- 1 Cet article est dédié à Abdul Hamid, décédé le 13 février 2021. Abdul était un ami et collègue qui (...)
- 2 Pour les termes vernaculaires, j’utilise les abréviations i. pour l’indonésien, s. pour le sundana (...)
1Serang est la capitale administrative et politique de la province de Banten, une région de près de 13 millions d’habitants située sur la partie ouest de l’île de Java1. Lorsque l’on sillonne la ville, les photographies des membres de la famille au pouvoir sont omniprésentes sur les communiqués du gouvernement provincial ornant les principaux axes routiers. Les Bantenois la qualifient familièrement de « clan » (i. Klan, un néologisme2), pour souligner les pratiques népotiques de ses membres. Les communiqués concernent leurs activités en tant qu’élus des gouvernements locaux (mairies, districts et départements) et des parlements, en tant qu’administrateurs dans les domaines du sport, de la culture, du développement, des soins, mais aussi en qualité d’entrepreneurs de divertissement, de mécènes, de sponsors d’œuvres caritatives et humanitaires dans des associations, fondations et ONG. Outre ces supports de communication, la famille dispose de parts importantes dans les médias régionaux – presse, radio, télévision. Elle mobilise également des machines politiques qui incluent les équipes de soutien de partis en coalition (localement désignées comme des « équipes de succès », i. tim sukses), des unions étudiantes et des « personnalités communautaires » (i. tokoh masyarakat), afin de remporter les élections tout en consolidant des clientèles.
2La communication de la famille se fonde initialement sur la valorisation du « jawarisme » – pratiques initiatiques martiales bantenoises, modes de socialité et éthique des « hommes forts » appelés jawara (b.). Mais cette politique s’est profondément renouvelée au fil des grandes étapes jalonnant l’histoire de la province de Banten et de l’Indonésie : la chute du régime autoritaire du président Suharto en 1998 et l’autonomie provinciale en 2000 ont entraîné un tournant démocratique au niveau national et une plus grande ouverture du pays au marché global. Les nouveaux contours des territoires administratifs ont aussi été déterminants pour le renouvellement de l’argumentaire du clan. Le ratio de 60 % à 40 % entre les régions majoritairement rurales et les zones densément urbanisées de Tangerang à l’est s’est inversé au cours des dernières décennies. Il a accru la nécessité pour la famille d’adopter un discours ouvert sur les classes moyennes émergentes et de prendre en compte le brassage de populations dans ces régions.
3À partir d’enquêtes menées au cœur de l’univers des jawara, de façon quasi annuelle depuis 2004 et grâce à mon implication quotidienne dans les activités et réseaux – désormais transnationaux – de l’initiation martiale, je montrerai comment cette communication a évolué afin d’éclairer les transformations du rapport à la violence physique et à la loi entretenu par ce système de type mafieux. Le cas d’Atut Chosiyah, dite Atut, la principale figure publique de cette famille, illustre cette évolution historique, marquée par le renouvellement des bricolages rhétoriques et pratiques que les jawara ont élaborés pour s’adapter à la décentralisation administrative, la démocratisation du pays et l’ouverture des marchés. Ils ont su mettre en avant les caractéristiques attribuées aux « femmes fortes » (b. jawari, un néologisme), combinant esprit d’entreprise et piété islamique. Cette évolution témoigne aussi, dans cette société empreinte de la mystique islamique héritière de l’ancien sultanat (1526-1820), de la coïncidence entre l’entrée des femmes en politique et le passage de réseaux oligarchiques à une organisation népotique, hiérarchisée à partir des générations supérieures et de l’aînesse.
Fig. 1. Carte de Banten
Réalisation : Gabriel Facal
Fig. 2. Affiche dans le centre-ville de Serang, 2011
On y voit Atut Chosiyah promouvant les soins pour les enfants en bas âge.
Photo : Gabriel Facal
- 3 Haji est le titre donné aux musulmans qui ont effectué le pèlerinage à La Mecque.
4Avant d’être un clan familial, le réseau que le jawara Chasan Sochib, dit Haji (H.) Chasan3 (1930-2011), développe se fonde d’abord sur des alliances avec des partenaires stratégiques. Entouré d’une poignée de jawara proches de sa famille et issus de sa région d’origine (Ciomas), Chasan se hisse au pouvoir à la fin des années 1960 en cooptant les « hommes forts » de la région.
- 4 Pour aller plus loin sur l’histoire de Banten à cette période, voir Williams 1990.
5Les jawara sont traditionnellement associés aux maîtres de religion (i. kiai) pour diriger les milliers d’écoles d’arts martiaux (i. silat) développées depuis plusieurs siècles, probablement avant l’islamisation (Facal 2018). Ces hommes forts font figure de héros dans l’histoire récente de leur pays : ils se sont distingués dans la lutte contre l’administration coloniale néerlandaise, puis au cours de l’occupation japonaise en 1942 et enfin lors de la révolution nationale en 1945-19494. Pour contrer les factions de l’organisation islamiste séparatiste Darul Islam, qui déstabilise le pays jusqu’en 1963, une partie des jawara se défait de ses attaches religieuses et intègre les groupes civils auxiliaires de l’armée indonésienne. Enfin, dès l’arrivée au pouvoir du président Suharto en 1967, nombre de jawara servent de relais politiques locaux à son régime autoritaire.
