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AccueilNuméros74L’ethos du lutteur

L’ethos du lutteur

Devenir un criminel honorable à Lahore [focus]
Paul Rollier

Résumés

Dans cette galerie de portraits de caïds rencontrés à Lahore, au Pakistan, des hors-la-loi, auteurs de crimes graves, s’efforcent de devenir des figures héroïques dans leur quartier, se positionnant parfois comme des médiateurs et redresseurs de torts. Dans un pays où le système judiciaire est souvent inopérant et inaccessible pour les plus pauvres, la réussite d’un tel renversement repose sur la capacité de ces hommes à endosser le rôle de justicier et d’évergète honorable au niveau local. Ce court texte cherche à restituer les stratégies de légitimation déployées par ces caïds et à les replacer dans l’imaginaire collectif de l’héroïsme criminel. Le bandit honorable est dans ce contexte fortement associé, aussi bien par les caïds que par les habitants des quartiers concernés, à la figure du lutteur, figure idéale véhiculant des images de masculinité puissante et de charisme social.

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Texte intégral

Irfan

1Homme replet d’une quarantaine d’années, Irfan Malik porte une lourde montre en or et une épaisse paire de lunettes de vue. Il m’a déjà invité à plusieurs reprises dans l’appartement qui lui sert de QG, la nuit, où je le retrouve entouré de ses amis, le plus souvent assis par terre à boire de la vodka en jouant aux cartes, des armes à feu à portée de main. Irfan doit souvent interrompre la partie pour écouter les requêtes qui lui sont soumises.

2Ce soir-là, un homme entre dans la pièce enfumée, s’assoit aux côtés d’Irfan pour lui exposer son problème. La police le recherche, il est accusé d’avoir ouvert le feu sur la maison de sa femme de ménage dont il a mis la fille enceinte et qu’il refuse d’épouser. Irfan écoute en sirotant sa vodka, il réfléchit, puis appelle un policier qu’il connaît :

« Il n’était pas en ville cette nuit-là. S’il avait organisé la fusillade, il m’aurait demandé de le faire. Mais je ne l’ai pas fait, sinon je vous le dirais, je ne vous cache pas ces choses-là voyons ! Alors laissez tomber l’affaire, voulez-vous bien ? »

3Vient ensuite le tour du patron d’une fabrique de chaussures accompagné d’un de ses ouvriers. La fille de ce dernier est violement battue par son mari. Lorsque Irfan demande à l’ouvrier des précisions, celui-ci bégaie et joint les mains en signe de supplication : « Sauvez ma fille, Irfan, sauvez-la ! » Après une courte pause, Irfan déclare : « Je vais m’assurer que mari et femme fassent la paix. Je dirai à ton gendre : “Ta femme, c’est ma fille et ma sœur, si tu la frappes encore, tu le regretteras.” » L’ouvrier esquisse un sourire de soulagement. Se tournant vers moi, Irfan ajoute : « Je n’interviendrais pas si ce n’était pas une question d’honneur. »

4Peu après, un vieil ami d’Irfan entre dans la pièce : l’un de ses cinq frères a décidé de vendre sa part de la maison familiale. La fratrie s’y oppose car, ainsi démembrée, la maison perdrait de sa valeur. Irfan manifeste sa contrariété et promet de se pencher sur la question, de faire justice et de tenir la police à l’écart. Il appelle le frère en question et l’avertit qu’il lui rendra visite le lendemain.

5Le dernier plaignant cette nuit-là est un propriétaire qui n’arrive pas à prélever le loyer d’une veuve indigente. Irfan ne semble pas intéressé et promet simplement qu’il apportera son soutien à quiconque est dans son droit.

6Au cours de la soirée, Irfan a reçu un appel et s’est énervé contre son interlocuteur :

« Ne me traitez pas de criminel (badmaʻash), c’est une insulte […]. Je ne suis pas un criminel : je suis digne (sharif) avec les gens aimables, et un voyou avec des voyous. Je ne me comporte jamais mal avec les gens pauvres, je ne porte jamais atteinte à leurs droits. Je ne m’en prends qu’à ceux qui vont au-delà de leurs droits. »

  • 1 Dans les affaires d’homicide et de dommage corporel, une loi d’inspiration islamique sur le « prix (...)

