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La marque du bandit

Pérégrinations d’un crâne [muséo]
Marc Renneville

Résumés

Ce court texte retrace les pérégrinations d’un crâne attribué à Cartouche, célèbre bandit parisien exécuté en place de Grève au début du xviiie siècle. À défaut de statuer sur l’authenticité de cette relique, il donne à voir l’évolution de l’attention dont elle a fait l’objet au fil de ses expositions publiques et de ses usages savants. Au-delà de l’incertitude ostéologique qui sera peut-être un jour levée, l’auteur montre combien les statuts successifs de ce reste humain témoignent de l’histoire des savoirs anthropologiques et de l’évolution des sensibilités.

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Fig. 1. Photo du crâne de Cartouche, célèbre voleur, 1978

Fig. 1. Photo du crâne de Cartouche, célèbre voleur, 1978

© Musée du quai Branly - Jacques-Chirac / photo : Jean Oster

  • 1 Sébastien Le Pajolec, « Cartouche le brigand magnifique. De la révolte au conte de Noël », Société (...)
  • 2 Voir les travaux de Patrice Peveri et les contributions rassemblées dans Lise Andries (dir.), Cart (...)

1Le 28 novembre 1721, le chef de bande Louis-Dominique Cartouche (1693-1721) subit le supplice de la roue en place de Grève, à la suite d’un procès durant lequel il fut convaincu, ainsi que plusieurs dizaines de ses complices, de vols avec violence et d’assassinats en bande organisée. Le souvenir du condamné aurait dû se perdre dans l’opprobre de son exécution. Il n’en fut rien. Déjà fort populaire de son vivant, le brigand est mis en récits, en images et en complaintes ; sa vie devient légendaire et traverse les xviiie et xixe siècles. Il en reste aujourd’hui un imaginaire populaire proche d’une mythologie1, une solide connaissance du contexte historique2, un masque qualifié de « mortuaire », au musée municipal de Saint-Germain-en-Laye, et un crâne conservé dans les collections du musée de l’Homme, dont les photographies ont été transférées au musée du quai Branly. Objet insolite de la mémoire cartouchienne, ce reste humain nous interroge. D’où vient-il et que peut-on en dire ?

  • 3 Histoire de la vie et du procès de Louis-Dominique Cartouche et de plusieurs de ses complices, Bru (...)

2Le sort réservé à la dépouille de Cartouche n’a été documenté jusqu’alors que par une biographie anonyme rédigée peu de temps après la mort du bandit afin de contrecarrer un processus d’héroïsation. Grand succès de la littérature de colportage, cette source maintes fois reprise indique que le cadavre de Cartouche fut livré au valet du bourreau pour sa mise en terre, mais que celui-ci décida de le garder quelques jours pour le montrer au public, moyennant l’acquittement d’un sol, au prétexte que la somme ainsi recueillie permettrait d’offrir un cercueil au condamné. Le valet ne tint toutefois pas sa promesse : plutôt que d’assurer l’enterrement du bandit, il vendit le corps démembré aux chirurgiens parisiens de Saint-Côme, qui en firent la dissection dans leur amphithéâtre anatomique3. Le témoignage s’arrêtant là, on pourrait en déduire que les restes de Cartouche furent tout simplement enterrés dans quelque carré de cimetière réservé aux suppliciés. Pourtant, au début de la monarchie de Juillet, un crâne refait surface sous la main du docteur Bailly de Blois qui entreprend d’en faire l’analyse phrénologique.

  • 4 Marc Renneville, Le langage des crânes. Histoire de la phrénologie, Paris, La Découverte, 2020.
  • 5 Dans Le Temps, 28 avril 1831, « Théâtres », p. 3.
  • 6 Bailly de Blois, « Cartouche. Son histoire. Études phrénologiques sur son crâne », Musée des famil (...)

