pauvres partagent la subjectivité des déplacés et déracinés ainsi qu’un esprit de résistance aux injustices du capitalisme et du pouvoir étatique (1997 : 235). De même, ce caractère « résistant » des pratiques transnationales se retrouve dans l’expression « par en bas » (from below) définie par l’accent mis sur les pratiques transnationales quotidiennes « des gens normaux » par opposition à celle des puissants (Glick-Schiller, Basch & Szanton-Blanc 1992 : 5). Cette idée d’une résistance à l’État-nation a été remise en question, surtout en ce qui concerne les diasporas. Dès 1996, Khachig Tölolyan, fondateur de la revue Diasporas, souligne les problèmes que posent les équations normatives entre diasporas et résistance libératrice.
15L’extension du concept de diaspora a été telle que plusieurs chercheurs ont émis des doutes quant à sa valeur heuristique. Le terme paraît, du fait de cette extension, perdre de sa capacité à désigner un phénomène précis. Si toutes les identités culturelles sont fluides, désancrées d’une localité, mouvantes et en hybridation avec les autres, et si diaspora désigne des identités fluides, désancrées, mouvantes et hybrides alors toutes les identités culturelles sont diasporiques. Plusieurs auteur·e·s ont essayé de maintenir un minimum d’unité conceptuelle, et de conserver sa valeur heuristique au terme « diaspora », tout en tenant compte en partie de l’élargissement au-delà de la diaspora traumatique. De la combinaison des critères retenus par divers auteur·e·s résulte la définition suivante : une diaspora est le résultat d’une dispersion d’une population à partir d’un foyer d’origine, dont les membres entretiennent l’idée du retour au pays ou/et une identification à distance à ce pays réel ou imaginé. Ils forment, dans les destinations d’accueil, un ensemble plus ou moins nettement distinct de la ou les autres composantes de la population, ayant conscience de partager une histoire et une origine commune, et ce, sur plusieurs générations (cf. Trémon 2012).
16Un critère incontournable de diasporicité est le maintien durable d’une identification, sinon d’une forme d’attache, à un ailleurs, autre que celui du pays d’accueil. C’est alors que cet attachement devient « sociologiquement pertinent » (Brubaker, 2005 : 5-6), et c’est donc lorsqu’il perdure sur plusieurs générations que l’on peut parler de diaspora. L’anthropologie des diasporas accorde ainsi une attention particulière aux transmissions intergénérationnelles, ainsi qu’à la façon dont le rapport aux origines et l’idée même d’une appartenance diasporique varient dans le temps, selon les générations, mais aussi au long du cycle de vie des individus, et en fonction de contraintes ou d’incitations conjoncturelles, d’ordre économique et politique, pesant sur la possibilité même d’entretenir une telle appartenance.
17Les réseaux diasporiques perdurent au-delà de l’émigration initiale, et constituent souvent le cadre à l’intérieur duquel des pratiques de mobilité, mais pas nécessairement de migration, ont lieu. Elles peuvent devenir en elles-mêmes un facteur d’émigration, par les opportunités qu’offrent les réseaux préexistants. C’est ce que postulent les théories des réseaux et de la causalité cumulative, qui sont venues compléter les modèles push-pull et les théories de la dépendance et du système-monde. Alors que ces dernières expliquent les causes initiales de la migration, les premières expliquent la perpétuation de la migration une fois qu’elle est enclenchée par les pionniers : elles permettent de rendre compte des raisons du maintien des flux migratoires vers certaines destinations. La permanence dans le temps de certains circuits de mobilité provient des ressources offertes par les réseaux préexistants. Même en changeant de routes, la propension à la mobilité peut résulter de la formation d’un « habitus diasporique » (Trémon 2018).
