- 1 Ayanda Kota étant une figure relativement publique en Afrique du Sud, je n’ai pas jugé nécessaire (...)
- 2 Fin 2018, la ville de Grahamstown a changé de nom. Elle est devenue Makhanda. Dans la mesure où la (...)
- 3 Utilisé par l’administration de l’apartheid pour désigner les Noirs et les distinguer ainsi des Bl (...)
1« J’ai une base, tu sais ? » En cette fin d’après-midi de novembre, Ayanda1 et moi-même arpentons sans but précis la longue rue qui longe les bâtiments des départements de sciences sociales de l’université de Grahamstown2, dans la province sud-africaine du Cap-oriental. Il y a quelques minutes, nous étions dans l’un des plus anciens pubs de la ville. Ayanda y a commandé une pizza à emporter. J’ai payé, sans qu’il ait eu besoin de me le demander. Comme si cela allait de soi. J’étais presque surpris qu’il fasse le choix de cet endroit qui, à mes yeux d’étranger, incarne peut-être un peu trop bien le visage blanc de cette ville, avec sa clientèle d’étudiants, de familles et d’hommes seuls venus boire une bière en regardant un match de rugby. Grahamstown est une localité de quelque 80 000 habitants, posée au milieu de rien si ce n’est le veld, cette savane herbeuse et arbustive partie prenante de l’identité du pays. Près de cent-trente kilomètres d’une route monotone, tracée dans un paysage continu d’épineux et de collines rases, la séparent de Port Elizabeth, la capitale provinciale. Au sortir de l’apartheid, la ville était présentée par certains comme la plus ségréguée d’Afrique du Sud (O’Meara & Greaves 1995). La démocratie libérale ne semble pas avoir totalement remédié à cela. De nos jours, si les grandes agglomérations comme Cape Town ou Johannesburg sont très segmentées, Grahamstown est un clivage en soi, ramassé sur quelques dizaines de kilomètres carrés : à l’ouest, le cœur de l’ancienne ville coloniale, où se mêlent commerces, maisons cape dutch, bâtiments élisabéthains et immeubles plus modernes et fonctionnels ; à l’est, la partie « africaine3 », avec sa township et ses zones de logement informel où s’observe la majeure partie d’une pauvreté qui concerne par ailleurs près de 55 % des Grahamstowniens.
Fig. 1. Portrait d’Ayanda, Port Elizabeth, 22 juillet 2012
Photo © Jérôme Tournadre
2Une fois dans la rue, nous avons repris une conversation qui avait peut-être bien commencé six ans auparavant, lors de notre première rencontre. Je voulais de nouveau qu’il me parle des conditions de son engagement :
- 4 Entretien avec Ayanda, novembre 2018.
« J’ai une base. Ma sœur, par exemple, elle vit au Cap. Elle achète des vêtements et elle me les envoie. Il y a aussi Paul [un universitaire blanc dont il est proche] qui peut m’aider. Et puis tu vois, ce soir, je vais manger la pizza que tu m’as achetée. C’est ma base, tu vois ? Je suis entouré par des gens qui prennent soin de moi4. »
- 5 A Better Life for All était le slogan de campagne de l’ANC lors des premières élections générales, (...)
- 6 Encore présent dans de nombreux quartiers pauvres au milieu des années 2010, le bucket system est (...)
3La « base » qu’évoque Ayanda – ces gens qui l’entourent et « prennent soin de [lui] » – lui permettrait donc, pour reprendre ses propres termes, d’être un « activiste à temps plein » (full-time activist), au sein du mouvement de sans-emploi qu’il a contribué à fonder en 2009 : l’Unemployed People’s Movement (UPM). Chaque jour le voit arpenter la township pour s’assurer de la présence de telle ou telle personne à la réunion publique (community meeting) prévue quelques jours plus tard, rédiger des communiqués de presse ou, plus simplement, faire l’expérience de l’ordinaire du temps militant en discutant de tout et de rien avec ses comrades. Le mouvement qui colonise ainsi ses journées, ne concédant que le dimanche à sa passion pour le football, est l’un de ces collectifs protestataires qui ont contribué à l’émergence d’un mouvement social dans les quartiers pauvres de l’Afrique du Sud post-apartheid (Ballard, Habib & Valodia 2006 ; Beinart & Dawson 2010 ; Tournadre 2014) : l’Anti-Privatization Forum, le Landless People’s Movement et le Soweto Electricity Crisis Committee à Johannesburg, le Concerned Citizens’ Group à Durban, l’Anti-Eviction Campaign dans la province du Cap-Occidental, Abahlali baseMjondolo au KwaZulu Natal, etc. Ces structures ont souvent su donner des voix et des visages au mécontentement qui, aux premières heures du xxie siècle, gagna les zones les plus défavorisées du pays. Les raisons de cette colère étaient assez simples : manque de logements, accès défaillant, inexistant ou trop onéreux aux services fondamentaux (eau, électricité, santé), criminalité et chômage venaient signifier les manquements aux promesses de « vie meilleure pour tous5 » qui avaient accompagné la mise en place d’une démocratie libérale à partir du milieu des années 1990. Pourtant, si la colère n’est pas retombée au cours des années 2010, les principales organisations qui jusqu’alors l’avaient incarnée se sont progressivement évanouies. Ce n’est pas le cas de l’UPM à Grahamstown. Plus de dix ans après sa création, ses membres continuent d’interpeller les autorités de cette ville moyenne de l’Eastern Cape, l’une des provinces les plus pauvres du pays. Ils manifestent contre le retard pris dans le développement des quartiers les plus modestes, participent à l’édification de barricades sur les routes qui longent les nombreux camps de cabanes de la ville, organisent des sit-in contre la corruption des élus locaux, marchent pour dénoncer les violences sexuelles qui rongent la township ou déversent des seaux d’excréments dans le hall de l’hôtel de ville afin de rappeler au maire qu’à quelques kilomètres du confort de son bureau, le bucket system6 demeure une réalité pour des centaines d’administrés.
Fig. 2. Aux abords de la township, Rhini, Grahamstown, 13 juillet 2018
Photo © Jérôme Tournadre
- 7 Si cette brève description peut sembler très pessimiste, j’ai cependant cherché à montrer, dans un (...)
