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Introduction

Le sublime bureaucratique

Emmanuel Grimaud et Anthony STAVRIANAKIS
p. 06-21

Texte intégral

IntroductionAfficher l’image
Crédits : SALVADOR DALÍ, FUNDACIÓ GALA-SALVADOR DALI / ADAGP, PARIS (2021)

« On appelle sublime ce qui est absolument grand, et en comparaison de quoi tout le reste est petit. »
Emmanuel Kant, Critique du jugement, 1790.

  • 1 De toute évidence, la littérature est énorme. Voir, entre autres, sur les technologies de l’adminis (...)

1Qu’y a-t-il de commun entre l’élevage de poulets, la gestion des forêts, les flux financiers, l’université, la recherche, l’activité neuronale des patients comateux, les crashs d’avions, le FMI et les grands temples chinois ? A priori ces domaines comportent des différences essentielles. Un poulet n’est pas un arbre, un arbre n’est pas un patient comateux même si on parle à son propos d’état végétatif, la recherche française est peut-être comparable pour certains à un avion au bord du crash, mais le FMI n’est pas un temple, et les vœux déposés par les pèlerins dans les grands temples chinois sont bien plus variés que les souhaits d’affectation que l’on demande aux titulaires français du baccalauréat de déposer sur l’application numérique Parcoursup. Et pourtant, tous ces domaines font l’objet de technologies administratives qui les ont rendus étrangement comparables. Des logiques identiques interviennent ainsi dans un large éventail de décors et de contextes, s’appliquent à une diversité inimaginable de matières et d’objets, poussant les limites de la rationalité formelle et calculative, de l’expertise et de la règle de l’expert, à un point jamais atteint1. Les problèmes d’administration ne sont pas nouveaux et datent de la plus haute antiquité, bien avant qu’on réalise que traiter et contrôler des humains, des poulets, des neurones ou des avions pouvait se faire avec des modèles partageant des caractéristiques communes improbables. De nombreux travaux ont démontré l’ancienneté et l’immensité des problèmes à résoudre auxquelles se sont heurtées les rationalités administratives d’ici et d’ailleurs, à partir de configurations culturelles, sociales et politiques aussi variées que celles de l’âge du bronze, la Mésopotamie ou la Chine (Oppenheim 1959 ; Robson 1999 ; Postgate 2013 ; McMullen 2018 ; Cole 2020). Mais personne ne semble avoir pointé, malgré la diversité des solutions créatives imaginées (appareils, techniques, formules, etc.) et l’hétérogénéité des champs administrés, l’existence et la permanence paradoxale de cette force d’attraction et de répulsion) mystérieuse qui fait l’objet de ce hors-série et que nous avons choisi de nommer le sublime bureaucratique.

  • 2 Sur les technologies de capture administrative, voir la critique de Mises, Laffont & Tirole 1993, p (...)
  • 3 Quelques rares travaux cependant explorent ce problème, notamment Vine & Carey 2017 ; Hull 2012.

2Entre la nécessité pour les bureaucraties d’administrer les êtres et les choses à des échelles intersidérales et les évolutions propres au capitalisme, de drôles d’alchimies s’opèrent aujourd’hui, d’étranges formules sont apparues, des alliages ô com- bien suprêmes. Pour le saisir, on ne peut plus vraiment s’appuyer sur le vocabulaire sociologique hérité des huit premières décennies du xxe siècle (Albrow 1970 ; Allison & Halperin 1972 ; Mann 1984, 1986 ; Silberman 1993). Nombreux ont été les chercheurs à constater par exemple que les technologies de gouvernement du « libéralisme avancé », bien identifiées par Nikolas Rose (1993), s’efforcent de gouverner à travers des choix individualisés et le calcul. On ne s’étendra pas sur les débats interminables qui traitent du rapport entre État et libéralisme, de ce que le néolibéralisme contient de vraiment « néo » (Collier 2012, 2017), ou encore de ce que signifie pour une administration gouvernementale d’être une force active dans la création et le maintien des marchés et de leurs mécanismes (Foucault 2004). Ce hors-série ne cherche pas à redresser les limites ou les lacunes de la base conceptuelle sociologique disponible, ni d’ailleurs à résoudre des problèmes techniques spécifiques à la science administrative bureaucratique2. Notre objectif est ailleurs : il s’agit d’effleurer la dimension esthétique négligée3 que constitue le « sublime bureaucratique ».

3Ce dernier ne relève pas de la dénonciation utopique (Koselleck 1959), il n’est pas pour autant (ou pas encore à nos yeux) un concept prétendant servir une analyse réaliste des technologies administratives comme celle que proposent Hill & Hupe (2014), Lipsky (1980) ou encore Weller (2018). Il est plutôt un horizon qui ne dit jamais son nom, un indicible qui pourtant oriente le devenir de ces technologies et qui, une fois reconnu comme force motrice, nous oblige à tenter d’autres chemins que celui de la seule enquête, à opérer d’autres gestes que le simple rapport d’analyse, afin de saisir le travail affectif et imaginaire qui se produit — et qui peut être curieusement favorisé — au contact de ces formes organisationnelles si centrales à la modernité.

LES TROIS SENS DU SUBLIME BUREAUCRATIQUE

4Le sublime bureaucratique peut être entendu dans trois acceptions. Il renvoie tout d’abord à l’acte de sublimation de la bureaucratie, accompli par nos contributeurs : un geste associant texte et graphisme qui vise à appréhender le moment où les formes bureaucratiques plient réellement à leurs souhaits ceux qu’elles administrent, tout en questionnant les capacités imaginatives dont nous disposons pour saisir ces structures organisationnelles avec lesquelles nous sommes à la fois dans un rapport de coopération et de confrontation.