18Les premières études transnationales revenaient souvent à dé-historiciser le présent (Waldinger 2006 : 25) par l’antinomie qu’elles établissaient entre le monde actuel fait de connectivité migratoire et le monde d’hier marqué par des frontières. Or une comparaison avec le xixe siècle suffit à invalider ce tableau. L’un des premiers anthropologues à avoir attiré l’attention sur ce phénomène massif de déplacements de populations est Sydney Mintz (1998). Quelque 100 millions de personnes se sont déplacées au xixe siècle, dont 50 millions d’Européens, et 50 autres millions de non-Européens, dont une forte proportion de « travailleurs sous contrat » destinés à faciliter la transition post-esclavagiste. Ces contrats prévoyaient leur retour, bien que cette clause ait souvent été enfreinte.
19Davantage que dans leur intensité, le changement majeur réside dans l’orientation des flux. Les pays européens sont devenus des pays d’immigration, et les populations du Sud migrent vers les pays du Nord, alors que les flux du xixe siècle se caractérisaient par leur orientation zonale : les Européens migraient vers l’Amérique, et les « coolies » indiens ou chinois migraient à l’intérieur des Empires.
20Les arguments en faveur du transnationalisme reposent généralement sur le fait que les migrations actuelles sont conçues comme temporaires. Ce caractère transitoire est renforcé par les communications facilitées avec la famille restée au pays. Cependant, les migrant·e·s du début du xxe siècle maintenaient également des liens avec leurs pays d’origine. Le courrier et le télégramme ont tissé des réseaux de communication transocéaniques favorisant des systèmes de contrôle social et de gestion des affaires familiales et locales à distance chez les Polonais (Thomas & Znaniecki 1998 [1918]) comme chez d’autres. Les taux de retours définitifs des parmi les populations immigrées chinoises et européennes après un séjour transatlantique se situent autour de 50 % entre 1840 et 1880, 25 % entre 1880 et 1930. Durant les dernières décennies du xixe siècle et les deux premières décennies du xxe siècles, Italiens, Juifs, Polonais et Irlandais, et Chinois renvoient des fonds pour préparer leur retour et développent, à mesure que les États-nations se construisent, une appartenance nationale à leur pays d’origine, qui sort renforcée de leur séjour à l’étranger. Tout ceci a été oublié jusqu’à la « redécouverte » du transnationalisme au début des années 1990. En effet, la restriction des flux migratoires dans les années 1920 et la généralisation de l’assimilationisme se sont accompagnés d’une invisibilisation, tant sur le plan politique qu’académique, des liens entretenus par les migrant·e·s et leurs descendant·e·s aux pays d’origine.
21En raison de la diffusion planétaire de la forme stato-nationale, avec la fondation de l’ONU, puis les décolonisations, et enfin la fragmentation de l’ancien bloc soviétique, la conjoncture qui s’est ouverte dans les années 1990 s’apparente à celle d’un retour à la situation d’il y a un siècle, lorsque les États-nations en devenir cultivaient activement la loyauté de leurs afin de les faire participer aux projets nationaux.
22Il ne s’agit pas pour autant d’une répétition à l’identique du passé. Des éléments nouveaux sont apparus. Le premier ensemble de changements concerne les rapports entre États et mouvements de capitaux. Les États sont conduits à abandonner une partie de leur contrôle sur leur économie nationale, tout en cherchant à conserver une place favorable dans la compétition globale. Dès les années 1970 et 1980, les anthropologues (Nash & Fernandez-Kelly 1979) étudient les migrations de travail qui se poursuivent vers le nord, et s’amplifient en interne dans les pays du « sud » en examinant les effets de la nouvelle division internationale du travail et de la délocalisation manufacturière sur l’organisation familiale et les rapports de genre et de génération, notamment.
23L’autre nouveauté de la fin du xxe siècle est l’illégalisation croissante des migrations vers les pays du nord. Sur la longue durée, l’évolution la plus frappante est le renforcement d’appareils d’État contrôlant les déplacements de population vers les pays d’accueil, ainsi que la tendance de plus en plus prononcée qu’ont les États-nations émetteurs à activement promouvoir la « réincorporation transnationale » de leur diasporas dans les projets nationaux, tablant notamment sur les envois de fonds des émigré·e·s et leurs investissements (Smith et Guarnizo 2004 : 8).
