Dora Jeridi
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1« Dans au moins sept troupeaux consécutifs d’un bâtiment contrôlés ultérieurement, le taux de mortalité journalier cumulé est inférieur à 1 % + 0,06 % multipliés par l’âge d’abattage du troupeau exprimé en jours. »
2Telle est la formule du paragraphe c de l’annexe V de la Directive 2007/43/CE du Conseil du 28 juin 2007 fixant des règles minimales relatives à la protection des poulets destinés à la production de viande (Directive 2007).
3La formule établit le seuil de mortalité qu’un éleveur de l’Union européenne ne doit pas dépasser pour être autorisé à augmenter sa « densité d’élevage » à 42 kg de poids vif/m2, ce qui représente environ 20 poulets/m2. Le seuil maximum est normalement de 33 kg/m2 par « troupeau » dans une exploitation qui répond à des exigences de satiété, de ventilation, de niveau sonore, de luminosité, de mise à mort des oiseaux souffrant de malformations ou de lésions, parfois dues au cannibalisme (Directive 2007, annexe I : 24-25).
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4Par dérogation, il est possible d’augmenter la densité de peuplement à 39 kg/m2 si l’exploitation présente un système de ventilation et de chauffage qui permet de ne pas dépasser certaines concentrations d’ammoniac et de dioxyde de carbone, une certaine température (33 ° C), un certain taux d’humidité dans les poulaillers (annexe II). Par une seconde dérogation, les États membres peuvent autoriser une augmentation jusqu’à 42 kg/m2, si l’élevage remplit trois critères additionnels dont un taux de mortalité inférieur au résultat de la formule dans sept troupeaux consécutifs, soit environ un an en considérant 40 jours de croissance par troupeau et 15 jours de vide sanitaire entre chaque troupeau.
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- 2 En France, Arrêté du 28 juin 2010 établissant les normes minimales relatives à la protection des p (...)
5La structuration de la directive – dont l’article 3 « Exigences » présente les trois seuils de densité (33, 39 et 42 kg/m2) – est tout à fait classique. Sa lecture est compliquée par la combinaison, après dix-sept paragraphes préambulaires, d’une série de « Définitions » (article 2) de termes et de syntagmes qui dépassent l’information factuelle ; de quatorze « Articles » succincts ou génériques dont l’information principale se trouve répartie dans cinq « Annexes » invoquant des « clauses » mentionnées dans les « Articles », ce qui nécessite des allers-retours constants. Ce labyrinthe, au moins de lecture, se retrouve transposé, avec d’éventuels aménagements, dans le droit national de chaque pays membre de l’Union2.
6Une densité de 42 kg/m2 équivaut à 17 à 28 poulets par mètre carré, en considérant leur poids final de 1,5 à 2,5 kg environ, avant le départ à l’abattoir. Les défenseurs de la cause animale traduisent cette densité par l’image de la page A4. Pour vivre, chaque animal dispose de moins d’une page A4, à multiplier par 10 000 ou 30 000 individus par poulailler. Un « bon éleveur » est donc quelqu’un qui est en droit d’élever plus d’animaux sur une même surface ou, pour le dire de manière moins irénique, qui est autorisé à dégrader davantage encore leurs conditions de vie.
- 3 La Directive de 2007 s’appuie sur Welfare 2000.
7Le bon sens notera la contradiction d’une disposition légale chargée d’assurer la protection des poulets, où le mot « bien-être » revient à 33 reprises (« y compris en ce qui concerne les méthodes de mise à mort »), mais où deux problèmes sont explicitement reconnus élevée [qui] ne permet pas d’assurer aux animaux un niveau de bien-être et de santé satisfaisant » (Directive 2007, préambule, § 43).