5Deuxièmement, le sublime bureaucratique renvoie à la puissance affective au sens de Burke (1757) puis de Kant (1790), à savoir la capacité d’attache — ment, de séduction ou d’attraction que les formes bureaucratiques exercent sur ceux qui sont en contact permanent avec elles. C’est l’enthousiasme que le bureaucrate éprouve pour son travail — l’enthousiasme, nous dit Kant, est l’idée du bien accompagné d’un affect particulier (1846 [1790] : 187) —, ou bien « l’état encore supérieur » de « ne pas avoir d’affect » (phlegma in significatu bono), permettant un état durable d’« admiration » (ibid .: 188).

6Pour ceux qui se situent de l’autre côté du guichet (ou aujourd’hui, bien souvent, de l’écran), la dimension affective du sublime prend le plus souvent la forme mitigée d’un mélange de pitié, de terreur, d’émerveillement et de dégoût quand il s’agit de recevoir des instructions formelles, ou de faire le travail considérable d’imagination pour interpréter, selon l’idée qu’on s’en fait, ce qu’on suppose être le discours raisonné derrière la demande bureaucratique ou technocratique (Graeber 2012). Déni ? Peut-être. Projection, complicité, ou simple vœu pieux ? C’est justement cette complicité que les artistes de ce hors-série se sont amusés à détourner vers de nouvelles fins.

  • 4 Le sublime mathématique correspond chez Kant (1846 [1790] : 143) au sentiment que nous éprouvons lo (...)
  • 5 « La nature considérée dans le jugement esthétique comme une puissance qui n’a aucun empire sur nou (...)

7Le sublime bureaucratique frappe bien évidemment par sa similarité avec le sublime transcendantal kantien, mais il emprunte aussi certains de ses traits aux réflexions récentes de la théoricienne littéraire Sianne Ngai dont le terme « stublimité » (stuplimity) mêle dans un unique néologisme le sublime et le stupide (Ngai 2009 : 248-297). Ngai cherche à saisir « l’ennui qui s’entremêle aux expériences contemporaines d’émerveillement esthétique » (ibid. : 271) et notamment l’expérience qui consiste à prendre douloureusement conscience de son impuissance face à des formes d’une ampleur infinie (le sublime mathématique de Kant4) ou d’une puissance terrifiante (le sublime dynamique de Kant5). Le sublime bureaucratique mêle inévitablement les deux, et toute expérience de rencontre avec le pouvoir d’une forme organisationnelle peut nous plonger dans la stupeur de la « stublimité ».

8Enfin, le sublime bureaucratique peut être entendu dans une troisième acception. Les bureaucraties, malgré leur inertie apparente, n’ont jamais cessé de faire leur révolution. Les historiens ont par exemple distingué les bureaucraties « célestes » des bureaucraties « terrestres », deux formes historiques modèles de la bureaucratie. Et s’il en existe certainement d’autres, on peut faire l’hypothèse d’une forme que l’on pourrait qualifier de « sublime » voire de subliminale. Dans Le règne et la gloire (2008), Giorgio Agamben nous dit que « bien avant que le vocabulaire de l’administration et du gouvernement civil ait commencé à être élaboré et fixé, il avait été l’objet d’une solide construction dans la sphère de l’angélologie » (Agamben 2008 : 242). Les anges du ciel s’échangent leurs propriétés avec les « fonctionnaires de la terre qui acquièrent à leur tour des fonctions angéliques et deviennent, comme les anges, capables de purifier, d’illuminer, de perfectionner » (ibid.). Les formes célestes de bureaucratie n’ont en réalité pas précédé, tels des fantasmes suspendus dans l’éther, le développement des formes terrestres de bureaucratie. Elles se sont bien souvent imbriquées l’une à l’autre, à l’époque antique puis médiévale, dans des alliages variés à dimension cosmique. Même si ces formes antérieures ont forcément eu leurs moments, leurs figures, leurs procédures et leurs affects sublimes au sens de Kant, l’identification d’un troisième stade « subliminal » de bureaucratie, qui en constituerait l’apothéose, est un enjeu historique auquel cette introduction souhaite contribuer en toute modestie, sans autre prétention que de susciter des débats futurs : en effet la participation à grande échelle, l’intériorisation massive de ces règles, leur refonte sous forme d’algorithmes et la limitation de l’interaction humaine au strict minimum, font partie des ingrédients grâce auxquels la bureaucratie se banalise, s’immisçant dans les moindres interstices de la vie collective au point de prétendre à l’existence subliminale. Le sublime bureaucratique cherche à opérer ainsi, comme nous le verrons plus loin, une curieuse opération de transmutation, au-delà du « céleste » et du « terrestre ».

DU SUBLIME AU MILIEU DU DÉSERT

9Le sublime bureaucratique égratigne deux extravagances de l’imagination utopique : la première est la technocratie dont on oublie souvent qu’elle est à l’origine une utopie anticapitaliste au sens strict. Mouvement social apolitique né aux États-Unis dans les années 1930, conçu par un groupe d’ingénieurs de la côte Est, la Technocratie promouvait l’idée d’une administration enfin gouvernée par des techniciens et visait à remplacer le système des prix, après la crise de 1929, par un système rationalisé de production et de distribution géré par des scientifiques et des ingénieurs. Une bureaucratie technologique en somme sans capitalisme. La seconde est la critique libérale classique de la bureaucratie, telle que l’exprime notamment Ludwig von Mises (2003) en s’appuyant sur deux arguments : premièrement, le problème de la bureaucratie serait son ingérence dans les marchés — ce qui suppose en réalité que les marchés pourraient s’autoréguler sans intervention extérieure. Deuxièmement, les bureaucraties se formeraient à la demande de la partie de l’électorat qui est la perdante du jeu économique, et qui aurait donc intérêt à ce que les marchés soient régulés par une intervention extérieure : les fonctionnaires bien intentionnés deviennent, dans cette optique, plus influents que les gouvernants élus, mettant en péril la démocratie.

