1Interrogé sur la naissance de sa passion pour le football et conduit à disserter sur les joueurs figurant dans son panthéon personnel, voici ce qu’un Français, résidant en Normandie et dont le club de cœur est l’Olympique de Marseille, m’a un jour répondu à propos d’un célèbre attaquant anglais ayant porté les couleurs du club marseillais entre 1989 et 1992 :
- 1 Comme Chris Waddle auprès des supporters de l’Olympique de Marseille, l’ailier droit brésilien Gar (...)
« Chris Waddle, son jeu, c’était du théâtre. Il était capable de faire rire les gens, de les faire vibrer. Faire le spectacle, c’est important. Avec ses passements de jambes, il faisait tourner en bourrique ses défenseurs. Même si parfois, ça n’aboutissait qu’à une simple passe, tout le stade en redemandait1. »
2Si l’on s’intéresse à l’engouement populaire qui accompagne leur passage dans un club, il est assez rare d’envisager que le thème de l’humour puisse jouer un quelconque rôle dans le rapport d’attachement qui se noue entre les sportifs et les supporters. Force est de constater qu’au-delà des joueurs eux-mêmes, faire rire ne compte pas parmi les qualités premières prêtées aux acteurs du football professionnel. La chose est particulièrement vraie pour celles et ceux qui se tiennent dans les gradins pour encourager leur équipe, volontiers associés et réduits aux excès du chauvinisme et à l’aliénation quand ce n’est pas à la violence et au racisme. Je souhaiterais pourtant ici pointer le décalage entre les représentations entourant la figure du supporter et la réalité de l’expérience qui consiste à être membre d’un collectif organisé ayant pour projet de soutenir régulièrement et activement un club par la voix et le geste. Plus encore, j’aimerais montrer que l’humour est un aspect incontournable des modes d’interaction caractéristiques du monde supportériste, y compris dans ses composantes radicales incarnées par les « ultras ». En ce sens, la capacité à faire rire ses camarades s’avère une qualité hautement appréciée, à même d’offrir à son détenteur un statut valorisé au sein de son groupe d’appartenance.
3Cette contribution a pour ambition de suivre le fil de l’humour en le reliant aux manières d’être ensemble propres aux supporters. Pour ce faire, mon approche prend pour point de départ les apports croisés de la sociologie interactionniste et de la méthode ethnographique, entendue comme
« démarche d’enquête, qui s’appuie sur une observation prolongée, continue ou fractionnée, d’un milieu, de situations ou d’activités […]. Le cœur de la démarche s’appuie donc sur l’implication directe, à la première personne, de l’enquêteur, qu’il soit sociologue, anthropologue, politiste ou géographe, en tant qu’il observe, en y participant ou non, des actions ou des événements en cours. Le principal médium de l’enquête est ainsi l’expérience incarnée de l’enquêteur. » (Céfaï 2010 : 7)
- 2 Ajoutons que l’observation participante permet d’accéder plus aisément au registre de l’humour car (...)
4Si la connaissance « par corps » du chercheur et son expérience sensible de l’objet étudié lui donnent accès à des schèmes pratiques et des habitus (Wacquant 2015), investir les organisations de supporters selon cette posture méthodologique et épistémologique permet alors de voir et de sentir combien l’humour est loin d’y être un détail anecdotique et insignifiant2. À rebours de l’étiquette de légèreté qui colle au rire, l’attention portée à cette modalité de l’interaction sociale est en réalité un détour pertinent et précieux pour saisir des enjeux profonds. Les motifs de l’action violente pourraient être de ceux-là et l’on sait combien ce thème a occupé, ces dernières décennies, les sociologues prenant pour terrain d’étude les supporters de football.
- 3 Le 29 mai 1985, lors de la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions opposant le Liverpool F (...)
5C’est un réflexe répandu que « de mettre en avant le hooliganisme et l’engagement à l’extrême droite comme caractéristiques essentielles de l’engouement pour le football » (Mignon 1998a : 223). Les scientifiques s’étant risqué à travailler sur le « sujet supporters » ont beau se fixer pour principe premier de s’affranchir de sa dimension polémique, régulièrement nourrie d’un traitement médiatique sensationnaliste, ils se sont largement centrés sur l’étude de la violence, du racisme ou encore de la « politisation idéologique » des tribunes. Par conséquent, les enquêtes ont été principalement menées auprès des éléments les plus visibles et les plus spectaculaires des stades, à savoir les supporters ultras et hooligans (Wittersheim 2014). La focalisation sur ces questions et sur cette frange des individus présents en tribunes s’explique en partie par les conditions d’émergence de la recherche sur le supportérisme. Celle-ci est fortement liée à la commande institutionnelle depuis que la tragédie du Heysel en 1985 a érigé le hooliganisme en tant que problème social3. L’importante demande de connaissances émanant des autorités publiques et sportives invite dès lors à retenir le potentiel menaçant et violent des regroupements collectifs générés par le football professionnel pour envisager les réponses pénales, policières, éducatives ou encore technologiques et architecturales les plus appropriées, autant de dimensions abondamment traitées par les sociologues (Busset et al. 2008). Sous cet angle, le supportérisme est donc appréhendé comme une activité pleine de gravité et aux conséquences potentiellement dramatiques.
6S’ajoute à ces premiers constats l’un des écueils bien connus des chercheurs travaillant sur la culture populaire, celui du misérabilisme. Dans le cas spécifique du suivi du football, une occupation qui relève du spectre des loisirs populaires, cela se traduit par la difficulté de penser les publics de ce sport autrement que par la négative et le manque. Passivité des supporters et idolâtrie à l’égard des joueurs sont ainsi des prénotions largement partagées qui trouvent leur expression savante dans les thèses de la dépossession culturelle et de l’aliénation. De telles orientations de recherche font de l’absorption des supporters par les enjeux du spectacle un postulat peu interrogé.