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8Établir la protection des individus sur un taux de mortalité, c’est reconnaître la mort comme variable systémique. La mort n’est pas à éviter, elle est à contenir, elle est légale et placée sur une échelle de mesure sanitaire. Le bien-être devient un rapport d’équivalence admissible entre le nombre de morts et le nombre de restés-en-vie : « les effets négatifs dus à de fortes densités d’élevage » et « la vitesse de croissance stress sur la qualité nutritionnelle et gustative de la viande de cochon afin de déterminer le meilleur moment d’abattage : pas trop vite après les émotions de la descente du camion et de l’aiguillon électrique, pas trop tard non plus parce qu’« ils sentent la mort » (Oliveira et al. 2018 ; Hemsworth et al. 2002).
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9L’Indice de consommation ou IC (« ratio qui mesure la conversion de la quantité d’aliment consommé en poids vif corporel ») est un exemplum de l’esprit zootechnique. En lisant une « Tech Note » de la société ROSS, on comprend que la prophylaxie sanitaire des poulets vise uniquement à « optimiser [leurs] performances » : des maladies comme l’entérite nécrotique ou la dysbactériose « entraînent une dégradation de l’IC » et « les poulets morts [principalement victimes du syndrome de mort subite] ont consommé beaucoup d’aliment » pour rien (Optimisation ROSS : 1). « Le syndrome de malabsorption aura […] un impact sur la marge financière… » L’IC à atteindre est celui annoncé par la marque : 1,578 à 35 jours pour la souche ROSS PM3 en Tout-venant (donc 1,5 kg d’alimentation pour « produire » 1 kg de poids vif). Ce qui représente, autour du 42e jour, un « gain de poids quotidien » de 100 grammes (ROSS 2012 : 4-9).
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10La conduite des vivants est indexée au rendement dont témoignent les mots « démarrage », « finition », « cycles » ou « réformés ». Michel Foucault (1997) faisait du libéralisme le cadre du biopouvoir. La santé et les conditions de vie d’une population comptent dans la mesure où elles altèrent sa rentabilité. Le pouvoir de type souverain portait sur des sujets pouvant être condamnés à mort (« pouvoir de faire mourir et laisser vivre »), tandis que le biopouvoir est le « pouvoir de faire vivre et laisser mourir » des individus considérés en tant qu’espèce. Foucault fait remonter l’exercice de ce pouvoir à ce qu’il appelle le pouvoir « pastoral », celui du berger envers le « troupeau des fidèles ». Il ne traite jamais des animaux, mais la gestion des cheptels est une préoccupation majeure de ce type de pouvoir, car les animaux domestiques étant à la fois nourriture et force de travail, les épizooties et les zoonoses affectent directement la productivité de la population. Le développement de la police sanitaire du bétail au début du xviiie siècle et des sciences productivistes à partir des années 1770 fait sans doute de l’élevage le lieu historique d’un gouvernement des vivants et sa forme la plus aboutie aujourd’hui (Bartholeyns 2021).
11La directive de 2007 sur la « protection des poulets » apparaît donc moins comme un contre-pouvoir, visant à limiter les dangers ou les dégâts de l’élevage industriel, que comme le prolongement du pouvoir sur les vivants par la prévention du risque, l’établissement de seuils et la transformation de la valeur de la vie en valeur économique où le bien-être n’est pas un horizon contradictoire mais l’euphémisation d’un processus de type concentrationnaire et totalitaire. C’est du moins en ces termes que l’éthique animale décrit ce genre d’élevages. Notre formule « 1 % + 0,06 % multipliés par l’âge d’abattage exprimé en jours » est, de fait, un parfait artefact biopolitique puisqu’elle quantifie le « laisser mourir » à partir d’un « faire vivre » décisoire.
