1Lucien Lévy-Bruhl est resté célèbre pour avoir introduit une énigme qui a animé les débats au croisement entre la philosophie et l’anthropologie au xxe siècle. En 1910, dans un ouvrage au titre aujourd’hui inaudible, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, il rapporte un énoncé relevé par l’ethnographe allemand Karl von den Steinen, qu’il considère comme révélateur des relations entre sociétés humaines et espèces animales dans la région du Haut Xingu au Brésil : « Les Bororo sont des Araras. » Cet énoncé intervient dans une discussion entre l’ethnographe et son informateur, un Baïkiri nommé Antonio, sur ce que deviennent les hommes après la mort :
« Les Trumai sont des animaux aquatiques parce qu’ils dorment au fond du fleuve. C’est ce que les Baïkiri disent très sérieusement. […] Ce qui a également stimulé la croyance des Baïkiri à leur propos, c’est qu’elle n’est pas démentie par la déduction que nous faisons sur la base de nos lois naturelles : “Mais les Trumai ne sont pas des animaux, ce ne sont pas des poissons !” ; au contraire, les Baïkiri déduisent du fait que les Trumai dorment dans des fleuves qu’ils sont des animaux aquatiques, et ils se moquent d’eux, et ils les méprisent, comme toute tribu aux mœurs étranges. Les Bororo se vantent d’être des Araras rouges. Cela ne signifie pas seulement qu’après leur mort ils deviennent des Araras, ni non plus que les Araras sont des Bororo, et doivent être traités comme tels – ils présentent froidement leur relation avec ces oiseaux aux plumes colorées comme s’ils se qualifiaient d’Arara, exactement comme si une chenille disait qu’elle est un papillon, et ils ne veulent rajouter aucun autre nom pour décrire leur caractère (Wesen). Donc les Trumai sont des animaux aquatiques, parce qu’ils ont l’habitude des animaux aquatiques, les Bororo sont des Araras, parce que leurs morts se transforment en Araras. » (Steinen 1894 : 305-306. Ce passage est cité avec des modifications dans Lévy-Bruhl 1910 : 77-78, et 1998 [1949] : 11-12).
Fig. 1. Karl von den Steinen, au centre, entouré de ses compagnons lors de sa première expédition au Xingu, 1886Image éditée à Leipzig, par Friedrich Arnold Brockhaus
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2De ce récit qui n’est qu’un épisode dans l’enquête fouillée de von den Steinen sur les langues et les récits des tribus amazoniennes, Lévy-Bruhl isole l’énoncé insolite « les Bororo sont des Araras » pour en faire le point de départ de toute sa réflexion sur la « mentalité primitive ». Le redoublement de la deuxième syllabe en « r » renforce artificiellement le lien logique entre le sujet et le prédicat – l’ara est un perroquet rouge qui vit dans l’environnement des Bororo. Plutôt que d’éclairer cet énoncé par son contexte et par son usage, Lévy-Bruhl le compare à d’autres énoncés du même type relevés par les ethnographes et les missionnaires dans d’autres sociétés. Il en conclut à l’existence d’une logique différente de « la nôtre » : si celle-ci est régie par le principe de contradiction, la « mentalité primitive » est régie par le principe de participation (Keck 2008). Alors que « les primitifs » peuvent dire que « les hommes sont des oiseaux », « nous » ne pouvons attribuer au sujet « les hommes » un prédicat qui semble contradictoire avec lui, car les catégories « homme » et « oiseau » sont « pour nous » incompatibles.
3Comment comprendre cette analyse aujourd’hui ? L’anthropologie a critiqué l’idée d’un « Grand Partage » entre « les primitifs » et « les civilisés », ou entre « eux » et « nous », non seulement comme une construction coloniale, mais aussi et surtout comme une faute méthodologique, car elle consiste à transcrire des énoncés oraux en maximisant leur étrangeté pour produire un effet de surprise chez le lecteur (Goody 1977). Cependant, l’interrogation sur le sens du verbe « être » dans les relations entre humains et non-humains pour les sociétés non modernes est revenue au centre de la réflexion anthropologique à travers ce que l’on appelle son « tournant ontologique ». Eduardo Viveiros de Castro (2009) a ainsi proposé de prendre « le côté de Lévy-Bruhl » pour décrire les relations entre humains et non-humains dans les sociétés qu’il qualifie de « perspectivistes », tandis qu’Eduardo Kohn (2013) a repris dans son ouvrage How Forests Think la traduction anglaise du livre de Lévy-Bruhl en 1910, How Natives Think. Philippe Descola (2005) a proposé d’étudier des modes d’identification entre humains et non-humains en partant d’un premier contraste entre animisme et naturalisme qui ressemble fort à celui que construisait Lévy-Bruhl un siècle auparavant entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée ». Une question qui s’est déroulée au xxe siècle entre psychologie et logique sur les « mentalités » se reproduit aujourd’hui dans le débat sur les « métaphysiques cannibales » et les « ontologies au-delà de l’humain ».