7Dans un tel contexte, retenir l’humour et la facétie comme formes de participation au match de football est bien délicat. La chose peut même paraître incongrue et hors de propos. De fait, rares sont les chercheurs francophones en sciences sociales qui s’y sont essayé. Christian Bromberger est le premier à l’avoir fait. Prenant au sérieux la question de la plaisanterie et du rire, il a posé des jalons dans des publications qui synthétisent les résultats des enquêtes conduites au cours des années 1980 à Marseille, Naples et Turin.
- 4 Pensons à deux illustrations. En France, la demi-finale perdue par l’équipe nationale face à l’All (...)
8Il concède pourtant qu’« un match de football est un drame à l’issue incertaine, dont le déroulement et le spectacle semblent laisser bien peu de place à la facétie, cette mise à distance amusée de soi, des autres, des événements » (Bromberger 1988 : 137). « Ce sont aussi les épisodes intenses, tragiques ou joyeux, que notre mémoire retient des grands matchs de football », ajoute-t-il4. Il écrit encore que, « fondamentalement, la pratique et le spectacle sportifs ne sont pas des histoires drôles […]. Le comique dans un stade où se déroule une vraie compétition ne semble, au premier constat, qu’accidentel ou interstitiel. » (ibid. : 138) Bref, « intensité du drame, gravité des symboles, angoisse, souffrance, joie semblent laisser bien peu de place au sourire, complice ou détaché. On ne badine pas avec un match. » (Bromberger, Hayot & Mariottini 1995 : 304-305)
9Ces faits avancés, l’humour a-t-il toutefois une place au stade et, si oui, comment ? Christian Bromberger estime en premier lieu que le football, par ses propriétés structurelles, se prête aisément au rire, ce qui lui permet de recenser les virtualités comiques du match. Sport fondé sur un usage anormal du pied et de toutes les parties du corps à l’exclusion des bras et des mains – soit les organes de la préhension les plus adaptés à la maîtrise d’un ballon –, le football est caractérisé par une complexité technique certaine. L’erreur occupe dès lors une place importante durant une partie et celle-ci est loin de concerner les seules décisions prises par les arbitres : mauvais contrôles de la balle, passes et frappes ratées, faux rebonds, chutes, occasions de but manquées voire même buts contre son propre camp… Maladresses et situations imprévues sont légion et offrent autant de matière à des moqueries et des bons mots pour les spectateurs (Bromberger 2000). Il faut encore souligner combien sont au cœur du jeu la feinte et le dribble, marques de fabrique d’attaquants parmi les plus appréciés du public, tout comme la ruse voire la duperie vis-à-vis de l’autorité arbitrale qu’il s’agit de tromper. Des cas de triche ont d’ailleurs émaillé des rencontres restées dans la mémoire collective.
10Christian Bromberger inventorie ensuite des textes, des attitudes, des procédés visuels et vocaux qui se déploient dans les gradins : gestes, chants, slogans, dessins, emblèmes, objets. Ce faisant, il met en évidence la rhétorique facétieuse du supportérisme, le rire s’exprimant selon trois modalités. D’abord, la parodie – du deuil, de la guerre ou du rituel religieux –, via la mise à distance satirique et le second degré, dont il souligne toutefois la précarité car la distanciation peut vite laisser place au sérieux et à la tension ; l’emphase ensuite, soit l’excès dans les propos ou les tenues, qui peut être délibérément surjoué jusqu’à la caricature ; les jeux de mots enfin, sur les banderoles, dans les chants et les conversations, le stade étant un espace privilégié de circulation de la parole.
11Il s’interroge sur les fonctions que la facétie remplit au cœur du spectacle dont il note qu’elle est d’autant plus présente que les enjeux sont forts, tels les derbys Juve-Torino pris pour illustration. « On rit d’abord de ce que l’on craint. » (Bromberger 1988 : 150) L’humour peut atténuer l’intensité du drame, l’exorciser en quelque sorte, selon une dialectique de consécration et de minoration. Étudier le rire, c’est ainsi faire ressortir les enjeux saillants d’un match : d’un côté, et d’abord, la dévalorisation de l’adversaire via l’offense et particulièrement la mise en cause de sa virilité puisque « dans l’arsenal disqualificateur, ce sont bien, en effet, les insultes et la dérision sexuelles qui occupent la première place » (Bromberger, Hayot & Mariottini 1995 : 286) ; de l’autre, la célébration de soi et de sa propre identité.
12Au final, son travail sur l’humour et le rire permet de montrer l’ambiguïté fondamentale du spectacle footballistique où le tragique peut vite virer au comique et vice-versa. Il pose aussi la question du degré de participation à l’événement. Jusqu’où croit-on à ce que l’on regarde ? Regarder, est-ce adhérer ? Prenant le contre-pied de la représentation la plus admise qui veut que le supporter de football soit nécessairement absorbé et engagé, Christian Bromberger répond à ces questions en estimant que la « distance au rituel […] fait partie du rituel » (1988 : 156) et conclut à la capacité de recul du spectateur-supporter vis-à-vis du spectacle, des enjeux et de lui-même. L’implication paradoxale est en ces termes résumée : « Les comportements des supporters apparaissent ainsi comme des compromis ou plus souvent comme des oscillations entre mobilisation fervente et prise de distance amusée. » (Bromberger, Hayot & Mariottini 1995 : 306)
13Les analyses de Médéric Gasquet-Cyrus (1999, 2004) et d’Éric Wittersheim (2014) s’inscrivent de façon plus ou moins directe dans le prolongement des travaux de Bromberger. Sociolinguiste, le premier a porté son attention sur l’humour verbal au Stade vélodrome de Marseille, faisant de la facette ludique l’essence du supportérisme. Quant au second, anthropologue, son étude des supporters du Paris-Saint-Germain des années 1990 est placée dans le sillage du travail de Richard Hoggart (1970) sur le style de vie des classes populaires anglaises des années 1950 et leur rapport à la presse de masse. Convoquant par ailleurs Norbert Elias (1983), il met en évidence le va-et-vient constant entre engagement et distanciation, sérieux et non-sérieux. Maniant humour et dérision, les supporters font preuve d’un regard critique et d’une certaine distance au rôle qui rappellent « l’attention oblique » et « l’adhésion à éclipses » dont parle Jean-Claude Passeron dans sa préface au livre de Hoggart. Loin des descriptions de supporters survoltés et comme possédés, l’ouvrage de Wittersheim dessine ainsi le portrait d’un homme des stades complexe qui, pour être finement saisi, suppose
« au-delà de l’analyse des formes d’humour et d’ironie présentes dans les pratiques "codifiées" des supporters (chants, banderoles, provocations, etc.), [de] pratiquer une ethnographie plus pragmatique, attentive à la distanciation dans toutes ses formes : conscientes (l’ironie par exemple), mais aussi spontanées (lorsque des individus agissent d’une certaine manière à un moment précis, sans pour autant que cela soit objectivé, prémédité, stratégique, etc.) » (2014 : 131-132).
