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L’érotisme végétal au féminin

CORPS À CORPS AVEC UNE NATURE ÉROTISÉE
Camille KOSKAS
p. 144-161

Résumé

Alors que Françoise d’Eaubonne forge la notion d’écoféminisme en 1974, plusieurs autrices des années 1950 à 1970, sans qu’il y ait forcément de dimension militante, s’emparent du motif du corps à corps avec une nature érotisée, émancipée d’un regard masculin, et ce en lien très fort avec les arts graphiques. L’article explore cette réappropriation du motif végétal par des autrices comme Lise Deharme, Monique Watteau, Monique Wittig, et s’interroge sur les prolongements contemporains de cette mouvance, à un moment où la nature apparaît à la fois comme une ressource menacée à préserver, et comme une force toute-puissante prête à reprendre ses droits.

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Texte intégral

L’ÉROTISME VÉGÉTAL AU FÉMININAfficher l’image
Crédits : © GALERIE DAVIMSY.COM (TOUS DROITS DE REPRODUCTION RÉSERVÉS)

Corps à corps préliminaires (1950-1970)

  • 1 Voir Caroline Goldblum, Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme, Paris, le Passager clandestin, 2019
  • 2 « L’écoféminisme et la France : une inquiétante étrangeté ? » Jeanne Burgart-Goutal, Cités 2018/1 ( (...)
  • 3 C’est par commodité que nous employons le terme « écoféminisme » en précisant qu’il renvoie à une g (...)

11974 : dans son ouvrage intitulé Le Féminisme ou la mort, Françoise d’Eaubonne, cofondatrice du MLF, use pour la première fois du terme « écoféminisme ». Elle met alors en relation la domination et l’exploitation que les hommes exercent sur la nature et sur les femmes et trace ainsi les contours d’un projet de société. Celui-ci repose en particulier sur une démographie maîtrisée et sur la réduction des productions non indispensables gérées par des communautés réduites1. D’Eaubonne ouvre une mouvance dont les conséquences sur le féminisme français, construit sur une mise en question de la naturalité du sexe, puis du genre, héritée de Beauvoir2, seront discrètes, alors que cette pensée écoféministe3 irriguera différents courants féministes du monde anglo-saxon. Dans ce contexte, et sans qu’il y ait nécessairement de lien avec une position militante revendiquée, plusieurs autrices des années 1950 à 1970 s’emparent du motif du corps à corps avec une nature érotisée, émancipée d’un regard masculin, et ce en lien très fort avec les arts graphiques.

  • 4 Hommage à Leonor Fini, Alika Lindbergh, Huile sur toile, 92 x 65 cm © GALERIE DAVIMSY.COM (TOUS DRO (...)
  • 5 Voir à ce sujet, « La réémergence de la Grande déesse dans l’art féminin contemporain », revue Sorc (...)

2Sous la plume et le pinceau de Monique Watteau (également peintre sous le pseudonyme d’Alika Lindbergh), la nature, loin d’être un simple décor, devient ainsi un partenaire érotique à part entière >Fig. 14 : l’Hommage à Leonor Fini joue de l’entremêlement des règnes, des espèces, des matières (écailles, plumes, poils…), accompagnant son héroïne d’emblèmes rappelant peut-être la déesse Athéna (la chouette, la lance, dans sa version végétale) et les cultes polythéistes précédant la diffusion du modèle judéo-chrétien, associée à la domination de la nature par l’homme5. En 1954, Monique Watteau signe La Révolte végétale, porté par le même érotisme fantastique et kitsch que ses toiles. Une jeune balinaise, Jennifer, est l’objet d’une joute amoureuse entre son amant et un monde végétal animé, doté d’intelligence et de désir, qui conspire pour la ravir. « Démons verts, griffus, feuillus, aux yeux d’émeraude » la forêt incarne un érotisme suffocant, possessif, mortifère. Si elle représente une tentation sexuelle, la nature, loin de permettre à la femme une émancipation érotique, est ici conçue comme une force régressive, l’emprisonnement dans cette matrice verte.

  • 6 Lise Deharme, Le Poids d’un oiseau, illustrations de Leonor Fini, couverture de Max Walter Svanberg (...)