4Pour comprendre les enjeux de ce débat ontologique, je repartirai donc de cet énoncé dans sa formulation la plus simple : en quel sens peut-on dire que les hommes « sont » des oiseaux ? Je montrerai d’abord que cet énoncé fait sens dans les pratiques par lesquelles les hommes deviennent « comme » des oiseaux, puis j’étudierai la thèse selon laquelle cette proposition ne fait pas sens car elle est issue d’une mauvaise traduction, avant de déplacer le problème en analysant le champ de variantes signifiantes dans lequel émerge l’opposition homme/oiseau. Je mobiliserai ainsi trois courants philosophiques qui ont proposé de résoudre l’énigme de Lévy-Bruhl à partir de techniques logiques variables : la phénoménologie, la philosophie analytique et le structuralisme. Je proposerai enfin une quatrième interprétation de cette énigme en la replaçant dans son propre contexte d’émergence, celui de l’affaire Dreyfus dans la France républicaine, pour analyser l’hypothèse selon laquelle on peut dire que des hommes sont « malades » des oiseaux.
5La thèse philosophique de Lévy-Bruhl s’inscrit dans le cadre de la sociologie durkheimienne, mais elle l’oriente dans un sens qui en révèle les problèmes sous-jacents. Lévy-Bruhl s’oppose à l’école évolutionniste britannique de Tylor et Frazer, selon laquelle les « primitifs » font des erreurs de raisonnement lorsqu’ils affirment que l’ombre est l’âme qui dédouble le corps ou qu’un rameau d’or confère l’immortalité à un roi sacré. Selon Lévy-Bruhl, les anthropologues britanniques ont projeté sur les « sociétés primitives » une psychologie individualiste, alors que l’analyse ethnologique doit partir des « représentations collectives » puisque celles-ci ne sont pas régies par les mêmes principes que les représentations individuelles. Ainsi, dans la citation de von den Steinen, il ne faut pas déduire le sens de l’énoncé « les hommes sont des oiseaux » d’une représentation « naturelle » de ce qu’est un oiseau (un animal volant avec des plumes) mais d’une analyse de la puissance collective du sujet (ce que von den Steinen appelle le « caractère » du groupe social). L’essence collective fait que les hommes et les oiseaux deviennent comparables comme appartenant à une même catégorie.
6Lévy-Bruhl s’appuie sur l’analyse du système totémique australien par Émile Durkheim (1912). Dans cet ensemble de pratiques rituelles et de croyances religieuses, les humains portent au centre du groupe social un non-humain (animal, insecte, plante) dont ils célèbrent la croissance et qu’ils détruisent au cours d’un repas pris en commun. Cette cérémonie conduit les humains à participer à une force collective supérieure qui est symbolisée par le non-humain. Il ne faut donc pas dire que les humains deviennent des non-humains, mais plutôt qu’ils participent à une essence qui leur est supérieure et qui émerge de l’action en commun. Alors que dans la vie ordinaire (par exemple dans les pratiques de chasse), les humains et les non-humains sont bien séparés (sinon les humains se tueraient eux-mêmes), dans les circonstances extraordinaires des cérémonies religieuses, les humains et les non-humains sont réunis par la même représentation collective.
7Dans son analyse des représentations collectives, Lévy-Bruhl a mis l’accent moins sur la morphologie – l’articulation de ces représentations dans le temps et dans l’espace – que sur leur phénoménologie : ce que cela fait pour des humains de participer à une essence commune avec les non-humains. C’est pourquoi il a moins insisté sur l’organisation du sacrifice que sur les émotions mystiques qui permettent aux individus d’y participer. Qu’est-ce que cela fait, pour un humain, de devenir un oiseau au cours d’une cérémonie rituelle ? Comment la transformation en oiseau permet-elle de participer au social ? Une telle question implique d’analyser les basculements de l’ordinaire vers l’extraordinaire dans le monde de la vie quotidienne.
8Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie, est un mathématicien qui s’intéressa aux questions de psychologie puis d’ethnologie pour comprendre comment l’intentionnalité comme origine logique du sens s’inscrit dans la vie psychique des individus et des sociétés. Il envoie une lettre à Lucien Lévy-Bruhl en 1935 pour lui demander de l’aide afin de fuir l’Allemagne nazie mais surtout pour lui dire son enthousiasme après avoir lu La mythologie primitive (1935).