7Fils d’un couturier, analphabète, Irfan a grandi dans un quartier pauvre de la ville. Il me raconte comment, à l’âge de 14 ans, il voit son père se faire poignarder devant lui. Quelques années plus tard, il se venge en tuant l’assassin de son père, un geste pour lequel il est condamné à mort, avant d’être libéré après neuf ans de détention. Dans le quartier, dit-il, on le considère désormais comme un caïd. Quelques mois après sa libération, il tue un de ses voisins lors d’une bagarre de rue et est à nouveau arrêté. Le père de la victime refuse d’accepter le prix du sang, qui permettrait légalement à Irfan de recouvrer la liberté1. Depuis sa cellule, Irfan commandite le meurtre du père récalcitrant, puis force les autres membres de la famille à accepter le prix du sang en échange de leur pardon. Par la suite, il commet plusieurs assassinats pour le compte de commanditaires influents. Il aura passé un total de dix-neuf ans, soit près de la moitié de sa vie, en prison.

8Comme tant d’autres caïds de la région, Irfan se veut avant tout médiateur et redresseur de torts – une sorte de bandit social en somme. Au cours de mes enquêtes dans les quartiers pauvres de Lahore (deuxième ville du Pakistan et capitale du Pendjab), il m’a été donné de fréquenter une trentaine de caïds comme Irfan, le plus souvent chez eux ou dans un appartement loué leur tenant lieu de repaire (déra), ainsi que divers acteurs traitant avec eux (avocats, policiers, suppliants). À travers une série de courts portraits de caïds, j’examine les registres de légitimation et les stratégies de notabilisation à travers lesquels des hommes impliqués dans des activités criminelles, souvent des meurtres, tentent d’accéder à la dignité de « criminel honorable » (sharif badmaʻash). Je traite leurs récits comme des tentatives visant à rendre leurs actions désirables et nécessaires, et donc comme un élément constitutif du pouvoir qu’ils prétendent représenter.

Zishan

9Zishan, 31 ans, me reçoit à plusieurs reprises dans une petite pièce au dernier étage d’une maison délabrée. Il me dit tout d’abord avoir commis trois assassinats en représailles du meurtre de son patron dans le cadre d’une querelle familiale. Lors de la brève incarcération qui s’ensuivit, il aurait appelé par erreur le portable d’une jeune femme, sympathisant puis se fiançant avec elle alors qu’il était encore en prison :

« Une fois sorti de prison, on s’est mariés sans rien dire à ses parents. Puis je suis allé chez son père et, arme à la main, je lui ai dit : Donnez-moi votre fille maintenant. Il a refusé. Le lendemain, je suis venu la chercher et on s’est enfuis à Faisalabad. »

10Il dit être membre d’un groupe de cinq associés qui travaillent principalement dans l’« immobilier » – euphémisme couramment utilisé pour désigner les entreprises d’accaparement de biens fonciers –, expliquant que leur spécialité est de résoudre les litiges – conflits de propriété et d’héritage, dettes impayées, etc. Les gens s’adressent alors à lui pour obtenir des arbitrages et faciliter les réconciliations. Une autre fois, alors que je l’interroge sur ses activités, il déclare tout en caressant son revolver que son travail consiste simplement à « montrer la bande-annonce de la mort » aux adversaires de ses clients. Pour cela, dit-il, il a recours « à la parole et à la matraque », mais souligne qu’il ne se bat que pour les causes justes. Quelques mois plus tard, il m’avoue n’avoir commis qu’un seul homicide, et ce par erreur : « J’ai tiré sur quelqu’un, j’ai raté ma cible, la balle a rebondi sur un bout de métal et a tué un passant […]. Pour sortir de prison, ma famille a dû emprunter 500 000 roupies pour payer le prix du sang à la famille de la victime. »

11Zishan évoque souvent la figure de Big B., l’un des plus grands caïds de la ville :

« Cet homme-là, me dit-il, peut faire abattre n’importe qui à tout moment. Il n’a même pas besoin de sortir de chez lui, un coup de téléphone suffit. C’est comme dans les films. S’il sort, c’est avec cinquante hommes armés à ses côtés, des 4x4 et une escorte policière […]. Même les policiers vont le voir lorsqu’ils veulent être mutés dans un autre commissariat […]. Ce n’est pas seulement un criminel (badmaʻash), il fait aussi beaucoup de travail social. Il paie les frais de mariage des plus pauvres, il donne du travail aux habitants de son quartier. Les gens comme lui sont des justes, des hommes dignes de confiance et dont la parole pèse. »

Golden

12Golden est un jeune trentenaire qui doit son surnom à la longue chevelure blonde qu’il arbore. Assis dans un fauteuil et entouré de ses amis, il pose son pistolet et son smartphone en évidence sur la table avant de me livrer son histoire.

13Son père, Polé, possédait un petit entrepôt de ferraille dans la banlieue de Lahore. Un matin, il y a de cela une vingtaine d’années, trois criminels de renom réclamèrent 500 000 roupies en échange de leur protection. Polé refusa. Un des criminels trouva la mort dans la fusillade qui s’ensuivit, tandis que le père de Golden fut blessé par balles.