4L’UPM peut être rattaché à la grande famille des « mouvements de pauvres » (Zorn 2013), ces mobilisations collectives et concertées de femmes et d’hommes dont les existences semblent principalement se dessiner à l’écart des processus organisant la production, la consommation et, très souvent, la représentation politique officielle au sein d’une société. Les rangs du mouvement de sans-emploi de Grahamstown comptent ainsi un certain nombre d’individus qui ne semblent plus intéresser le capital et ses agents. Comme d’autres de par le monde, ils auraient été aspirés dans un vaste « surplus » ne répondant pas aux attentes et aux besoins du capitalisme actuel (voir Li 2010 ; Chatterjee 2008 ; Smith 2011). Il peut s’agir de vingtenaires et de trentenaires englués dans cette « crise de la reproduction sociale » qui frappe la majorité de leurs contemporains7 (Hunter 2011 ; Hickel 2014) ou d’adultes dans la force de l’âge dont les revenus dépendent parfois de l’économie informelle ou, le plus souvent, d’allocations sociales – s’ils sont reconnus comme handicapés ou parents d’enfants mineurs.
5L’ancrage de l’UPM dans le paysage local en fait surtout une community-based organisation : un rassemblement d’individus émergeant de la « communauté » pour la défendre, la représenter et prendre en charge ses intérêts. Ainsi, à la manière des groupes de piqueteros argentins qui, dans les années 1990, bloquaient les axes routiers afin de dénoncer les privatisations tout en aidant à la création de jardins, de dispensaires et de boulangeries dans leurs quartiers (Osterweil 2014 : 478), les membres de l’UPM s’extraient fréquemment de l’univers protestataire pour mieux investir différents fronts de la vie quotidienne dans la township. Ils peuvent, entre autres, être amenés à rassembler et à distribuer des vivres lors du confinement de 2020, à soutenir le développement de jardins potagers individuels, à organiser des ateliers contre les violences domestiques, etc. À en croire l’un de ses jeunes membres, le collectif serait même un « service social » en soi, évoluant parfois dans le presque intime des Grahamstowniens les plus pauvres. Il en va par exemple ainsi lorsque, régulièrement, ses troupes mettent tout en œuvre pour venir en aide à des familles endeuillées et incapables d’assumer les frais liés aux obsèques.
Fig. 3. Dans la township, Rhini, Grahamstown, 12 juillet 2018
Photo © Jérôme Tournadre
6Ayanda a été mon informateur privilégié durant mes séjours à Grahamstown, entre 2012 et 2018. C’est notamment lui qui avait répondu au message électronique que j’avais envoyé à l’adresse figurant au bas d’un tract relayé par le site internet d’une organisation amie8. Les heures passées à ses côtés, à le suivre dans ses diverses activités, m’ont progressivement convaincu que toute tentative d’en brosser le portrait en militant impliquait de l’appréhender au travers de ce maillage de relations, d’institutions et d’expériences qui structure la vie sociale ordinaire dans les quartiers populaires d’Afrique du Sud et donne forme à la « communauté ». Ce postulat vient rappeler une évidence que le bruit des manifestations incite parfois à oublier : loin d’être un objet hors-sol, la protestation s’enracine dans des relations parfois régulières et répétées que certains n’hésitent pas à qualifier de « normales » (Auyero 2005 : 128). C’est, me semble-t-il, d’autant plus vrai dans le cas d’Ayanda et de ses camarades que leur engagement se déploie dans ce que Laurent Thévenot désigne comme le « régime du proche ». À en croire ce sociologue, des « attaches personnelles ou locales » seraient en effet « de plus en plus à la base de mouvements sociaux, depuis les liens à un environnement en péril jusqu’au propre corps affecté par une nuisance ou une maladie, en passant par un habitat déficient » (2006 : 220). De fait, la cause de l’UPM se love parfaitement dans les conditions de vie difficiles auxquelles sont exposés ses membres. Les relations sociales caractérisant l’espace de la lutte se confondent ou croisent ainsi régulièrement celles qui définissent l’espace du quotidien, du familier et de l’ordinaire, et réciproquement.
Fig. 4. Dans la township, Extension 7, Grahamstown, 16 juillet 2018
Photo © Jérôme Tournadre
7Ayanda est sans conteste la figure la plus connue du mouvement des sans-emploi – à Grahamstown et au-delà. Il est de ceux vers qui les médias finissent par se tourner lorsqu’ils traitent de la « Révolte des pauvres » ou, plus généralement, de cette « vie à l’état brut » (Ross 2009) que mènent plusieurs millions de Sud-Africains trente ans après la fin de l’apartheid. Sa notoriété est cependant moindre que celles de Trevor Ngwane – principal porte-parole du Soweto Electricity Crisis Committee à Johannesburg – et de Z’bu Zikode – président d’Abahlali baseMjondolo à Durban – qui ont passé une partie des années 2000 et 2010 à assurer le rôle d’« ambassadeurs itinérants » de la protestation (Burawoy 2017 : 24). Peut-être est-ce sa peur de l’avion qui a empêché Ayanda de suivre cette voie, celle qui l’aurait conduit à aller régulièrement présenter le « cas sud-africain » à des auditoires militants de par le monde. Au fil des deux premières décennies du xxie siècle, l’Afrique du Sud postapartheid est en effet devenue un cas d’école aux yeux de nombreux acteurs de ce que l’on pourrait appeler la galaxie altermondialiste internationale. Les militants protestataires sud-africains se sont tout d’abord glissés dans les essais de Michael Hardt & Antonio Negri (2004), de Naomi Klein (2008) et de quelques autres, où leur combat est apparu comme une saisissante illustration de la résistance à la « ruse » de l’ordre « néolibéral ». Il est vrai que ces luttes rassemblaient idéalement des individus ayant passé une partie de leur vie à combattre pour la liberté et la dignité avant d’être livrés aux logiques marchandes par leurs nouveaux dirigeants. L’Afrique du Sud protestataire a donc, petit à petit, trouvé sa place dans ce maillage de réseaux que les ONG, les amitiés intellectuelles et politiques et la solidarité entre militants tissent et entretiennent à l’échelle internationale. Par ce biais, et en dépit de son aviophobie, Ayanda a d’ailleurs participé au Marxism Festival, à Londres, au début des années 2010, à l’invitation d’un universitaire également responsable d’un petit parti trotskyste. Son voyage et ses frais avaient alors été pris en charge par une université britannique, qui l’avait également invité à prendre part à l’un des séminaires de son Département d’études africaines.