« Nous savions depuis longtemps que chaque être humain a sa “représentation du monde” (Weltvorstellung) […]. Mais face à cette généralité vide, votre œuvre et son excellent thème nous ont fait sentir quelque chose qui bouleverse par sa nouveauté : il est, en effet, possible, important au plus haut point et grand de se donner pour tâche de “sentir de l’intérieur” (Einfühlen) une humanité fermée, vivant dans une socialité vive et générative, de la comprendre en tant qu’elle a le monde dans sa vie sociale uniformisée, et à partir de celle-ci un monde qui n’est pas pour elle “représentation du monde” mais qui est pour elle le monde véritablement existant. Par là, nous parvenons à appréhender, identifier et penser leurs manières (Arten), donc leur logique ainsi que leur ontologie. » (Husserl 1998 : 67)
9Cette lettre soulève la question méthodologique suivante : comment accéder aux façons de sentir des autres sociétés si ce qui se donne à l’analyse est d’abord des représentations claires et distinctes de la conscience ? On peut montrer comment les façons de sentir sont orientées par des valeurs qui restent inconscientes mais qui prennent une objectivité dans l’espace social. C’est ainsi que Jean-Paul Sartre (1943) a repris les analyses de Lévy-Bruhl sur la participation pour décrire ce qu’il appelle « la mauvaise foi », c’est-à-dire une façon pour le sujet humain de se laisser imposer ses valeurs par le milieu social au lieu de les choisir à l’aide d’une conscience claire. Dire qu’on est un oiseau, c’est affirmer des valeurs sociales de force et de colère qui ne peuvent être assumées en tant que telles mais seulement par le détour d’une cérémonie religieuse qui en vient, dit Sartre, à « colorer » le monde. L’observation des relations entre les corps dans un espace collectif permet ainsi de donner sens à des énoncés absurdes dans la logique qui unit un sujet et un prédicat. Si on ne peut pas voir l’essence collective produite par le sacrifice, on peut voir la différence de valeur que produit l’opération sacrificielle entre les choses perçues socialement.
10Pour le sociologue, donc, les oiseaux dans lesquels les Bororo sont censés se réincarner n’existent certes pas, mais l’énoncé affirmant que « les Bororo sont des Araras » constitue un monde dans lequel les Bororo s’orientent en fonction des prédicats qu’ils attribuent aux perroquets rouges. Si un tel énoncé choque la logique classique selon laquelle on ne peut attribuer à un sujet que les prédicats qu’il contient intrinsèquement, il suit ce que Pierre Bourdieu (1980) appelle une « logique pratique », au double sens où cette logique se constitue dans la pratique des agents et non dans leurs réflexions théoriques, et où elle met à disposition des outils de pensée commodes, ne s’embarrassant pas des contradictions choquantes pour la logique théorique, parce qu’elle bricole des stratégies avec les éléments dont elle dispose pour résoudre des problèmes de la vie quotidienne.
11Une telle solution phénoménologique de l’énigme posée par Lévy-Bruhl laisse ouverte une hypothèse théoriquement coûteuse : celle selon laquelle la « mentalité primitive » ou la « mauvaise foi » relève d’une logique inconsciente qu’il faut traduire dans les représentations claires de la conscience. Cette hypothèse de l’inconscient comme un texte obscur et sous-jacent, à laquelle Lévy-Bruhl s’est lui-même rallié dans ses Carnets en citant les travaux de Freud, peut être évitée si l’on en reste à la critique du langage. On remarquera alors que l’énoncé de départ résulte d’une mauvaise traduction, et que l’ethnographie peut sauver l’objectivité de l’énoncé par un travail sur le langage.
12Plutôt que de chercher à résoudre philosophiquement l’énigme de Lévy-Bruhl, on peut montrer comment elle s’éclaire sur le terrain à partir d’une situation d’interlocution. C’est ce qu’a fait Edward Evans-Pritchard par ses enquêtes sur la sorcellerie et le sacrifice dans les sociétés pastorales du Soudan. S’il refuse la notion de « mentalité primitive », Evans-Pritchard (1965) reconnaît que la croyance à la sorcellerie peut se comprendre comme un « idiome mystique » qui détourne l’attention de la série de cas individuels pour l’orienter vers le cours d’action qu’elle indique. Ainsi, lorsque les Azandés déduisent de la mort des poulets auxquels ils ont administré des poisons qu’ils peuvent partir à la chasse ou à la guerre ou encore planter un champ, cela ne signifie pas qu’ils communiquent directement avec les oiseaux par une essence commune, mais que la mort des oiseaux met en scène des valeurs collectives. Le principe logique de participation, que Lévy-Bruhl opposait au principe de contradiction, devient ainsi la condition d’une enquête au cours de laquelle l’ethnographe « prend part » à la vie ordinaire d’une société, selon un principe fortement formulé par Bronisław Malinowski.