« Toute ma famille a dû fuir car nous avions une dizaine d’hommes à nos trousses. On a fui dans les villages autour de Lahore, mais, après deux mois de cavale, mon père et deux de mes frères ont décidé de se rendre à la police. Pendant le procès, chacune des deux parties tentait d’acheter les faveurs de la police pour éviter une peine trop lourde. Mon père a finalement été condamné à mort. Lors de l’appel, on a offert 1 000 000 de roupies de pots-de-vin aux deux juges qui s’occupaient de l’affaire. Ils ont commué la peine, et comme mon père avait déjà purgé quatorze ans de prison, il a été remis en liberté. Mes deux frères ont été libérés deux ans plus tard. »

  • 2 Dans ce contexte, le terme dushamani (ou dushman-dari) évoque l’idée d’une dispute prolongée entre (...)

« Quand j’étais adolescent, les caïds du quartier me taquinaient et se moquaient de mes cheveux blonds et de ma moustache. Ils disaient tous qu’avec un père en prison et une vendetta (dushamani) comme ça2, il faudrait que moi aussi je fasse partie du milieu criminel. Alors je m’y suis mis. J’ai usé de mon arme ici et là […]. J’ai tué deux types, l’un d’eux lors d’une bagarre. Et puis j’ai dû me rendre, mais j’ai pu sortir de prison rapidement en payant le prix du sang… En prison tu rencontres du monde : à l’intérieur le lion et la chèvre étanchent leur soif au même ruisseau”, comme on dit. C’est du concret, on y apprend plus de choses qu’à l’université ! »

14Son père est mort l’année dernière et ses frères ont repris l’entrepôt de ferraille. « Dieu merci, dit-il, l’argent n’est plus un souci. » Il prétend qu’on vient régulièrement le trouver pour négocier des arbitrages et des médiations dans le cadre d’impayés entre commerçants. « Tu sais comment ça se passe : je leur demande de s’assoir, de me raconter leur version des faits, et puis je tranche en essayant de rafistoler tout ça ! »

Zulfikar Ali

15Zulfikar Ali est un homme robuste d’une quarantaine d’années, père de cinq enfants, toujours vêtu d’une tunique traditionnelle blanche. Il me conduit dans son repaire, une pièce en briques construite sur le toit d’un vieil immeuble :

« Je suis tombé dans la criminalité quand j’étais étudiant. Le groupe dont je faisais partie gérait jeux d’argent et vendettas. Pour moi, les choses sérieuses ont commencé quand j’ai tué mon cousin. Après le meurtre, bien qu’il y ait eu une réconciliation au sein de notre famille, les amis de mon cousin voulaient se venger. Ça a donné lieu à une série de vendettas, un meurtre en entraînant un autre […]. Je suis devenu un criminel (badmaʻash). Mon truc, c’était les paris sur le cricket et les courses de chevaux. Puis un jour, un voisin m’a demandé de faire libérer son fils en garde à vue pour possession de haschisch. C’était au milieu de la nuit. J’étais réticent, mais j’y suis allé, sans armes. Arrivé au commissariat, j’ai demandé au responsable, qui avait bu, de bien vouloir remettre le garçon en liberté. Il n’a pas apprécié ; on s’est disputés, puis battus. À la fin, ils m’ont tabassé. Dehors, les policiers tenaient à distance les voisins et les amis venus m’aider. Je disais aux policiers : “Tu sais qui je suis ? Je jure que je vais vous tuer, écrivez-ça dans votre registre.” En garde à vue, alors qu’un officier me tabassait de nouveau, son collègue est intervenu pour lui dire : “Mais t’es fou, tu sais pas qui c’est ? C’est un grand caïd qui a toute une bande avec lui.” Le lendemain, au tribunal, j’ai dit au juge que j’étais venu au commissariat sans armes pour discuter et obtenir la remise en liberté du jeune. Il a dit que c’était un délit et m’a envoyé faire un court séjour en prison. Après ça, les choses ont changé ; un vieil homme du quartier m’a conseillé de ne pas me venger afin de tirer profit de l’incident. Donc je me suis donc présenté aux élections de quartier et j’ai gagné, car les gens étaient impressionnés par ce que j’avais enduré pour faire libérer le jeune. J’étais un bon élu, je m’occupais de tous les problèmes du quartier. Par exemple, un jour, une femme est venue pour un problème de canalisation dans sa rue. Je lui ai donc donné une lettre à remettre à la compagnie des eaux. Mais ils n’ont rien fait et elle est revenue me voir pour se plaindre. Je n’en ai pas dormi cette nuit-là. Le lendemain, je me suis rendu à la compagnie des eaux. Je me suis disputé avec le responsable, et alors que son assistant essayait de m’immobiliser j’ai saisi une canalisation qui trainaît là et je les ai tous frappés avec. Quelques jours plus tard ce n’est pas une canalisation, mais une douzaine qu’ils ont réparées dans le quartier ! »

