Crash
Résumé
Les crashs d’avions génèrent une masse considérable de données techniques, d’analyses spécialisées, de rapports d’enquête, toute une bureaucratie qui est à la mesure de la puissance de perturbation de l’événement. Éléonore Roques a examiné notamment les rapports du Bureau des enquêtes et des analyses (BEA) et de l’Agence nationale de l’aviation civile et de la météorologie (ANACM). Elle montre que plus l’énigme est intense, plus les rapports et les enquêtes se multiplient dans une véritable tentative d’épuisement des possibilités. Cette « bureaucratie du crash », comme elle la nomme, fait resurgir l’activité d’une foule d’agents ignorés, de forces et de facteurs invisibles qui vont bien au-delà des derniers gestes du pilote, de la boîte noire ou des dernières perturbations vécues par l’appareil. Tout élément présent dans l’environnement technique, humain, météorologique, peut devenir, à un moment, un autre « agent trouble » et nécessite un travail fastidieux de cartographie et une enquête scrupuleuse. Quand ? On s’enferme dans une boîte en suspens dans l’air, tout élément devient actif, dynamique, potentiellement cause ou effet. On sous-estime généralement que le soleil, les nuages, le vent, la gravité, ont un fonctionnement propre au même titre qu’un moteur à réaction, l’aileron d’un avion ou le siège d’un passager. Ce n’est que lorsqu’il y a crise ou crash que l’on va s’intéresser à la répartition des forces en présence, à leur contribution sous l’angle de leur fonctionnement et à la possibilité que surgissent des événements incompréhensibles ou qui dépassent nos capacités de codage. C’est ce problème des limites de nos facultés à coder l’inattendu ou l’imprévu qu’Éléonore Roques et Nelson Jacomin ont cherché à interroger en mimant le crash du rapport lui-même (ou du processus d’enquête) : le rapport, entre leurs mains, passe à travers plusieurs couches de codage/lissage et se perd ensuite dans une sorte d’infini informatique, constitué d’une seule ligne de code qui se répète à l’infini. Le crash ici n’est donc pas celui d’un avion, mais celui de la technicité qui fait face soudain à son angle mort, à ce qu’elle ne peut embrasser, appréhender, réguler ou coder.
Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
Texte intégral
Rapport final. Accident survenu le 1er juin 2009 à l’Airbus A330-203 immatriculé F-GZCP exploité par Air France vol AF 447 Rio de Janeiro-Paris, BEA, 2012, p. 11.
1Le point de départ : l’impact, le crash. C’est ici que tout commence. C’est le premier élément visible, le premier indice d’un accident aérien. Immédiatement après, une enquête de sécurité est mise en place. Dès lors, la récolte des données débute. Synonyme de désordre, de rupture, de chaos, l’accident produit une surabondance de données et d’informations que les enquêteurs se doivent de récolter afin de comprendre « ce qui s’est passé ». C’est à ce moment-là que la scène — lieu où se déroule l’action de l’accident — est rassem-blée. La collecte des données et le rassemblement de la scène sont simultanés et dépendants l’un de l’autre. La scène est l’espace de travail des enquêteurs, espace où toute leur attention est dirigée, où toutes leurs actions sont concentrées. L’accident a pu s’inscrire sur une multitude de supports, de toutes sortes et de toutes formes, supports sur lesquels l’enquête doit s’appuyer : épave, fuselage, sièges, moteurs, trains d’atterrissage, ailes, lamelles métalliques, alarmes, instruments de bord, réservoirs, cabine de pilotage, cellule, dérive, voilure, radôme, porte-bagages, empennage, équipages, formation et entraînement des pilotes, masse, centrage, cartes d’atterrissage, témoignages, notices de vol, procédures d’urgence, enregistreurs de vol, paramètres de vol, vitesse, altitude, assiette, transcriptions des communications, trajectoires de vol, documents de maintenance, manuels de vol, dossiers météorologiques, cumulonimbus, neige, vent, températures, orages, givrages, etc. Débris d’aéronef, débris d’un événement passé, la scène regorge de données, d’informations, d’entités, d’indices que les enquêteurs amassent, inventorient, mobilisant leurs connaissances d’expert afin d’identifier la mécanique de l’accident et de désigner les agents troubles.
2Par ailleurs, la scène est aussi une brèche, où plusieurs temporalités coexistent. C’est un espace liminaire reliant le passé (temps de l’accident) et le présent (temps de l’enquête). De ce fait, par la récolte des données les enquêteurs sont capables de figer ce monde passé. C’est à partir de cet espace, ce plan de travail, que les enquêteurs parviendront à remonter la séquence accidentelle — c’est-à-dire l’enchaînement d’événements particuliers (de ruptures) dont la coordination a mené à l’accident. Derrière le chaos de la zone d’impact, le chaos qu’a produit l’accident, se dresse l’enchaînement des événements. Entre visible et invisible, passé et présent, monde de l’accident et monde de l’enquête, la scène est l’intermédiaire.