- 5 Ces questions surgissent dans d’autres activités collectives fondées sur un engagement intense aut (...)
14Si ces recherches posent des fondations solides, elles n’ont pas épuisé le sujet, de sorte que la perspective que l’on entend suivre dans ce texte est quelque peu différente. Une piste à mes yeux pertinente consiste à relier le thème de l’humour au fonctionnement des collectifs de supporters ou, pour le dire autrement, aux rapports entre membres d’un groupe. En effet, lorsque l’on étudie le supportérisme, l’intégration au sein de collectifs mais aussi l’acquisition d’un statut et la singularisation individuelle sont parmi les questions que le chercheur rencontre5. Si l’on monte en généralité, on pourrait ainsi dire que le supportérisme constitue un terrain intéressant pour étudier les mécanismes de l’estime sociale. Comment les membres d’un collectif donné jugent-ils un des leurs ? Comment sont hiérarchisés les individus ? Comment s’opère la distinction ? Jusqu’où peut-on se différencier ? À ces questions, on peut répondre que l’estime dont jouit un individu au sein d’un groupe est fonction d’un principe de performance publique, au sens d’Erving Goffman (1956), c’est-à-dire la façon dont il se comporte sous le regard des autres, dont il accomplit certaines activités, dont il occupe un certain rôle et qui, au final, produit une impression.
15Désignant « l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec les autres, et des formes que prennent ces relations » (Mercklé 2004 : 39), la notion de sociabilité offre un bon point de départ pour mettre en œuvre un tel programme de recherche. Elle permet de cerner les pratiques de convivialité en situation, c’est-à-dire inscrites dans des espaces spécifiques – les lieux où le groupe a ses habitudes et où ses membres interagissent. Dans le cas des supporters, cela peut être la tribune bien évidemment, mais aussi un bar ou un restaurant, le local associatif quand il existe, les véhicules de transport – le car en particulier – lors des voyages (Signorelli 1994). Durant toutes ces occasions, il est possible d’observer et d’appréhender ce qui est considéré comme une « bonne façon » de participer à la vie du groupe, la manière adéquate de se comporter, d’agir, de discuter, de plaisanter.
Fig. 1. Culture déplacement : le car des MTP, Marseille, Stade vélodrome, mars 2015
Photo : Ludovic Lestrelin
- 6 La carrière supportériste est ici entendue dans le sens que la sociologie interactionniste lui don (...)
16Cette orientation a été suivie lors d’une enquête de longue durée menée dans les années 2000 auprès des groupes de « supporters à distance » de l’Olympique de Marseille (OM) (Lestrelin 2010). Pour peu que l’on prête attention à cet aspect, la définition de ce qu’est un « bon supporter de l’OM » constituait un enjeu quasi permanent des moments de vie collective observés, suscitant de nombreuses discussions et d’interminables débats parmi les adhérents et les sympathisants de ces collectifs. Si l’on tire ce fil, vient alors la question de la hiérarchisation. D’une part, tous les groupes sont constitués de sous-groupes. D’autre part, on trouve dans tous les groupes des individus occupant leur rôle à la perfection. Ceux-ci représentent en ce sens des modèles d’excellence aux yeux notamment des membres plus jeunes ou moins avancés dans la carrière spécifique à l’activité étudiée (Lestrelin 2015)6. Depuis quelques années, les questions de la hiérarchisation, de ce qui fonde la valeur d’un individu et sa grandeur, font l’objet de mon intérêt dans le cadre d’une enquête conduite à Marseille sur la trajectoire et la figure de Patrice de Peretti, dit « Depé », un personnage entré dans la mémoire collective au titre de « plus grand supporter » de l’histoire de l’OM ou encore de « numéro un » selon de nombreuses personnes investies dans le supportérisme marseillais depuis les années 1980 (Lestrelin 2016).
17Où est l’humour dans tout ceci ? Pour ce qui concerne Depé, son histoire n’a rien de très drôle à première vue. Il est mort subitement en juillet 2000 à l’âge de 28 ans et lorsqu’on rencontre ses proches, la douleur de la perte est encore vive. La question est d’autant plus légitime si l’on prend plus largement pour terrain d’enquête les collectifs de supporters radicaux qui se sont développés à partir des années 1970 et 1980 autour des clubs européens (Hourcade 2003). Une caractéristique essentielle des supporters ultras est, en effet, d’avoir érigé le soutien à l’équipe en cause sérieuse, associant le football à la défense de l’honneur de la ville et à l’affirmation de l’appartenance locale (Hourcade 2004 ; Mignon 1998b). Attachés à des principes organisationnels (règles communes, division des tâches, organigramme spécialisé et hiérarchisé, cotisations, etc.), ils proposent un spectacle total en tribunes via une intense participation vocale, corporelle et sensorielle, l’usage d’alcool et de drogues aidant parfois au débridement des actes et des paroles. Le supportérisme ultra suppose ainsi une certaine résistance physique, qui va jusqu’à l’acceptation du risque et de l’affrontement avec les supporters adverses ou la police.