8Paradoxalement, c’est en fait la capacité d’Ayanda à se jouer des frontières qui me vient à l’esprit quand je dois le décrire – des frontières physiques et sociales, cette fois-ci. Le choix de ce bar n’aurait d’ailleurs pas dû me surprendre. Enfant, il venait assez souvent en ville, à la différence de la plupart de ses camarades. Il accompagnait sa mère, domestique chez un universitaire blanc proche d’organisations opposées à l’apartheid. Il aime également raconter comment, alors qu’il était à peine âgé d’une dizaine d’années et que sévissait la ségrégation, il était un jour sorti de la township, armé de son « mauvais anglais », afin d’aller acheter un ballon de football en ville. Il a manifestement gardé cette assurance que certains peuvent interpréter comme une forme de sans-gêne. Il n’hésite pas, par exemple, à se préparer un thé sans y être invité lorsqu’il se rend dans les locaux de l’association de juristes dont l’UPM sollicite régulièrement l’aide. Puis il file directement dans les bureaux des avocats sans y être toujours attendu. Il concède d’ailleurs être un peu « brutal » et « pressant » lorsqu’il veut obtenir quelque chose : « Quand tu es dans le mouvement social, tu dois t’accrocher. » Au risque d’une certaine ventriloquie, je crois que s’exprime également dans cette aisance manifeste la conviction que sa condition ne doit rien lui interdire. Être pauvre et noir ne doit pas le condamner à se mettre en retrait. Dans une certaine mesure, le fait d’entrer dans ces bureaux ou dans ceux du Département de sociologie de l’université – où enseignent certains sympathisants du mouvement de sans-emploi – sans y être annoncé est aussi une façon de contester l’ordre social ou, à tout le moins, de le défier un peu.
9Un matin, au cours de mon dernier séjour, Ayanda m’avait demandé de l’accompagner dans l’un des lieux culturels de la ville. Comme souvent, il avait laissé planer un certain mystère sur ses intentions, jusqu’à ce que je comprenne qu’il espérait en fait pouvoir y rencontrer le principal responsable d’un festival local. Pour une raison que j’ignore toujours, ce dernier lui avait en effet promis de verser la somme de 500 rands – environ 25 € – au mouvement. De retour dans la voiture, et après avoir de nouveau laissé ses coordonnées à l’assistant de celui qu’il n’avait finalement pu rencontrer, il m’avait expliqué qu’un tel capital devait permettre l’enregistrement de l’UPM auprès de l’administration et de disposer ainsi d’un statut facilitant la perception de dons et financements divers. Le fait de m’avoir demandé la même somme, pour les mêmes raisons, quelques jours auparavant, ne semblait manifestement pas le préoccuper. Ce qui peut, au moins au premier abord, apparaître comme des formes d’opportunisme suscite souvent une certaine méfiance chez ceux qui en sont l’objet. À plusieurs reprises, les liens tissés avec des individus ou des institutions ont été affaiblis par des sollicitations trop régulières – demandes d’argent ou d’un accès répété et gratuit à certains biens (matériel informatique, photocopieuses, etc.). Peut-être ai-je moi-même pu me sentir un peu acculé lorsqu’Ayanda me suggéra avec insistance d’inviter deux militants en France à l’occasion du « lancement de [mon] livre » ou, à un autre moment, quand il fut question de savoir si « [mes] étudiants [étaient] issus des classes moyennes » et, par conséquent, susceptibles de « financer un mouvement en Afrique du Sud ». Je sais que s’exprime ici l’attente d’une forme de contrepartie : je me dois de remercier le mouvement de me permettre de conduire mes recherches. Je ne doute cependant pas d’apparaître également comme le représentant d’un « monde de puissance et d’argent, auprès duquel on peut grappiller quelques avantages » (Cefaï 2003 : 566). La diversité de ces sollicitations – donner quelques rands pour payer le bus, acheter du petit matériel pour le bureau, « prêter » de l’argent pour acheter des médicaments, etc. – et leur répétition dans le temps suggèrent que toute opportunité doit être saisie, au risque de susciter de la gêne ou des formes d’exaspération chez ceux qui doivent y faire face. Ayanda et les autres leaders de l’UPM consacrent d’ailleurs une part non négligeable de leur temps à la recherche d’argent. L’inscription du mouvement dans des réseaux militants et quelques soutiens amicaux ou politiques ont permis à ses membres d’entrer en contact avec des fondations occidentales ou des ONG désirant financer la conduite de projets de « développement » dans les communautés. Régulièrement, Ayanda se tourne aussi vers des individus qu’il sait sensibles à la cause des sans-emploi de Grahamstown. Des emails sont alors envoyés, exposant les dernières déconvenues du mouvement, le coût des actions envisagées et, inévitablement, les besoins impérieux d’argent. Certaines demandes peuvent évidemment sembler suspectes aux personnes peu au fait de la vie dans la township. Il est parfois compliqué de savoir si elles traduisent les besoins de l’organisation ou ceux des individus qui les expriment. Il n’y a là rien de surprenant pourtant, le militantisme dans un poor people’s movement tel que l’UPM étant constamment pris entre ces deux mondes : celui de la cause et celui que dessinent les conditions d’existences individuelles.
Fig. 5. Zone de logements informels, Papamani, Grahamstown, 27 avril 2016
Photo © Jérôme Tournadre
10Si elle le distingue au sein du mouvement, la relative notoriété d’Ayanda ne l’isole pas socialement, ni parmi ses camarades, ni dans la population, des quartiers pauvres et ouvriers de Grahamstown. Comme il l’affirme lui-même, il « galère comme tout le monde ». Plus généralement, cette absence de distance sociale entre les militants UPM et les habitants pauvres de la township autoriserait les premiers à porter légitimement la parole des seconds : « Ils savent bien que nous, on reste avec eux dans la township ! », m’avait-il un jour expliqué alors que nous discutions de la façon dont le mouvement avait, au travers de grandes réunions publiques, cherché à calmer les violences xénophobes survenues en 2015.