24Dans ce contexte, loin d’être des antithèses des États-nations, les diasporas en deviennent des extensions. Les pays d’origine cherchent activement à renouer ou conserver les liens avec les migrant·e·s et leurs descendant·e·s. Ils sont désormais nombreux à accorder la double nationalité, voire même la double citoyenneté (accompagnée du droit de vote), à leurs émigré·e·s. En Inde, le gouvernement a lancé à partir de 2000 une campagne favorisant l’octroi de la double nationalité, et a créé un permis de résidence spécial pour les descendants de la diaspora doublé d’incitations à investir et de récompenses symboliques telles que la nomination d’ambassadeurs honoraires. En 2006, l’Union africaine a érigé la diaspora en sixième région du continent, et l’a définie comme l’ensemble des personnes « désireuses de contribuer à son développement ». Les diasporas africaines sont désormais courtisées par plusieurs gouvernements du continent, le volume de leur apport financier dépassant celui de l’aide au développement. Ces considérations ont pesé dans le refus malien de signer les accords sur le contrôle de l’émigration que cherchent à imposer la France et l’Union européenne.
- 1 Les émigrés de première génération étaient dans leur écrasante majorité des hommes, en revanche on (...)
25La politique de réouverture de la Chine aux capitaux, lancée à la fin des années 1970, a reposé sur un encouragement actif donné aux visites des émigrés et descendant·e·s d’émigrés, ainsi qu’à leurs donations et investissements.1 Ces visites et ces contributions financières sont décrites comme des actes de patriotisme et de piété filiale envers les ancêtres en Chine. Depuis, les autorités chinoises ont concentré leurs efforts sur les émigré·e·s plus récent·e·s, dont elles cherchent à entretenir le sentiment de loyauté envers la patrie. Elles maintiennent néanmoins une rhétorique d’englobement ethnique à l’égard des descendant·e·s d’émigré·e·s dans les communautés formées lors de vagues d’émigration plus anciennes.
Photo 1 : Monsieur Chen, émigré installé au Royaume-Uni, dans le temple de l’ancêtre de son village d’origine, Shenzhen, 2018.
Anne-christine Trémon
26La « diaspora », lorsqu’elle est invoquée à des fins plus ou moins ouvertement politiques, ne correspond pas nécessairement à l’expression d’une identité « hybride », « de nulle part », et peut impliquer une façon de présenter les identités culturelles et politiques aussi « essentialisante » que « l’État-nation » à laquelle elle est censée s’opposer. Cèdent également à une telle essentialisation les approches macro et surplombantes qui dénombrent les diasporas sur la base de critères ethniques ou racialistes, y incluant tout un ensemble de personnes qui ne s’en réclament pas nécessairement. Rogers Brubaker a souligné qu’il faut examiner comment les personnes elles-mêmes s’identifient : mieux vaut penser la diaspora comme un idiome et une affirmation (2005 : 12).
27La diasporicité, l’être en diaspora, n’est toutefois pas seulement une affaire discursive. Elle se pratique, à travers la transmission d’une mémoire concernant le pays d’origine et l’histoire de l’émigration, par les visites au pays d’origine ou encore les rassemblements entre différentes communautés de la diaspora (cf. photo 3 et section suivante).
28Les diasporas ne sont pas radicalement antinomiques des phénomènes de construction d’États-nationaux : si c’est le mythe de la terre promise qui a relié les Juifs pendant des siècles, l’histoire de la création de l’État israélien démontre qu’il peut se réaliser (Schnapper & Bordes-Benayoun, 2006 : 81). On voit dès lors apparaître une nouvelle diaspora israélienne qui se distingue de l’ancienne diaspora juive ; elle entre en tension avec les communautés établies, entretenant un rapport bien plus étroit à l’État d’Israël. Il en va de même dans le cas de la diaspora arménienne (Tölölyan 1996). Les diasporas ne s’opposent pas aux nations, elles ne font que traverser les frontières étatiques, ce sont des « transnations ». Ces phénomènes de « nationalisme à distance » doivent donc être étudiés en tant qu’ils s’articulent avec les États existants.