- 5 Pendekar est un titre équivalent à jawara, mais dénué de la connotation négative qui lui a été ass (...)
- 6 Bandung était alors la capitale administrative de la province de Java Ouest, dont fit partie Bante (...)
6C’est dans ce contexte que Chasan réussit à s’imposer dans l’arène politique. Avec le soutien du pouvoir central, il unit les forces disparates des jawara afin de garantir la victoire du gouvernement aux différentes élections. Celui-ci place l’organisation des hommes forts de Chasan, la Pendekar Banten5, sous la supervision de la division militaire Siliwangi, basée à Bandung6, et sous la tutelle de l’organe politique du régime, le Golkar (Golongan Karya, littéralement « groupes fonctionnels »). La Pendekar Banten prend alors de l’ampleur, devenant le principal réseau de pouvoir de la région et promouvant l’image de Chasan comme l’« homme fort [b. jawara] des hommes forts ». Durant trois décennies (1969-1998), ce dernier consolide ses réseaux, investissant principalement dans les infrastructures, captant les contrats publics et imposant ses clauses grâce à ses positions au sein de la chambre de commerce et d’industrie, à force de pots-de-vin, de menaces et de violences (Facal 2017). De façon convergente, il développe des activités illégales, impliquant fraudes, blanchiment d’argent et racket. Le système clientélaire que Chasan échafaude menace toutefois de se disloquer en 1998, avec la chute du régime. Cumulée à l’ouverture des élections au multipartisme, puis à l’autonomie provinciale de Banten en 2000, ce tournant oblige Chasan à réaménager en profondeur ses dispositifs de communication et à renouveler précipitamment son image.
Fig. 3. Chasan (à droite), accompagné d’Akbar Tanjung, figure politique nationale, et du président d’une grande organisation d’arts martiaux de Banten, Serang, 1997
Photo : Khatib Mansur
- 7 Pour un compte rendu détaillé de l’organigramme familial de Chasan en politique, voir Facal 2017 : (...)
7En Indonésie, la démocratisation – processus initié en 1998 et toujours en cours – n’a pas éliminé les oligarchies de la vie politique (Ford & Pepinsky 2013 : 2), mais elle a modifié leurs stratégies pour défendre leur richesse et leurs positions politiques (Winters 2011). La reconfiguration du marché après la crise économique de 1997-1998 a également joué un rôle considérable dans leur réorganisation (Hadiz & Robison 2004). À Banten, les lois sur l’autonomie régionale – en vigueur depuis 2000 – permettent l’entrée en politique de nombreux membres de la famille de Chasan, dont plusieurs parmi ses vingt-trois enfants, issus de six mariages différents7. Le principal succès de cette transition est l’accès en 2002 au poste de vice-gouverneure de sa fille aînée, Atut Chosiyah, née en 1962 à Ciomas. Cette région est considérée comme le cœur de l’univers des jawara du fait d’un profond ancrage des écoles d’arts martiaux, des puissantes familles qui s’y sont illustrées, particulièrement dans les rébellions anticoloniales, et des « machettes puissantes » qui y sont forgées et leur sont historiquement associées. Combinée à cette origine légitimant une présupposée puissance spirituelle (s. kasekten), Atut est, aux dires de son père, « éduquée de façon stricte et sévère ». Ses journées sont rythmées par la prière du lever du jour, l’école publique le matin, les cours de religion l’après-midi et l’apprentissage des versets du Coran le soir, reproduisant ainsi le modèle éducatif « appliqué par le prophète Mahomet avec sa fille Fatimah » (Khaeruman & Musadad 2011 : 51-52). Au cours d’études secondaires, Atut est formée à la gestion d’entreprise et à la comptabilité bancaire dans des universités d’élite à Bandung et à Jakarta. Son père l’initie ensuite aux « rouages pratiques » (ibid.) de l’entrepreneuriat et de la négociation.
8Il lui octroie progressivement différentes fonctions, titres et représentations dans une panoplie hétéroclite de secteurs d’activité : vice-comptable de la branche du parti Golkar de Banten et comptable de sa branche féminine, membre d’honneur d’une milice paramilitaire chapeautée par la division locale de l’armée (Angkatan Muda Siliwangi), vice-comptable de l’Association des administrateurs de la province, membre du Comité de coordination de l’autonomie provinciale (BKPBB), présidente de la Chambre de commerce et d’industrie de Banten (Kadinda), présidente de l’Association des distributeurs de Banten (Gapensi), membre de l’Association des entrepreneurs indonésiens de l’eau à Serang (AKAIDO), présidente de l’Association de l’asphalte de Java Ouest (AAB), comptable de l’Union d’arts martiaux Pendekar Banten, rédactrice adjointe du tabloïd Bisness Indonesia, membre du Business center de Banten. Ces postes permettent à Atut d’acquérir une expérience de direction, de pénétrer les arcanes des réseaux clientélaires de son père et de se présenter comme son héritière.