- 7 À l’instar des sociologues du travail et des professions par exemple. Voir notamment Frisch-Gauthi (...)
18S’ils ne constituaient pas un objectif de recherche, l’humour et le rire qui l’accompagne sont pourtant omniprésents dans les deux investigations de terrain, dans les discours comme dans les pratiques. Ils forment par conséquent un matériau empirique auquel les sociologues travaillant sur le supportérisme devraient être attentifs et qu’ils peuvent collecter7.
- 8 Parmi la gamme des effets perturbateurs, cette situation peut provoquer la curiosité amusée à l’ég (...)
19« Tu vas pas noter toutes les conneries qu’on dit, si ? » Telle est, en substance, l’une des phrases qui fut lancée lors de ma toute première observation effectuée à l’occasion d’un voyage en minibus entre Rouen et Rennes, pour accompagner les supporters normands de l’OM. L’anecdote révèle l’inconfort généré par la présence du chercheur et par sa prise de notes soumise au regard des personnes observées (une méthode vite abandonnée)8. Elle dit aussi beaucoup de l’ambiance qui régnait durant les déplacements de ces inconditionnels du club marseillais.
- 9 Par « classes populaires », il désigne des groupes qui se caractérisent par leurs propriétés de po (...)
20Fondé en 1997 et localisé dans l’agglomération de Rouen, ce groupe fédérait, au moment de l’enquête, autour de cent adhérents résidant en Seine-Maritime et dans l’Eure. Pour brosser à grands traits leur portrait, on pourrait avancer qu’ils étaient à une écrasante majorité des hommes, d’âges assez variés, appartenant principalement aux fractions stables des classes populaires, au sens d’Olivier Schwartz (1998)9. En effet, leurs situations de travail étaient marquées par la subordination – dans des degrés divers toutefois –, la petitesse sociale, des métiers manuels, des modes de formation et d’éducation spécifiques – apprentissage professionnel et technique –, une distance certaine vis-à-vis de la culture savante se traduisant dans des loisirs et des goûts communs : films d’action, fêtes foraines, sorties en discothèques, pratique du football et du bowling, vacances au camping, etc. Certains membres avaient connu une petite ascension sociale qui les rattachait plutôt à l’univers des « petits-moyens » (Cartier et al. 2008) – des employés et des techniciens propriétaires d’un pavillon individuel situé dans les communes autour de Rouen notamment.
21L’objectif du groupe était de défendre les couleurs de l’OM le plus régulièrement possible dans les stades. Quand le club jouait « à domicile », il convenait de faire 900 kilomètres pour se rendre à Marseille au Stade vélodrome puis pour revenir ensuite en Normandie. Lors des matchs « à l’extérieur », il pouvait s’agir d’aller à Caen ou jusqu’à Göteborg, en Suède, selon le calendrier et le type de compétition. Vouloir être au plus près de l’équipe supposait donc d’organiser des voyages plus ou moins longs, mais systématiques. Si, dans le supportérisme généralement, « l’appartenance au groupe se scelle surtout lors des déplacements qui sont les moments les plus intenses de la sociabilité des supporters dans l’entre soi du car » (Guyon 2007 : 87), la chose était de fait particulièrement vraie dans le cas de ces « supporters à distance » de l’OM. Les périples en car et en minibus étaient les moments privilégiés d’interaction et, ce faisant, d’expression du « style du groupe » (Lestrelin, Basson & Helleu 2013).
- 10 Cette définition est ma traduction du concept de style de groupe tel que ces chercheurs le présent (...)
22Par cette notion empruntée à Nina Eliasoph et Paul Lichterman, on entend le schéma récurrent d’interactions entre adhérents qui se déploie en situation et qui participe de la définition implicite d’une manière d’être ensemble, en somme de ce qu’est un « bon » membre10. À ce titre, le mode de participation à la vie collective valorisé par les adhérents aguerris et dominants de ce groupe était celui d’une sociabilité festive, forme d’hédonisme populaire et masculin caractérisée par de nombreuses blagues et plaisanteries.
Fig. 2. Article de presse « Un cœur bleu et blanc », Paris-Normandie, 10 mars 2012, p. 8
Source : collection personnelle
23Recueillis au cours d’un entretien, les mots d’un des fondateurs à propos des nouveaux adhérents furent assez explicites : « Dans le car, t’as vingt excités derrière et le reste, c’est le calme plat. Prendre un verre, l’accepter, délirer, déconner, c’est ça qu’on attend d’eux. » Le voyage se devait d’être une sortie suspendant le cours normal de la vie, une parenthèse pendant laquelle on s’amuse et on prend du bon temps. « Se lâcher », boire de l’alcool, chahuter et participer à des jeux agonistiques de type « pogo » ou encore chanter participait du « délire » et définissait ce qu’était « l’engagement » adéquat dans la situation (Heath 1989 : 245-246). À l’inverse, les discussions profondes étaient rares et les sujets clivants exclus. Se prendre trop au sérieux était un comportement sanctionné.
- 11 L’omniprésence des blagues stigmatisant l’homosexualité rejoint le constat fait par Guyon (2007) l (...)
- 12 Il faudrait ajouter que si les plaisanteries sur le physique scellent effectivement l’appartenance (...)