13Ce qu’il faut refuser dans la solution de Lévy-Bruhl, c’est donc l’idée d’une mentalité primitive vers laquelle l’ethnologue basculerait de façon miraculeuse en critiquant sa propre mentalité pour entrer à l’intérieur d’une autre mentalité, ce que Husserl appelait Einfühlung. Le débat dans la philosophie anglophone a ainsi porté sur les conséquences de la lecture de Lévy-Bruhl par Evans-Pritchard et l’interprétation qu’en a donnée le philosophe Peter Winch (1964) sur la possibilité de « comprendre » une société primitive. Le risque d’une telle démarche est en effet de conduire au relativisme, c’est-à-dire à la thèse selon laquelle chaque système de pensée a ses propres critères d’évaluation, rendant ainsi la comparaison impossible. Deux ouvrages collectifs marquent ce débat dans la philosophie analytique anglo-américaine. Le premier, intitulé Rationality et publié en 1970, s’ouvre par ces mots du philosophe Brian Wilson : « Le fantôme de Lévy-Bruhl qui chercha à distinguer la logique de l’homme moderne de la mentalité “prélogique” de l’homme primitif était pour beaucoup d’auteurs dans ce livre la chose à exorciser. » (1970 : III) Le second, Rationality and Relativism, est publié en 1982 par le philosophe Martin Hollis, éditeur de la revue Ratio, et le sociologue Steven Lukes, spécialiste de Durkheim. Il oppose notamment l’anthropologie cognitive de Dan Sperber, qui se présente comme rationaliste, à la sociologie des sciences de David Bloor, qui se présente comme relativiste. La thèse rationaliste se fonde sur l’argument selon lequel une mentalité radicalement incommensurable est indescriptible, puisqu’il faut bien s’appuyer sur des éléments de sens commun pour pouvoir aller vers la traduction des éléments de sens les plus étranges.
14Cet argument a été formulé sous le nom de « principe de charité » et théorisé en philosophie analytique par Willard Van Orman Quine et Donald Davidson. Selon ce principe, face à un énoncé qui défie apparemment le principe de contradiction, il faut maximiser la rationalité de son interlocuteur et minimiser les écarts logiques. Quine, en reprenant la méthode ethnographique de Malinowski, aborde en effet le problème philosophique de la référence à partir d’une situation dans laquelle un ethnographe doit traduire un énoncé d’une langue indigène dans sa langue. Si l’on dit que « les Bororo sont des oiseaux », on ne peut plus donner de sens aux termes « hommes » et « oiseaux » car ces deux références sont contradictoires entre elles : ou bien les Bororo sont des hommes, ou bien ils sont des oiseaux. Le traducteur a rapporté dans un même livre deux énoncés qui ne font pas sens en même temps et les a joints par un « et » qui les rend contradictoires, ce qui l’a conduit à l’hypothèse d’une mentalité « prélogique ». « La prélogicité est un trait injecté par de mauvais traducteurs. » (Quine 1977 [1960] : 109)
15Peut-on alors comprendre par l’analyse du langage comment des énoncés apparemment contradictoires et des croyances apparemment irrationnelles orientent les pratiques collectives ? Davidson, élève de Quine, élabore une philosophie de l’action pour critiquer le « holisme sémantique » de son professeur. Celui-ci, en attaquant la thèse attribuée à Lévy-Bruhl de la prélogicité, risque en effet de tomber dans le relativisme culturel de la thèse dite « Sapir-Whorf » selon laquelle chaque langue a sa propre vision du monde, en sorte qu’il faudrait traduire des mots dont la référence reste instable. Davidson part plutôt d’une psychologie des croyances individuelles pour établir dans quelles mesures elles peuvent paraître contradictoires dans une situation d’interlocution. Il admet alors une contradiction non plus à l’intérieur d’une croyance (du type : « j’ai vu une soucoupe volante » ou « j’ai été ensorcelé ») mais dans l’ensemble des croyances d’un individu (Davidson 1991 : 22-23). On pourrait dire alors que les hommes croient qu’ils sont différents des oiseaux dans la plupart des situations où ils interagissent avec eux (par exemple quand ils mangent leur viande ou quand ils les observent dans des réserves naturelles) mais qu’ils croient qu’ils sont des oiseaux dans des situations extraordinaires (par exemple quand un virus se transmet des oiseaux aux humains en révélant leur vulnérabilité commune à des entités invisibles). Il faut donc retravailler les énoncés apparemment contradictoires pour les mettre en accord avec des exigences logiques universelles.
16La notion de croyance, qui est au cœur de la philosophie analytique, est cependant problématique car elle suppose de lire les croyances comme un texte qui fait sens dans une situation d’interlocution. La critique anglo-américaine de la mentalité primitive consiste à substituer à un texte construit par le philosophe un autre texte relevé par l’ethnographe dans une situation d’interlocution. Or cette solution fait l’impasse sur ce que révèle l’ethnographie, c’est-à-dire un contexte plus large dans lequel les énoncés prennent sens. Une telle analyse du contexte conduit à déborder l’énoncé lui-même pour voir l’ensemble des oppositions qu’il contient implicitement. C’est ici que la méthode structurale vient résoudre des difficultés de la phénoménologie et de la philosophie analytique.