29Le mot Diyaspowa est entré dans la langue créole haïtienne après l’accession au pouvoir d’Aristide en 1990, qui a fait de la population haïtienne de l’étranger le dixième département administratif, venant s’ajouter aux neuf départements de l’île. S’appuyant sur le cas haïtien, Nina Glick-Schiller (2005) souligne les contradictions qui se dessinent souvent entre l’activisme politique transnational et les interventions impérialistes des États dominants dans les affaires d’États dominés. Elle maintient ainsi une dualité entre les activistes transnationaux qui seraient résistants, et les États impérialistes qui seraient au service des puissants et du capital. Or les études transnationales se sont détournées de l’idée d’un « transnationalisme par le bas » « from below », qui serait intrinsèquement « résistant ». Smith et Guarnizo soulignent que les pratiques transnationales qui se déploient dans les « espaces liminaux » — en marge des États — peuvent tout à fait être utilisées au profit de l’accumulation de capital et de domination sociale (2004 [1998] : 5). Mahler, dans un chapitre sur le Salvador, pays d’Amérique centrale, pose de front le problème de l’utilité de la distinction entre un transnationalisme d’« en haut » et d’« en bas », en citant l’exemple d’un migrant salvadorien qui s’installe aux États-Unis, y travaille dur, peine à obtenir des papiers, et est donc du point de vue étatsunien une « victime du système ». Lorsque cet immigrant parvient à accumuler un capital qu’il investit au pays, en y faisant travailler à des salaires très bas des personnes qui à leur tour aspireront à émigrer, s’agit-il de transnationalisme « d’en haut » ou « d’en bas »?
30De fait, les pratiques transnationales visent souvent l’accumulation de capital. C’est ce que montre notamment Aihwa Ong (1999) dans son étude des stratégies de flexibilité déployées par les entrepreneurs transnationaux chinois qui naviguent entre l’Amérique du Nord, l’Asie du Sud-Est et la Chine en cherchant à jouer des avantages offerts par la mobilité et l’évitement des contraintes posées par les États. Elle appelle « citoyenneté flexible » les pratiques qui consistent pour ces élites mobiles à tirer avantage du fait d’avoir plusieurs passeports et de pouvoir se déplacer en fonction des opportunités, ou à localiser certains membres de la famille dans des pays politiquement sûrs tout en investissant et faisant du profit dans des pays moins sûrs. Émerge ainsi, dans la diaspora chinoise, le phénomène des « pères astronautes » qui laissent leurs épouses et leurs enfants aux États-Unis tout en passant leur temps à se déplacer pour leurs business.
31Plus qu’elles ne déjouent les frontières étatiques, les mobilités diasporiques en jouent. Les recherches ont donc évolué vers une appréhension plus nuancée des rapports entre diasporas et États. Les identités politiques des personnes en diaspora ne sont pas complètement extérieures aux États-nations, elle se situent souvent à la marge. C’est cette tension qu’il convient d’étudier, en faisant varier les échelles et en se gardant de tout nationalisme méthodologique.
32Que les diasporas soient antérieures à l’âge des États-nations devrait suffire à nous mettre en garde contre le nationalisme méthodologique, ou la lecture des phénomènes sous un angle exclusivement stato-national. Selon Philip Curtin (1984), des communautés de marchands formant des réseaux interconnectés et vivant parmi des étrangers peuvent être trouvés sur chaque continent dès l’apparition de la vie urbaine (1984 : 3).
33Le paradigme du « système monde » permet d’élargir l’unité d’analyse et d’identifier les transformations des systèmes, et leurs pulsations, avec des restructurations des réseaux durant les phases de transition hégémonique d’un centre à l’autre. Dès l’âge du Bronze (IIIe et IIe millénaires avant J. C.), le commerce à longue distance, non seulement de biens de prestige, mais aussi de produits lourds, a joué un rôle important dans l’intégration progressive des différentes régions de l’Asie occidentale et de la Méditerranée orientale. Les biens de luxe fondent pour partie le statut social des élites dans les périphéries, les diasporas répercutant la domination économique et culturelle du cœur, même lorsqu’elles ne lui sont pas directement inféodées. Elles coexistent avec l’affirmation d’appareils d’État.