24Le « chambrage et le traquage » – selon des expressions employées par les enquêtés – étaient quasi permanents et le maniement du verbe source de classification des uns et des autres. Parmi les qualités reconnues et attendues figuraient le franc-parler, la capacité de répartie, le fait de savoir placer le bon mot au bon moment ou de bien raconter les histoires, c’est-à-dire de « donner une dimension épique à une expérience quotidienne anodine » (Rasera & Renahy 2013 : 170). Le registre des blagues circulant entre membres durant le déplacement était varié. Cela pouvait toucher à la dimension géographique. Parce qu’il était originaire de l’Eure, tel supporter se faisait ainsi chambrer par ceux résidant en Seine-Maritime, selon un principe assez classique d’opposition entre départements voisins, l’un supposément rural et l’autre plus urbain, la vanne reprenant donc, par extension, le clivage entre « campagnards » et « gars de la ville ». Surtout, l’alcool et le sexe fournissaient matière à des plaisanteries récurrentes, comme ils constituaient un moyen d’affirmer le caractère viril de l’activité. Le jeu potache du « chat-bite » – qui consiste à toucher par surprise les parties génitales d’un camarade – côtoyait d’autres mises à l’épreuve au cours desquelles les participants couraient le risque de se voir traités de « pédé », le terme agissant comme une figure repoussoir autour de laquelle se construisent les contours du groupe masculin (Clair 2012)11. Se faire « surprendre » par les tournées de bières ou de pastis, autrement dit être ivre, s’assoupir voire vomir, exposait à des railleries collectives. Les « performances » des uns et des autres en la matière pouvaient être remémorées au fil des déplacements et servir de fondement à une réputation. Nombreux étaient aussi les commentaires et les surnoms associés aux particularités physiques, ce qui représentait « moins une stigmatisation ayant pour conséquence l’exclusion du groupe qu’une forme d’intégration – ne serait-ce que classificatoire – sur le mode de la moquerie » (Renahy 2010 : 88)12. Être grand et maigre, petit et gros, chauve, avoir des lunettes, une dentition douteuse, de grandes oreilles… Le moindre détail pouvait offrir une prise aux remarques et aux vannes. Celles-ci fusaient aussi lors des moments d’interaction avec des personnes extérieures au collectif, notamment lors des arrêts sur les aires d’autoroute et des passages aux péages. Draguer une guichetière ou jouer un tour à un dépositaire d’une autorité était une façon de susciter l’hilarité de ses camarades.
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- 13 Le supportérisme constitue un terrain intéressant pour travailler sur la distance au rôle. On pour (...)
26Celui qui ne jouait pas le jeu du groupe risquait de se retrouver « dans la situation déplaisante de quelqu’un qui est assis au beau milieu d’une expérience sans pouvoir la vivre pleinement » (Goffman 1991 [1972] : 339) et s’exposait à des tentatives d’enrôlement de la part des membres les plus aguerris. Dans la mesure où l’entre-soi est également le lieu d’une hiérarchisation des « siens », l’humour était un bon indicateur de la place des uns et des autres, des différences de statut. Les supporters les plus actifs et expérimentés pouvaient ainsi le manier à destination de ceux qu’ils estimaient trop peu investis dans la vie collective13. Cela pouvait se traduire par des réprimandes joyeuses exprimées devant tout le groupe ou par des « mises à l’amende » plus sèches. Un exemple de sanction par le rire vis-à-vis d’un comportement jugé non conforme – ici le fait de faire des déplacements épisodiques et courts – fut un jour donné lors d’un trajet vers Marseille, alors qu’une discussion s’était vite engagée entre deux adhérents actifs (L. et S.) et un membre particulièrement inexpérimenté (A.) :
L. : « T’es pas déjà venu à Marseille, toi ? »
A. : « Non, mais je suis allé à Lens ! »
L., ironique : « Ah c’est vrai, t’as fait un sacré déplacement ! C’est le déplacement ! »
S. surenchérit : « Moi je l’ai pas fait Lens. C’est trop loin » [éclats de rire général].
27Bref, observer les sociabilités révélait donc clairement l’humour comme une forme très courante de discours et de pratique tout comme un gage d’intégration. Celui qui savait rire, y compris et peut-être surtout de lui-même, et faire rire un auditoire trouvait vite sa place et était considéré comme un membre « valable » du groupe, un bon compagnon de voyage et de tribunes auquel les autres étaient attachés.
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29Le rôle occupé par l’humour semble tout aussi essentiel lorsque l’on se penche sur la trajectoire de « Depé », un supporter de l’OM aujourd’hui entré dans la mémoire collective. Patrice de Peretti est né à Marseille en 1972. Il grandit dans une famille bien intégrée économiquement et socialement. Son père est dessinateur industriel dans une entreprise de fabrication de produits agrochimiques et sa mère travaille dans une crèche des quartiers nord. Au cours de son adolescence, le premier match qu’il vit dans les gradins agit sur lui comme une « révélation ». Débute alors sa carrière de supporter qui va s’étendre sur une douzaine d’années. Il fréquente avec quelques amis le virage sud du Stade vélodrome, y fait des connaissances. Sa motivation et ses capacités d’animateur sont vite repérées au sein des South Winners, un groupe ultra né à la fin des années 1980, réputé pour sa virulence et sa maîtrise du combat physique. Il en vient à occuper la fonction de « capo » et s’impose comme l’un des orchestrateurs principaux de l’ambiance dans le virage et comme un leader des tribunes. Suite à un différend, il migre au virage nord en 1994 où il fonde avec quelques amis son propre groupe, qu’il nomme Marseille Trop Puissant (les MTP). Au fil des années, les MTP fédèrent 3 000 adhérents et se construisent une solide place dans le paysage supportériste local et national. Leur positionnement est par ailleurs original dans la mesure où le soutien à l’OM se double d’un travail d’animation sociale dans le quartier de La Plaine, lieu d’installation du groupe en ville. Mais Depé disparaît soudainement en 2000. Son histoire ne s’achève pas pour autant avec sa mort. Le virage nord du Stade vélodrome est rebaptisé à son nom et sa mémoire continue à être honorée de diverses manières depuis vingt ans.