11Son militantisme à plein temps n’a en revanche rien d’évident. Il l’est d’autant moins dans un mouvement de pauvres, où ces activités cohabitent avec des priorités et des enjeux de subsistance. Pour le dire autrement, le militantisme a un coût, surtout pour les plus modestes. Alors que je l’interrogeais sur le désengagement d’un « camarade », Ayanda avait ainsi résumé en une formule les choix contraints auxquels serait exposé tout militant : « J’utilise ces 20 rands pour prendre le taxi [jusqu’au local du mouvement] ou j’utilise ces 20 rands pour acheter du pain ? » La question prend évidemment tout son sens lorsque l’on sait que plus de la moitié des Sud-Africains vivait avec moins de 26 rands par jour au milieu des années 2010. Les plus investis, comme lui, composent bon an mal an avec de maigres allocations sociales ou comptent sur les subsides qu’une ONG ou une fondation occidentale acceptera de verser pendant quelques semaines, voire quelques mois, le plus souvent sous couvert de ces fameux « projets de développement ».
12Lorsque nos chemins se sont croisés pour la première fois, au début des années 2010, Ayanda venait d’avoir 35 ans et habitait une maison aux contours irréguliers, plantée sur un terrain accidenté et mangé par les herbes folles. En fait de maison, il s’agissait surtout de deux pièces constitutives d’une grande cabane, certes résistante, mais se résumant à l’assemblage de tôles et de divers matériaux de récupération. Il a plus tard élu domicile de l’autre côté de la rue, dans une bâtisse étroite, mais en « dur » – une sorte de ciment recouvert d’un crépi rose. La solution ne pouvait qu’être temporaire néanmoins, les lieux abritant également l’une de ses deux sœurs, ainsi que ses neveux et nièces. Quelques mois plus tard, Ayanda s’est résolu à louer une autre cabane, non loin. Cette construction en tôle d’environ 70 m2, divisée en trois logements, est construite sur une parcelle vaguement entourée par une barrière branlante aux pieds de laquelle viennent s’accumuler des sacs en plastique déchirés, des papiers gras et des bouteilles de sodas. Le propriétaire est une sorte de rentier de l’économie « informelle », qui perçoit les loyers des cinq cabanes que sa mère a construites dans le quartier il y a plusieurs années. La partie qu’occupe Ayanda consiste en une pièce dont l’unique fenêtre est obstruée par des morceaux de carton censés remplacer les carreaux de verre manquants. Les lieux sont trop étroits pour accueillir plus qu’un sommier et une chaise. Le soir venu, il va chercher son repas chez sa sœur ou rejoint sa compagne, qui vit chez son frère, à une rue de là. Faute de « moyens », le couple et son jeune enfant ne peuvent en effet vivre ensemble. Ses deux fils aînés, qu’il a eus avec une autre femme, vivent quant à eux chez leur tante, avec leurs cousins.
Fig. 6. Cabane dans laquelle Ayanda loue une chambre, Fingo Village, Grahamstown, 19 juillet 2018
Photo © Jérôme Tournadre
13Il arrive également qu’Ayanda passe quelques heures à la Taverne de Mandisa, souvent rejoint par quelques militants de l’UPM. L’endroit est en fait une vaste cour entourée de bâtiments d’un seul niveau. Dès la fin d’après-midi, le très large trottoir qui la borde se remplit de voitures qui sont aussitôt entourées par des hommes proposant de les laver ou de les surveiller. Non loin, devant l’entrée, plusieurs groupes de jeunes et de moins jeunes parlent bruyamment, encouragés par la musique dont le volume sonore va croitre au fil de la soirée. À l’intérieur, chacun peut regarder une retransmission sportive sur un grand écran, danser, boire une bière ou acheter de la viande qu’il fera griller sur l’un des trois barbecues mis à disposition dans un coin de la cour. Durant ces moments de détente, la « lutte » est assez peu présente dans les conversations entre « camarades ». On parle surtout du championnat de football ou de sujets plus personnels et quotidiens. Ces moments de convivialité, certes rares, se glissent en périphérie de l’activité militante. Ils la perturbent d’autant moins qu’ils contribuent à mettre en cohérence les connexions reliant l’engagement à d’autres dimensions de la vie de ces femmes et de ces hommes. Ces situations peuvent, en effet, potentiellement engendrer des liens denses, qui nourrissent une loyauté à l’égard du collectif ou, à tout le moins, une forme de solidarité « médiatisée par la fidélité aux personnes qu’on y côtoie » (Sawicki & Duriez 2003 : 18).
- 9 Ils l’ont fait aux côtés d’habitants, majoritairement blancs, qui militaient dans deux association (...)
14Mandisa, la propriétaire, est une femme d’une soixantaine d’années. Chaque soir, l’appartement qu’elle a fait aménager dans l’une des ailes de la taverne devient le lieu de rencontre de personnalités locales influentes. Ayanda, qui ne boit pas d’alcool, y a ses entrées depuis que Jeff, un ami qui travaille pour la municipalité, l’a présenté à la maîtresse des lieux. À l’occasion de ces soirées, il lui arrive donc de côtoyer les élus locaux de l’African National Congress (ANC) dont il a, durant la journée, dénoncé l’incompétence et la corruption à l’occasion des rassemblements que l’UPM organise dans les communautés pauvres de la ville. Cette surprenante promiscuité révélerait simplement les nécessités de son engagement : « Tu ne dois pas être distant si tu veux être influent. » Cet aveu sibyllin ne doit pas laisser penser qu’il s’agirait, malgré tout, de chercher à s’attirer les bonnes grâces des dignitaires locaux du parti majoritaire. Certes, ce type de situation peut lui offrir de diversifier ses réseaux. Mais là n’est pas l’essentiel. D’une part, si Ayanda se prévaut régulièrement de ses liens avec Mandisa, que ce soit sur sa page Facebook ou au cours de conversations anodines, c’est très certainement parce qu’il y perçoit un gage de reconnaissance : celle de sa place dans le paysage politique local. D’autre part, le fait qu’il puisse ainsi croiser ceux dont il conteste quotidiennement la politique trahit tout simplement la diversité des positions adoptées par le mouvement des sans-emploi. Habitué aux actions relativement retentissantes et offensives – marches, sit-in, occupations, etc. –, l’UPM a avant tout vocation à obtenir des décideurs politiques qu’ils se penchent sur le sort des plus pauvres. La négociation et la recherche du dialogue avec la municipalité ne lui sont donc pas toujours étrangers. À d’autres moments, le collectif a également cherché à exercer cette surveillance sur le pouvoir politique que l’on associe classiquement à la « société civile ». Ce fut notamment le cas lorsque les membres de l’UPM contribuèrent à la collecte de plus de 20 000 signatures dans le cadre d’une campagne visant à provoquer la mise sous tutelle de la municipalité9. Une même logique les poussera, quelques mois plus tard et aidés de juristes, à obtenir d’un juge qu’il constate l’incurie de cette même municipalité et en prononce la dissolution.