34Néanmoins, jouent-elles un rôle déterminant dans la formation des États ? Emmanuel Terray (1995) a nuancé la thèse de Wallerstein selon laquelle l’État émergerait à cause et à mesure de l’expansion des échanges marchands. Adoptant une unité d’analyse régionale, il met l’accent sur l’articulation des dynamiques endogène et exogène dans la formation du royaume abron. La genèse de cette entité politique répète le scénario d’apparition d’États qui s’est déjà joué aux xve et xviiie siècles. L’extension du commerce de longue distance entraînée par l’expansion de l’empire du Mali n’en est qu’un des facteurs. Joue aussi l’arrivée d’aventuriers qui migrent depuis le Nord afin d’échapper à l’emprise de leurs communautés d’origine. Les États se constituent lorsque ces guerriers, assistés par des commerçants dyula, assoient leur autorité sur de nouveaux sujets paysans. Emmanuel Terray montre ainsi comment l’État abron assure sa reproduction par l’articulation locale de quatre modes de production, domestique, tributaire, esclavagiste, et capitalistique, ce dernier étant assuré par la diaspora marchande Dyula.
35Les activités des diasporas marchandes relient un archipel de villes en Europe, au Moyen-Orient, et en Asie, de Bruges à Hangzhou, bien avant l’avènement du système-monde capitaliste. Le déclin démographique après la Peste bubonique du xive siècle, la fin de la Pax Mongolica, et la prohibition sous la dynastie Ming du commerce à l’outre-mer fragmentent ce réseau d’échange, et ouvrent la voie à l’expansionnisme impérial occidental. Si l’on considère la globalisation actuelle comme un retour du centre de gravité vers l’Asie (ou un retour à un système monde polycentrique), les analyses en termes de « centre /périphérie » entre diasporas et États d’origine s’avèrent toujours pertinentes. Pál Nyíri (1999) avance ainsi que l’intégration des Hongrois dans des entreprises chinoises procède d’un « système-monde chinois » en expansion. Plus largement, sur la longue durée historique, les liens entre la Chine et ses émigré·e·s peuvent être analysés en termes de flux et de reflux dans les relations à distance qui varient dans le temps, et entrent en résonance avec des phases de globalisation et les changements de rapports de force entre l’Occident et l’Orient.
36Des diasporas marchandes déjà constituées entrent en interaction avec les colonisateurs européens. Les Indiens Otavalo d’Équateur, célèbres pour leur artisanat, sont distingués par les colonisateurs espagnols, devenant les fournisseurs en tissu de la couronne royale. Durant l’hégémonie européenne, les réseaux marchands des Chinois de la diaspora continuent à traverser les frontières coloniales en Asie du Sud-Est, où ils sont implantés depuis des siècles. Les diasporas traversent les frontières entre empires, mais aussi des frontières ethniques parfois réifiées par les colonisateurs. Les Hausa d’Ibadan au Nigeria ont maintenu le contrôle sur le commerce longue distance de bétail et de noix kola en forment des groupements d’intérêts stratégiques sur la base de liens communautaires, ethniques et religieux. Le phénomène politique qu’Abner Cohen (1969) qualifie de « retribalisation » a été favorisé par le système d’Indirect rule qui, sous l’occupation coloniale britannique, leur a permis de s’autoadministrer. Avec la suppression de ce système d’administration dès avant la fin de l’ère coloniale, dans les années 1950, ils se réinventent à travers le recrutement dans la confrérie religieuse Tijanyya.