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12La formule semble compliquée, mais sa pratique est simplissime. Chaque éleveur connaît ses paramètres : le nombre de poussins de départ et le nombre de jours pour atteindre le poids d’abattage voulu, qu’il fasse des petits poulets à rôtir classe A de « belle apparence », finis en 30 jours, ou des gros poulets de 42 jours destinés à la découpe, dont l’apparence n’est plus un critère commercial. S’il constate 200 décès en bout de course, sur un cheptel de 10 000 poussins, son taux de mortalité est de 2 %. Le seuil légal de 1 % + 0,06 % multipliés par 40 jours, par exemple, représente pour lui 3,4 % de perte autorisée ; pour 32 jours, ce sera 2,92 %.
13Au-delà du chiffre qu’il a identifié pour son exploitation, l’éleveur doit redescendre à 39 kg/m2. Il n’est alors plus soumis à aucun taux de mortalité : le nombre de morts ne compte plus. Ce taux de mortalité maximum, que l’on perçoit comme décisif, ne vaut en réalité que pour une différence de 3 kg/m2, soit 1,5 poulet en moins par m2, ou 1 500 poulets sur 20 000 poulets dans un local de 1000 m2 (100 m sur 10). Si un nombre anormalement élevé d’« animaux finis » présentent des ascites, des dermatites ou des complexions tératologiques en arrivant à l’abattoir, l’élevage sera évidemment signalé et inspecté à terme. Toutefois, il sera toujours plus avantageux de mettre plus d’animaux dans un même espace car « le bénéfice net augmente linéairement avec la densité de peuplement » (Rapport 2000 : 64). Le gain final est toujours supérieur à la perte unitaire occasionnée.
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14Le passage de 39 à 42 kg/m2 est portion congrue. D’autant qu’une technique relativise les seuils de densité maximum. Vers la fin du cycle, on procède à un « desserrage ». Les poulets qui ont grandi plus vite que les autres (généralement les mâles) sont emmenés, ce qui permet de faire revenir la densité sous la limite. Autrement dit, il n’y a pas de rapport strict entre la densité et le nombre d’individus. Une autre technique de gestion de la limite de la densité poids-surface consiste à plonger les poulets dans l’obscurité. La lumière est un accélérateur de croissance, l’obscurité un frein. Suivant l’éclairage phasé recommandé, après avoir exposé les poussins à 23 heures de lumière sur 24 (avec cinq ou six moments d’obscurité de 10 minutes) pour stimuler l’alimentation, l’horloge est fractionnée en 1h de jour suivie de 3 heures de nuit, en boucle, et pour l’engraissement de finition le jour artificiel dure 24 heures jusqu’au départ pour l’abattoir qui a lieu généralement de nuit et dans le noir pour éviter les mouvements de panique au cours desquels les oiseaux montent les uns sur les autres et suffoquent par milliers. La lumière de la rentabilité fait place à une obscurité de prudence et de ruse. On ne peut s’empêcher de penser que le libéralisme biopolitique a réussi ici plus vite que partout ailleurs en matière de capitalisation de l’activité sur le sommeil, de l’éveil sur l’obscurité essentielle (Crary 2013 ; Challéat 2019).
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15Certains éleveurs se plaignent que leurs poulets « vont trop vite », ils sont obligés de les laisser dans la pénombre pour les faire « ralentir ». C’est peu dire : dans les années 1920, un poulet atteint 1,5 kg en 120 jours ; en 2000, il atteint ce poids en moins de 35 jours (Albers 1998). Il suffit de doser la lumière pour arriver au bon poids au bon moment, et en cas d’agression collective (de picage), il est recommandé de remplacer la lumière par des lampes rouges pour faire disparaître la couleur du sang des individus déjà blessés.
16La logique mathématique de la formule permet de perdre quasiment tout le cheptel si les animaux sont conservés au-delà du temps prévu. C’est pourquoi on peut penser que la formule est une théorisation de la pratique, alors qu’elle est censée la définir.