9Combinée à ses capacités décisionnelles et d’action publique comme vice-gouverneure, cette intégration au sein des réseaux de pouvoir lui permet d’accroître de façon exponentielle les budgets régionaux alloués au développement et à la construction, ce qui profite aux nombreux membres de sa famille possédant des parts dans ce secteur. Plusieurs d’entre eux acquièrent à la même époque des postes clés dans l’administration, les préfectures et les gouvernements départementaux, multipliant souvent les fonctions dans de nombreux secteurs d’activités, développant leurs clientèles, manipulant les mécanismes d’attribution des offres publiques, faisant financer leurs projets privés par les budgets locaux et centraux et privatisant pour leur compte des biens et ressources publics.
10Face à ces succès, les forces d’opposition aux pratiques népotiques du clan ne manquent pas. Un ancien associé et nouveau rival encourage même une loi, s’appuyant sur les avis juridiques islamiques (fatwa), pour faire interdire l’élection de femmes au poste de gouverneur. Les soutiens d’Atut opposent les textes de loi indonésiens (article 27 de la Constitution de 1945 ; article 35, loi 12 de 2003) et internationaux (loi 68 de 1958 de la Convention des droits politiques de la femme). Ils en appellent aux grandes figures politiques et anticoloniales indonésiennes, aux personnages religieux féminins de l’islam actifs dans la propagation de la foi, et à des femmes politiques internationales comme Indira Gandhi et Margaret Thatcher (Zuhro 2011 : 1-4). Surtout, ils cooptent efficacement des réseaux islamiques politiques qui sont rivaux de leurs détracteurs et étayent leur riposte narrative.
11En outre, Atut profite d’un contexte politique favorisant les avancées féministes au niveau national, particulièrement grâce aux militantes issues des mouvements islamiques dits « traditionalistes » – surtout sous le mandat du président Abdurrahman Wahid (1999-2001) (Feillard & Doorn-Harder 2010). Celles-ci permettent une plus forte émancipation des femmes sur les questions de moralité, du corps et du rôle public de la femme indonésienne, convergeant avec l’accroissement de leur représentation politique. Ainsi, les femmes investissent de façon croissante les parlements et les ministères, bien que de façon encore restreinte – aux élections régionales de décembre 2020, seulement 10,6 % des candidats sont des femmes et seuls cinq cabinets ministériels sur trente-quatre comptent des femmes à leur tête. En dehors de la sphère gouvernementale, dès les dernières années de l’Ordre nouveau, les femmes protestent ouvertement contre le rôle de mère-épouse qui leur est assigné par une forme d’idéologie d’État (Suryakusuma 1996).
12Outre ce mouvement d’émancipation, un autre facteur favorisant les succès d’Atut est d’ordre local : pour de nombreux Bantenois, l’incarnation de son autorité apparaît comme légitime car celle-ci hérite à leurs yeux de l’aura de son père. Ils attribuent à ce dernier la maîtrise des « savoir-faire ésotériques » – b. elmu, mystique islamique bantenoise, empreinte d’éléments animistes, comme l’alliance avec des « ancêtres-tigres » (Facal 2019) –, ainsi que des liens généalogiques avec les anciens sultans de Banten, lui conférant le statut de Tubagus (titre nobiliaire réservé aux descendants de sultan), et transmettant de facto à ses filles les titres de souveraines (i. Ratu).
- 8 Entretiens en 2014 et 2017. Pour des informations sur le rôle des femmes et des éléments associés (...)
13Par ailleurs, Atut se présente elle-même comme une « femme forte » jawari, parangon féminin du jawara. Le terme est initialement véhiculé par des journalistes et intellectuels proches de la famille ou dépendants d’elle pour leur avancement de carrière, à l’instar de Khatib Mansur, qui a rédigé une biographie de Chasan (2000). Avant de devenir un professeur de renom, Tihami soutient dès 1992 un mémoire sur les kiai et les jawara, présentant leur rôle historique sous un jour très favorable, et préface un fascicule édité par le Bureau des relations publiques de la province, valorisant les activités de la Pendekar Banten (2005). Il devient recteur de l’Institut public de religion islamique (IAIN) de Serang simultanément à l’ascension politique d’Atut – avant de s’opposer au clan quelques années plus tard. Selon ces différents auteurs, le terme jawari renvoie aux femmes aguerries au combat, qui s’illustrèrent jadis durant les rebellions anticoloniales8.
14Pour renforcer cette image de jawari, Atut affiche sa proximité – réciproquement revendiquée – avec certaines écoles d’arts martiaux, particulièrement en amont des campagnes électorales.
- 9 Sur la mobilisation des identitarismes régionaux à l’échelle nationale, voir Klinken 2002.
15Alors qu’elle est non initiée, son rapprochement avec ces écoles est avant tout instrumental, visant à mettre en lumière son appartenance aux pratiques initiatiques que la population considère comme proprement bantenoises. La construction de l’identité bantenoise, la banténéité (s. kabantenan), est par ailleurs au cœur des programmes de communication des jawara dès la décentralisation en 19989. Cette identité régionale est fondée autour de qualités associées aux jawara, comme la force physique et morale, entendue comme une valeur qui se manifeste au travers de la « bravoure et la fidélité » (s. teumeung jeung leudeung) au maître, à l’école d’initiation martiale et au souverain. Cette force est sensée être subordonnée à la quête de la foi musulmane (s. kaimanan) et à la pureté religieuse (s. kasucian), valeur ultime de l’initiation. Ces différentes valeurs s’expriment dans un ensemble de pratiques quotidiennes et de rituels, combinant entraînement martial, exercices spirituels et éthique religieuse.