30Depé a cette particularité d’avoir cumulé la reconnaissance et la renommée, la première étant l’estime dont jouit un individu au sein du monde spécialisé dans lequel il agit, tandis que la seconde atteint l’individu dont le nom va au-delà de ce monde spécialisé pour entrer dans l’histoire locale ou, du moins, dans d’autres cercles sociaux (Dubois 2009). En effet, Depé était de son vivant un personnage de Marseille, connu et identifié par une grande diversité d’acteurs de la ville : dirigeants du club, journalistes, élus, acteurs associatifs, musiciens, etc. Mais c’est surtout sa reconnaissance de « plus grand supporter de l’OM » qui m’intéresse ici. Son excellence en tant que supporter est largement affirmée et certifiée dans le cercle de ses pairs, par des partenaires et des concurrents, c’est-à-dire d’actuels et d’anciens leaders d’autres groupes de supporters de l’OM et de bien d’autres clubs. À quoi tient-elle ? Parmi les vertus et les qualités qui lui sont attribuées, il y a la constance, la permanence de son engagement pour le club, sa sincérité et son intégrité, le respect des idéaux ultras. Son énergie et son exubérance, son endurance physique et sa force, son courage sont aussi au cœur de nombreux récits qui ont fondé sa légende. Quand on s’entretient avec celles et ceux qui l’ont connu de près ou de loin, ces thèmes s’expriment en mode majeur. Mais l’humour est là en filigrane, à travers plusieurs anecdotes qui sont souvent convoquées pour décrire qui il était.
31De par la fonction de Depé, l’humour se loge d’abord dans les mots et les paroles. Dans les années 1990, il est un capo respecté, donc la personne en charge d’animer les tribunes, dans le virage sud puis le virage nord du Stade vélodrome. Dans les souvenirs émerge sa capacité à mettre le feu, à transmettre l’envie de chanter et de se surpasser pour encourager l’OM. Il y a aussi ses trouvailles verbales, dont des témoins disent s’amuser encore aujourd’hui. En 1999 à Bologne par exemple, alors que l’OM vient de se qualifier pour la finale de Coupe d’Europe dans les dernières minutes de la rencontre, il chambre les supporters adverses et lance au mégaphone avec force gestes : « Oh Bologna ! Figlio di putana ! Toucha la banana ! » La maîtrise plus qu’approximative de la langue italienne et les mimiques autour de la banane qu’il a l’habitude de porter à la ceinture font rire toute la tribune.
32L’humour tient ensuite à des actes qui sont autant de « performances », de prouesses comiques et de bravades. En 1991, il fait partie de la délégation de supporters marseillais qui a choisi de se rendre pour le match à Toulon en bateau. Utilisant alors des béquilles – son côté casse-cou fait qu’il a souvent quelque chose de cassé –, il joue le pirate à la jambe de bois pour l’occasion. Un témoin raconte ensuite l’arrivée en ville :
« Toulon, c’est chaud bouillant. On est cinquante devant et à la traîne, il y a Depé avec ses béquilles. On part un peu comme au village d’Astérix : "On va vous fendre les Romains, c’est pas un problème." Et tu as Depé qui dit : "Attendez-moi !" Un type arrive, il attend qu’on passe, il se retourne et dit : "Enculés de Marseillais." Évidemment, arrive derrière lui Depé, clopin-clopant. Il s’arrête, met le pétard aux lèvres [son joint], prend sa béquille, boum ».
Fig. 3. À l’abordage ! Les supporters marseillais partent pour Toulon, Marseille, 28 août 1991
Photo © Sylvain Darmagnac
Fig. 4. Les « pirates marseillais » sur la route du stade Mayol, Toulon, 28 août 1991
Photo © Sylvain Darmagnac
33En avril 1996, l’OM alors en deuxième division accueille en demi-finale de Coupe de France la meilleure équipe de la saison, l’AJ Auxerre, entraînée par Guy Roux. Celui-ci est à cette époque un personnage médiatique. Cette année-là, il tourne une publicité pour un engrais pour gazon, Compo Floranide – la première d’une longue série pour des fabricants d’eau minérale, des constructeurs automobiles, etc. Le match est un sommet de la saison pour le public marseillais, mais le Stade vélodrome est en travaux en prévision de la Coupe du monde de 1998 et la tribune centrale Jean Bouin est en partie fermée. Depé avec quelques-uns de ses camarades y a déployé une immense banderole : « Guy Roux arrête de manger de la viande fadade [folle en langage marseillais, la crise de la vache folle vient d’éclater] : fume ton gazon, tu seras moins con. » Voyant cela, les dirigeants du club ou les responsables de la mairie – ce n’est pas très clair – demandent au personnel du stade de cacher la partie finale du message. Ni une ni deux, alors que le coup d’envoi approche, Depé réinvestit la tribune en travaux, armé d’une bombe de peinture bleue et réécrit « con ». Un peu à la manière d’un Buster Keaton ou d’un Charlie Chaplin, il se fait courser par le service d’ordre, échappe à ses poursuivants en sautant de plusieurs mètres de haut dans la fosse et retourne tranquillement dans sa zone, sous les rires, les encouragements et les applaudissements de tout le stade.
Fig. 5. Message à l’adresse de Guy Roux, 13 avril 1996
Photo © Sylvain Darmagnac
- 14 L’expérience des Cagoles, qui a duré plusieurs années, se rapproche de la stratégie de l’entre-soi (...)
34Se moquer des adversaires, tourner en dérision ceux qui incarnent une autorité sont des pratiques visant à amuser son propre camp. Mais l’humour tient aussi à un certain état d’esprit. À partir du mois d’août 1997, les MTP accueillent un collectif de jeunes femmes, baptisé Les Cagoles, qui se saisissent de l’expression péjorative désignant à Marseille des femmes vulgaires et aguicheuses pour mieux retourner le stigmate et en jouer14. Assurant une ambiance festive et carnavalesque en tribunes – avec force accessoires : perruques, boas en plumes, maquillage, talons, pompons, etc. –, elles déploient aussi leurs activités hors stade. Une élection de Miss Cagole a par exemple lieu dans un bar du quartier de La Plaine et parmi les épreuves auxquelles se soumettent les candidates, il y a le « roulage de pelle », dont la qualité fait l’objet d’une notation…
Fig. 6. Les Cagoles avant leur premier match au Stade vélodrome, Marseille, août 1997
Photo © collection Rosy Jaussaud
35Bien d’autres anecdotes circulent, liées notamment aux innombrables déplacements réalisés par les supporters de l’OM aux quatre coins de France et d’Europe qui sont de véritables aventures collectives émaillées de péripéties, de défis aux forces de l’ordre, de parties de rigolade. Ce dont se souviennent notamment les gens, c’est de s’être « bien marré » avec Depé.