17Mettons en effet 10 000 poulets dans un hangar pendant 40 jours, soit un taux de mortalité autorisé de 3,4 %. 340 morts, ce n’est pas tant que cela, mais un poulailler peut contenir jusqu’à 30 000 poulets et les mégafermes peuvent aligner dix poulaillers ou plus : sur 300 000, cela représente 10 200 oiseaux. Ajoutons-y le temps. À 40 jours, les poulets sont encore des juvéniles, il faut environ 16 semaines pour qu’un individu de l’espèce Gallus Gallus atteigne la maturité. À ce premier âge d’accomplissement d’une vie, 7,72 % de perte acceptée, ce n’est pas encore aberrant (112 jours × 0,06 % = 6,72 + 1 %).
18C’est un poulet sur 12 qui meurt selon la « nature » qu’est pour eux le hangar monitoré. Maintenant faisons-les vivre quatre ans (1 % + 0,06 % × 1 460 jours), on atteint 88,6 % de perte admise ; à cinq ans, 110 %, et une poule peut espérer vivre dix ans (voir schéma en page d’ouverture).
19Dans le monde scalaire de la Directive, les poulets n’ont aucune chance de dépasser les 4 ans et demi. Le 1 % de départ, ajouté au couple arithmétique 0,06 % × n jour, devient ridicule. On peut le dire avec un nonsense carrollien : une mortalité de 100 % est le taux à ne pas dépasser pour assurer le bien-être des poulets adultes dans un élevage de densité de 42 kg/m2 maximum. Ce sont bien des chimères zootechniques, des créatures programmées pour ne pas vivre une vie, des êtres thermodynamiques poussés jusqu’à une limite fixée en termes d’effondrement sanitaire.
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20D’où viennent ces 0,06 % et 1 % ? Comment cette formule a-t-elle été établie ? En élevage expérimental ? A-t-elle été déduite de l’observation d’élevages standards ? Si tel est le cas, la norme est une tautologie pratico-légale. Comment faire la lumière sur la genèse de cette formule entêtante ? On reprend contact avec les gens de métier et on espère une réponse écrasante de rationalité, une généalogie bureaucratique limpide. Hélas, rien de tel. Mais n’est-ce pas autrement plus engageant ? Les gens « aux faits » ne le sont pas. Les spécialistes sont dépassés par leur propre domaine. La raison pratique se dérobe et la voilà plénière dans la sorte d’immanence qu’est le droit établi. La difficulté de remonter à la source est significative du fonctionnement de l’établissement bureaucratique du droit communautaire. Rapprochons-nous-en au moins par des données subsidiaires.
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21L’exposé des motifs de la proposition de loi (Proposition 2005) fait état de consultations de représentants du secteur et d’organisations de défense des consommateurs, du bien-être animal et d’experts des États membres – autrement dit des consultations en situation d’intérêts antinomiques. Des groupes de travail se sont réunis et une « visite d’études » a été organisée en Suède, confirmant que les problèmes de bien-être animal « les plus sérieux » étaient les vitesses de croissance élevées, les fortes densités d’élevage, et les rations alimentaires réduites pour les poulets de reproduction.
22Les futurs reproducteurs doivent en effet être soumis à une privation alimentaire et lumineuse sévère pour réussir à atteindre l’âge de 18 semaines et copuler. Moins ils grandissent, plus ils ont de chance d’arriver à la puberté. Leur métabolisme ne les destine tout simplement pas à l’âge adulte. Peu importe l’état dans lequel ils s’exécutent : il leur est demandé de transmettre leurs gènes, pas leur corps. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre pourquoi la loi autorise ici l’amputation des phalanges d’attaque et des points de croissance des ergots, confirmant brillamment la nature chimérique de ces animaux d’élevage.