- 10 Sur la formation de cet imaginaire à l’époque coloniale dans le contexte javanais, voir Ong Hok Ha (...)
- 11 La révolte la plus importante au xixe siècle fut celle de 1888, lors de laquelle trois femmes s’il (...)
16L’imaginaire politique associé aux jawara se développe dès l’époque coloniale. Il est construit sur une dialectique de l’homme fort, tantôt au service de l’administration, tantôt favorable à la population locale, et bien souvent préoccupé par ses seuls intérêts individuels. Diffusée au niveau national – où existent des hommes forts d’un autre type, dont les plus connus sont les jago javanais10, moins liés spirituellement et politiquement aux chefs religieux – via le cinéma, les bandes dessinées, le théâtre de marionnettes (wayang) et la tradition orale, cette fiction fut renforcée avec la banalisation des postes de télévision (nombre de localités de Banten n’avaient pas l’électricité jusqu’à la fin des années 1990), des VCD, puis des écrans connectés. Cet imaginaire de la figure du jawara fut transféré à son parangon féminin, les efforts de communication de la famille mettant en avant le rôle des femmes dans la religion et leur importance lors des révoltes anticoloniales – qualifiées de guerres saintes, a. jihad – aux cotés des jawara11, des chefs religieux et des étudiants des écoles coraniques, les santri.
17L’effort de l’équipe de soutien à la gouverneure porta sur l’articulation de cette idéologie du jawarisme avec les valeurs associées aux femmes, dans un contexte culturel, religieux et sociopolitique a priori défavorable à l’entrée de celles-ci en politique.
Fig. 4. La gouverneure affirmant son soutien à la principale organisation d’arts martiaux de Banten, Serang, 2011
Photo : Gabriel Facal
18Dans un contexte d’ouverture démocratique et grâce aux élections directes des chefs de région, la dialectique faveurs-violence que Chasan et les jawara-entrepreneurs affiliés à l’organisation Pendekar Banten ont mise en œuvre est déstabilisée. Cette transition marque un recentrement des alliances vers la famille et une certaine distanciation vis-à-vis des alliés de rang subalterne issus de l’univers des hommes forts, au profit des jawara les plus indispensables. Nombre d’organisations chapeautant des écoles d’arts martiaux se positionnent comme prestataires pour reprendre à leur compte les activités criminelles auparavant supervisées par les cadres de l’organisation d’hommes forts de Chasan. En revanche, ses proches associés rendent leurs affaires légales, se consacrant alors à des investissements plus lucratifs qui comportent moins de risques judiciaires.
19Ce nouvel équilibre rend plus impérieuse la nécessité de souligner les fonctions de justice sociale et d’égalité attribuées aux jawara, tout en couplant cette relecture à une rhétorique de l’écoute et de la compréhension des attentes des citoyens. Là encore, les qualités féminines d’Atut sont mises en avant, afin de rectifier l’idéologie viriliste et patriarcale que l’organisation Pendekar Banten a contribué à valoriser durant trois décennies, la réorientant vers les valeurs positives associées aux femmes contemporaines. Siti Zuhro, professeure de sciences politiques au Centre indonésien de la recherche scientifique (LIPI), préface en 2011 un ouvrage collectif destiné à étayer les arguments favorables au mandat d’Atut Chsoiyah comme gouverneure. Selon elle, les femmes renouvellent le champ politique grâce à leur prédisposition au partage et à l’entraide. Elles œuvrent en faveur d’une harmonie sociétale et environnementale (Zuhro 2011 : 8) et, ayant plus de retenue, elles sont beaucoup moins enclines à exercer des activités de corruption (ibid : 4). Selon l’auteure, Atut est à même de réformer et de professionnaliser un système bureaucratique depuis toujours patriarcal grâce à son expérience de gestion et de direction.
20Cette vision rejoint celle des nombreux volumes édités pour la soutenir, reliant son statut d’épouse et de mère de trois enfants avec les valeurs de pudeur, d’empathie, d’altruisme, de don de soi et de soin maternel. Sélectionnant des éléments à partir de cet arrière-plan idéologique régional, des évolutions du statut et des activités des femmes dans la société indonésienne, l’équipe de soutien à la gouverneure construit l’image d’Atut. La convocation de ces valeurs s’inscrit dans un contexte historique ancien, marqué par l’ancienne matrilinéarité de l’arrière-pays sundanais – dans le sud de la région. Celle-ci est encore sensible par exemple dans les références mythiques et les dispositifs rituels des initiations martiales locales, où les figures féminines jouent un rôle central dans les processus associés à la fertilité, à la transmission des biens et des connaissances et incarnent parfois une forme d’autorité. La culture islamique de type traditionnaliste qui s’est sédimentée plus récemment témoigne elle aussi du rôle central des femmes dans la vie socioreligieuse : dans les écoles coraniques, très ancrées localement, le maître (kiai) éduque les jeunes garçons, et son épouse (i. nyai) les jeunes filles, aux questions religieuses inspirant les divers domaines de la vie socio-relationnelle domestique et publique.