Fig. 7. « Une vie meilleure pour tous », McDonald Street, Grahamstown, 21 avril 2014
Photo © Jérôme Tournadre
15Ayanda est né à Grahamstown à la fin des années 1970, mais il a passé quelques années à Cape Town. Aidé par un prêt étatique, il y a d’abord étudié le management au sein d’une université technologique, tout en vivant dans l’une des nombreuses zones de logements informels qui entourent la capitale de la Province du Cap-Occidental. C’est dans cette même ville qu’il a trouvé son premier emploi. Il avait en charge la formation et l’évaluation des employés de l’un des centres d’appel d’une entreprise de vente par correspondance. À l’en croire, pourtant, il s’est souvent détaché de cette mission d’évaluation pour prendre la défense de salariés menacés par le management de l’entreprise. Cette attitude lui a finalement valu d’être convoqué par la responsable des ressources humaines un vendredi après-midi. La discussion, tendue puis orageuse, ne l’avait cependant pas préparé à ce qui l’attendait à son retour, le lundi matin : un licenciement, motivé par les accusations d’agression physique portées contre lui par cette même supérieure. Il a par la suite trouvé un autre emploi, dans une boutique d’ameublement, mais a préféré démissionner au bout de quelques mois après avoir de nouveau pris la défense d’un employé.
Fig. 8. Ayanda devant la maison dans laquelle il a grandi, au cœur de la township, Joza, Grahamstown, 19 juillet 2018.
Photo © Jérôme Tournadre
- 10 La théologie de la libération noire est apparue aux États-Unis à la fin des années 1960. Ses parti (...)
16Ces déboires, qu’il relie à un racisme toujours présent au cœur de la société postapartheid, ont accompagné d’autres désillusions. Ayanda a toujours aimé la politique. Autant que le football. Il serait en fait plus exact de dire qu’il a surtout toujours aimé l’engagement politique. À de nombreuses reprises, il m’a d’ailleurs décrit cette photo sur laquelle, alors âgé de 7 ans, il apparaît en première ligne d’une manifestation locale contre l’apartheid. L’image a fait la une du journal de Grahamstown dans les années 1980, trente ans avant que la rédaction de ce même journal fasse du porte-parole du mouvement des chômeurs le newsmaker de l’année 2011. S’il plaide systématiquement pour une action politique concrète, qui lui permet au passage de brocarder les « promesses vides » des professionnels de la politique, Ayanda aime aussi les idées. Régulièrement, j’ai pu l’observer en train d’imprimer des textes politiques relativement théoriques dont j’imaginais qu’il les lisait le soir, dans sa cabane. Au cours des réunions internes, il peut également arriver qu’il cite Lénine ou Trotsky. Son admiration va toutefois vers Steve Biko, le fondateur du Black Consciousness Movement (BCM), tué à la fin des années 1970. La pensée de ce martyr de la lutte contre l’apartheid pourrait certainement être rapprochée de celle de Franz Fanon et de James H. Cone, l’un des principaux théoriciens de la théologie de la libération noire10. Steve Biko avait notamment élaboré une critique des libéraux blancs opposés à l’apartheid. Il les jugeait coupables d’adopter implicitement une « perspective de maître », en cherchant avant tout à « intégrer » les Noirs dans la société sud-africaine (Biko 1978 ; Gibson 2011). La pensée de Biko et, plus généralement, celle du BCM ne sont pas restées confinées dans le secret d’une petite élite intellectuelle et activiste des années 1970. Elles se sont diffusées parmi la jeunesse noire, à l’université et dans les lycées, apparaissant comme les réponses les plus appropriées – c’est-à-dire, les plus « radicales » – à un État blanc déployant une violente répression. L’histoire de Biko est en outre liée à Grahamstown. Il y fut arrêté en août 1977, avant d’être emprisonné et torturé à Port Elizabeth. Quelques années auparavant, en 1968, le National Union of South African Students (NUSAS) avait également organisé son congrès dans les murs de l’université locale. Les leaders de ce syndicat multiracial et « progressiste » y avaient invité leurs homologues du South African Students’ Association (SASO), fondé quelques mois auparavant et présidé par Steve Biko, alors étudiant en médecine. La loi interdisant aux Noirs de passer la nuit sur le campus, la délégation de SASO fut contrainte de se replier sur la township, où elle trouva refuge dans l’église Saint-Philip. Le hasard a voulu que la cabane d’Ayanda se trouve à quelques centaines de mètres de cette bâtisse de briques rouges vers laquelle il a souvent dirigé nos pas lorsque nous nous promenions dans le quartier. Pendant un temps, il fut question que le mouvement des chômeurs s’installe dans le bâtiment en ruines qui fait face à l’église. L’organisation aurait même reçu le soutien de l’évêque, qui a finalement dû céder devant l’opposition de certains fidèles, proches de l’ANC.
Fig. 9. Quartier de maisons RDP, Extension 10, Grahamstown, 18 avril 2014
Photo © Jérôme Tournadre
- 11 La Democratic Alliance (DA) est, depuis le début des années 2000, le principal parti d’opposition (...)