23Mais ce n’est pas tout. La collecte des avis d’experts, synthétisés dans le rapport scientifique Welfare 2000, pointe aussi le fait que les troubles métaboliques et comportementaux sont essentiellement dus à la sélection génétique des oiseaux (en amont) et à la forte densité d’élevage (en aval). Le principal indicateur pour déterminer les problèmes de bien-être est la comparaison du taux de mortalité habituel des poulets standards (1 % par semaine) avec celui des poulets à croissance lente de type Label rouge (0,25 % par semaine, abattus à 81 jours minimum) et celui des jeunes poules de races pondeuses (0,14 %) (Welfare 2000 : 24). C’est bien cela : si 1 % par semaine correspond aux observations moyennes, la formule présente un seuil relativement positif avec 3 % et quelques pour 4 semaines.
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24Le rapport scientifique le plus conséquent à ce jour, établi par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA/EFSA) (Jong et al. 2012), consacre de longs développements à la mortalité et la morbidité en lien avec la densité. Les auteurs d’un article paru dans Nature signalent des taux de mortalité allant de « 1,4 % à 14,7 % » dans les troupeaux commerciaux variant de 30 à 46 kg/m2 (Dawkins et al. 2004). « Fait intéressant » selon eux la densité de peuplement n’affecterait pas la mortalité de manière significative. Attention l’esprit zootechnique rode. Car 30 kg/m2 est déjà jugé comme une densité pathogène et morbide. En Suisse, la limite est fixée à 30 kg/m2. En Suède, la densité maximale de protection des poulets doit se situer entre 20 et 36 kg/m2. Le Farm Animal Welfare Council (1992) recommande de ne pas dépasser 34 kg/m2 (Welfare 2000 : 15 et Recommandation 1995).
25Les effets de la densité sur la mortalité semblent matière à débat, mais il est admis que la densité est corrélée à toute une série d’affections : pathologies des pattes et du jarret dues à l’humidité de la litière, complications du système respiratoire, transmission des infections, blessures occasionnées par les chevauchements, locomotion empêchée (une forte diminution de la capacité de marche est démontrée à une densité de 33 kg/m2). La mortalité ne serait-elle pas corrélée à ces affections ?
26Mes informateurs n’ont pas pu m’indiquer l’origine des 0,06 % et 1 % de la formule du taux de mortalité. Étant donné l’absence de données aisément identifiables, ils pensent que ces valeurs résultent de négociations entre États membres et me signalent, en manière d’aveu sur la haute technicité atteinte dans ce domaine, un rapport de l’EFSA (2013) consacré à l’élaboration d’un système de collecte de données sur les indicateurs de bien-être des poulets de chair qui leur « passe au-dessus de la tête », à l’exemple de cet échantillon en traduction littérale :
« La question de la Commission a été reformulée en termes statistiques comme une hypothèse nulle H0, indiquant que pour un état de bien-être donné/indicateur dans une population (i.e. y = occurrence de jarret brûlé), sa prévalence πy doit être inférieure ou égale au seuil préspécifié de 0,01 (1 %). H0 : πy £ 0,01 vs HA : πy > 0.n01. La formulation statistique du mandat serait donc d’évaluer/calculer le nombre de troupeaux et le nombre de poulets de chair/pieds par troupeau nécessaire pour estimer la prévalence des conditions de bien-être indiquées dans le projet de la Commission avec un certain niveau de précision… » (EFSA 2013 : 13).
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27Cette littérature témoigne du hiatus qui existe entre la raison technocratique et la vie des animaux et des agriculteurs aux prises avec des boîtes de Petri toujours susceptibles de révéler des colonies d’agents infectieux et qui imposeront un abattage dit administratif de leurs troupeaux.
28L’exposé du projet de loi rappelle que le secteur avicole européen est l’un des plus intensifs (environ 6,5 milliards de poulets par an en 2014) et que les divergences nationales entraînent « des distorsions de concurrence » et entravent « le bon fonctionnement du marché » (Proposition 2005 : 3). Les représentants des producteurs ont ainsi salué l’idée d’une harmonisation de la production au titre du bien-être animal, « pour autant que celle-ci réponde à une approche réaliste et progressive » (ibid. : 4).