21Par ailleurs, l’histoire coloniale et postcoloniale ayant traversé les différentes régions d’Asie du Sud-Est a remodelé ces caractéristiques culturelles vernaculaires : nationalisme, développement capitaliste, intensification des cultures agricoles et concentration urbaine rapide, migration de main-d’œuvre et croissance de la société de consommation, montée en puissance des classes moyennes. L’équipe de soutien d’Atut incorpore ces mutations à son argumentaire en mettant en avant le parcours, l’indépendance, l’esprit d’entreprise, la capacité à prendre des risques, à négocier et à innover de cette femme.
22Les écrits autour d’Atut rejoignent la majorité des travaux en sciences sociales sur Java, qui avance que les femmes approuvent tacitement l’image de puissance et de statut supérieurs associés aux hommes, tout en les aidant à accroître leur prestige. Toutefois, les ethnographes de la région reconnaissent simultanément des écarts marqués entre des formulations manifestement idéologiques et les pratiques quotidiennes réelles (Keeler 1990). Dans le contexte malais, Aihwa Ong souligne ainsi que le genre est une « configuration potentiellement contradictoire de sens qui encode des structures alternatives de moralité, de contrôle et de puissance » (1990 : 422). Selon Suzanne Brenner (1995 : 41) l’approche unilatérale des relations entre genre, maîtrise de soi et puissance obscurcit alors les ambiguïtés, les paradoxes et les multiples couches de sens qui s’attachent aux idées sur la masculinité et la féminité à Java. Cette anthropologue propose une interprétation alternative des relations de genre et de l’association des femmes à l’espace domestique, selon laquelle ces dernières exercent, au moins dans certains contextes, un rôle plus domestiquant – des hommes, de l’argent, du désir sexuel, entre autres – que domestiqué. Vu sous cet angle, ni les femmes ni le ménage ne doivent être considérés comme subordonnés : ce sont plutôt des vecteurs de production et de reproduction culturelle et sociale d’une importance cruciale, ce que le rôle central des activités féminines pour garantir le statut de la famille dans la société met en évidence. En outre, leur lien à l’espace domestique doit aussi être nuancé par le fait que les Javanaises exercent de plus en plus d’activités en dehors de la maison et que leur mobilité s’est accrue au cours des vingt dernières années grâce aux transformations du monde du travail, des parcours éducatifs et à l’entrée des femmes en politique (ibid : 45). Atut illustre bien cette évolution, particulièrement manifeste dans le cadre de ses campagnes électorales.
Fig. 5. Fascicule présentant les actions d’Atut Chosiyah en faveur de l’éducation non formelle, édité par le département provincial à l’éducation en 2010
Photo : Gouvernement provincial de Banten
- 12 Sur les relations entre clientélisme et élections en Indonésie, voir Aspinall & Berenschot 2019.
- 13 Sur les conditions politiques d’amorce de ce phenomène, voir Mietzner 2018.
23À partir de 2005, pouvant désormais participer aux élections directes, les Bantenoises et les Bantenois sont la cible d’un nouveau type de campagnes électorales menées sous contrôle direct des membres du clan12. Auparavant polarisés par de forts antagonismes idéologiques, les partis sont de plus en plus utilisés comme de simples véhicules politiques, voire comme des prestataires de service. La confirmation de cette tendance, à l’œuvre depuis deux décennies, a été très nette au niveau national durant les élections présidentielles de 2019 avec la formation de coalitions purement stratégiques13.
- 14 Dans le cadre d’une élection indirecte soumise au vote des représentants du parlement régional.
24Les montants faramineux que la famille a accumulés servent à financer des campagnes politiques massives et les succès électoraux garantissent en retour le maintien ou la captation de mannes. Ce phénomène est présent dans de très nombreuses régions en Indonésie, mais Banten en constitue l’un des cas où il est le plus ancien et le plus structurel. Les opérations de communication se manifestent par un affichage intensif de bannières sur les grands axes, par la distribution de calendriers et posters où figure la photographie des candidats, par la tenue de meetings et autres événements festifs durant lesquels ces derniers prononcent des promesses et distribuent des lots. Ces campagnes sont décisives pour l’accession d’Atut au poste de vice-gouverneure en 200214, dans le sillage du mouvement de féminisation de la scène politique qu’incarne Megawati Sukarnoputri, vice-présidente de 1999 à 2001, puis présidente jusqu’en 2004.
- 15 J’ai pu assister à plusieurs de ces rencontres entre 2007 et 2012. Pour plus d’informations sur la (...)
25En 2005, le gouverneur Djoko Munandar est destitué suite à son implication dans une affaire de détournement de fonds publics. Atut prend alors ses fonctions par intérim puis est élue pour deux mandats successifs à partir de 2006, devenant la première femme à ce poste. Durant son premier mandat, elle fait éditer de nombreux documents gouvernementaux mettant en scène ses contributions au développement régional, surtout dans les domaines de l’aide sociale, de la santé, de l’éducation et des infrastructures. À travers cette campagne de communication, elle vise essentiellement les femmes, les couches sociales les plus pauvres, mais aussi les citoyens de différents milieux, comme celui de l’agriculture. À cet effet, elle met en avant ses origines rurales, ainsi que les secteurs du commerce et de l’entreprise, valorisant l’expérience de son père et sa propre formation. Parallèlement, les arrangements avec ses associés au sein de l’élite politico-économique sont opérés dans le cadre de réunions informelles organisées dans les cafés, restaurants et hôtels détenus par sa famille15.