3La veine d’un érotisme merveilleux et floral a également été explorée par Lise Deharme, avec deux ouvrages illustrés par la peintre Leonor Fini, proche du surréalisme : Le Poids d’un oiseau (1955) >Fig. 26 et Oh Violette ! ou la politesse des végétaux (1969). Sur l’image de la couverture du premier, on retrouve cette hybridation des espèces (insecte, humain, oiseaux) chère à Monique Watteau. Oh ! Violette se présente comme un conte érotique, dans lequel l’héroïne se plaît à se livrer à de lascives caresses avec des végétaux dotés de vie et de mouvement : « Les plantes l’accueillirent en s’inclinant devant elle puis elles remontèrent lentement avec des grâces amoureuses. Violette léchait leurs feuilles et les feuilles frissonnaient. Les plantes étaient d’une politesse suprême ; elles frôlaient son corps, les lianes s’enlaçaient sur ce merveilleux tuteur. Il faisait très chaud. Les plantes la déshabillèrent et, très tendres, se posèrent sur sa bouche et ses seins. » À la colère des végétaux de Watteau répond la « politesse » du monde végétal de Deharme, qui accompagne l’héroïne dans la volupté, incarnant une sexualité vécue de manière totalement débridée (l’inceste y est pratiqué en toute tranquillité) et heureuse.

  • 7 Émilie Hache (dir), Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016.
  • 8 La Leçon de botanique, Leonor Fini, 1973. © ADAGP, PARIS, 2021, http://www.artnet.fr/artistes/leono (...)

4Si ces femmes ne se réclament pas toutes explicitement du féminisme (fidèle à son esthétique du merveilleux, Lise Deharme se revendique ainsi du MLF, mouvement de libération des fées), elles proposent une articulation nouvelle entre les femmes et la nature, qui constituera un des dénominateurs communs du discours écoféministe, malgré sa grande hétérogénéité. C’est d’abord un désir de se réemparer de l’alliance millénaire qui associe les femmes et la nature depuis la métaphysique grecque, dans le mouvement de reclaim tel qu’il a été proposé par Émilie Hache7 : se réapproprier ce qui a été distribué aux femmes par une longue série de constructions culturelles. En soulignant le caractère conventionnel de cette articulation, l’écoféminisme se défend du reproche d’essentialisme. Ces artistes et autrices se réapproprient cette complicité culturelle des femmes avec une nature érotisée léguée par la tradition littéraire et artistique en usant d’une série de fictions et d’images, dont la dimension onirique permet d’explorer un érotisme délié du poids des convenances et de la morale. Leonor Fini >Fig. 38 met en scène, non sans humour, l’image de la fleur pour représenter le sexe féminin dans sa Leçon de botanique. Gigantesque vulve surplombant les deux personnages du tableau, la fleur est présentée par un professeur docte (masculin ?), auprès d’une élève érotisée par ses fesses nues et ses porte-jarretelles, et que la cape/carapace semble rattacher en partie au règne entomologique. Sous la forme apparente d’une démonstration, l’alliance entre la femme et la fleur est mise à distance par le jeu des regards et traitée avec une certaine ironie.

  • 9 Extrait du 3 mars 1959, journal inédit de l’autrice, consulté sur autorisation de l’ayant droit.
  • 10 Apollon et Daphné, Piero Pollaiuolo (1470 – 1480). NATIONAL GALLERY, LONDRES, INV. No NG928. https: (...)