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37L’humour et les plaisanteries, que ce soit sous la forme du rire ou de l’ironie, sont donc bien présents dès lors que l’on travaille à une analyse sociologique du monde des supporters de football. Alors que j’enquêtais sur l’évolution des modes de soutien aux clubs en m’intéressant aux Normands amoureux de l’OM, le thème constituait un fil rouge des interactions que j’ai pu observer. Il apparaît tout aussi déterminant en entrant sur le terrain du supportérisme par la voie d’une réflexion sur les logiques de la grandeur sociale et de la mémoire collective. Dans les deux cas, on voit combien l’usage de l’humour est une manière de tisser des liens, d’éprouver la camaraderie et l’amitié. Échanger des blagues « entre collègues » est un signe de reconnaissance de l’appartenance mutuelle à un même collectif.
38L’humour concerne le supportérisme dans toute sa diversité, y compris donc celui vécu dans ses modalités les plus radicales telles qu’au sein des groupes ultras et hooligans. En effet, associer l’humour et le rire aux formes « douces » et « modérées » de soutien aux équipes de football serait une erreur de perspective car celles-ci n’en ont pas le monopole. Contrairement à un réflexe de pensée assez grossier, il faut saisir que les collectifs impliqués dans des violences autour des matchs ne font pas qu’exalter la force physique. Seules des enquêtes de terrain de type ethnographique permettraient de le restituer finement et rigoureusement. Mais mon propos exposé auparavant le signale déjà. Les South Winners et les MTP à l’époque de Depé n’étaient pas des enfants de chœur et les affrontements avec d’autres supporters ou avec les forces de l’ordre étaient courants. Or, on ne comprendrait pas grand-chose à ces collectifs et à leur fonctionnement si l’on dissociait la violence et le combat d’un côté, l’humour, la convivialité et la fête de l’autre. Ce sont les deux faces d’une même pièce. De même que comédie et tragédie ne s’excluent pas mutuellement, l’humour et la violence ne sont pas nécessairement antagonistes. Raisonner en ces termes ouvre des pistes de recherche stimulantes et ce qui suit procède d’une proposition programmatique plutôt que d’affirmations définitives.
39À ce titre, bien que peu usitée par les chercheurs en France, la notion d’aguante en usage chez les barras bravas d’Amérique latine – des supporters semblables aux ultras européens – est intéressante car elle est « biface » (Alabarces 2002 ; Murzi & Segura Trejo 2014). Elle renvoie à deux niveaux de « résistance corporelle » pensés ensemble. Il y a ainsi une dimension combative qui consiste en l’acceptation du risque et des affrontements avec d’autres barras ou avec la police, en la capacité à défendre ses biens – banderoles, tambours, écharpes, drapeaux, etc. Il y a également une dimension festive : capacité à aller au stade quelles que soient les conditions climatiques, à chanter, sauter et danser durant tout le match, à s’user les cordes vocales, à suivre l’équipe partout où elle va. Ainsi la violence des supporters est ici comprise en prenant en compte la dimension passionnelle et festive de l’engagement, ce que le travail mené par Guillaume Fleury (2014) sur une barra brava équatorienne montre très bien.
- 15 Par bien des aspects, ce qui se joue dans les collectifs de supporters n’est pas sans rappeler la (...)
40Ethnographier le supportérisme radical suppose toutefois d’aller au-delà d’une seule sociologie du corps et de ses usages. Autrement dit, il s’agit de ne pas se contenter de prendre en compte le « muscle ». L’expression de la virilité constitue bien l’un des aspects les plus centraux des collectifs de supporters composés de jeunes mâles ; elle passe effectivement en grande partie par la voie corporelle. Mais la masculinité nécessite d’être replacée dans un éventail de qualités et de dispositions plus large, de même que « dans le système complet des relations sociales et des représentations du groupe des pairs » (Lepoutre 1998 : 419). Ainsi, trouver sa place d’homme dans un univers masculin de ce type passe également par l’usage de l’humour, ce qui suppose tout un travail d’apprentissage. Accepter le « chambrage » et les plaisanteries, ne pas s’en offusquer, savoir vanner et répliquer, chercher à faire rire ses camarades constituent un horizon d’attente partagé qu’une jeune recrue apprivoise progressivement. Dans de tels groupes, il existe par ailleurs des aspirations à teneur culturelle et économique : le sens du style, l’art de savoir consommer de l’alcool ou de la drogue, mais aussi le sens des affaires et de la débrouille, des savoir-faire organisationnels, l’acquisition de ressources relationnelles et des aptitudes oratoires et de négociation15.
41De fait, l’estime sociale dans le supportérisme radical ne va pas qu’en direction des plus braves. Elle est distribuée plus largement car il existe une diversité de charismes spécifiques à cette activité qu’il conviendrait donc de bien documenter (Dericquebourg 2007). Charisme du courage physique certes, mais aussi charisme de la parole, de l’anticonformisme, de l’humour… Autant de qualités voire de virtuosités ordinaires collectivement reconnues qui permettent l’individuation et la singularisation autour de « figures stabilisées », c’est-à-dire de rôles aux contours définis qui offrent la possibilité d’occuper une place dans le groupe. La progressive intégration dans des collectifs de supporters ultras revient ainsi, en quelque sorte, à « choisir son personnage dans une sociabilité inclusive » (Le Courant 2013). Cela peut être celui de l’amuseur public, cette facette pouvant se combiner avec d’autres : on peut être drôle tout en étant adroit dans les situations d’affrontement physique et reconnu en tant que tel dans le groupe.