26La stratégie de campagne des candidats de la famille d’Atut s’accompagne d’un ensemble d’actions de contrôle et de financement d’institutions intermédiaires entre le gouvernement et la population. Parmi les principaux organes concernés figurent les « organisations communautaires » (i. Organisasi masyarakat, ormas), qui rassemblent plusieurs dizaines de milliers de membres jeunes, issus d’associations féminines et de l’humanitaire. La coordination politique au niveau local est réalisée par l’organisation des Volontaires pour la Banten unie (Relawan Banten Bersatu, RBB), un organe destiné à remplacer les pratiques d’intimidation et de coercition physique qui prévalaient sous le régime de l’Ordre nouveau et au cours des premières années de la construction démocratique (dite Reformasi) entre 1999 et 2004. Le RBB est essentiellement chargé de distribuer des dons matériels et de l’argent aux représentants des villages et d’organiser des événements populaires, comme des concerts, des festivals culinaires, sportifs et artistiques. Il est supervisé par l’Assemblée pour la Banten unie (Lembaga Banten Bersatu, LBB), qui exerce une supervision idéologique en cooptant les principales institutions régionales d’information et d’éducation.
27Malgré les succès, la réélection en 2011 d’Atut coïncide avec le décès de Chasan la même année, mettant en péril tout l’échiquier politique familial. Atut met alors à profit les stratégies de succession élaborées durant la décennie précédente avec pour pièce maîtresse la montée en puissance de son fils aîné, le jeune Andika Hazrumy.
28Le 30 mai 2011, la mort de Chasan bouleverse profondément les alliances que sa famille a tissées. Sans pour autant souhaiter prendre sa place, ses anciens partenaires qui lui sont restés fidèles menacent de se désolidariser du clan. Les nouveaux entrants dans l’arène politique voient, quant à eux, cette disparition comme une opportunité pour s’emparer des positions des membres de la famille et composent des coalitions concurrentes lors de différentes élections municipales et départementales.
29Face à ces défis, l’homme fort de la famille et le successeur naturel de Chasan est son fils aîné, Chaeri Wardhana, alias Wawan. Comme son père, il bénéficie d’une assise dans les zones grises politiques et peut s’appuyer sur les ressources développées au sein de l’univers des jawara. Parallèlement, et dans le cadre d’une stratégie commune, Atut propulse son fils, Andika Hazrumy, comme candidat pour les élections parlementaires de 2014. Auparavant membre de la Chambre des représentants de région (DPD) depuis 2009 et cumulant de nombreuses fonctions, par exemple dans des organisations pour la jeunesse, des organisations miliciennes, des organes gouvernementaux dédiés au commerce et même dans l’unité gouvernementale de lutte anti-terroriste, il est élu au parlement et siège à partir de 2014 dans la Commission des lois, des droits de l’homme et de la sécurité. Alors que son épouse, Ade Rossi Chaerunnisa, est vice-présidente du parlement de Serang et que son père, Hikmat Tomet – époux d’Atut –, dirigeant régional du parti Golkar, est dans l’hémicycle de l’assemblée nationale, la famille semble avoir consolidé son assise après le décès de Chasan.
30En dépit de ces succès, le clan essuie plusieurs revers successifs. Le 9 novembre 2013, l’époux d’Atut décède d’un AVC. Deux jours plus tard, le fils aîné de Chasan, Chaeri Wardhana, est mis en examen puis condamné à cinq ans d’emprisonnement, pour avoir détourné de l’argent public destiné aux équipements hospitaliers de Banten sur les fonds de la province et ceux de Tangerang Sud, la municipalité que dirige son épouse, Airin Rachmi Diany. Sa peine est par la suite augmentée de deux ans, pour avoir versé des pots-de-vin au président de la Cour constitutionnelle, Akil Mochtar, afin d’influencer le décompte de plusieurs élections impliquant les membres de sa famille. Il est également incriminé dans différentes affaires de blanchiment d’argent et de fraude fiscale, pour un total de plusieurs dizaines de millions d’euros. À ces condamnations s’ajoute une disgrâce médiatique à cause de diverses relations adultérines avec des célébrités féminines. Enfin, le mois suivant, c’est au tour d’Atut d’être inculpée pour son implication dans deux affaires de corruption. Cet ensemble de débâcles ouvre la voie à des protestations citoyennes contre les monopoles exercés par la famille.
31La mise au jour des cas de corruption dans les médias converge avec l’émergence de plusieurs fronts de protestation populaire. Les pratiques népotiques de la famille étaient déjà connues des Bantenois, c’est surtout l’affaiblissement politique potentiel de la famille qui ouvre une brèche aux contestations. Bien que plusieurs mouvements proviennent de la société citoyenne, nombre des mobilisations sont le fait de groupes de soutien aux opposants politiques et aux concurrents commerciaux. Ceux-ci concernent d’anciens alliés de Chasan, qui ont pris leur autonomie après la transition démocratique, comme Aat Syafaat, maire de Cilegon, et Dimyati Natakusumah, préfet de Pandeglang. Ils ont développé leurs propres réseaux clientélaires, en s‘inspirant directement – et ouvertement – de la stratégie népotique de Chasan : promotion des membres de leurs familles à des échelons élevés des instances politiques et administratives, et mise en avant de figures féminines aux diverses élections. Ainsi, par-delà des différences de style, les stratégies que Chasan a initiées imprègnent toute la vie politique régionale.