3Théorie forgée au tournant du siècle par le docteur François-Joseph Gall (1758-1828), la phrénologie postule que la connaissance de l’homme doit s’établir sur la physiologie et l’anatomie du cerveau. Pour Gall, le cerveau est le siège de toutes les facultés de l’entendement et celles-ci s’expriment dans une pluralité de localisations. Il dresse une cartographie cérébrale de 27 aires fonctionnelles constituant les talents, les penchants et les facultés de chacun. Ces localisations sont déterminées par la palpation du relief crânien, celui-ci étant censé épouser le développement de l’aire fonctionnelle sous-jacente. Une saillie indique un excès tandis qu’un méplat signale une déficience. La cranioscopie est un travail de révélation suscitant, jusqu’au milieu du xixe siècle, des controverses, tant sur l’interprétation des résultats de l’observation que sur la possibilité même de donner sens à un tel procédé4. Bien qu’il soit installé à Paris depuis 1808, le docteur Gall ne signale pas le crâne de Cartouche dans son œuvre alors qu’il possède dans sa collection personnelle la copie d’un masque en plâtre dont l’original était conservé dans la famille Fragonard à des fins d’étude artistique. Cette pièce présentait toutefois le défaut rédhibitoire de ne présenter que la partie antérieure du front… On peut formuler l’hypothèse que, jusqu’au décès du fondateur de la phrénologie, le crâne de Cartouche n’était pas présenté au public. En 1831, il est signalé comme étant conservé à la bibliothèque Sainte-Geneviève, aux côtés du crâne de Marat, dans un article de presse qui relève d’ailleurs perfidement la « singulière ressemblance » des deux « physionomies »5. La première analyse savante du crâne est publiée en 1834. Menée par le docteur Bailly de Blois, membre de la Société phrénologique de Paris, cette cranioscopie prend place à la fin d’un article récapitulant sans grande originalité la biographie du célèbre bandit. La nouveauté réside dans une analyse de la boîte crânienne : l’auteur indique ainsi que « le crâne de Cartouche, mis en regard de sa vie, pourra, mieux que toutes les descriptions, faire comprendre au lecteur jusqu’à quel point le caractère et les facultés de chaque homme sont intimement liés avec la forme de la tête ». Appuyée par un dessin du crâne placé à côté d’un « crâne ordinaire », la comparaison des deux pièces révèle selon Bailly que les organes les plus développés sont dans l’ordre : le penchant au vol, la ruse, la circonspection, le courage, l’indépendance et l’organe du meurtre6. Dix ans plus tard, le docteur Émile Debout, phrénologiste et pharmacien de la prison de la Petite-Roquette, reprend l’examen du crâne pour illustrer « l’instinct de faire des provisions », synonyme de « sentiment de la propriété », « penchant au vol » ou encore de « l’acquisivité », selon le néologisme forgé par le docteur Spurzheim. Debout signale l’existence du masque en plâtre de la collection Gall exposé dans la onzième salle du cabinet d’anatomie comparée du Muséum national d’histoire naturelle, mais il s’appuie principalement, comme Bailly, sur le crâne conservé à la bibliothèque Sainte-Geneviève :

« On voit d’après cette pièce que les organes de l’intelligence, ainsi que l’indiquait le masque, n’étaient pas défectueux chez Cartouche, surtout ceux de l’éducabilité et de la sagacité comparative. Il est remarquable que tous les biographes aient noté qu’il avait de l’esprit, de la pénétration, et que, dès son enfance, il avait manifesté dans les écoles une aptitude au-dessus de celle des écoliers ordinaires. L’histoire de sa vie atteste encore qu’il avait un goût déterminé pour les travestissements. Ce fut un moyen qu’il employa souvent pour exécuter un grand nombre de vol ou pour échapper aux recherches de la police. »

Fig. 2. Déceler le penchant au crime, Bailly de Blois, 1833

Fig. 2. Déceler le penchant au crime, Bailly de Blois, 1833

Illustration tirée de Musée des familles n° 18/31, juillet 1834, p. 248

  • 7 Émile Debout, Esquisse de la phrénologie et de ses applications, Paris, Lebrun, 1843, p. 39-40.

4Pour le reste, le crâne présente un large développement des organes du vol, de la ruse et de la circonspection « dont Cartouche a donné de si fréquentes manifestations7 ».

  • 8 Henry Trianon, Inventaire général des richesses d’art de la France. Bibliothèque Sainte-Geneviève, (...)
  • 9 André Plaisse, « Le crâne dit de Cartouche », Gradhiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthro (...)
  • 10 Henry Gilles, « Le masque de cire et le crâne de Cartouche, le “brigand de la Régence” », in Phili (...)