37Si l’agrandissement des échelles d’analyse permet d’éviter le nationalisme méthodologique, la réduction des échelles est tout aussi fructueuse. En effet, le risque de « nationalisme méthodologique » surgit dès lors que les liens reliant communautés diasporique et lieux d’origine sont d’emblée rapportés à un lien à l’État-nation. Or, comme l’a souligné Waldinger, le « transnationalisme » n’est bien souvent rien d’autre qu’un « particularisme longue distance » (2006 : 3). Les discours étatiques ou académiques qui accréditent l’existence de « communautés globales » ignorent que les identifications sont le plus souvent généalogiques et territorialisées. Dans le cas chinois, la manière dont, à la réouverture de la Chine au début des années 1980, l’injonction étatique à venir rendre visite aux villages d’origine (à des fins d’attraction des capitaux) a joué sur l’attachement à des origines très locales, généralement villageoises, est indicative d’une articulation entre échelles nationale et locale, mais aussi d’une potentielle tension entre elles. En effet, c’est précisément dans le but de surmonter la méfiance des Chinois de la diaspora à l’égard de l’État chinois, engendré par les attaques maoïstes envers les « capitalistes d’outre-mer » ainsi qu’envers les habitants des villages ayant des « liens à l’outre-mer » (haiwai guanxi), que ce discours a joué sur les sentiments d’attache à des localités particulières. Monsieur Chen, émigré installé au Royaume-Uni (photos 1 & 2) m’a raconté la réticence qu’il a dû surmonter afin de pouvoir revenir en visite dans son village d’origine pour la première fois en 1985. Son père avait été battu à mort dans le temple de l’ancêtre durant la Révolution culturelle.
38Les études anthropologiques des diasporas établissent que des liens entre « communautés morales » se nouent à l’échelle locale par des attentes et des obligations de loyauté et d’entraide et des mécanismes de sanction affective jouant sur la honte et la culpabilité. Pnina Werbner dans le cas des Pakistanais de Manchester (2002) ou encore Velayutham et Wise (2005) pour les gens du village de Soorapallam émigrés à Singapour soulignent que les personnes en diaspora se sentent appartenir à la communauté villageoise avant toute autre affiliation. Mes travaux ont montré que si les liens familiaux jouent un rôle primordial dans l’entretien de relations transnationales avec la Chine, et dans les pratiques de franchissement de frontières, avec des phénomènes de relocalisation flexible et transnationale des membres de la famille, c’est à l’échelle du village que le lien diasporique se perpétue, au-delà, et en dépit de l’affaiblissement des relations familiales. C’est le lien lignager — lien qui par définition, s’étend au-delà de la famille (jia) puisqu’il se rapporte à des ancêtres situés au-delà de quatre générations — qui tisse une communauté d’appartenance correspondant à l’unité villageoise, et canalise la loyauté des parents de la diaspora issue de tels villages monolignagers.
39Alors que l’envoi de remises (remittances) est souvent considéré comme l’un des principaux indicateurs de l’intensité des « connections transnationales », les approches statistiques ne permettent pas de dire si elles sont envoyées au nom d’un sentiment national. L’envoi de fonds peut être une manière d’affirmer un attachement à ses origines, mais il signale aussi l’affirmation de la réussite dans le pays d’accueil. Les remises à la famille, dons en argent et en nature, croissent souvent durant les cinq années qui suivent la migration, mais elles déclinent généralement à mesure que les liens entre migrant·e·s et non-migrant·e·s se distendent. Plus rarement — nous sommes alors dans le cas de figure diasporique — l’envoi de fonds se poursuit sur plusieurs générations. En effet, les descendant·e·s de migrant·e·s peuvent ne s’être jamais rendus dans la localité d’origine de leurs parents ou grands-parents, mais y être connectés à travers des institutions telles que des associations dont l’appartenance repose sur l’origine géographique ou/et lignagère (Levitt & Waters 2002). En Chine méridionale, alors que les remises à la famille ne perdurent généralement pas au-delà de deux générations, les contributions à des biens publics villageois, tels que les écoles (photo 2), ont persisté jusqu’à récemment. Le village est l’arène publique au sein de laquelle les émigrés et leurs descendant·e·s obtiennent considération et renommée par leurs donations, qui sont répertoriées sur des plaques de donations visibles par tous. Les appels de fonds pour la contribution à de telles œuvres villageoises sont lancés au nom de l’ancêtre fondateur du village.