  • 6 Voir Weber 1916 sur les types de règles en bureaucratie.
  • 7 La traduction de cette métaphore a suscité de nombreux débats. Weber emploie le terme Das Gehäuse à (...)

10Cette argumentation est évidemment fausse dans la mesure où elle ignore un point central souligné par toute analyse socio-historique de la bureaucratie et notamment par Max Weber : la bureaucratie a accompagné (voire précédé) le développement du capitalisme, mais elle n’en est en aucun cas le résultat (Weber 1921). On peut avoir une bureaucratie sans capitalisme — Weber analyse d’ailleurs le cas de la Chine —, il n’existe pas en revanche de capitalisme sans bureaucratie6. David Graeber le souligne également, en se référant à ce qu’il appelle un peu ironiquement la « loi d’airain du libéralisme » (Graeber 2015 : 9), selon laquelle « toute initiative gouvernementale visant à réduire la bureaucratie et à promouvoir les forces du marché aura pour effet ultime d’augmenter le nombre total de réglementations, la quantité totale de paperasse et le nombre total de bureaucrates employés par le gouvernement. » L’image de la « cage d’acier » du capitalisme, ou plus correctement, de la « carapace d’acier » (stahlharte Gehäuse)7 de Max Weber reste d’actualité.

  • 8 Peu des contributions de ce hors-série traitent directement du fait que la perturbation de l’ordre (...)
  • 9 Rappelons ici l’analyse d’Albert O. Hirschman (1970) qui propose trois concepts particulièrement ut (...)

11Pour Max Weber, la bureaucratie était simplement un terme formel désignant tout type d’organisation rationnelle présentant les caractéristiques suivantes : une division du travail, une hiérarchie organisationnelle, des règles opérationnelles, un environnement impersonnel et un processus de sélection formel en fonction des compétences. En revanche, ce qui compte ici et qui était parmi les préoccupations majeures de Weber sa vie durant, est que les organisations qu’il caractérise comme des bureaucraties développent des conduites rationalisées dans le cadre du capitalisme, qui s’appuient sur des normes démocratiques tout en bousculant les principes de ces dernières (Mann 1984 ; Habermas 2018). Ces tensions ont été largement identifiées : financiarisation toujours croissante des bureaucraties et de la gestion de la dette souveraine (Streeck 2018 ; Crouch 2018) ; menace de la force qui soutient toutes les formes bureaucratiques8 ; absence de déterminisme en matière de technologie, ces formes étant toujours, il est crucial de le rappeler, le résultat de choix politiques. Une autre tension est essentielle pour saisir les préoccupations des contributeurs à ce hors-série : les bureaucraties reprennent à leur compte tout un champ sémantique, elles multiplient les injonctions à la créativité, à l’optimisation, à la productivité, à la sublimation de soi — songeons à la rhétorique des techno-futurs vendus par la Silicon Valley associant, dans le vocabulaire, « rupture » et « créativité ». Autant de langages que nous n’avons pas d’autre choix que d’intérioriser, qui suscitent une forte adhésion alors que le fait même d’y adhérer constitue paradoxalement un frein à la créativité99. Ces curieux transferts et jeux d’emprunt rhétoriques au sein des bureaucraties modernes sont à resituer dans une dynamique plus large, déjà bien étudiée à leur époque par Deleuze et Guattari : désirs et flux de production ne cessent de se dé/reterritorialiser, dé/recoder dans des formes inédites — le trading algorithmique et les crypto-monnaies dites blockchains en sont de bons exemples —, enchâssées dans de nouveaux règlements, injonctions, rites et lois. Capitalisme et schizophrénie trouvent leur sublime équilibre alchimique dans l’accélération de ce mouvement. Ce dernier n’a fait que gagner en ampleur et en intensité, au point que la bureaucratie, dont on se souvient qu’elle était à l’époque de Weber synonyme d’efficacité, devient désormais synonyme de lenteur et se trouve soumise à une pression incroyable quand elle fait face à des phénomènes dépassant un certain seuil de vitesse. La crise de la Covid-19 l’illustre bien. Si la propagation du virus et ses processus de mutation constituent un défi à n’importe quelle organisation, ils ont fourni l’occasion de fustiger, du moins en France, à droite comme à gauche, la lenteur des processus bureaucratiques. L’occasion aussi de se questionner sur les autres moyens dont l’action collective pourrait bien disposer pour conquérir la souplesse et la fluidité requises afin de faire face aux enjeux du temps…

SORTIR DE LA TORPEUR

12Notre objectif avec le sublime bureaucratique est un petit contre-geste au milieu de ce désert sémiotique. Ce dossier fait en effet le pari qu’il serait tout à fait possible de sortir de la paralysie dans laquelle nous plonge jour après jour l’épaisseur tentaculaire du phénomène bureaucratique, si l’on se donnait la peine de réintroduire dedans du jeu, par des gestes simples, radicaux. « L’ennui d’un monde administré est probablement préférable à toute autre possibilité imaginable », écrit David Graeber (2015 : 218), avant d’ajouter : « Ce qui explique en dernière analyse l’attrait de la bureaucratie, c’est la peur du jeu » (ibid. : 225). Si Graeber a hélas probablement raison, il n’est pas sûr qu’on ait tout tenté pour investir à nouveaux frais ces « zones blanches » (dead zones) comme il les appelle si justement : ces zones qui peuvent « rendre stupide n’importe qui » sont « si dénuées de possibilité d’interprétation profonde qu’elles repoussent toute tentative de leur donner une valeur ou un sens […]. Il n’est guère surprenant que nous n’aimions pas en parler. Elles repoussent l’imagination. Mais je crois aussi que nous avons le devoir d’affronter ces zones blanches, car si nous ne le faisons pas, nous risquons de nous rendre complices de la violence même qu’elles créent » (ibid. : 124). Qu’arriverait-il si nous investissions ces zones blanches avec toute la puissance de notre imagination ?