« J’ai été élu à deux reprises, et maintenant je suis président d’une association de commerçants du quartier. Les voisins me demandent toujours de les aider. Hier par exemple il s’agissait d’arranger une affaire de dette impayée. J’ai invité les deux parties à convenir d’une date de remboursement […]. Une fois l’affaire réglée, ils m’offrent des cadeaux, mais je ne réclame jamais rien. En somme je ne suis plus un badmaʻash mais un pehlwan (lutteur) : les gens me respectent, parce que je respecte mon quartier et que je considère les femmes qui y vivent comme mes propres sœurs. J’assiste à leurs mariages et tout ça. C’est une question de conduite et de personnalité. »

L’éthique du lutteur

16Mes interlocuteurs dans les quartiers pauvres de Lahore, y compris les caïds, m’ont dressé une typologie évaluative commune des différents types de criminels rencontrés dans l’espace public. C’est à travers ces figures archétypales qu’ils émettent des jugements sur le caractère légitime ou non des actes criminels.

17Le premier type de criminel est le voyou (talanga, appelé aussi kan-tutta badmaʻash, c’est-à-dire « criminel à oreille fendue »), une figure typiquement déployée par les caïds pour se distancier des formes immorales de la criminalité. Le voyou est quelqu’un qui manque de discernement et qui ne sait pas contrôler ses pulsions. Poussé par le profit et le plaisir immédiat, il est réputé crier de manière excessive et ignorer les bonnes manières, notamment en ce qui concerne les femmes de son quartier. Sa virilité n’en fait pas un homme pour autant : on le dit gandu (« homosexuel passif ») car lâche, incapable de retenue et dépourvu de sens du sacrifice. La figure du voyou est donc déployée de manière péjorative pour condamner la dimension excessive et immorale d’une vie criminelle. Elle se rapproche du sens étymologique du « criminel » en ourdou (badmaʻash) : une personne aux moyens de subsistance (maʻash) douteux.

18À l’opposé du voyou, la seconde figure, à laquelle la plupart des caïds cherchent à s’identifier, est celle du lutteur (pehlwan) ou du criminel honorable (sharif badmaʻash). Atteindre ce statut exige une attitude et un itinéraire de vie clairement définis. Le sharif badmaʻash est tout d’abord attentif aux bonnes manières. Il sait non seulement « contrôler sa langue », c’est-à-dire s’adresser à autrui selon les prérogatives liées à son statut (caste, âge, sexe), mais également manier l’insulte avec esprit. Il maîtrise en cela ce trait perçu comme caractéristique de la culture et de la langue populaires pendjabies qui consiste en l’art de la répartie tranchante et de l’irrévérence cordiale : déférent envers les anciens du quartier, traitant les femmes de son quartier « comme ses propres sœurs », il est aussi capable d’invectiver grossièrement un policier comme s’il s’agissait d’un vieil ami. Enfin, il manifeste une certaine sagacité et un savoir-faire pour s’extraire des situations délicates. Outre ces attributs, le « criminel honorable » embrasse le crime pour les bonnes raisons.

19Son entrée en criminalité est la conséquence d’une vendetta ou d’un acte charitable – homicide pour se venger du meurtre d’un proche ou pour protéger l’honneur d’une femme par exemple. Typiquement, il effectue ensuite un séjour en prison où il acquiert un savoir-faire criminel et développe des contacts au sein de la pègre. Une fois libéré, sa réputation le devance. Il est alors sollicité par ses voisins pour régler les différends dans le quartier et, le cas échéant, faire justice. S’il devient alors un véritable criminel, c’est avant tout contre son plein gré ; il se doit d’être mû par un souci d’équité et de servir la communauté qui l’entoure. Ainsi la violence dont il peut faire preuve est avant tout rétributive, dans la mesure où le « criminel honorable » agit en fonction du comportement de ses interlocuteurs : parlez-lui aimablement et il sera prévenant, soyez rude et il sera impitoyable. Il ne serait en somme que le corollaire de la société qui l’entoure.