5La « floraison triomphante » des héroïnes de Jeannine Aeply oscille toujours aussi entre l’extase et la menace. Proche de Dominique Aury, contributrice à la revue Tel Quel dans ses premières années, Aeply, si elle se situe apparemment en dehors des mouvements féministes des années 1970, est l’autrice d’une œuvre érotique qui questionne, de manière à la fois puissante et très singulière, l’articulation entre désir féminin et monde végétal. C’est elle qui forme sans doute le projet d’écriture le plus radical : « Faire un petit érotique avec des choses ou des végétaux seulement. Je ne pense encore jamais fait. » Avant de poursuivre « Je n’ai besoin ni de vous, ni d’un homme quel qu’il soit. Cela ne dépend que de moi, de mes dispositions. Une pierre lisse, chauffée au soleil ; une poignée de pétales tièdes, meurtris, le tronc d’un arbre, brutal, une étoffe (connue), le sol simplement. Rien d’humain9. » La nature est à la fois le moyen d’affirmer la singularité d’un projet d’écriture et une forme d’autosuffisance érotique, affranchie de toute interaction humaine. Si aucun de ses écrits publiés ne réalise pleinement ce projet, l’érotisation de motifs végétaux ou minéraux semble un des aspects les plus originaux de ses textes, profondément travaillé par le thème de la métamorphose ovidienne >Fig. 410, utilisé pour explorer la menace que l’acte amoureux fait peser sur les limites du corps et l’unité du Moi. Aeply use de ce thème de manière particulièrement insistante dans son recueil de nouvelles Éros zéro (1972) dans une veine à la fois onirique et menaçante. C’est par exemple le cas dans la nouvelle « Alice’s paradise », lors d’une scène de fellation qu’Alice observe dans le miroir, doublement prisonnière du sexe de son amant et du reflet que lui renvoie la glace : « Retrouverait-elle à la sortie son aspect antérieur ? Allait-elle être l’esclave d’un seul homme qui opérerait des multiplications de doigts ? Les inséparables qu’une tige unissait à vie. […] Alice était la fleur hochante, l’autre, debout, était la branche. Le hochequeue est le nom usuel de la bergeronnette. Voilà que le ciel lui coulait sur le corps. Elle le fendait dans son envol. » Alice ravive sans doute le souvenir de Daphné, transformée en laurier pour échapper aux poursuites amoureuses d’Apollon et qui accepte, à défaut d’être sa femme, d’être « son » arbre, « agitant sa cime comme un signe de tête ». Chez Aeply, à travers le motif de la bouture, la métamorphose florale, loin de faire signe vers un dénouement heureux, traduit la violence de l’expérience érotique, partagée entre l’extase (« l’envol de la jouissance ») et la menace : l’angoisse de voir l’autonomie du Moi perdu et son corps annexé à celui d’un autre. Si Aeply semble loin de tout engagement politique, ses textes abordent des thématiques communes à plusieurs autrices des années 1970 : l’exploration du désir hors du regard masculin, voire de toute présence humaine, l’érotisation de la nature (qui permet aussi de questionner la violence amoureuse), l’interrogation sur les limites entre les différents règnes, humains et végétaux, et leur possible enchevêtrement dans un espace onirique.

6Il en est autrement de Monique Wittig, écrivaine au militantisme revendiqué. Pionnière du MLF, théoricienne d’un féminisme matérialiste, elle entend utiliser la littérature comme un champ d’expérimentation pour se défaire, par le biais d’un travail sur le style, de toute construction sexuée perpétuée par le langage. L’utopie wittigienne, qui rêve l’abolition totale de toute appartenance sexuée se situe a priori aux antipodes de l’écoféminisme tel que François d’Eaubonne en a tracé les contours. Un an avant Le Féminisme ou La Mort, Wittig signe Le Corps lesbien (1973), jouant d’effets graphiques qui émancipent l’écriture des règles typographiques traditionnelles et de l’universalité autoproclamée du masculin.

Corps lesbien

« tes cuisses, tu m/e regardes muette tu ne m/e reconnais pas. Un encensoir plein se balance.

La terre du jardin roule entre tes dents, ta salive l’humidifie, tu m//alimentes avec elle ta langue dans m/a bouche tes mains sur m/es joues m/e maintenant immobile, j/e m/e transforme en boue m/es jambes m/on sexe m/es cuisses m/on ventre debout entre tes jambes saoule de l’odeur qui de la cyprine vient montant de ton milieu, j/e m/e liquéfie au-dedans et au-dehors. La boue atteint les muscles de m/es cuisses, elle touche m/on sexe, elle l’enrobe froide et glissante, m/es nymphes se rétractant elle se propage à m/on abdomen à m/es reins à m/es omoplates, m/a nuque est circonvenue à son tour, m/on cou ploie, toi tenant toujours m/es joues dans tes mains m//emplissant de salive et de terre ta langue contre m/es gencives. M/es muscles se séparent les uns des autres par mottes détrempées. Tout m/on corps est gagné. Le premier à tomber est m/on anus. Quelques fessiers suivent de près. M/es biceps abandonnent m/es bras. Les bras tout entiers tombent par terre. Seules m/es joues restent intactes. Une odeur très forte de terre mouillée se répand. J/e vois des herbes prises dans les faisceaux de m/es muscles. J/e perds courage, j/e m//abandonne à ta volonté m/a déplorable j/e n’ai aucune part à cette transformation systématique que tu commets sur m/oi. »

Extrait de : Monique Wittig, Le Corps lesbien, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

  • 11 Carolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, 1980 (...)