32À ce titre, les coalitions avec l’opposition sont plus le fait d’un sens pratique électoraliste que de convergences idéologiques. La principale coalition en date est celle entre Andika Hazrumy et Wahidin Halim, élus vice-gouverneur et gouverneur en 2019, qui permet au fils d’Atut de bénéficier de l’image de probité et d’efficacité bureaucratique qu’incarne Halim. Réciproquement, cette alliance offre à Halim la possibilité d’asseoir son autorité dans la région de Serang, bastion des jawara, rétifs aux élites technocratiques formées dans la capitale.
Fig. 6. « Le mouvement pour une Banten propre », Banten, 2017
Cette affiche promeut une grande opération de nettoyage des ordures sur le site de la Grande mosquée, cœur spirituel et ancien centre politique régional.
Photo : Gabriel Facal
33À partir de 2017, les stratégies successives que le clan a mises en œuvre suite aux revers essuyés depuis 2013 se révèlent payantes. Elles prolongent celles qui ont permis l’ascension d’Atut, en octroyant une place centrale aux femmes de la famille candidates aux différentes élections gouvernementales. Outre le succès du fils d’Atut comme vice-gouverneur, la sœur cadette de cette dernière, Tatu Chasanah, s’impose comme une figure montante. Suite au décès de l’époux d’Atut en 2013, sa sœur lui succède à la tête de l’instance régionale du parti Golkar. Après avoir occupé le poste de vice-préfète durant un mandat à partir de 2010, elle est élue préfète de Serang en février 2016. Andiara Aprilia Hikmat, fille cadette d’Atut, est élue sénatrice en mai 2019, et son époux, Tanto Warsono Arban, est préfet adjoint de Pandeglang. L’épouse d’Hazrumy, Ade Rossi Chaerunnisa, est élue au parlement national. Un autre succès est celui du demi-frère cadet d’Atut, Haerul Jaman, qui obtient deux mandats comme maire de Serang (2011-2018) puis intègre le parlement national en 2019. Toutes ces réussites consacrent la revitalisation du clan, sa capacité à s’adapter après plusieurs revers successifs, mais aussi la faculté qu’il a acquise non seulement à improviser et à entreprendre, mais aussi à anticiper. Cette capacité d’anticipation est pleinement à l’œuvre à Tangerang Sud, où l’épouse de Chaeri Wardhana, Airin Rachmi Diany, ancienne miss Indonésie, est maire depuis 2011 et parvient à organiser des jeux d’alliance complexes face à des rivalités nombreuses. Pour s’imposer sur ces nouveaux territoires, cette belle-sœur d’Atut a profité des réseaux clientélaires que la famille a établis qu’elle ajoute à son image personnelle de jeunesse, de dynamisme et de réussite.
34Au travers des confluences de style et de méthodes, on voit donc que malgré les différences d’approche notoires entre la rhétorique de la famille et celle que déploient les nouveaux entrants comme Halim, ce n’est pas tant une opposition de valeurs entre progressistes et conservateurs qui s’exprime que la continuité de savoir-faire éprouvés pour faire converger les intérêts enchâssés d’une multitude d’acteurs issus des champs politique (dans les administrations publiques, les partis, les gouvernements), économique (dans les entreprises privées, les services de développement gouvernementaux, les compagnies d’État) et religieux (finance islamique privée, économie musulmane semi-institutionnelle). Les entrepreneurs politiques opèrent cette convergence tout en continuant à capter les votes d’une citoyenneté de plus en plus stratifiée, avec une polarisation exacerbée entre les plus pauvres et les plus riches, et une classe moyenne en expansion mais dont la courbe de croissance ralentit depuis plusieurs années.
- 16 À Banten, le secteur de la sécurité voit l’interpénétration des appareils de sécurité de l’État (p (...)
35L’intensification des inégalités et de la visibilité des injustices, de par la mise au jour des affaires de corruption entachant les élus, renforce la portée d’un certain type de rhétorique populiste. En l’occurrence, celle que le clan développe est fondée sur l’argument d’une polarisation croissante entre les « vrais » Bantenois – à travers la mobilisation de la banténéité, décrite précédemment – et les entrepreneurs politiques « extérieurs ». Cette polarisation prend chair au travers de procédés de dramatisation, de moralisation et de personnification des antagonismes formulés. Les vrais Bantenois sont surtout représentés au sein des « petites gens » (wong cilik), notion qui a évolué à travers l’histoire de l’Indonésie. Dans la bouche des élites politiques de Serang, elle renvoie aux classes sociales modestes qui subsistent totalement ou partiellement grâce à l’économie informelle. Au sein de celle-ci, l’économie de sécurité16 occupe une place importante, essentiellement de façon indirecte du fait des relations d’obligation qu’elle contracte, des passe-droits qu’elle autorise et des clientèles qu’elle favorise, les jawara ayant par ailleurs largement recruté au sein des populations les plus pauvres, dès les années 1970. Les « petites gens » constituent la majorité des habitants du sud rural de Banten où l’économie est soutenue par des réseaux d’échange informels, du département de Serang au nord et des faubourgs de Cilegon à l’est, où les familles sont tenues par des relations de clientèle et s’organisent autour de hiérarchies familiales, pourvoyeuses et distributives de ressources en interne. Dans les espaces densément urbanisés à l’est, à Tangerang et Tangerang Sud, le wong cilik comme catégorie sociale est plus protéiforme ; il a rejoint ces dernières années les rangs de l’islamisme militant. Ce phénomène débute avec la crise de 1997 et s’intensifie fortement à partir de 2016, à cause des scandales politiques opposant les oligarchies héritières du régime du président Suharto et le camp gouvernemental du président Joko Widodo.