20Dans l’imaginaire pendjabi, cette figure idéale du « criminel honorable » est fortement associée à la pehlwani, une forme de lutte sud-asiatique. La plupart des caïds que j’ai rencontrés se font d’ailleurs appeler pehlwan (« lutteur ») dans leur quartier, même s’ils n’ont jamais pratiqué la lutte. À Lahore comme dans le reste du sous-continent, la figure du pehlwan suggère l’idée d’un corps bien nourri et robuste, d’une masculinité puissante et d’un certain charisme social. Plus qu’un simple sport, la pehlwani associe muscles et sens moral : le lutteur doit allier la force à la bravoure, à la générosité et à l’honnêteté. En cela, il incarne un idéal de perfection éthique.

  • 3 Sur la lutte traditionnelle au Pakistan, voir Jürgen Wasim Frembgen & Paul Rollier, Wrestlers, Pig (...)
  • 4 Cette association n’est pas propre au Pakistan. En Russie, par exemple, nombre de chefs de gangs c (...)

21Au Pakistan, la pratique de la lutte a quasiment disparu. Les jeunes lui préfèrent la musculation ou l’haltérophilie, des activités moins exigeantes et plus abordables que la lutte, laquelle réclame un régime alimentaire onéreux (lait, amandes, etc.)3. Le terme pehlwan a de fait connu un glissement sémantique durant la seconde partie du xxe siècle, perdant progressivement son acceptation sportive pour désigner l’« homme fort » du quartier, une autorité locale informelle dont la conduite s’inspire de l’ethos du lutteur traditionnel. Dans les quartiers populaires où j’ai conduit mes enquêtes, les résidents expliquent que l’association entre lutte et crime4 tient au fait qu’une fois retraité, le lutteur mettait sa force au service de la communauté pour intimider et maintenir l’ordre, voire pour subvertir ou défendre le pouvoir politique en place. Il devenait ainsi la sentinelle du quartier. Si ce rôle l’amenait à poignarder quelqu’un par exemple, on raconte qu’il ne s’enfuyait pas, mais qu’il rentrait chez lui calmement, prenait le temps de déjeuner et de se mettre des vêtements propres en attendant que la police vienne l’arrêter.

22Or, pour les habitants des quartiers, les criminels d’aujourd’hui ne sont plus des pehlwans, mais des « voyous ». Un terme transcrit cette supposée déchéance : le criminel kan-tutta, c’est-à-dire « oreille fendue ». L’expression fait allusion aux oreilles mutilées des lutteurs, mais évoque paradoxalement l’absence de l’ethos censé accompagner la lutte. De même, résidents et caïds soutiennent que la figure du pehlwan est progressivement supplantée par des acteurs désormais malingres, mais plus impitoyables, étrangers à toute considération morale, comme le shooter, un tueur à gages positionné à l’arrière d’une moto qui, son méfait à peine commis, prend la fuite. Ces figures changeantes de la criminalité, indexées sur les corps, seraient in fine symptomatiques d’une décadence morale de la société en général. La pauvreté et l’avidité, mais aussi la fascination pour les films de Bollywood, auraient fait de tout un chacun un criminel potentiel. Pour certains enfin, le terme pehlwan aurait perdu tout son sens : un jeune homme de Lahore, sans lien avec le milieu criminel, me confiait par exemple que « les Pendjabis sont devenus paresseux et lâches, trop de gens sont oisifs et se contentent de vivre aux crochets des autres. Un pehlwan est un type qui régale ses amis en leur offrant nourriture, boissons et cigarettes, c’est ça un pehlwan maintenant. »

  • 5 Eric Hobsbawm, Bandits, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1969 ; Kim Wagner, « Thuggee and Social Ba (...)

23Signe d’une inquiétude quant à l’érosion supposée des normes patriarcales et des formes traditionnelles de la masculinité, ce discours nostalgique est aussi une tentative de définition normative du « criminel honorable ». Le pehlwan originel, s’il a disparu, n’en demeure pas moins une figure centrale pour véhiculer une certaine conception de la masculinité, de l’héroïsme et de l’autorité informelle. À l’aune de cet idiome moral, nous pouvons distinguer le type de pratiques illégales pouvant être, sous certaines conditions, considérées comme permises, voire licites. Bien évidemment, les caïds rencontrés ne parviennent que rarement à incarner pleinement cet idéal du « criminel honorable ». Comme l’ont souligné les commentateurs du concept de « bandit social », les mythes qui entourent ces criminels ne correspondent que rarement à la réalité sociale du banditisme5.

Du crime à l’écran

  • 6 Markus Daechsel, « Zalim Daku and the Mystery of the Rubber Sea Monster », Journal of the Royal As (...)