17En voyageant dans le Mato Grosso en 1935 sur les traces de von den Steinen et de Candido Rondon – avec lequel Lévy-Bruhl avait lui-même voyagé en 1920, sans pouvoir cependant rencontrer les Bororo sur lesquels il avait écrit dix ans plus tôt – Claude Lévi-Strauss est en mesure de saisir au plus près l’énigme de l’énoncé rapporté à l’ethnologue allemand par son informateur baïkiri. Ce qui importe en effet ici, ce n’est pas qu’il affirme une identification entre « les Bororo » et « les Araras », mais qu’il affirme une valence différentielle (Héritier 1996) entre les Bororo et les Trumai au moyen de la différence entre les perroquets rouges et les animaux aquatiques, entre les Aras et les Capivaras (Vienne 2012) du fait que les Bororo vivent sur les hauteurs, alors que les Trumai habitent au bord de la rivière. La valence différentielle entre Bororo et Trumai est donc exprimée par Antonio au moyen de l’opposition logique entre le haut et le bas : « […] les Baïkiri déduisent du fait que les Trumai dorment dans des fleuves qu’ils sont des animaux aquatiques, et ils se moquent d’eux, et ils les méprisent, comme toute tribu aux mœurs étranges. Les Bororo se vantent d’être des Araras rouges. » (Steinen 1894 : 305)
18L’opposition entre le haut et le bas, ou entre le ciel et l’eau, n’est pas la seule à régir la vie sociale des tribus du Xingu. Il faut en effet la raffiner en étudiant à l’intérieur de la société bororo les distinctions de couleur qui permettent de différencier un clan d’un autre en fonction des oiseaux auxquels ils se rattachent par leurs mythes. L’affordance (Gibson 1979) des Aras dans le monde perceptif des Bororo vient en effet de la diversité des couleurs de leurs plumes, qui permet de parler des conflits sociaux et ainsi potentiellement de les résoudre, comme dans le mythe bororo du dénicheur d’oiseaux qui ouvre le cycle des Mythologiques :
« Les Bororo racontent que si le soleil et la lune appartiennent au clan Badedgeba de la moitié Cera, c’est en raison d’une dispute entre un père et un fils qui voulaient s’approprier les noms de ces corps célestes. Une transaction intervint, réservant au père les noms du Soleil et du Chemin-du-Soleil. […] Le chef du clan Badedgeba “noir” possédait jadis certains oiseaux noirs (Phimosus infuscatus) et rouges (ibis rubra), mais son collègue Badedgeba “rouge” les lui vola et il fallut consentir à un partage selon la couleur. » (Lévi-Strauss 2008 : 804-805)
19Si Lévi-Strauss peut ainsi résoudre ethnographiquement l’énigme posée par Lévy-Bruhl à partir de sa lecture de von den Steinen, c’est que son équipement philosophique lui permet d’entendre cette énigme autrement qu’à travers l’opposition entre subjectivité et objectivité qui divise la philosophie moderne depuis Kant, comme on l’a vu à travers la différence entre la phénoménologie, qui fait du sujet intentionnel la source du sens, et philosophie analytique, qui sauve l’objectivité de la référence. L’anthropologie structurale se présente en effet, à la suite de la linguistique de Ferdinand de Saussure que Lévi-Strauss découvre grâce à Roman Jakobson à New York en 1941, comme une sémiotique, c’est-à-dire une analyse de la « vie des signes » en tant qu’elle constitue la dynamique des phénomènes sociaux. Or la sémiotique de Saussure vise à résoudre le problème ontologique, puisqu’elle analyse le mode d’existence des signes comme entités arbitraires et oppositives. La découverte de Saussure, qui le conduit à rompre avec la grammaire comparée du xixe siècle, c’est en effet qu’un signe n’a pas de sens en soi, mais seulement au sein d’un ensemble de relations d’opposition avec d’autres signes dans le système de la langue (Maniglier 2006). Ainsi, « bœuf » est un mot arbitraire pour désigner l’animal d’où provient le steak, mais sa contiguïté avec « œuf » est assurée par un ensemble de proverbes (« qui vole un œuf vole un bœuf ») et sa distinction avec « vache » par un ensemble d’usages (on mange du « steak de bœuf » mais pas du « steak de vache »). L’ontologie des signes ne doit donc pas être cherchée dans la grammaire du verbe « être » en tant qu’il relie un sujet et un prédicat, comme dans l’énoncé « les Bororo sont des Araras », mais dans la différence entre les signes eux-mêmes (Bororo/Trumai, Ara/Capivara) en tant qu’ils constituent un milieu de vie dans lequel des groupes sociaux prélèvent des affordances pour résoudre leurs conflits cosmopolitiques.
20La solution par la sémiotique du problème ontologique soulevé par Lévy-Bruhl conduit Lévi-Strauss à régler le problème ethnologique du totémisme, dont Lévy-Bruhl était encore tributaire. En parlant de la participation comme d’un principe logique régissant la « mentalité primitive », ce dernier suivait l’hypothèse de Durkheim selon laquelle la vie sociale est orientée vers une idéalité qui la constitue dans les moments d’effervescence collective comme le sacrifice. Or, selon Lévi-Strauss, ces moments où la vie sociale passe à la verticale d’elle-même dans « un discours particulier et dénué de bon sens, quoiqu’il soit fréquemment proféré » (2008 : 802) sont plus rares que ceux où les classifications naturelles se déploient de façon horizontale. Cette opposition entre deux axes, vertical et horizontal, constitue la « structure feuilletée » de la pensée mythique comme l’opposition entre le métaphorique et le métonymique constitue la structure de la langue. L’hypothèse de l’institution totémique rapporte au pôle transcendant du sacrifice un ensemble d’activités classificatoires et de schèmes pratiques qui sont beaucoup plus divers et proliférants, et qui donnent à la « pensée sauvage » une richesse sémiotique bien supérieure à celle de la « pensée domestiquée ». On peut ainsi, comme l’a fait Christopher Crocker (1977), analyser les sens de l’énoncé « les Bororo sont des Araras » en fonction des rapports homme-femme à travers un jeu de métaphores et de métonymies.