7La dimension militante du texte est telle que des extraits sont imprimés sur des Tee-shirts aux États-Unis, après sa traduction en 1975 >Fig. 5. Dans Le Corps lesbien, Wittig revendique une écriture de la matière, où le corps aimé est célébré jusque dans la décomposition et la mort, où le motif floral et végétal est réinterprété tout au long du texte pour en faire résonner la violence charnelle. Dans notre extrait, la nature est le lieu de la métamorphose (la « transformation ») et de la fusion entre le règne humain et végétal : les herbes se confondent aux muscles, l’odeur de la « cyprine » à celle de la « terre mouillée ». L’enlisement dans la boue réinvestit le motif de la terre nourricière (paradigme essentiel dans l’appréhension du monde de l’Antiquité grecque à la Renaissance, comme l’a souligné Carolyn Merchant11), convoquant à la fois un désir de fusion totale et des images liées à la décomposition organique « tu m//alimentes avec elle ».

  • 12 Le sein, Maria Albagnac, 1980. Publié dans la revue Sorcières, no 20 « Les femmes vivent », 1980, p (...)

8Cet imaginaire de la femme enfouie dans la terre fait écho à la photographie de Maria Albagnac, où l’image prend cette fois une dimension clairement militante >Fig. 612. Celle-ci est en effet publiée dans le numéro 20 de Sorcières (1980), revue féministe fondée par Xavière Gauthier dont cette livraison est consacrée à « La nature assassinée ». Cette photographie ouvre la revue, accompagnée d’une légende en note de bas de page qui court sur presque tout l’ensemble du numéro, scandant la lecture et rappelant comme un leitmotiv l’ampleur du désastre écologique : pollution de l’air et de l’eau, conséquences de la déforestation et de la pêche intensive, disparition d’espèces animales. Si le terme « écoféminisme » n’est pas revendiqué, le numéro partage clairement les préoccupations du mouvement (avec une contribution de Françoise d’Eaubonne), à un moment où celui-ci prend de l’ampleur aux États-Unis, dans le contexte de la course à l’armement nucléaire. En dépit de la perspective clairement militante dans laquelle elle s’inscrit, la photographie conserve une certaine ambiguïté. Le corps féminin enfoui dans la terre représente à l’évidence l’imminence du péril, alertant sur la gravité de l’assassinat perpétré sur une nature en train de disparaître et dont les ressources nourricières sont menacées. Mais ce qui menace ce corps sur la photographie, ce n’est pas un péril humain, mais la nature elle-même, qui peut-être reprendrait ses droits : cette fusion est paradoxalement mise en avant par le jeu de contrastes et de textures entre la terre et la peau blanche du sein, ouvrant d’autres voies d’interprétation d’une photographie dont le sens, séparé de sa légende, apparaît moins univoque.

  • 13 Le mouvement Chipko © RIGHT LIVELIHOOD AWARD FOUNDATION ; D. R. ; CESAR RANGEL/AFP http://revue-ult (...)
  • 14 Vandana Shiva & Maria Mies, Ecoféminisme, Paris, L'Harmattan, 1999.

9Ce corps-à-corps entre la nature et le corps féminin, utilisé pour sa puissance symbolique dans le cas de la revue Sorcières, est aussi le moyen trouvé par les villageoises indiennes du mouvement Chipko (mouvement de l’étreinte), en 1973, pour protéger les arbres de la vallée Alakananda en les enlaçant de leurs bras pour empêcher qu’ils ne soient abattus >Fig. 713. Si cette initiative populaire, pacifiste, ne se réclame aucunement d’une quelconque affiliation militante, elle sera relue à la lumière de l’écoféminisme par la philosophe Vandana Shiva14. Celle-ci revendique une conception de la nature comme principe féminin et fertile (Prakriti) mais aussi une continuité ontologique entre l’homme et la nature, l’homme et la femme en tant que formes de vie découlant toujours d’un principe féminin.