24Durant le xxe siècle, la figure du criminel au Pendjab a été puissamment façonnée par une série de récits. Le mythe du brigand héroïque et rebelle a notamment été popularisé par l’essor des romans policiers ourdou dans les années 1930, lesquels s’inspiraient des contes pendjabis compilés par les autorités coloniales6. Le « bandit social », tel que théorisé par Hobsbawm, est ainsi une figure récurrente dans l’imaginaire pendjabi. Désigné par les termes de daku ou de goonda, il est ici toujours plus qu’un simple criminel.

  • 7 Government of West Pakistan, Report of Seminar on the Eradication of Social Evils, Karachi, Govern (...)
  • 8 Ahmad Saeed, « Goondaism. A Social Analysis », The Pakistan Review no 4, 1966, p. 16-17.

25Dans le Pendjab des années 1960, un fonctionnaire provincial écrit qu’à la différence du vulgaire criminel, le goonda de Lahore est un homme qui refuse toujours la reddition : s’il y est contraint, « il se rendra en donnant une bonne leçon à la police. Menotté, il suivra le policier d’un air joyeux comme s’il était un héros, sans honte […], se réjouissant d’avoir fait quelque chose de viril7. » À la même époque, un journaliste définit le « goondaïsme » comme une « activité agressive, antisociale, égoïste, avec une touche inhérente d’héroïsme et d’audace humanitaire8 ».

  • 9 Symbole de l’unité nationale et langue officielle du pays, l’ourdou n’est cependant l’idiome mater (...)

26La représentation la plus influente du « bandit social » au Pendjab est sans doute celle dépeinte dans la nouvelle d’Ahmad Nadeem Qasmi, « Gandasa », publiée en 1952. Se déroulant en milieu rural, l’histoire traite d’un lutteur, Maula Baksh, aux prises avec une vendetta familiale. Encouragé par sa mère à se venger, Maula brandit sa longue serpe pour tuer ses ennemis et s’attaquer au propriétaire local. Cette histoire inspira plusieurs films d’action punjabis, dont Maula Jatt, sorti en 1979, qui rencontra un énorme succès. Loin de l’esthétique ourdoue dominante, où les héros se devaient d’être doux et raffinés, le héros d’action pendjabi, incarné par l’acteur légendaire Sultan Rahi, est un homme du peuple, vêtu à la manière paysanne et exhalant une masculinité débridée9. Protecteur des femmes et des opprimés, il incarne un idéal justicier en massacrant les policiers corrompus et les propriétaires terriens tyranniques.

  • 10 Voir l’enquête de Hashim Bin Rashid & Sher Khan, « Goonda Raj », The Express Tribune, 25 octobre 2 (...)
  • 11 Cette figure du hors-la-loi justicier fait également écho à celle des films de gangster de Bollywo (...)

27La violence du personnage de Maula Jatt et sa portée subversive ne furent pas du goût de la censure du dictateur Zia-ul-Haq (1978-1988), qui finit par faire interdire le film. Toutefois son succès fut tel qu’il suscita la production de centaines de films du même genre destinés à un public essentiellement masculin et prolétaire. Or le film d’action pendjabi, qui domina la production de Lollywood pendant plusieurs décennies, émanait notamment de vrais criminels impliqués dans l’industrie cinématographique locale dès la fin des années 1960. Alors que les dirigeants politiques de la province avaient jusqu’alors régulièrement fait appel aux « hommes forts » des quartiers pour intimider leurs rivaux et réprimer les protestations étudiantes, la promulgation d’arrêtés anticriminalité entraîna l’incarcération et l’exécution de nombreux caïds de la ville10. Les proches de certains de ces hommes disgraciés se lancèrent alors dans la production de films portant sur la vie de ces hors-la-loi, à commencer par Wehshi Gujjar en 1979 (« le Gujjar sauvage »), inspiré par les aventures d’un véritable criminel de Lahore des années 1960, connu pour avoir réprimé l’adultère et le trafic d’alcool dans son quartier. Certains de ces producteurs – parents de caïds ou caïds eux-mêmes – allèrent même jusqu’à intimider leurs acteurs préférés afin qu’ils participent à leurs projets. Les archétypes du badmaʻash justicier et du policier véreux furent ainsi façonnés pour la consommation de masse tout au long des années 1980, donnant forme à une nouvelle représentation de l’héroïsme pour les classes populaires11.