Photo 2 : Monsieur Chen, émigré installé au Royaume-Uni, devant l’école dont il est un des donataires, Shenzhen, 2018.
Anne-christine Trémon
40Il faut mettre en suspens les catégories officielles pour examiner comment les politiques et discours étatiques d’une part, les pratiques et perceptions des gens du village de l’autre, peuvent entrer en conjonction, mais aussi en disjonction. Ceci n’est pas une tâche aisée. Les habitant·e·s du village se glorifient du soutien financier de leur diaspora qui leur a permis de protéger certains de leurs sites les plus importants, leur école et la tombe de l’ancêtre, alors qu’ils étaient menacés de fermeture et de destruction par des plans d’urbanisation conduits par l’État local (la municipalité de Shenzhen). Dans le même temps, les villageois·e·s font montre d’une distance ironique envers leurs lointains parents de la diaspora, qu’ils jugent superstitieux et vantards. Si les gens du village partagent avec leur diaspora une « intimité culturelle » (Herzfeld [1997] 2016 : 7) qui les rend complices face à l’État chinois, une autre « intimité culturelle », liée à leur expérience commune du maoïsme, les lie à l’État et les démarque de la diaspora.
41Les études anthropologiques des diasporas montrent que la région d’origine ne demeure pas toujours le « centre » à partir duquel les ensembles diasporiques se définissent. Le « point focal » ne reste pas nécessairement le même : il peut changer au profit de nouveaux points d’ancrage, au gré des rémigrations vers de nouvelles destinations, ainsi qu’en fonction des aléas conjoncturels, d’ordre politique et géopolitique, qui affectent les régions d’origine des diasporas. Ainsi la ville de Mumbai (Bombay) s’est-elle substituée à la région d’origine de la diaspora hindou sindh, une minorité hindoue qui vivait dans l’actuel Pakistan et qui a migré vers l’Inde au moment de la partition en 1947 (Falzon 2004). Mumbai est devenue le « centre » diasporique, au sens d’un carrefour où se rendent les membres de cette diaspora dispersée dans une centaine de pays du monde afin d’y effectuer des transactions marchandes, y conclure des mariages, et s’y retrouver lors de réunions familiales. Ici la diaspora s’est trouvé un nouveau centre ; il peut toutefois arriver que les connexions latérales entre communautés dispersées l’emportent sur le lien à la région d’origine — soit en dépit de l’action centripète de l’État d’origine, soit parce que celui-ci a cessé de s’intéresser à sa diaspora — la diaspora est alors « décentrée ».
42Lorsque les liens sont devenus très distendus, qu’il n’y a plus de famille proche à laquelle rendre visite et à qui renvoyer des remises, les voyages au pays des descendant·e·s en diaspora peuvent prendre l’allure de séjours touristiques à des fins de découverte et de familiarisation du pays dans son ensemble — sans pour autant être la traduction pratique d’un nationalisme à distance. La formulation d’une appartenance ou d’une « ethnicité symbolique » se tourne vers une entité plus large, plus diffuse que le lieu précis des origines. Cela arrive notamment, comme dans le cas de la diaspora chinoise, lorsque les villages d’origine ne correspondent plus à l’image idyllique qui a été transmise par les grands-parents et fantasmée à distance ; lorsqu’il n’y a plus de villages ruraux, mais des quartiers urbains, que l’intégration à l’agglomération urbaine d’une mégalopole comme Shenzhen rend difficile à localiser.
Photo 3 : Un visiteur chinois de Polynésie française regarde des photos de famille en compagnie de ses cousines et cousins de Chine.