13S’il est difficile de faire des gestes aussi simples que répondre à côté d’un formulaire, ne pas l’envoyer, le raturer, le détourner ou renvoyer un document griffonné d’insultes ou de malédictions, c’est bien parce que quelque part, comme le souligne encore Graeber, nous y avons intérêt. Néanmoins, il nous paraît essentiel, et même vital aujourd’hui de se demander ce qui se passerait si l’on s’autorisait à jouer, à titre expérimental, avec ces documents impersonnels envahissants que l’on reçoit chaque jour, par un simple geste… qu’arriverait-il, non pas aux organisations bureaucratiques, elles y survivraient sans doute, mais à notre idée de ce qui constitue une règle, une organisation, de ce qui définit les notions de rationalité, de technicité, d’efficacité, de vitesse et de lenteur ? D’autres implicites des processus bureaucratiques pourraient bien apparaître dans cette opération d’estrangisation d’un matériau aussi familier. Ce qui leur échappe, leurs angles morts, le seuil au-delà duquel l’application d’une règle logique ne devient pas seulement violente mais aberrante, le volume de complication à ne pas dépasser sans quoi c’est toute la créativité des collectifs que l’on met en danger. Car il faut bien s’interroger sur ce qu’il y a d’organique ou de vital dans une organisation quand elle a atteint un degré de complexité qui nous échappe, ce qu’il y a de déréglé (ou de déréglable) dans une règle poussée un peu trop loin, d’incalculable dans une équation qui prend des airs de formule magique, de mal formé dans une réforme, ou de vraiment dialogique ou de non-dit dans un formulaire de question-réponse.

14C’est à cette échelle, alchimique, sous l’étiquette de bureaucratie sublime, qu’il nous paraît intéressant de se situer et que se situent chercheurs et graphistes participant à ce hors-série. Il ne s’agit pas seulement de constater que la bureaucratie a toujours réussi à se sublimer dans de nouvelles formes embarrassantes, jusqu’à son dernier stade, numérique ou algorithmique. Il s’agit de tenter, à même des procédures si soporifiques qu’elles en deviennent repoussantes, des documents si encombrants et parfois affligeants de banalité, une nouvelle alchimie des opérations, ne serait-ce que pour voir, à titre expérimental, ce qu’il en sort.

15Peut-être qu’il n’en sortira rien de très articulé ou de formulable, à part quelques belles images, lorsque les auteurs choisiront de pousser la formule des élevages intensifs de poulets jusqu’à son terme, de mimer la bureaucratie des arbres au Gabon par exemple ; à part de jolies performances lorsqu’ils tenteront de figurer les échelles permettant d’évaluer les patients comateux ; à part des balbutiements poétiques, lorsqu’ils appliqueront à des textes des règles (comme les principes de la LPPR) ou des algorithmes (comme les chaînes de Markov, utilisées en intelligence artificielle). Peut-être qu’il n’y aura rien de transposable en propositions concrètes dans ces anamorphoses d’appareils, de dispositifs, de grilles d’évaluation et de langages impossibles à déjouer malgré le degré d’incohérence qu’ils atteignent parfois. Rien qui puisse être immédiatement transformable en nouvelles règles, en instructions ou pro- grammes pour de futures réformes de la bureaucratie. Si c’est le cas, il faudra se demander pourquoi ceux qui se soucient de réforme ne savent pas lire les images. Agir à même ses documents, les reprendre graphiquement, intervenir sur ses formes mêmes est un moyen trop peu tenté pour triturer le phénomène bureaucratique. Lorsqu’une organisation ne peut plus être synthétisée dans une forme représentable, qu’elle n’est plus figurable dans un corps simple (la bonne vieille métaphore du « corps cosmique », où tout le monde a sa place, si courante pour définir les bureaucraties célestes, les hiérarchies d’anges et de divinités), il y a quelque chose qui cloche. C’est notre avis. D’où la nécessité de faire l’exercice : au-delà de ses organigrammes qui ne disent pas grand-chose d’elle-même, une organisation peut-elle être vraiment figurée, ses modes d’action et ses opérations représentables ? N’y a-t-il vraiment rien dans la « zone blanche » que constitue telle ou telle procédure bureaucratique qui ne puisse donner prise à un travail de refiguration ? Il n’est pas inutile de s’interroger sur ce qu’il faudrait pour retrouver dans l’acte même de remplissage d’un formulaire par exemple, la fluidité, la légèreté, l’empathie, la créativité, le sentiment d’être reconnu, l’impression d’être vivant. Car après tout, c’est toujours de cela qu’il est question et c’est bien sur leur capacité à étouffer de tels besoins vitaux plutôt qu’à les faire prospérer que se porte la critique des rationalités bureaucratiques.