17Ayanda a découvert l’histoire et la pensée de Steve Biko durant son adolescence, quand la plupart de ses amis ne juraient que par Nelson Mandela. Son initiation s’est faite par l’intermédiaire de l’une de ses voisines, alors très engagée dans les activités clandestines de l’Azanian People’s Organisation (AZAPO), une formation politique associée au Black Consciousness Movement. Cette même voisine comptera d’ailleurs parmi les membres fondateurs de l’UPM quelques années plus tard. Ayanda a rapidement gravi les échelons au sein de l’AZAPO, obtenant notamment d’importantes responsabilités dans sa ligue de jeunesse et son organisation étudiante. La marginalisation du parti au sein de l’espace parlementaire à la fin des années 1990 a cependant attisé les dissensions internes. La tendance à laquelle il appartenait critiquait notamment le glissement de la direction vers le centre de l’échiquier politique. Minoritaires, les opposants ont dû quitter le parti, parfois sous les menaces physiques de leurs anciens camarades. Ils ont, dans un premier temps, cherché à créer une nouvelle formation politique apte à revendiquer l’héritage du BCM. En vain. Le fait que l’activité au sein du champ politique se soit, dès le début des années 2000, résumée à la seule confrontation de l’African National Congress et de la Democratic Alliance11 vouait en effet à l’échec toute entreprise électorale indépendante ou dissidente.
- 12 Entretien avec Ayanda, 28 octobre 2017.
« Ça a presque été un traumatisme dans ma vie. Aucun de nous ne pouvait imaginer sa vie hors d’AZAPO. Ça a été un traumatisme. Ça a été l’une des années les plus dramatiques de ma vie quand il est devenu clair que l’on devait trouver une autre maison politique. J’ai pensé que le foot pouvait être une solution… Parce que j’étais frustré. Rien n’allait12. »
18Las, Ayanda est rentré à Grahamstown, au milieu de la première décennie du xxie siècle, et s’est donc investi dans le football amateur. Il a ainsi pris des responsabilités au sein des instances provinciales et a surtout entraîné une équipe de jeunes joueurs de la township, le plus souvent avec des moyens de fortune. Le climat de camaraderie qui régnait lors des entraînements l’autorisait à parler assez ouvertement avec ces garçons souvent peu politisés. Il les incitait notamment à analyser l’injustice de leurs conditions de vie. Certains d’entre eux ont rejoint l’UPM après sa fondation. Au même titre que la religion, le football constitue souvent un refuge pour de nombreux habitants des quartiers noirs et pauvres (Withley, Hayden & Gould 2013). Le week-end, c’est également le long de ces terrains, dessinés sur une parcelle en plein cœur de la township, que les amateurs ou les simples curieux viennent discuter. On échange sur la technique de tel ou tel joueur, on se renseigne sur ceux qui sont absents, on parle d’événements survenus au cours de la semaine, etc.
- 13 « Tales of a Divided City. Church of Soccer », Grocott’s Mail, 24 septembre 2014, en ligne : https (...)
19Il y a quelques années, Ayanda a publié une tribune dans l’hebdomadaire local13, où il soulignait le contraste entre ce que pouvait offrir ce sport et « la lugubre léthargie de la vie dans la township ». Il y voyait également un moyen de « défier » l’inéluctable dans les quartiers pauvres. Ainsi, alors que dans d’autres parties du monde, le rêve de nombreux entraineurs amateurs est certainement que l’un de leurs joueurs soit repéré par des professionnels, les attentes sont un peu différentes au sein des quartiers pauvres sud-africains. Elles se résument le plus souvent à espérer que ces jeunes trouvent l’élan leur permettant d’échapper à la vie rudimentaire qui leur est promise. Un après-midi d’octobre, alors que, dans un vent glacial, nous regardions des adolescents jouer sur un terrain de football aux limites imaginaires, Athandile, un autre militant, était revenu sur l’importance d’inculquer des « règles » à ces jeunes gens et sur la nécessité de leur fournir des « modèles ». Lui qui consacrait alors trois soirées par semaine à encadrer des adolescents m’avait expliqué que son investissement, et celui de ses camarades, n’avait en fait qu’une seule raison d’être : aider à l’émergence de « leaders moraux » au sein des communautés. Et cela, m’expliqua-t-il devant un Ayanda approbateur, valait aussi bien au sein des équipes de football que dans le mouvement. Pendant un temps, quelques militants ont également eu l’ambition de créer une « académie extrascolaire » autour de ce sport. Elle aurait accueilli les enfants en fin d’après-midi afin de les tenir à distance de la petite criminalité ou, plus simplement, de l’ennui. Leur accès au terrain aurait été conditionné au fait qu’ils aient terminé leurs devoirs. Le projet s’est progressivement étiolé, faute de moyens financiers et fonciers.
20Enfin, le football épouse assez parfaitement les reliefs de l’univers postapartheid, en reproduisant les méandres de ses injustices et de ses inégalités, et en étant parcouru par ce sentiment d’abandon que disent ressentir les plus pauvres :
« Tu as la ligue d’élite… Des gens avec des voitures de luxe. La ligue d’élite reçoit tout l’argent alors que le football de base est négligé. Les structures de développement sont négligées. J’veux dire… C’est politique. Le football est aussi politique. »
- 14 Extraits d’un entretien avec Ayanda, 28 octobre 2017.
« On doit donner aux jeunes une conscience sociale. Ils doivent comprendre pourquoi il n’y a pas de ballons de foot… pourquoi ils doivent partager les chaussures de foot… pourquoi ils ne participent pas à des compétitions prestigieuses. […] Le football, les problèmes sociaux et la fracturation de la société… On ne peut pas les distinguer14. »
Fig. 10. Entrainement dans les plaines entourant la township, Grahamstown, 21 avril 2014
Photo © Jérôme Tournadre
21La présence d’Ayanda sur les bords des terrains de football de la township et son goût notoire pour l’engagement l’ont rapidement conduit à devenir une personne écoutée et, surtout, influente dans son quartier : un leader communautaire (community leader). Il s’agit certainement de l’une des formes les plus fréquentes que peut prendre « la politique informelle de la représentation dans les zones urbaines et pauvres du Sud global » (Piper & Bénit-Gbaffou 2014 : 39). En Afrique du Sud et ailleurs, comme au Brésil par exemple, ce rôle est le plus souvent tenu par des individus se signalant par des « histoires de vie et des caractéristiques particulières » (Koster & de Vries 2012 : 88). Ainsi, s’ils peuvent s’affirmer comme interlocuteurs privilégiés pour des institutions extérieures à la communauté, qu’il s’agisse d’autorités politico-administratives ou d’ONG, ces femmes et ces hommes doivent avant tout faire montre d’une aptitude à résoudre les problèmes des autres habitants. Problem solver, c’est bien ce qu’est Ayanda, que l’on sollicite régulièrement pour négocier avec le directeur de l’école du quartier après qu’il eût refusé l’inscription d’un enfant, aider à retrouver l’antenne TV d’un voisin volée durant la nuit, résoudre un conflit familial ou, plus simplement, remplir un document administratif abscons. L’UPM compte dans ses rangs un grand nombre de ces individus et l’on peut penser que la visibilité de ce collectif dans le paysage social local repose sur sa capacité à agréger ces « bonnes réputations » ou, plus précisément, ce « capital personnel de “notoriété” et de “popularité” fondé sur le fait d’être connu et reconnu dans sa personne et […] sur la possession d’un certain nombre de qualifications spécifiques » (Bourdieu 2001 : 244).