Entremêlements contemporains

10Depuis quelques années le corpus d’idées écoféministes suscite un intérêt nouveau en France, aussi bien au sein de l’université que dans les pratiques militantes, depuis la COP21 de 2015 >Fig. 815. À travers ces slogans, ces manifestantes invitent à se réapproprier de manière à la fois humoristique et crue l’alliance millénaire établie entre sexe féminin et nature : le combat contre la déforestation et la revendication d’une sexualité et d’une représentation du corps féminin délivrées des normes vont ici de pair. Malgré l’ambiguïté de l’utilisation du corps féminin dans les luttes politiques, souligné par Martial Poirson16, on peut relever avec l’utilisation de la première personne du pluriel (« arrêtons »), que ces militantes refusent la dichotomie masculin/féminin pour souligner le caractère collectif de cette soumission à un système qui mêle intérêts économies et normes sociales pour opprimer le vivant. Dans un versant militant, elles prolongent les expérimentations poétiques de femmes des années 1970, comme la poétesse Hélène Radomski, autrice du poème « Forêt » « Houleuse, verte, ombreuse,/toi, ma-forêt-ventre !/ Tu t’éclabousses de feuillages/ dans une vendange de bocages et tes hanches vont et viennent/rythmées par les vents doux… » (février 1979). Artiste contemporaine américaine, Jacqueline Secor >Fig. 917 utilise également le motif végétal pour peindre des sexes féminins dans leur extrême diversité, revendiquant cette alliance entre la femme et la nature dans une perspective émancipatrice : « montrer des vulves telles qu’elles sont : des éléments du monde naturel dont nous faisons partie. » Si la tradition, depuis le cantique des cantiques a utilisé la métaphore du jardin pour dire le sexe féminin, plus inattendue est la comparaison entre la fleur et le pénis que réalise Marie Morel dans son espiègle « champ de bites » >Fig. 1018. L’érotisme végétal, dans ses prolongements contemporains, comprend une dimension ludique, malicieuse, qui réinterprète le motif de la femme fleur à la lumière du « body positive » et d’une sexualité joyeusement libérée.

  • 19 Right Before, détail, Sophia Narrett, 2017-2018. Fil à broder, tissu, aluminium, acrylique, environ (...)
  • 20 Kirsten Dunst dans Melancholia, un film de Lars von Trier. ZENTROPA / D. R. https://www.numero.com/ (...)

11Les broderies de Sophia Narrett >Fig. 1119 explorent l’entremêlement de la sexualité et du motif végétal de manière beaucoup plus inquiétante. Ces compositions sont à la fois rigoureusement structurées et envahies par une végétation proliférante et fortement érotisée, comme le montrent les végétaux charnus et écarlates de Right Before. La broderie, technique traditionnellement féminine permet de rendre plus saisissante la crudité des scènes. La scène d’orgie, qui aimante la composition par le jeu des différents regards, rassemble des corps uniquement féminins, dont les teintes se confondent avec les roses et les verts tendres du tapis végétal. Loin de l’érotisme bucolique de la peinture française du xviiie, dont Sophia Narrett entend pourtant s’inspirer, ces travaux utilisent l’immixtion du règne végétal dans la sexualité humaine pour mener une réflexion sur l’obscène dans la lignée d’un Jérôme Bosch, mais aussi, et surtout, pour explorer librement un riche imaginaire érotique, à travers des œuvres qui fonctionnent comme des récits. Loin d’incarner une norme, la nature et ce processus d’érotisation du végétal permettent ainsi d’arpenter de vastes espaces fantasmatiques, oniriques, émancipés de la morale humaine : si la zoophilie s’inscrit dans un cadre juridique qui la condamne, aucun appareil législatif ne réprouve les ébats avec un végétal, tant leur réalisation semble appartenir à un espace du pur fantasme. Ce rapport érotisé à la nature prend aussi un sens nouveau à une époque où celle-ci apparaît à la fois comme une ressource menacée à préserver, et comme une force toute-puissante prête à reprendre ses droits. Quelle sexualité à l’ère postapocalyptique ? Le Vendredi solitaire de Michel Tournier, ensemençant la terre de son sperme, ou la Kirsten Dunst de Melancholia >Fig. 1220, alanguie et offerte à une nature ténébreuse peu avant la catastrophe, signent peut-être un nouveau moment du récit de cet érotisme végétal.

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Notes

1 Voir Caroline Goldblum, Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme, Paris, le Passager clandestin, 2019.

2 « L’écoféminisme et la France : une inquiétante étrangeté ? » Jeanne Burgart-Goutal, Cités 2018/1 (n73), p. 6-80.