BUREAUCRATIE, QUAND TU NOUS (CON)TIENS

16On ne trouvera pas par conséquent dans ce hors-série une comparaison fouillée des bureaucraties d’ici et d’ailleurs (à part quelques excursions du côté de la « bureaucratie céleste » chinoise ou de la gestion des arbres au Gabon). On n’y trouvera pas non plus une étude méticuleuse de la façon dont elles ont épousé avec une aisance incroyable les possibilités du numérique, se transformant en méga-machines algorithmiques, véritables matrices participatives, qui ont de quoi faire pâlir de nombreuses méga-machines qui les ont précédées (Mumford 1967). Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur la mutation numérique des administrations. À partir de quand, de quel seuil peut-on dire qu’une simplification complique l’existence, qu’un algorithme dépersonnalise la relation, que des couloirs et labyrinthes virtuels se multiplient en dehors de toute interaction ? Tout un chacun peut faire l’expérience de ces seuils où l’utopie du numérique (Tréguer 2019) se heurte à ses propres impensés. À la vieille image kafkaïenne de bâtiments labyrinthiques, il faut substituer celle de nouvelles opacités, des jungles impersonnelles où opèrent, pas toujours de manière très coordonnée, des programmes en phase d’apprentissage (deep learning) et où quiconque veut voir sa demande reconnue doit d’abord apprendre à ces algorithmes à la traiter. Rien ne sert de s’étendre ici. Toute techno- critique qui se respecte a suffisamment dénoncé le fait que nous sommes tous à la fois participants et cobayes des expériences à grande échelle qui se réa — lisent sous l’étiquette de « révolution numérique », embarqués avec nos administrations dans un même destin expérimental où de nouvelles techniques ne cessent d’être testées, abandonnées, réajustées, de manière frénétique. Les processus bureaucratiques sont aujourd’hui un des terrains favoris pour expérimenter intelligences artificielles, techniques informatiques d’auto-apprentissage des algorithmes et gestion des données massives. Qui aurait pu imaginer une telle osmose entre informatique et bureaucratie ? L’idée que nous puissions être dépassés par des programmes informatiques, au cœur de la prophétie dite de la Singularité technologique, est peut-être d’autant plus banale et aisée à se représenter que nous avons tous expérimenté des formes variées de singularité bureaucratique, tellement souvent et avec une telle évidence qu’il est désormais très facile de s’imaginer dépassé par une intelligence artificielle, aussi idiote qu’elle soit (voir l’exercice du Recursion Lab dans ce même dossier). Dans ce contexte, il n’est pas inutile de tenter d’identifier les mécanismes de sublimation propres au sublime bureaucratique et dont le numérique a pu apparaître comme la solution ultime, bien qu’il ne soit pas la seule, pour permettre aux technologies administratives de gagner en intensité, en fluidité, en mobilisation mais aussi en irrationalité. Le numérique est apparu à un stade d’évolution des appareils bureaucratiques où malheureusement aucune leçon n’avait été tirée de plusieurs décennies de procès en complexité. Les démocraties libérales n’ont jamais vraiment su comment alléger l’hypercomplexité de leurs organisations qui n’ont fait que translater leurs incohérences et contradictions dans des matrices numériques à une échelle jamais atteinte. Quant aux États totalitaires, ils se sont emparés du numérique avec une facilité gênante pour les utopistes qui ont cru au rêve numérique. Le « crédit social » en Chine en est le meilleur exemple. Ce système de surveillance et d’évaluation numérique d’une incroyable ingéniosité a fait dire à beaucoup d’analystes que la Chine moderne prenait un tournant orwellien. On ne souligne pas assez cependant que cette nouvelle forme de bureaucratie numérique, qui sublime les formes antérieures, a besoin de la complicité des gens et de leurs smartphones pour exister. Les Chinois d’aujourd’hui n’ont pas d’autre choix que d’y être immergés et de s’évaluer les uns les autres. Si la participation à grande échelle et l’immersion sont deux caractéristiques essentielles (mais pas les seules) sur lesquelles les bureaucraties d’aujourd’hui misent afin d’opérer leur mutation, ce dossier insiste sur l’objet même à sublimer ou ce qu’il est convenu d’appeler les régimes d’envoûtement propres à la bureaucratie.

17Comme Graeber, nous faisons le constat que, quelles que soient nos opinions politiques, que nous soyons habitants d’une démocratie libérale ou d’un État totalitaire, nous sommes tous à la fois victimes mais aussi complices des rêves de rationalisation absolue, parmi lesquels il faut compter les délires expansionnistes des bureaucraties d’ici et d’ailleurs. En tant que victimes, nous faisons tous les jours de multiples expériences kafkaïennes et certaines, croustillantes, vécues de l’intérieur, alimentent d’ailleurs ce dossier. Complices, nous le sommes inévitablement car la débauche des règles, le volume de la paperasserie, le nombre incalculable de formulaires criblés de sigles que l’on comprend à peine est certes le reflet de la complexité atteinte d’un certain niveau d’organisation, mais elle est aussi la conséquence indirecte, monstrueuse, de notre propre désir de voir des règles édictées. Nous nous y plions donc, en protestant, mais nous savons qu’il n’y a pas d’autre choix que de jouer le jeu si l’on veut que les choses « fonctionnent ». Fort heureusement, grâce aux travaux des sociologues, des historiens et des anthropologues, nous avons une idée un peu plus précise des mécanismes psychologiques impliqués dans l’envoûtement bureaucratique.

18Rappelons quelques-uns de ces mécanismes bien identifiés par les auteurs qui nous ont précédés. L’étrangeté embarrassante du développement de la bureaucratie a été remarquablement pointée par Max Weber : une fois que l’on crée une bureaucratie, il est presque impossible de s’en débarrasser. Et le seul moyen de se débarrasser d’une bureaucratie est de tuer tous ses membres, comme l’ont fait Gengis Khan au Moyen-Orient ou Alaric Le Goth dans la Rome impériale. Autre mécanisme, révélé par Lewis Mumford : le sentiment de participer au « fantasme cosmique » qui sous-tend toute organisation de type bureaucratique ou technocratique.