29Dans la proposition de loi, le taux de mortalité n’était pas le seul critère à être chiffré, le pourcentage des dermatites de la pelote plantaire l’était aussi (Proposition 2005, annexe IV : 26-27). Ce critère a disparu de la Directive. Les préconisations originelles indiquaient pourtant de ne pas dépasser « 50 points » : à l’abattoir, le vétérinaire devait contrôler une patte de chaque oiseau abattu et classer le résultat entre un groupe 0 (pas de lésion), 1 (lésions mineures) et 2 (lésions graves). Le nombre de pattes du groupe 0 n’est pas considéré dans le comptage, celui du groupe 1 est multiplié par 0,5 et celui du groupe 2 par 2, puis « le total est divisé en fonction de la taille de l’échantillon, et multiplié par 100 ». La limite de 50 points représente donc, par exemple, 2 500 oiseaux grièvement atteints (groupe 2) dans un lot de 10 000, soit 25 % (2 500 × 2 : 10 000 × 100 = 50).
30Ce critère n’a sans doute pas été jugé assez « réaliste », si l’on en croit des études reconnues montrant qu’à une densité de 20 poulets/m2, 100 % d’entre eux sont atteints de pododermatites dès l’âge de 6 semaines (Martrenchar et al. 1997).
31Mais ne passons pas à côté des choses simples ! Le même genre d’absurdité mathématique se présente encore, sauf qu’ici l’extrapolation n’est même pas nécessaire. Effectivement, la règle admet que 100 % des oiseaux soit atteints de dermatite. Si tous les poulets présentent des lésions dites mineures, le calcul de la formule est le suivant : 10 000 poulets × 0,5 : 10 000 × 100 = 50. Ce serait donc au vétérinaire de distinguer les « lésions mineures » des « lésions graves ». Entre la proposition et le texte final de la Directive (annexe III), il semble que l’on ait décidé qu’il était préférable – plus « réaliste et progressif » – de laisser cette évaluation à l’entière discrétion du vétérinaire procédant à l’inspection post-mortem des animaux pour détecter des taux « anormaux » d’autres affections.
32Les Rapports (2017, 2018) sur l’application de la Directive sont sans appel. Mot magique de la concertation sociale, le bien-être ne concerne pas, comme on s’y attend, les émotions négatives et les souffrances existentielles ; il est réduit à la santé voire au sanitaire. « Pour pouvoir être utile dans le cadre d’un programme de surveillance, un indicateur de bien-être doit être clairement défini mesurable dans la pratique et de nature à éclairer la prise de décision concernant l’acceptabilité de certaines conditions dans les exploitations. Le taux de mortalité journalier cumulé, défini dans la directive pour les élevages appliquant les densités d’élevage les plus élevées, répond à ces critères », et c’est manifestement le seul (Rapport 2018 : 6-7).
33La contradiction entre le but protecteur de la Directive 2007/43/CE et sa formulation éclate avec le refus de cinq États membres – l’Autriche, le Danemark, l’Allemagne, la Suède et le Royaume-Uni – de faire usage de tout ou partie des dérogations en matière de densité. Et pourquoi donc ? Le rapport de 2018 (4) explique que « leur décision se fondait sur des éléments scientifiques montrant que des densités d’élevage supérieures pouvaient compromettre le bien-être ».
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Remerciements
34Je remercie Bruno Cardinal, conseiller scientifique vétérinaire à la Direction générale opérationnelle Agriculture, ressources naturelles et environnement (Service public de Wallonie, Belgique), et indirectement Virginie Michel, coordinatrice Bien- être animal à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, et directrice du Centre européen de référence sur le bien-être des volailles et autres petits animaux d’élevage. L’idée de ce texte m’a été fournie par l’épreuve d’un terrain mené du ministère aux exploitations agricoles belges pour écrire le roman Deux kilos deux (J.-C. Lattès, 2019). Le propos et les illustrations n’expriment que l’opinion et l’humour douloureux des auteurs.