3 C’est par commodité que nous employons le terme « écoféminisme » en précisant qu’il renvoie à une grande disparité de courants et de débats, dont se dégagent plusieurs courants (spirituel, éthique, économique, politique…).

4 Hommage à Leonor Fini, Alika Lindbergh, Huile sur toile, 92 x 65 cm © GALERIE DAVIMSY.COM (TOUS DROITS DE REPRODUCTION RÉSERVÉS) http://www.davimsy.com/selection/artistes/1-alita-lindbergh/

5 Voir à ce sujet, « La réémergence de la Grande déesse dans l’art féminin contemporain », revue Sorcières, n20, « La nature assassinée », 1980, p.  3-36.

6 Lise Deharme, Le Poids d’un oiseau, illustrations de Leonor Fini, couverture de Max Walter Svanberg, Paris, Le Terrain vague, 1955. D. R. https://lisaf.org/project/deharme-lise-poids-dun-oiseau/

7 Émilie Hache (dir), Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016.

8 La Leçon de botanique, Leonor Fini, 1973. © ADAGP, PARIS, 2021, http://www.artnet.fr/artistes/leonor-fini/la-lecon-de-botanique-the-botany-lesson-a-GS84jLYgSKx-aantSt4koQ2

9 Extrait du 3 mars 1959, journal inédit de l’autrice, consulté sur autorisation de l’ayant droit.

10 Apollon et Daphné, Piero Pollaiuolo (1470 – 1480). NATIONAL GALLERY, LONDRES, INV. No NG928. https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/piero-del-pollaiuolo-apollo-and-daphne

11 Carolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, 1980.

12 Le sein, Maria Albagnac, 1980. Publié dans la revue Sorcières, no 20 « Les femmes vivent », 1980, p. 6. PHOTO : MARIA ALBAGNAC. https://femenrev.persee.fr/issue/sorci_0339-0705_1980_num1

13 Le mouvement Chipko © RIGHT LIVELIHOOD AWARD FOUNDATION ; D. R. ; CESAR RANGEL/AFP http://revue-ultreia.com/rubriques/le-chant-de-la-terre/enlacer-les-arbres/

14 Vandana Shiva & Maria Mies, Ecoféminisme, Paris, L'Harmattan, 1999.

15 Pancartes arborées par des militantes lors de la marche du climat, le 15 mars 2019 à Paris. © SANDY DAUPHIN/RADIO FRANCE/MAXPPP. https://www.franceinter.fr/societe/marche-des-jeunes-pour-le-climat-a-paris-nos-slogans-et-pancartes-preferes

16 « Guerrières aux seins nus. Les habits neufs du féminisme ? » Martial Poirson (dir.) Combattantes, Une Histoire de la violence féminine en Occident, Paris, Seuil, 2020, p. 25-249.

17 Rainforest, Jacqueline Secor, 2016. © JACQUELINE SECOR https://jacquelinesecorart.com/

18 Le champ de bites, Marie Morel, 2015. © MARIE MOREL https://www.galeriebeatricesoulie.com/marie-morel

19 Right Before, détail, Sophia Narrett, 2017-2018. Fil à broder, tissu, aluminium, acrylique, environ 208 cm x 66 cm. © SOPHIA NARRETT http://www.sophianarrett.com/certain-magic

20 Kirsten Dunst dans Melancholia, un film de Lars von Trier. ZENTROPA / D. R. https://www.numero.com/fr/cinema/kirsten-dunst-interview-culte-lars-van-trier-melancholia-james-franco-festival-de-cannes-spiderman-marie-antoinette-virgin-suicides

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Pour citer cet article

Référence papier

Camille KOSKAS, « L’érotisme végétal au féminin »Terrain, 75 | 2021, 144-161.

Référence électronique

Camille KOSKAS, « L’érotisme végétal au féminin »Terrain [En ligne], 75 | 2021, mis en ligne le 09 octobre 2021, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/22339 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.22339

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Auteur

Camille KOSKAS

Camille Koskas, professeure agrégée de lettres modernes et docteure en littérature française de Sorbonne Université, est l’auteure d’une thèse intitulée « Jean Paulhan après la guerre. Reconstruire la littérature ». Elle a codirigé avec Amélie Auzoux un colloque portant sur « Érotisme et frontières dans la littérature française du xxe siècle » dont les actes sont parus chez Classiques Garnier.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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