42Pour le dire encore autrement, peut-être serait-il plus aisé de prendre comme point de départ l’humour en tant que mode privilégié de sociabilité pour apporter aux logiques des désordres et des violences supportéristes des réponses plus fines qu’en l’état actuel des recherches. Un avantage notamment tient au fait que cette dimension est méthodologiquement plus simple d’accès que celle de la violence ; elle peut donc être documentée de façon très fouillée. Dès lors, je l’ai mentionné, l’attention accordée aux normes de langage, aux types de blagues (celles qui circulent, celles qui ne fonctionnent pas) ou à la teneur des discussions permet de saisir dans le même temps comment s’opère l’intégration de l’individu dans le collectif, les liens qui se forgent entre membres, les obligations réciproques qui en résultent. Ce faisant, cela donne l’opportunité de travailler sur les rapports que le groupe entretient avec son environnement extérieur, la frontière qui s’établit entre le dedans et le dehors, « le type de limites, réelles ou imaginaires, que les membres […] projettent autour d’un “Nous” en se démarquant de différentes figures d’altérité » (Eliasoph & Lichterman 2011 : 357).
- 16 Un match de football engage en réalité plus qu’un rapport entre énonciateur et destinataire. Le st (...)
43Dans l’univers des supporters ultras en particulier, à côté du « rire avec » (ses semblables), il y a bien un « rire contre » qui peut potentiellement être dirigé vers tous ceux qui ne sont pas « nous » : les forces de l’ordre, par exemple, à qui l’on adresse des insultes comiques ou les supporters adverses dont on se moque et qu’on provoque en jouant avec un stéréotype, mais aussi les dirigeants de son propre club et même les membres d’un groupe concurrent qui soutiennent pourtant la même équipe et aux côtés desquels on peut parfois siéger en tribunes. L’humour a sa part de risque et il peut créer du conflit (Morin 2013). Se pose alors bien sûr la question de la relation entre énonciateur et destinataire de la blague. Dans le cas où la plaisanterie émane de groupes rivaux avec lesquels existent déjà des contentieux, la probabilité pour qu’elle soit reçue par les supporters ciblés comme une insulte augmente, de même que les risques de réplique16. Utilisé comme l’un des principaux leviers de la provocation et de l’offense lancées à l’endroit du camp adverse, l’humour peut de fait nourrir l’antagonisme voire alimenter un cycle de vengeance et de violence.
44La mort de Depé en apporte un exemple. Alors que, dans les jours qui suivent sa disparition, des messages sont affichés dans divers stades français et européens à destination des supporters marseillais en signe de respect et pour honorer sa mémoire, les Tigris Mystic – un groupe ultra soutenant le Paris-Saint-Germain qui a depuis cessé ses activités – osent un trait d’esprit. Dans le virage Auteuil qu’ils occupent au Parc des Princes, ils déploient une banderole qui proclame : « Depé : la came c’est plus fort que toi. » Reprenant le slogan publicitaire d’une célèbre marque de consoles et de jeux vidéo (« Sega, c’est plus fort que toi »), ils ajoutent aux spéculations qui entourent le décès brutal de Depé exprimées en privé l’insinuation publique d’une mort par overdose. Une telle sortie se rapporte à un contexte et un historique marqués par une très vive opposition entre les ultras de l’OM et du PSG. Depé avait d’ailleurs pris part à des bagarres avec des membres des Tigris Mystic quelques mois auparavant. Mais la blague, qui circule allègrement dans le monde des supporters ultras, ne fait pas rire du tout dans les rangs marseillais. Plus, aux yeux de nombreux membres des groupes soutenant l’OM, elle illustre la médiocrité et la bassesse des rivaux parisiens. Il est possible de disqualifier la sexualité des autres, de douter de leur courage physique, de pointer leurs contradictions ou leurs défauts, bref de chercher à les ridiculiser pour faire rire, mais toucher à la mort d’un des leurs pour la tourner en dérision est jugé comme un affront irréparable. Bien des années après, des supporters marseillais rappellent encore l’offense, laquelle justifie la haine.
45Au-delà de ce cas singulier, il faut considérer plus fondamentalement que les deux versants évoqués – celui du rire avec et celui du rire contre – participent d’une même logique centripète visant à souder le groupe et relevant d’un travail de clôture. Si l’humour dans les rangs des collectifs de supporters ne se réduit certainement pas à une simple fonction sociale, ce constat devient intéressant quand on élargit la réflexion aux enjeux d’une telle sociabilité, à ce qui se joue et se crée à travers les interactions vécues sur le mode de la plaisanterie et quand on transpose en quelque sorte le cadre d’analyse à d’autres registres d’action et à d’autres moments de la vie supportériste. Ainsi, si l’on avance que l’usage de l’humour dans le monde du supportérisme radical est un indice de l’importance et de la valeur accordées à la notion de groupe, il est possible de faire l’hypothèse que se battre relève d’un principe assez semblable. Prise au sérieux, cette perspective pourrait aider à construire une explication plus complète et satisfaisante des désordres et des violences supportéristes, à la croisée d’effets de structures, de contextes et de logiques proprement culturelles. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler qu’au-delà de deux équipes sportives, le match de football réunit, dans un espace réduit puissamment investi physiquement et symboliquement (le stade et ses abords), des collectifs masculins concurrents qui œuvrent à la construction et l’actualisation de frontières groupales, tout en partageant un univers de langage, de pratiques, de relations, de représentations et de valeurs spécifiques. L’affirmation progressive, depuis les années 1970, de cette culture juvénile autonome en Europe n’est pas une histoire drôle, mais une meilleure prise en compte de ce qui a été exposé dans cette contribution pourrait contribuer à mieux la raconter.