28Le cas de Sultan, l’un des lutteurs les plus populaires de Lahore à la fin du xxe siècle, illustre bien cette articulation forte entre cinéma populaire et milieu criminel. Selon un de ses proches, Sultan aurait profité de sa retraite sportive pour organiser des séances de jeux de hasard, activité interdite depuis 1977 – au même titre que l’alcool et, plus tard, l’adultère. Le repaire de cet homme réputé pieux serait rapidement devenu l’une des maisons de jeux clandestines les plus importantes de Lahore, mais aussi un lieu où tout un chacun pouvait réclamer assistance et justice. Plusieurs anciens du quartier m’ont ainsi raconté que Sultan a non seulement imposé l’ordre dans la localité, mais qu’il réinvestissait ses gains dans des œuvres caritatives, par exemple en payant la dot des familles les plus pauvres. Un des fils de Sultan, lui aussi lutteur dans sa jeunesse, est également devenu un caïd de renom avant d’être tué dans le cadre d’une vendetta. Père et fils sont devenus le sujet de plusieurs films d’action financés par leurs proches. L’un des petits-fils de Sultan, aujourd’hui en prison, a d’ailleurs joué le rôle principal d’un film sur la vie héroïque de son grand-père.

Criminel malgré lui

  • 12 Government of West Pakistan, Report of Seminar on the Eradication of Social Evils, op. cit., p. 21 (...)

29Les autorités considéraient dans les années 1960 « l’afflux de films américains malsains12 » comme ayant une incidence directe sur la criminalité au Pendjab. Pour plusieurs hauts responsables de la police que j’ai rencontrés, les productions de Lollywood et de Bollywood seraient aujourd’hui, de la même manière, directement responsables de la chute de certains jeunes dans la criminalité.

30Dans les portraits présentés précédemment, les caïds décrivent eux-mêmes leur entrée dans l’illégalité et leur rôle de médiateur social d’une manière qui reflète assez fidèlement la trame narrative des films d’action pendjabis et de la nouvelle de Nadeem Qasmi : le criminel est héroïque dans la mesure où il le devient contre son gré, mû par un sens aigu de la justice. Par exemple, Irfan et Zulfikar prétendent être devenus caïds dans le cadre d’une vendetta. Le récit de Zulfikar en particulier épouse les contours du héros pendjabi ; c’est à la demande de son voisinage qu’il serait devenu une figure publique, soucieux du sort des plus faibles. Tous en effet semblaient dire qu’en dépit de la nature illicite de certaines de leurs activités – d’un point de vue légal ou religieux –, ils tentaient toujours d’agir avec équité (haq ke sath). Ils ne songeraient jamais, disent-ils, à s’en prendre à un honnête homme, ou à occuper illégalement la propriété d’une veuve démunie. Quant à l’usage de la violence, il n’est tenu pour légitime (jaʼiz) que s’il découle d’une dispute ayant trait à la terre, à l’honneur ou aux femmes, ou pour venir en aide à un tiers.

  • 13 Stavroula Pipyrou, « Altruism and Sacrifice. Mafia Free Gift Giving in South Italy », Anthropologi (...)

31Cette rhétorique, loin de nier la moralité publique, semble au contraire la réaffirmer. Selon ces « bandits sociaux », enfreindre les lois n’est pas incompatible avec le fait d’être honnête et probe (imandar, sharif), voire même d’agir en défenseur de certaines conventions sociales, comme la ségrégation des sexes et la condamnation de l’adultère. L’évergétisme et le « travail social » dont font preuve certains caïds dans leur quartier sont d’ailleurs censés en témoigner. Cette posture éthique n’est pas rare dans les milieux mafieux : les ’ndranghetisti calabrais et les vory v zakone kirghizes, par exemple, se prévalent d’un code d’honneur pareillement axé sur la probité et l’altruisme envers les plus démunis13. Dans le contexte pendjabi, ce qui frappe est, d’une part, l’unité du canevas narratif déployé par les caïds – du fait notamment de la mise en abyme cinématographique opérée par les caïds eux-mêmes au siècle dernier – et, d’autre part, leur rapport à un État qui s’avère incapable de garantir la justice sociale.

  • 14 Paul Rollier, « Vies de caïds et justice informelle à Lahore (Pakistan) », L’Homme no 219-220, 20 (...)

32Ces malfrats tirent en effet parti d’une privatisation croissante de la justice pénale, et en particulier de la loi sur le « prix du sang », laquelle permet à la vaste majorité des individus accusés d’homicide d’être acquittée. Ils bénéficient en outre d’un système judiciaire passablement dysfonctionnel et inaccessible pour les plus pauvres, où la résolution des litiges implique la mobilisation simultanée d’institutions formelles et informelles. Certains des caïds rencontrés sont ainsi sollicités par leur voisinage, et parfois même par la police, pour jouer le rôle d’arbitre et de conciliateur au niveau local14.