- 17 Entretien avec Agus M. Tauchid, alors président du département de l’Agriculture et de l’Élevage, S (...)
36Au sein des composantes populaires, dans les bastions politiques du clan, les milieux paysans sont particulièrement ciblés. À partir de 2010, Atut initie un grand programme présenté comme innovant et dont l’acronyme met l’emphase sur son statut : le Mouvement d’action pour construire une agriculture populaire intégrée (Gerakan Aksi Membangun Pertanian Rakyat Terpadu), dont la contraction donne habilement/précisément Gempita Ratu : « la ferveur de la Souveraine ». Ce programme associe le Département de la planification et différents services gouvernementaux, les agriculteurs et les éleveurs, des entreprises privées, avec une coordination des programmes par les unités locales de l’armée et de la police (Département pour l’agriculture et l’élevage de la province de Banten 2011 : 33). Destinée à devenir le premier secteur du développement de Banten « afin d’endiguer la pauvreté et le chômage17 », l’agriculture devient la pierre angulaire de l’appropriation de la rhétorique populiste par la famille. Le clan s’inscrit alors dans la lignée des populismes qui se sont épanouis sur le plan national et ont permis le maintien des oligarchies au pouvoir, aux niveaux régionaux et national (Hadiz & Robison 2017).
Fig. 7. Vera Nurlaela Jaman, Serang, 2018,
À l’occasion de la célébration de l’Aïd, l’épouse de Haerul Jaman promeut sa candidature aux élections municipales de Serang en 2018.
Photo : Gabriel Facal
- 18 À titre comparatif, on soulignera la centralité de cette relation à l’État pour les boss d’Asie du (...)
37À l’examen des supports de communication que le clan a mobilisés une évolution se dessine. Les aléas politiques de la famille d’Atut marquent tout autant la persistance des hommes forts dans les arcanes du pouvoir qu’un renouveau de la scénarisation du jawarisme. L’autonomie provinciale de Banten en 2000 et la mise en place des élections directes des chefs de région en 2005 ont offert la possibilité aux membres du clan d’accroître leurs positions politiques. L’engagement des jawara dans les affaires politiques publiques signale la dimension symbiotique de leur relation avec l’État, laquelle leur permet d’acquérir des fonctions décisionnelles, mais aussi de s’assurer des protections au sein des appareils de gouvernement, d’administration publique et de justice18.
38Par ailleurs, dans la continuité de stratégies de pouvoir antérieures, le fils aîné de Chasan a endossé un statut d’autorité, en maintenant le contrôle des réseaux de jawara, véritable ossature des rapports de pouvoir régionaux, et en exerçant une influence dans des réseaux décisionnaires souterrains, impliquant administrateurs, membres des forces de sécurité, figures d’autorité locales et chefs religieux. De façon complémentaire, les femmes et les membres de la famille en position subalterne dans l’ordre hiérarchique ont été encouragés par Chasan à se lancer en politique. Avec les revers que la famille a essuyés, si le jawarisme continue à être la toile de fond de sa légitimité, ses ressources se sont diversifiées. Son pouvoir n’est plus étayé par la force physique et les vertus mystiques, mais s’appuie plutôt sur la capacité des jawara à épouser les dynamiques du libéralisme économique tout en en régulant les effets politiques locaux. Les jawara exercent cette régulation par leur omniprésence dans les gouvernements et les administrations régionales, grâce à un contrôle maintenu des mécanismes d’attribution des projets de développement public, mais aussi par le biais de la construction d’un imaginaire identitaire local dont ils seraient les ultimes garants.
39Les femmes jawari, pieuses et entrepreneuses, viennent concilier ce modèle avec les dynamiques démocratiques initiées depuis une vingtaine d’années. Le lien au jawarisme manifeste leur combativité, leur capacité à défendre les intérêts des Bantenois face aux menaces de prédation extérieures, tandis que leur féminité est mise en adéquation avec une forme de bienveillance et une écoute des aspirations de la société. Cette posture est présentée comme une alternative au progressisme que revendique une partie des rivaux au clan – parfois en convergence avec le démocratisme libéral que prétend incarner le gouvernement du président Joko Widodo (2014-2019 ; 2019-2024). La famille conteste ce progressisme en l’associant à une forme d’exercice politique acculturé et impersonnel, individualiste et consumériste, au service des élites et des entrepreneurs étrangers, particulièrement chinois ou non musulmans. Cette posture morale bénéficie d’un climat politique très favorable, au vu des résultats des dernières élections qui ont révélé Banten comme l’une des principales provinces de soutien aux rivaux du président sortant. Les pressions politiques constantes que subit la Commission anti-corruption (KPK), celle-là même qui jeta Chaeri Wardhana et Atut Chosiyah derrière les barreaux, signalent la résilience du modèle d’action politique et de l’imaginaire culturel dont Atut fut l’une des artisanes.