19Mumford a vu dans les appareils des premiers États de l’Antiquité, dans leurs modes d’organisation du travail mais aussi dans leurs machineries rituelles, les premières « méga-machines ». De telles organisations étaient bien souvent produites pour servir des projets de construction mégalomanes (les pyramides d’Égypte), des volontés de puissance, de conquête ou d’harmonie cosmique, que seules peuvent porter des organisations à grande échelle. Les meilleures méga-machines puisent souvent, pour formuler leur mode d’organisation, dans autre chose qu’elles-mêmes. L’organisme, avec ses différents membres, ses composantes, ses coordinations, a servi de modèle ou de métaphore à bon nombre d’organisations bureaucratiques très anciennes (Schlanger 1971) qui se sont référées à la vitalité d’un corps existant (corps cosmique, corps céleste, etc.) afin d’embarquer et de coordonner une masse de participants. Et quand Mumford fait le grand saut historique des organisations antiques au contemporain, c’est pour souligner, en bon humaniste, à quel point il devient difficile de rapatrier vers le corps humain des capacités d’action une fois qu’elles ont été externalisées dans des organisations ou des appareils.

20On ferait peut-être une erreur à mettre toutes les méga-machines, de l’Antiquité à nos jours, dans le même panier. Mais si nous nous autorisons à extrapoler légèrement l’argument de Mumford, selon lequel l’organisation est une affaire vitale, il semble qu’il y a des organisations viables et d’autres qui ne le sont pas. Il est bien possible qu’avec le développement exponentiel des appareils et des règles, une organisation entre en crise à partir du moment où elle ne fait plus corps, un corps cohérent, saisissable, vivable. Des monstres incohérents se mettent à proliférer, munis d’organes contradictoires, de bras à double emploi, à têtes multiples. Quels monstres fabriquons-nous à notre insu, à coups de papiers et de formulaires ? Existe-t-il des équivalents viables à ces organisations chimériques dans l’univers des espèces ? Peut-être aucun. Peut—être qu’il ne faudrait, dans l’idéal, accepter comme viables que les organisations que l’on peut figurer sous la forme de créatures cohérentes.

21Si certaines bureaucraties ont fait preuve d’une grande inventivité en la matière ainsi que pour mêler le céleste et le terrestre dans de l’assemblage cosmique, il faut bien reconnaître qu’il existe un imaginaire des structures. Que se passerait-il si une organisation se modelait par exemple sur d’autres corps, d’autres formes d’organisme comme ceux que le naturaliste Jakob Von Uexküll appelait les « républiques réflexes » (dont le meilleur exemple sont les oursins) ? N’y a-t-il pas là un moyen pour le sublime bureaucratique de se sublimer enfin ? C’est probablement une question qu’il est vital de se poser si l’on veut tirer un diagnostic sur les conditions de viabilité des organisations. Les imaginaires bureaucratiques ne manquent pas toujours d’imagination, surtout les plus anciens. La bureaucratie céleste des moines chinois d’aujourd’hui, qui brûle par le feu les vœux des pèlerins afin qu’ils atteignent les « fonctionnaires célestes », est dans ce dossier un bon exemple d’acte de sublimation réussi. Mais le sublime bureaucratique admet certainement d’autres voies. On verra d’ailleurs surgir dans ce hors-série des images subliminales, entre autres un crocodile dans le paysage de la finance, comme pour nous rappeler qu’il y a bien un enjeu à « sublimer » le sublime par d’autres techniques.

22Il n’est pas anodin que Graeber voie dans les panthéons de monstres et de lutins une forme de résistance à la stérilisation de l’imagination imposée par les appareils bureaucratiques. Mais ce n’est pas là l’essentiel de son argument. Reprenant à son compte beaucoup des intuitions de Weber, il insiste surtout sur d’autres clés d’analyse, pointant notamment le rapport des bureaucraties aux jeux et au jeu, essentiel pour comprendre leurs mécanismes d’envoûtement. Graeber distingue le jeu entendu au sens de liberté ou de marge de manœuvre des jeux, au sens de dispositifs édictant des règles à suivre ou des contraintes claires et partagées. Ce sont les propriétés de ces derniers (les jeux) que les bureaucraties exploitent, en limitant à tout prix les possibilités pour le premier (le jeu) de s’exprimer. « D’un côté, dit-il, une bureaucratie est tout sauf joueuse. Mécanique et impersonnelle, elle semble incarner la négation de toute possibilité de jouer. De l’autre, lorsqu’on est enfermé dans un cercle vicieux bureaucratique, on a tout à fait l’impression d’être piégé à l’intérieur d’un horrible jeu. Les bureaucraties créent des jeux — simplement, ce sont des jeux qui ne sont vraiment pas drôles. » (Graeber 2015 : 222).