  • 15 Contestant la perspective idéaliste de Hobsbawm, de nombreux chercheurs ont mis en évidence les li (...)

33Les « hors-la-loi » dont j’ai dressé ici les portraits ne sont pas affranchis des infrastructures juridiques. Ils monnayent légalement leur impunité, n’ont de cesse de se référer à la justice et, à l’occasion, se substituent à l’État pour la rendre. De même, leur posture de criminel honorable ne saurait occulter le caractère parfois inique de leurs actions ainsi que leur dépendance envers les élites locales. Ces caïds ne sont donc pas l’incarnation d’une quelconque résistance populaire, comme ils le laissent parfois entendre15. In fine, le travail d’héroïsation auquel ils se livrent est une tentative de susciter le consentement voire l’adhésion, c’est-à-dire de convertir leur disposition à enfreindre les lois en une nécessité sociale, en un don.

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Notes

1 Dans les affaires d’homicide et de dommage corporel, une loi d’inspiration islamique sur le « prix du sang » (diyat) promulguée en 1997 permet aux héritiers de la victime de demander à l’accusé une réparation financière, en échange de l’abandon des poursuites pénales.

2 Dans ce contexte, le terme dushamani (ou dushman-dari) évoque l’idée d’une dispute prolongée entre les membres de deux familles ou groupes, qui implique un cycle de vengeances réciproques, parfois sur plusieurs générations.

3 Sur la lutte traditionnelle au Pakistan, voir Jürgen Wasim Frembgen & Paul Rollier, Wrestlers, Pigeon Fanciers, and Kite Flyers. Traditional Sports and Pastimes in Lahore, Karachi, Oxford University Press, 2014.

4 Cette association n’est pas propre au Pakistan. En Russie, par exemple, nombre de chefs de gangs criminels des années 1990 étaient d’anciens lutteurs, voir Vadim Volkov, Violent Entrepreneurs? The Use of Force in the Making of Russian Capitalism, Ithaca, Cornell University Press, 2002, p. 80.

5 Eric Hobsbawm, Bandits, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1969 ; Kim Wagner, « Thuggee and Social Banditry Reconsidered », The Historical Journal no 50/2, 2007, p. 353-376.

6 Markus Daechsel, « Zalim Daku and the Mystery of the Rubber Sea Monster », Journal of the Royal Asiatic Society no 13/1, 2003, p. 21-43.

7 Government of West Pakistan, Report of Seminar on the Eradication of Social Evils, Karachi, Government Printing and Stationery, 1963, p. 269.

8 Ahmad Saeed, « Goondaism. A Social Analysis », The Pakistan Review no 4, 1966, p. 16-17.

9 Symbole de l’unité nationale et langue officielle du pays, l’ourdou n’est cependant l’idiome maternel que de 8 % de Pakistanais. A contrario, le pendjabi est une langue régionale bien plus utilisée au niveau national.

10 Voir l’enquête de Hashim Bin Rashid & Sher Khan, « Goonda Raj », The Express Tribune, 25 octobre 2013.

11 Cette figure du hors-la-loi justicier fait également écho à celle des films de gangster de Bollywood, très populaires au Pakistan. Voir Bishnupriya Ghosh, « Sensate Outlaws. The Recursive Social Bandit in Indian Popular Cultures », in Meheli Sen & Anustup Basu (dir.), Figurations in Indian Film, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 21-43.

12 Government of West Pakistan, Report of Seminar on the Eradication of Social Evils, op. cit., p. 214.

13 Stavroula Pipyrou, « Altruism and Sacrifice. Mafia Free Gift Giving in South Italy », Anthropological Forum no 24/4, 2014, p. 412-426 ; Austin Cowley, Caitlin Micaela Ryan & Elizabeth Cullen Dunn, « The Law, the Mafia, and the Production of Sovereignties in the Kyrgyz Penal System », Ab Imperio no 2, 2015, p. 183-208.

14 Paul Rollier, « Vies de caïds et justice informelle à Lahore (Pakistan) », L’Homme no 219-220, 2016, p. 63-92.

15 Contestant la perspective idéaliste de Hobsbawm, de nombreux chercheurs ont mis en évidence les liens collusifs qui peuvent unir les soi-disant « bandits sociaux » aux élites locales, ainsi que leur indifférence à la misère des pauvres. Voir par exemple Jane & Peter Schneider, « The Anthropology of Crime and Criminalization », Annual Review of Anthropology no 37, 2008, p. 351-373.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul Rollier, « L’ethos du lutteur »Terrain [En ligne], 74 | 2021, mis en ligne le 02 avril 2021, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/21274 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.21274

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Auteur

Paul Rollier

Université de Saint-Gall

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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