Fig. 3. Exemple d’ensembles ornementaux « claniques »
« Les aras sont presque considérés comme des membres de la famille, qui laissent leurs plumes en échange de nourriture et de protection. Ils appartiennent officiellement à la femme qui est à la tête du groupe et qui, en pratique, s’occupe généralement d'eux. Quand les hommes bororo disent qu’ils sont des aras, ils font allusion aux rôles analogiques qu’eux-mêmes en tant que maris et pères, et les aras en tant que personnes captives et bien aimées, jouent dans la subsistance du ménage. »
Source : John Christopher Crocker, Vital Souls. Bororo Cosmology, Natural Symbolism, and Shamanism, Tucson, The University of Arizona Press, p. 84, légende p. 83.
21Il ne faut donc pas opposer une « mentalité primitive » régie par la participation et une « mentalité civilisée » régie par la contradiction, mais plutôt étudier les différentes façons pour la pensée humaine de construire des oppositions entre les signes en fonction des environnements où elle se déploie :
« La pensée sauvage est logique dans le même sens que la nôtre, mais comme l’est seulement la nôtre quand elle s’applique à la connaissance d’un univers auquel elle reconnaît simultanément des propriétés physiques et des propriétés sémantiques. Ce malentendu une fois dissipé, il n’en reste pas moins que, contrairement à l’opinion de Lévy-Bruhl, cette pensée procède par les voies de l’entendement, non de l’affectivité ; à l’aide de distinctions et d’oppositions, et non par confusion et participation. » (Lévi-Strauss 2008 : 847)
22Il reste cependant un problème que les critiques du structuralisme n’ont pas manqué de souligner : si le verbe « être » n’est pas pertinent pour comprendre ce qui se joue dans l’énoncé « les Bororo sont des Araras », on ne peut se contenter de sa sémantique, et il faut en étudier sa grammaire (Descombes 1995, 1996). Le verbe « être » définit ici une certaine façon de s’identifier à des entités en fonction de règles qui permettent d’agir de soi-même. On ne comprend pas en effet « ce que cela fait » pour un Bororo de percevoir un perroquet rouge tant qu’on le met en contraste de l’extérieur avec d’autres tribus dans un environnement : il faut analyser les règles sociales qui construisent leur identité et les fautes de grammaire qui suscitent des scandales sur ces identités (Lemieux 2009). Pour cela, on peut étudier les pathologies sociales qui sortent la vie sociale de son cours ordinaire, où les humains et les non-humains sont bien séparés, pour la faire basculer dans un autre régime où ils sont confondus. Quelles sont les pathologies que révèle l’identification des hommes aux oiseaux dans le contexte où écrit Lévy-Bruhl et dans le nôtre ? Je propose, dans la dernière partie, de quitter le mode d’exposition philosophique du traitement de l’énigme bororo par diverses écoles de pensée pour un mode généalogique afin de formuler certaines hypothèses sur l’émergence de cette énigme dans la pensée de Lévy-Bruhl.
23Le débat philosophique et ethnologique autour de l’énoncé « les Bororo sont des Araras » a partiellement reconstitué le contexte ethnographique dans lequel il a été prononcé, en étudiant les pratiques, les croyances et les signes mobilisés par les Bororo dans le Haut Xingu. En revanche, il n’a jamais interrogé le contexte dans lequel Lévy-Bruhl s’est intéressé à cet énoncé relevé par un ethnologue allemand et l’a transformé en énigme philosophique. La méthode structuraliste éclaire le contexte « objectif » de cet énoncé mais n’en analyse pas le contexte « subjectif », c’est-à-dire sa signification pour le savant qui cherche à en construire la cohérence. Or ce contexte est éminemment politique : durant la IIIe République, en France, les caricatures animales ont frappé l’imagination collective car elles contredisaient la séparation entre les humains et les non-humains affirmée par la philosophie kantienne servant de sous-bassement idéologique au gouvernement républicain.
24Si la caricature a été censurée en France sous le Second Empire, après les controverses suscitées par les œuvres de Daumier sous la monarchie de Juillet, elle a explosé sous la IIIe République avec les lois sur la liberté de la presse qui ont favorisé le développement des journaux et l’expression d’émotions nationalistes et antisémites (Tillier 1997 ; Lemieux 2000). Alors que la IIIe République enseignait à ses élèves que les humains étaient radicalement opposés aux animaux par la liberté et l’intelligence, les moments de crise politique conduisaient à identifier les hommes à des animaux.