Fig. 11. Ayanda battant le rappel avant un community meeting, Papamani, Grahamstown, 27 avril 2016
Photo © Jérôme Tournadre
22Au cours des premiers mois de 2009, le rôle central d’Ayanda dans les affaires et les débats divers animant sa communauté l’impliqua dans de multiples conversations et conciliabules suscités par le mécontentement croissant des habitants à l’égard des « dysfonctionnements » municipaux.
« Je suis allé à quelques réunions organisées [par la municipalité]. Les gens disaient qu’il fallait faire quelque chose… Je me suis levé pour prendre la parole. Plusieurs personnes connaissaient mon activisme, donc, après la réunion… », m’expliqua-t-il un jour.
« Ils te connaissaient ? »
- 15 Entretien avec Ayanda, 22 avril 2017.
« Oui, certains me connaissaient en raison de mon activisme à l’école. J’ai toujours été un militant dans ma communauté. Les gens m’ont donc reconnu. Et puis, j’ai été membre d’AZASM [Azanian Students’ Movement] au lycée. J’ai toujours été quelqu’un de controversé (rires). Après la réunion, les gens sont venus et on a commencé à discuter : “On doit faire quelque chose parce que ces gens pensent qu’on votera pour eux de toute façon.” On a alors décidé de former un mouvement. Ça avait du sens pour moi. La communauté avait besoin d’un chien de garde. J’ai donc tout de suite été d’accord15. »
23Ces femmes et ces hommes venaient de différents quartiers. Certains se connaissaient depuis de nombreuses années quand d’autres se croisaient pour la première fois. Quelques-uns avaient fait l’expérience du militantisme partisan ; d’autres s’étaient déjà retrouvés en tête des manifestations épisodiques contre les mauvaises conditions de vie de l’ère démocratique. Ainsi s’est dessiné un premier moment dans l’émergence de l’Unemployed People’s Movement à Grahamstown. La consolidation de cet élan initial s’est réalisée en quelques semaines, à la convergence de réseaux familiaux, amicaux et politiques locaux.
24Ayanda venait d’être engagé comme travailleur temporaire (casual worker) dans l’un des supermarchés de la ville lorsque l’UPM a été fondé. Il réceptionnait et déballait les marchandises. Il a néanmoins abandonné cet emploi du jour au lendemain afin de se consacrer pleinement à la nouvelle organisation : « Pour la première fois, je trouvais une vie hors de l’AZAPO. J’avais une maison politique. Pour la première fois, je pouvais faire ce que j’aime faire. »
25Ces quelques mots donnent une idée plus précise de la façon dont Ayanda aime à donner à voir son militantisme : comme une vocation, mais aussi comme une façon d’habiter le monde, où primeraient l’altruisme et le don de soi.
- 16 Entretien avec Ayanda, 28 octobre 2017.
« À Extension 7 [un quartier de la township], tu peux voir que la communauté a confiance en Thabang [un autre militant de l’UPM]. Tu peux voir que la communauté a confiance en Bheki […]. À Phaphamani, tu peux voir que la communauté a confiance en Dumisa. À Fingo, tu peux voir que la communauté a confiance en [moi]… Je crois que ça vient de l’altruisme. Quand tu regardes Athandile… Tout ce qu’il fait avec le football [il entraîne également une équipe de jeunes joueurs] et tout le reste… Sans être payé. Il dédie sa vie… tous les jours […]. Tu n’as pas besoin d’être élu. Tu as de l’influence en dehors des structures formelles… Athandile n’a pas de compte à rendre à une structure formelle. Il fait ce qu’il fait parce que ça le passionne. Il n’est pas lié à une structure formelle et c’est pareil pour l’UPM. Je ne suis pas lié à une structure formelle pour ce que je fais dans la communauté16. »
26Chacun est évidemment libre de ne voir ici qu’une simple valorisation de soi ou une forme d’idéalisation de l’engagement. Il s’y révèle pourtant assez explicitement ce que l’on pourrait appeler le « sens de la communauté », cette conviction d’appartenir à ce tout dont l’unité et la cohérence reposent principalement sur les principes de réciprocité et d’interdépendance. S’il ne s’agit pas de faire de cette sensibilité particulière une explication en soi, son examen aide néanmoins à mieux appréhender certains soubassements de l’engagement et à comprendre dans quelle mesure les évolutions de la vie dans la township mettent celui-ci à l’épreuve.
- 17 La menace de se retrouver esseulé en cas de problème plane sur ceux qui se risquent à ce retrait. (...)
- 18 Je reprends ici, avec une certaine liberté, la formule de Maurice Halbwachs (1913).