3Dans le but de remontrer cette chaîne, les enquêteurs doivent mettre de l’ordre dans la scène, instaurer des hiérarchies, des perspectives. Ils interrogent les entités de la scène, ils les font parler pour leur permettre de révéler les informations qu’elles contiennent. Différentes méthodes sont employées : l’extraction de données, la fragmentation, l’examen, découvrant des indices, des traces. Les enquêteurs se lancent à la recherche de l’anomalie, indicateur de dysfonctionnements, de problèmes, d’erreurs. C’est elle qui indique la rupture d’intelligibilité.
4À mesure de l’avancée de l’enquête, ils interprètent des indices. Des pistes et des hypothèses sont énoncées guidant la direction, modelant la scène. En testant ces dernières, des portes se ferment petit à petit, et petit à petit, les faits deviennent plus clairs. Dans l’ensemble, cette phase d’analyse est mue par des méthodes d’investigation particulières mises en œuvre dans le domaine de l’aéronautique et relevant de la gestion des risques. Les enquêteurs élaguent pas à pas, réfutent les hypothèses, écartent des données pour à la fin ne garder que les causes (probables) de l’accident. Un tri fulgurant est effectué parmi cette multitude, quasi abyssale, de données. À partir des traces relevées, des lectures de la scène, des interrogations des entités, de l’interprétation des indices, l’accident peut être reconstitué. À mesure de la superposition de strates d’informations et de strates d’enquête, il devient possible de figurer les événements de l’accident, leurs liens, leurs dynamiques. Le chaos disparaît petit à petit pour laisser place à l’ordre. Une hiérarchie s’instaure entre les éléments que les enquêteurs ont observés.
5La scène est comme un pont entre le passé et le présent, brèche temporelle où des entités incarnent ce temps passé. De ce fait, celles-ci conservent les « secrets » du passé, emportés dans un temps révolu dont elles seules sont témoins. L’enquête rend visible ces entités, les révèlent, les soulignent. Lorsque la commission interroge ces entités et lorsqu’elle travaille sur la scène de manière globale, les interactions qui se créent ne sont jamais circonscrites au présent. Ces entités détiennent des données issues d’un temps passé qu’elles rendent présentes ici et maintenant, qu’elles mettent à la disposition des enquêteurs par le biais de l’interrogation, de la prise de parole et du récit. La scène, espace de travail permettant la reconstitution, est comme un portail temporel où plusieurs temporalités s’accordent. En effet, par ses modelages et ses mouvements, l’enquêteur fait surgir ce qui s’apparente à un agent trouble, responsable de l’accident.
6Ainsi, au cours de l’enquête, les entités, peu à peu, se meuvent. Un Nouveau Monde se construit sous les yeux des enquêteurs, avec ses propres acteurs, ses mouvements, ses dynamiques, voire ses cosmologies. Un autre monde où des entités, agents pourvus de visages, sont en capacité de délivrer des messages, de prendre la parole. Lorsque le travail sur les données récoltées est terminé, les rôles sont attribués, l’agent trouble est désigné, chaque entité est requalifiée. La scène a été mise en ordre, ses éléments ont été hiérarchisés, une perspective a été établie, il n’y a plus de chaos. Agents dans le monde d’avant, les entités sont visagéifiées et deviennent des supports de signes dans le monde de l’enquête. Cette forme d’agentivité est adressée rétrospectivement. C’est à ce moment que se dessine la vérité technique. Utilisant des méthodes scientifiques rigoureuses et protocolaires, les enquêteurs tendent vers une objectivité scientifique. Par ce biais, leurs conclusions sont acceptées comme étant vraies et au plus proche de la réalité de l’accident.
7Processus noueux, les phases de l’enquête ne sont pas strictement linéaires, ni strictement divisées. Au contraire, elles s’entremêlent, d’avant en arrière, les enquêteurs font des allers-retours. Ils naviguent aussi entre différentes temporalités, navigation autorisée par la scène. C’est de cette manière que les enquêteurs font sens de l’accident, par le rassemblement d’une scène, qu’ils mettent en ordre, modèlent, pour parvenir à ne garder au premier plan — au-devant de la scène — que les causes de l’accident. Par la scène, ils parviennent à reconstituer le monde passé de l’accident, monde invisible et révolu et comprennent « ce qui s’est passé », améliorant ainsi la sécurité aérienne. La bureaucratie du crash, par le truchement de la scène et donc de l’accumulation de données infinies, révèle et souligne des entités invisibles et jusque-là insoupçonnées.
Table des illustrations
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Éléonore ROQUES et Nelson JACOMIN, « Crash », Terrain, Hors-série | 2021, 190-199.
Référence électronique
Éléonore ROQUES et Nelson JACOMIN, « Crash », Terrain [En ligne], Hors-série | 2021, mis en ligne le 26 septembre 2021, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/21935 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.21935
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