25Nous savons que Lucien Lévy-Bruhl, cousin par alliance d’Alfred Dreyfus, témoin civil lors de son premier procès en 1894 avant sa déportation à Cayenne, était exposé aux caricatures antisémites qui circulaient à son époque (Birnbaum 1998). Celles-ci recouraient à trois types d’animaux : le cochon (symbole de saleté), le singe (symbole d’intelligence) et l’oiseau (symbole de trahison). Jean Jaurès fut ainsi la cible de caricatures antisémites après son soutien à Dreyfus par la publication des Preuves et par son intervention au procès de Rennes en 1898. Dans trois caricatures, il prend les traits d’un oiseau : hirondelle sur un fil à la frontière franco-allemande, aigle impérial allemand et perruche à côté de Dreyfus sous le titre Les Inséparables (Perthuis 2003). Jaurès et Dreyfus apparaissent ainsi en « oiseaux de malheur » : ils annoncent l’arrivée de l’armée allemande en lui livrant des secrets militaires de l’armée française. La caricature représente un homme comme un animal pour lui faire porter des signes d’impureté et le rabattre sur une altérité de l’autre côté d’une frontière biologique ou politique.
Fig. 4. Les Inséparables, caricature représentant Jaurès et Dreyfus sous les traits d’oiseaux, Bobb, Le Frelon no 8, 1903
Source : https://eiris.eu/index.php?option=com_content&view=article&id=516:les-animalisations-de-jaurs&catid=70&Itemid=124
26Lucien Lévy-Bruhl renverse la caricature pour considérer cette position liminale de Dreyfus à la frontière franco-allemande comme une position de sentinelle, c’est-à-dire comme celle d’un soldat qui perçoit à l’avance les signaux d’alerte sur une ligne de front où l’armée se prépare à la rencontre catastrophique avec une autre armée. Le terme de sentinelle est utilisé par le linguiste Jean Psichari, gendre d’Ernest Renan, dans la lettre qu’il adresse à Dreyfus à son retour : « Tout Français doit vous être reconnaissant. Vous avez été là comme un soldat à son poste. Sentinelle avancée, vous avez vu luire enfin le jour de la justice. » (Duclert 2006 : 571). Le terme correspond bien au projet que Lévy-Bruhl (1900) reprend à Auguste Comte de construire une « logique des sentiments », c’est-à-dire d’analyser comment les émotions morales constituent des liaisons entre les phénomènes sociaux antérieurement aux opérations claires de la conscience. Décrire la façon dont des sentinelles révèlent des phénomènes sociaux obscurs et pathologiques aux frontières entre les entités instituées de la vie sociale, c’est comprendre comment les signes lisibles dans les classifications instituées deviennent des signaux d’alerte en temps de crise.
27L’ethnologie de la mentalité primitive peut se lire comme une réponse de Lévy-Bruhl à la lettre que lui a envoyée Dreyfus le 27 décembre 1894, après leur rencontre en prison et avant son procès militaire :
« Comprenez-vous, mon cher Lucien, tous les combats tumultueux qui se livrent dans mon âme, tous ces fantômes qui hantent mon cerveau ? Y a-t-il une justice sur terre ? Je n’ai malheureusement pas cette foi profonde qui fait les martyrs. Jusqu’à présent ma conscience seule m’a donné tout le courage que j’ai montré ; j’espère que ma conscience me permettra de lutter jusqu’au bout. » (Duclert 2006 : 291)
28Ce qu’affirme Dreyfus dans cette lettre, c’est qu’il refuse d’être la victime arbitraire d’un sacrifice pour restaurer l’honneur de l’armée française atteint par la découverte du bordereau révélant des secrets militaires à l’armée allemande. Il doit puiser dans une réserve de forces antérieures aux opérations de la conscience, qui relève davantage d’un attachement à la justice que d’une éducation au sacrifice, pour démontrer qui est le véritable auteur du bordereau. Dans un premier temps, Lévy-Bruhl, suivant en cela Jaurès, décrira comme des « primitifs » les accusateurs de Dreyfus qui ne respectent pas le principe de contradiction lorsqu’ils affirment en même temps que Dreyfus est et n’est pas l’auteur du bordereau. Dans un deuxième temps, il concevra plutôt la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de divination qui permettent d’anticiper les événements à venir dans un contexte d’incertitude. C’est la coupure entre Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) et La mentalité primitive (1922), opérée par l’engagement socialiste de Lévy-Bruhl au ministère de l’Armement pendant la guerre (Keck 2012). L’analyse de la mentalité primitive ne se focalise alors plus sur les contradictions logiques au regard d’une pensée scientifique, mais sur les techniques d’anticipation disponibles dans la diversité des sociétés humaines en ce qu’elles échappent aux lois de prévision de la nature.