27La communauté, tout d’abord, renvoie a minima à la population d’un espace dont les limites ne sont jamais formellement arrêtées, mais qui, le plus souvent, correspond à une rue, un voisinage, un quartier. De façon très tangible, ce sont aussi les parents, les voisins, les amis et les « copains » que l’on connaît depuis l’enfance et que l’on croise au quotidien. C’est, en quelque sorte, une « familiarité », pour reprendre les termes d’un jeune militant UPM à qui j’avais demandé de m’aider à comprendre une notion pour le moins étrangère à l’Européen que je suis. La communauté se pare également d’aspects plus symboliques, voire culturels, qui prennent forme dans un discours que l’on pourrait dire d’institution. Car c’est bien ce qu’elle est : un ensemble de relations sociales dont l’agrégation a acquis une existence propre et s’est vu associer des croyances, des pratiques, des rôles, des principes et une culture. Ce discours contribue notamment à dessiner le modèle idéal de l’activiste au service de la « communauté », avec ses codes de conduites et ses bonnes façons de faire et d’être. Tout le monde n’y adhère évidemment pas17 mais ceux qui évoluent depuis leur enfance dans le « foyer central » de la communauté18 savent implicitement qu’ils doivent un tant soit peu le respecter s’ils veulent que les choses tiennent et qu’elles leur offrent de trouver leur place. La spécificité même de la township renforce probablement cette configuration. Les quartiers qui la composent sont en effet enchâssés dans un univers de vie commun rappelant qu’ils partagent l’histoire d’une ségrégation dont le souvenir n’est pas si lointain. Cette forme urbaine a dès lors toute la cohérence du « lieu anthropologique » (Augé 1992) : elle existe au travers d’un ensemble de relations, d’histoires et de mémoires qui autorise ceux qui la peuplent à s’identifier à elle, au-delà de leurs différences.
Fig. 12. Dans les locaux de l’UPM, McDonald Street, Grahamstown, 28 avril 2016
Photo © Jérôme Tournadre
- 19 En avril 1994, les gouvernants issus des premières élections démocratiques avaient en effet pour l (...)
28Ayanda vit indubitablement au cœur de ce fameux « foyer central » et n’a jamais manqué une occasion de me rappeler que son mouvement était « au service » de la communauté. Revenant sur les investigations que l’UPM menait alors au sujet de reventes illégales de maisons RDP19 par des conseillers municipaux, il m’avait ainsi expliqué :
- 20 Entretien avec Ayanda, 22 avril 2016.
« On va voir la communauté avec ces informations. C’est la communauté qui va nous conseiller… Quelle doit être l’étape suivante ? On détient un mandat sur une base quotidienne […] Ce sont les gens qui décident des problèmes dont ils veulent que l’on parle et de ce que l’on doit faire […]. Nous ne prendrons jamais de décisions en leur nom. Nous ne dirons jamais qu’il y a une contradiction entre notre idéologie et ce qu’ils pensent. On y va, c’est tout20. »
29Régulièrement, le sens de la communauté entre cependant en tension avec cette nostalgie, ou mélancolie, qui gagnerait les townships de l’ère postapartheid (Dlamini 2009). L’idée à l’origine de ce sentiment contemporain est assez simple : alors que la condition des plus pauvres est généralement placée sous le signe de l’imprévisibilité, la vie dans la township a pu, à une époque, être synonyme de stabilité, de proximité et de continuité, notamment parce qu’il s’agissait de faire front face à la répression. La désindustrialisation et l’effondrement de l’emploi formel non qualifié, à la fin des années 1990, ont cependant balayé ces repères en appauvrissant les plus vulnérables et en faisant le jeu d’un certain individualisme. Ce n’est toutefois pas tant la disparition d’une « intimité culturelle » au sein des populations hier opprimées (Hansen 2012) qui semble préoccuper Ayanda que l’effritement de la solidarité sous l’effet de ce qu’il conçoit comme une brutalisation de la vie sociale locale. Au milieu des années 2010, l’un des principaux porte-parole de l’UPM a été condamné à la prison à perpétuité en raison de son implication dans un crime particulièrement odieux. Après l’énoncé du verdict, et alors que nous étions en train de regagner à pied les locaux du mouvement, Ayanda, visiblement très affecté, était sorti du silence qu’il observait depuis de longues minutes :
- 21 Entretien avec Ayanda, 18 juillet 2018.
« Tu sais, ce n’est pas la première fois que je me retrouve dans ce tribunal et que j’entends ce genre de choses. Toute cette cruauté. Tous ces crimes… La torture, pendant des heures. Ça veut dire que la township n’existe plus. Il n’y a plus de sens de la township, plus de sens de la communauté. Toute cette violence… Notre township ressemble à un camp de concentration maintenant21. »
30Ces moments d’abattement et de quasi-résignation semblent cependant domestiqués par le sens de la communauté dont Ayanda se dit investi. Ses journées seraient évidemment tout autres si tel n’était pas le cas, moins ostensiblement placées sous le sceau de cette apparente abnégation qui impose de reproduire, chaque jour, les pratiques censées consolider et protéger la communauté. Une telle entreprise apparaît, il est vrai, d’autant plus cohérente qu’elle porte notamment en elle la promesse d’une certaine stabilité au cœur du quotidien. On peut aussi faire l’hypothèse que se mettre au service de la communauté et, plus concrètement, de ceux qui endurent les mêmes choses que lui, donne à Ayanda matière à affirmer une bonne image de lui-même. Il protège ainsi son estime de soi de l’humiliation qui serait le lot quotidien des pauvres en Afrique du Sud – humiliation liée à leurs conditions de vie, mais également à ce qu’ils perçoivent comme l’indifférence, voire le mépris, des élites politiques à leur égard.
31Ces premières vertus peuvent être renforcées par ce que lui renvoie un grand nombre de personnes extérieures au mouvement. Fréquemment, des gens que je ne connais pas forcément, et que je croise au hasard de mes pérégrinations dans la ville, me prennent à témoin de son « dévouement » et de son « humanité ». Lorsque ces scènes se déroulent en sa présence, il semble alors aussi gêné que fier. Ces témoignages et ces marques de soutien admiratif ne sont certainement pas sans effets. Il est probable qu’ils confortent une forme de réassurance – celle, notamment, de servir comme il se doit une cause qu’il estime « juste ». En toute hypothèse, l’expression de cette reconnaissance l’aide aussi à dépasser sa propre condition. Elle contribue à lui rappeler qu’il n’est pas « seulement » un homme sans emploi vivant dans une cabane, quand tant d’autres se laisseraient ronger par l’envie, le ressentiment, la frustration ou cette « haine de soi » qu’il dit percevoir chez nombre d’habitants. En d’autres termes, son activisme peut lui donner le sentiment d’être en mesure d’agir sur son existence, cette aptitude semblant rarement à la portée de ceux qui l’entourent dans la township.