Daniel Chanson, 2007
43Dans le cas des anciens villages d’émigration de Shenzhen, il n’y a en outre plus de renommée à retirer de donations effectuées au village d’origine, parce que le lien de dépendance des habitants du village envers la diaspora n’existe plus. Les ancien·ne·s villageois·es ont désormais les moyens de ne plus dépendre financièrement de la diaspora, changement que personne ne manque l’occasion de souligner. Ils sont désormais des citadins enrichis et non plus les paysans vivant dans la misère qui dépendaient du soutien financier de leurs parents à l’outre-mer. Comme le montrent les ethnographies du tourisme dit diasporique, ou « des racines », les pratiques, proches de celles du pèlerinage, sur les lieux des origines, sont indicatives de l’existence d’une relation diasporique, sous la forme d’un rapport symbolique aux origines. Néanmoins, ces mêmes pratiques peuvent révéler aux voyageurs la distanciation des liens qu’il ne s’agit plus désormais pour eux que de « (re)découvrir », n’ayant pas, à la différence des émigrés des générations précédentes, des parents proches qu’il faut soutenir.
44Tant les études diasporiques que celles du transnationalisme migratoire ont, dans l’euphorie des débuts, cédé à une forme de célébration, empreinte de normativité, de toutes les formes de mobilité pour leur potentiel libératoire. Les diasporas étaient ainsi érigées en antithèse de l’État-nation, dont leur prolifération annonçait la fin. Le paradigme transnationaliste et l’approche en termes de « diasporas » ont été un temps en concurrence — les tenants du transnationalisme rejetant le tout discursif et culturel de l’approche des Cultural et des Postcolonial studies. Les deux approches ont convergé dès lors que sont apparus l’excès de normativité et le manque de réalisme empirique de l’idée d’identités parfaitement fluides et déterritorialisées, détachées de toute référence à des racines. Il a ainsi été admis que les diasporas ne sont pas « transnationales » au sens où elles transgresseraient l’État-nation au point de signer son arrêt de mort. Les diasporas lui sont historiquement antérieures. Néanmoins, aujourd’hui, elles sont bien souvent des « transnations », au sens de nations sans frontières, que les États d’origine cherchent à influencer à distance, et réciproquement.
45Le problème que pose cette alternative est que les diasporas sont, dans les deux cas, appréhendées comme des entités. Cette réification augmente le risque de les appréhender au prisme d’un nationalisme méthodologique. Aihwa Ong et Donald Nonini, se détournant des approches exclusivement discursives des cultural studies, ont défendu la « respectabilité théorique » du terme « diaspora », proposant d’y voir un motif (pattern) marqué par une condition commune partagée par des communautés et des personnes spatialement séparées, constamment reconstituée par des pratiques de mobilité, des liens de parenté et des sentiments et valeurs attachés à la localité d’origine (1997 : 18). Cette définition a le mérite de mettre l’accent sur l’ensemble des pratiques constitutives de la condition diasporique sans en faire l’ombre inversée de l’État-nation. On peut aller plus loin, en plaçant le lien diasporique, et les façons dont il est transmis, recherché, et parfois rompu, au cœur de nos recherches — plutôt que « la diaspora ». Il s’agit alors d’examiner la manière dont les pratiques qui transmettent et assurent la permanence d’une altérité liée à un attachement à un ailleurs, qu’il soit le lieu d’origine ou d’autres localités, sont constitutives d’une diasporicité.
46Les phénomènes diasporiques se caractérisent par la persistance d’un lien à un ailleurs, mais aussi par un ancrage dans le lieu où l’on vit. Plutôt que mettre l’accent sur l’une ou l’autre dimension, c’est la tension même entre exil et ancrage qui est constitutive de la condition diasporique. Ce rapport penche d’un côté ou de l’autre selon les périodes, en fonction des variations de conjoncture et des oscillations dans les politiques des États d’accueil et d’origine. Les pratiques diasporiques ne sont jamais entièrement dictées par les États, mais suivent plutôt les pulsations des formations et déclins hégémoniques à l’échelle régionale ou mondiale. Le lien diasporique peut être orienté vers un « centre » ou vers d’autres communautés issues de la même dispersion ; il n’est pas nécessairement « transétatique » ni « transnational », il est avant tout translocal.