23Malgré la profondeur historique et la subtilité sociologique de tels diagnostics, il faut se rendre à l’évidence : nous n’avons pas de solution. En dépit de l’effort opéré pour conscientiser des mécanismes d’envoûtement que nous avons pointés et que Graeber résume par l’expression d’attrait de la bureaucratie, aucune formule magique pour résoudre le problème ne semble envisageable, rien n’apparaît qu’un empilement de nouvelles structures, de nouveaux dispositifs, de nouveaux formulaires qui compliquent souvent les choses au lieu de les simplifier. C’est qu’il manque à ces auteurs, sans doute paralysés par la complexité du phénomène et qui fondent leur réflexion sur la bureaucratie de leur temps à partir de l’observation et de l’enquête, de nous donner à sentir ce qu’il faudrait pour que nous puissions reconquérir la capacité (d’imagination, de figuration, de réponse) injustement anesthésiée par l’acte bureaucratique. La preuve de l’efficacité de l’envoûtement est que nous ne pouvons imaginer d’autre solution. Sociologues et anthropologues ont bien identifié, derrière la diversité des schémas de gouvernance technique, le double goulet d’étranglement que peut constituer, à un certain stade de complexité des organisations, la reconnaissance de la technicité pour elle-même (il faut former des spécialistes de l’organisation et des techniciens pour résoudre les problèmes auxquels ces spécialistes se confrontent) et l’opacité/visibilité des règles (on oscille en permanence entre enjeux de transparence et volonté d’opacité). Une fois que la nécessité des règles pour un fonctionnement en commun se confond avec l’obligation de matérialiser ces règles dans de l’écrit, du dispositif bien visible et du formulaire, il n’y a pas moyen d’arrêter le mouvement. Le bon sens voudrait que pour résoudre ce problème, nous nous asseyions à une table, mais cela demanderait toute une organisation, de nommer probablement un comité de direction, de se donner des procédures consultatives, peut-être une assemblée générale. Cela supposerait que l’on se donne des règles qui nous dictent comment fonctionner et il est probable que nous passerions des journées entières à décider comment le faire. En bref, toute une organisation pour organiser l’organisation. Le dilemme guette tout collectif, même ceux qui partent en guerre contre la « technocratie » ou ceux qui s’interrogent sur les moyens d’action à développer pour faire face aux enjeux écologiques. Comment en sortir ? Comment échapper au cercle infernal de notre propre désir (car il s’agit bien de notre désir) de voir des règles claires édictées, matérialisées, formulées ? À partir du moment où nous décidons que les règles à suivre doivent s’inscrire en toute « transparence » quelque part et cela veut donc dire des gens pour les faire fonctionner, comment éviter leur inflation inévitable ? Peut—on contrer la pulsion organisationnelle par autre chose que de l’organisation ? C’est ce problème délicat qui constitue le point de départ de ce hors-série, l’état de contradiction primordiale que seul un ensemble d’opérations d’ordre alchimique peut résoudre. C’est en tout cas le pari que nous faisons : indiquer un chemin pour sublimer la complexité.

LE CÉLESTE, LE TERRESTRE ET LE SUBLIMINAL

24Le sublime bureaucratique, rappelons-le, n’a pas d’autre ambition que d’ouvrir des pistes pour des recherches futures. Ce serait une erreur de penser que les technologies administratives ont déjà atteint le stade du « sublime », après le « céleste » et le « terrestre ». Elles se démènent avec le sublime, il n’est pas donné, il se force, s’extirpe même parfois, à la fois avec et à l’insu de ceux que ces technologies tentent d’administrer. Idéalement il faudrait en guetter les formes présentes et mutantes, car il se produit bien à l’intérieur des administrations des mouvements tectoniques, des décisions venues des « hautes sphères » se disséminent jusqu’en bas, de nouveaux outils sont incessamment testés, mis en circulation, de nouveaux jeux sont mis au point tandis que l’on cherche toujours l’état optimal. Il se pourrait bien qu’une bureaucratie mérite le qualificatif de « sublime » uniquement lorsqu’elle tire les leçons des difficultés des bureaucraties antérieures, « céleste » et « terrestre », en matière de mobilisation. Simple hypothèse. Le numérique, par exemple, a certainement donné aux bureaucraties des capacités inégalées d’embrayer des participants, mais cela ne veut pas dire que les techniques des bureaucraties « célestes », avec leur manière bien à elles de peupler l’invisible, seraient à reléguer dans les tréfonds de l’histoire, bien au contraire. Elles pourraient se révéler décisives pour nourrir de futures formes de jeux au sens de Graeber, mais aussi d’attachement au sublime bureaucratique au sens où nous l’entendons et dont ce dossier ne fait que pointer la force d’envoûtement.

25Renouveler leurs propres techniques d’envoûtement est bel et bien le problème de toutes les technologies administratives. À partir de là, il est permis de faire d’autres hypothèses. Une bureaucratie pourrait bien s’approcher d’un seuil subliminal quand l’horreur et l’admiration qu’elle suscite sont réversibles quasi instantanément. Le numérique a permis de multiplier les occasions de vivre de tels sentiments réversibles, entre fascination et terreur, devant un formulaire qui, découpé en d’innombrables cases à remplir, garde-fous juridiques et autres préconditions à verrouiller, en devient intimidant. L’admiration devant l’ampleur et la complexité d’une organisation est alors immédiatement réversible en son contraire, la terreur, et cela, quel que soit le côté du guichet où l’on se trouve. Avec la possibilité de traiter des quantités considérables de données, le sublime prend une forme de plus en plus cyclothymique, suit des oscillations inexplicables qui ont le don d’irriter et de fasciner encore davantage, génère des bugs, des complications inextricables. Les bureaucraties numériques, si elles gagnent en intensité et en présence matricielle, pourraient bien être en ce sens plus irrationnelles que les précédentes : elles vivent dans la peur constante de la faille du système, et ceux qui s’y plient, dans l’inquiétude de disparaître d’un registre sans aucune explication. Pour retrouver par le numérique la sublime disparition soigneusement orchestrée par les fonctionnaires de la bureaucratie « céleste » chinoise dans le rituel du feu (où le formulaire, une fois brûlé, atteint les sphères divines via la fumée qui sert de sauf-conduit), il nous reste sans doute un long chemin à parcourir.