29Lévy-Bruhl intervient ainsi dans les crises politiques de son temps au moyen d’une épidémiologie en un sens très particulier qu’il n’emploie pas lui-même, mais que j’introduis dans sa généalogie. Cette discipline émergea en France à la suite des enquêtes de Villermé sur la transmission du choléra, puis s’institutionnalisa avec Louis-Adolphe Bertillon, père de l’expert dénoncé par Jaurès lors de l’affaire Dreyfus et membre fondateur de l’École d’anthropologie de Paris. Elle repose sur des modèles mathématiques qui permettent de prévoir les phénomènes de contagion en fonction de variables sociales (Berlivet 2001). Or Lévy-Bruhl a fortement critiqué cette approche criminologique dans sa thèse de philosophie sur la responsabilité, et lui a opposé, en reprenant la philosophie de Kant, la nécessité de comprendre de l’intérieur le sentiment de responsabilité et de justice (Lévy-Bruhl 1884a). C’est donc précisément une épidémiologie des sentinelles que Lévy-Bruhl élabore pour comprendre comment certains signaux d’alerte sont émis en situation de crise politique. Alors que l’épidémiologie statistique vise à justifier le sacrifice de certaines populations au nom de la nécessité de sauver la nation, ce qui peut être une des fonctions des sentinelles, l’anthropologie de Lévy-Bruhl étudie comment les sentinelles réorientent le cours de la vie sociale.
30Une telle approche est doublement actuelle. D’abord en ce que l’épidémiologie est en effet devenue une science de terrain à partir de sentinelles qui envoient des signaux d’alerte précoces pour des formes de contagion encore imperceptibles par la statistique : c’est tout l’enjeu de la fieldwork epidemiology, dont l’un des introducteurs en France est l’arrière-petit-fils de l’ethnologue, Daniel Lévy-Bruhl (2010). Ensuite parce que les crises contemporaines, comme les pandémies de virus de grippe ou de coronavirus, montrent que les hommes peuvent s’identifier à des oiseaux ou à des chauve-souris dans des situations extraordinaires où un nouveau virus franchit les frontières politiques et ontologiques. On peut dire alors que « les humains sont (malades des) oiseaux » car cette faute de grammaire apparente est le signe d’une pathologie sociale. Le verbe « être » est ici moins important que la liaison qui s’effectue entre les humains et les oiseaux par l’intermédiaire d’une entité invisible, le virus, dont la connaissance appartient à des experts, les virologues, capables de demander à l’État le sacrifice d’une partie de la population, ou plus simplement de suivre les mouvements des humains à travers les sentinelles qui envoient des signaux d’alerte sur les menaces à venir.
31Cette solution épidémiologique d’un problème ontologique était préfigurée dans la thèse sur Sénèque de Lucien Lévy-Bruhl (1884b). Dans la logique stoïcienne, en effet, les énoncés ne sont pas intrinsèquement contradictoires car ils ne prennent pas la forme sujet-verbe-prédicat mais décrivent plutôt des événements : « Il fait jour » peut être contradictoire avec « il fait sombre », mais il suffit que ces deux énoncés soient dits à des moments différents pour qu’ils soient compatibles (Imbert 1999). De même, on peut dire « les hommes sont des oiseaux » et « les hommes ne sont pas des oiseaux » à des moments différents de la vie sociale, selon que les attitudes des humains envers les virus qu’ils partagent avec les oiseaux les conduisent à s’en séparer (par exemple en les abattant pour prévenir une grippe qu’ils pourraient transmettre) ou à s’en rapprocher (par exemple en fabriquant des vaccins contre la grippe à partir d’embryons de poulet). L’épidémiologie est une science des cas qui permet de suivre les occasions dans lesquelles la vie sociale passe d’une logique ordinaire, qui sépare les humains des non-humains, à une logique extraordinaire, qui les rapproche (Imbert 2005). L’affaire Dreyfus fut l’occasion pour Lévy-Bruhl de critiquer l’épidémiologie comme un savoir statistique objectif avant de la mettre en œuvre lui-même pendant la Première Guerre mondiale.
32On a donc décrit quatre types de savoir qui permettent de donner sens à l’énoncé de Lévy-Bruhl de façon ethnographique : la phénoménologie, qui reconstitue un texte sous-jacent inconscient par la compréhension, la philosophie analytique, qui décrit un texte conscient par la traduction, l’anthropologie structurale, qui décrit un contexte externe de signes par la classification, et l’épidémiologie, qui décrit un contexte interne de signaux d’alerte par l’observation des cas. En partant des pathologies qui séparent le groupe social de lui-même et l’obligent à redécouvrir les êtres qui l’environnent, on redonne sens à un énoncé apparemment étrange comme « les Bororo sont des Araras » sans recourir aux hypothèses théoriques coûteuses que sont la « mentalité primitive » ou la « participation au sacrifice ». Il suffit en effet d’observer qu’au temps de Lévy-Bruhl comme au nôtre, des entités invisibles circulent, transformant les corps des vivants humains et non-humains et signalant des catastrophes à venir. Un tel énoncé peut donc continuer à nous interroger sur les relations que nouent les humains et les non-humains par temps de crise.