5Ainsi décrit et analysé par les phrénologistes qui y trouvent le relief confirmant leurs théories sur la vie du célèbre bandit, le crâne de Cartouche devient une attraction pittoresque. Conservé dans la salle des curiosités de la bibliothèque Sainte-Geneviève, il est régulièrement vu, discuté et comparé à la conformation crânienne du révolutionnaire assassiné. Nul ne sait alors comment les génovéfains sont entrés en possession de la relique du bandit. Ce qui est certain, c’est que son exposition publique survit à une phrénologie qui perd tout crédit dans le monde savant à partir du milieu du xixe siècle. Ce déclin ne freine en rien la récolte des crânes au profit de la science : si la cartographie phrénologique est abandonnée, l’idée de faire parler ces restes humains, par leur conformation, qu’il s’agisse du volume ou de leur forme, reste un horizon d’attente de l’anthropologie physique. Dans toute l’Europe, des collections sont constituées sous l’égide de médecins anthropologues pour étudier l’origine des races ou l’histoire des peuples. Mais elles sont aussi le support de branches savantes plus spécialisées – telle l’anthropologie criminelle – qui postule une différence de nature entre certains délinquants et la population dite normale. En 1870, c’est en inspectant le crâne d’un autre brigand, Giuseppe Villella, que le docteur Cesare Lombroso croit découvrir la marque anatomique caractéristique du criminel-né, donnant ainsi naissance à une théorie de la criminalité innée qui connaîtra un fort retentissement en Europe et au-delà. Le déploiement de nouveaux lieux dédiés à la conservation des crânes modifie l’espace légitime de l’exposition publique de restes humains qui appellent désormais un discours savant. Le crâne de Cartouche y résiste. En 1877, il est toujours inscrit à l’inventaire de la bibliothèque Sainte-Geneviève sous le numéro 85 sans qu’aucun document ne permette d’assurer son authenticité8. Objet « hérité » sans que l’on puisse en préciser la provenance, objet de « curiosité » isolé dans un lieu dédié à la conservation de livres et de manuscrits, la pièce anatomique est transférée en novembre 1883 au Muséum national d’histoire naturelle pour intégrer les collections de craniologie. En 1894, il repose en réserve, attendant l’édification de la galerie d’anatomie comparée et de paléontologie. En 1937, il quitte le Jardin des plantes et traverse Paris pour rejoindre le musée de l’Homme. Le 20 juin 1938, lorsque le président de la République Albert Lebrun inaugure officiellement cet établissement, les journalistes ne manquent pas de remarquer la présence en vitrine de cette « personnalité », en notant que la notice hésite sur l’authenticité de son attribution. Alors, ce crâne est-il bien celui de Cartouche ? Les hypothèses alternatives restent ouvertes, telle celle avancée par André Plaisse, qui y voit plutôt la relique d’un des trois chevaliers soutiens de Geoffroy d’Harcourt, décapités sur ordre du roi de France Philippe VI9. L’étude médicale des restes humains, la pathographie, permettra peut-être de lever un jour cette incertitude10.

6Aujourd’hui soustrait au regard du public, le « crâne de Cartouche » repose toujours dans les collections de crânes humains du musée de l’Homme. Objet de curiosité devenu pièce anatomique d’un temps où la science occidentale faisait parler les crânes, il est un témoin révélateur d’une culture visuelle et savante. En ce sens, sa valeur muséographique est intacte.

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Notes

1 Sébastien Le Pajolec, « Cartouche le brigand magnifique. De la révolte au conte de Noël », Sociétés & Représentations no 49, 2020, p. 255-265.

2 Voir les travaux de Patrice Peveri et les contributions rassemblées dans Lise Andries (dir.), Cartouche, Mandrin et autres brigands du xviiie siècle, Paris, Desjonquères, 2010.

3 Histoire de la vie et du procès de Louis-Dominique Cartouche et de plusieurs de ses complices, Bruxelles, R. Le Trotteur, 1722, p. 54-55.

4 Marc Renneville, Le langage des crânes. Histoire de la phrénologie, Paris, La Découverte, 2020.

5 Dans Le Temps, 28 avril 1831, « Théâtres », p. 3.

6 Bailly de Blois, « Cartouche. Son histoire. Études phrénologiques sur son crâne », Musée des familles no 18/31, juillet 1834, p. 244-248.

7 Émile Debout, Esquisse de la phrénologie et de ses applications, Paris, Lebrun, 1843, p. 39-40.

8 Henry Trianon, Inventaire général des richesses d’art de la France. Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris, Balitout, Questroy et Cie, 1877, p. 22-23.

9 André Plaisse, « Le crâne dit de Cartouche », Gradhiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie no 18, 1995, p. 90-92.

10 Henry Gilles, « Le masque de cire et le crâne de Cartouche, le “brigand de la Régence” », in Philippe Charlier (dir.), 2e colloque international de pathographie, Paris, Éditions de Boccard, 2009, p. 445-447.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Photo du crâne de Cartouche, célèbre voleur, 1978
Crédits © Musée du quai Branly - Jacques-Chirac / photo : Jean Oster
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/21501/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 375k
Titre Fig. 2. Déceler le penchant au crime, Bailly de Blois, 1833
Crédits Illustration tirée de Musée des familles n° 18/31, juillet 1834, p. 248
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/21501/img-2.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Renneville, « La marque du bandit »Terrain [En ligne], 74 | 2021, mis en ligne le 02 avril 2021, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/21501 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.21501

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Auteur

Marc Renneville

CNRS, Centre Alexandre Koyré

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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