26Qu’il nous soit permis de résumer en quelques mots le geste tenté par les contributeurs de ce hors—série. Il a été d’abord été demandé aux chercheurs d’identifier un document, un formulaire administratif, une formule ou une procédure particulièrement pénible, coriace ou rebutante. Chaque chercheur a travaillé ensuite en collaboration avec un artiste pour opérer sur ce document, cette procédure ou cette formule un travail de « désenvoûtement ». Par ce terme, nous n’entendons rien de magique ou de surnaturel, bien que de nombreux documents administratifs soient les supports privilégiés de rituels divers et variés de par le monde pour représenter des personnes : retravaillés et parfois griffonnés, ils servent à obtenir des choses, à agir à distance sur des fonctionnaires peu coopératifs ou à obtenir son passeport pour l’au-delà, lorsque la bureaucratie s’étend jusqu’au ciel (voir Cui et Chenivesse dans ce dossier). Dans notre cas, il s’agissait plutôt de voir comment se guérir de la séduction paradoxale exercée par les procédures, les règles ou les formules en retravaillant à même les documents dans lesquels elles s’incarnent de manière active, identifiant ce que ces documents représentent autant que ce qu’ils cachent. D’où le partage du dossier en trois sections : Formes, formules et formulaires (I), Matrices (II), Sublimations (III). Au lecteur de deviner quelles matrices se cachent derrière un formulaire et quelles subliminalités bureaucratiques les auteurs ont tenté de viser, de dénoncer ou de subvertir, en associant le texte et l’image. Il faut pousser jusqu’à son terme la formule de l’élevage intensif des poulets, comme le propose Bartholeyns, prendre au sérieux l’injonction à une recherche enfin « darwinienne » comme le suggèrent Moutaud et Lemerle dans leur exercice de science-fiction, reprendre les échelles de mesure appliquées aux patients comateux comme le proposent Chibout, Bikard et Pophillat, triturer les documents, les subvertir, tester l’élasticité des formules magiques imposées et pointer les angles morts de leur sublime potentiel. Nous n’avons pas d’autre choix pour retrouver l’agilité face à la lourdeur, la fluidité devant un blocage, la liberté face à un mécanisme trop contraignant ou encore la singularité dans une procédure anonyme, que de jouer avec les documents, d’aller au contact de leur matière dévitalisée pour voir ce qu’il pourrait bien y avoir en eux de matière à rejouer. Nous n’avons pas d’autre choix pour dynamiter les « zones blanches », après des décennies de condamnation et de diagnostic qui n’ont rien changé, que de tenter d’autres jeux, des formes hétérogènes de désenvoûtement (ou de contre-envoûtement), même si celles-ci se révèlent anodines, aberrantes, burlesques ou de l’ordre de l’opération magique. Il s’agit d’opérer un déplacement à la fois perceptif et conceptuel, de l’ordre de l’iconique, de l’optique subliminale (Krauss 1993), naviguant par-delà des zones éclectiques : entre poulets, algorithmes, finance, coma et crash d’avion, les « zones blanches » sont non seulement nombreuses, mais elles sont bien plus diverses que ne le laisse penser le terme fourre-tout et aplatissant de bureaucratie. Il ne s’agit pas d’une opération par défaut. Si on veut reconquérir patiemment une marge de créativité, même si elle paraît infime, anodine, c’est peut-être par là qu’il faut commencer.

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Notes

1 De toute évidence, la littérature est énorme. Voir, entre autres, sur les technologies de l’administration dans les organisations publiques et privées, Bruno & Didier 2013 ; Herzfeld 1993 ; Ogien 2010 ; Strathern 2000 ; Supiot 2015.

2 Sur les technologies de capture administrative, voir la critique de Mises, Laffont & Tirole 1993, plus précisément le chapitre 11, « Regulatory capture », ainsi que le travail de Stigler 1971.

3 Quelques rares travaux cependant explorent ce problème, notamment Vine & Carey 2017 ; Hull 2012.

4 Le sublime mathématique correspond chez Kant (1846 [1790] : 143) au sentiment que nous éprouvons lorsque nous rencontrons quelque chose de très grand, par exemple quand il s’agit de penser l’infini dans son ensemble.

5 « La nature considérée dans le jugement esthétique comme une puissance qui n’a aucun empire sur nous est dynamiquement sublime. » (1846 : 166).

6 Voir Weber 1916 sur les types de règles en bureaucratie.

7 La traduction de cette métaphore a suscité de nombreux débats. Weber emploie le terme Das Gehäuse à plusieurs reprises dans ses écrits ; ses connotations incluent la coque (ou la carapace), le boîtier, l’enveloppe, et éventuellement une cage. La métaphore de Weber fait écho à l’affirmation du théologien anglais Richard Baxter selon laquelle les biens du monde devraient être comme un manteau qui peut être abandonné sans effort. Isabelle Kalinowski a traduit stahlharte Gehäuse par une « dure chape d’acier » dans sa traduction de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Paris, Gallimard, 2000).

8 Peu des contributions de ce hors-série traitent directement du fait que la perturbation de l’ordre est contrôlée par l’État à travers le recours à la violence. Citons ici l’amendement 147 de la LPPR, qui contient une menace explicite visant à dissuader les étudiants et les autres membres de la communauté universitaire qui ont voulu se mobiliser contre un projet avec lequel ils n’étaient pas d’accord (voir https://www.senat.fr/ amendements/2020-2021/52/Amdt_147.html).

9 Rappelons ici l’analyse d’Albert O. Hirschman (1970) qui propose trois concepts particulièrement utiles pour l’analyse des services publics : la défection, la prise de parole et le loyalisme (en anglais exit, voice et loyalty).

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuel Grimaud et Anthony STAVRIANAKIS, « Le sublime bureaucratique »Terrain, Hors-série | 2021, 06-21.

Référence électronique

Emmanuel Grimaud et Anthony STAVRIANAKIS, « Le sublime bureaucratique »Terrain [En ligne], Hors-série | 2021, mis en ligne le 09 septembre 2021, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/21655 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.21655

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Auteurs

Emmanuel Grimaud

Emmanuel Grimaud est anthropologue, chercheur au LESC. Ses travaux portent sur les frontières de l’humain, de la communication, de la perception, de la technique, de la mesure. Son dernier livre est Dieu Point Zéro, une anthropologie expérimentale (Paris, Puf, Métaphysiques, 2021).

Articles du même auteur

Anthony STAVRIANAKIS

Anthony Stavrianakis est chercheur en anthropologie, membre du LESC. Son travail porte principalement sur les jugements éthiques dans les domaines de la science et de la médecine. Il est l’auteur de Leaving. A Narrative of Assisted Suicide (Berkeley, University of California Press, 2020).

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