1L’accord de Paris signé en 2015 lors de la vingt-et-unième Conférence des parties à la convention sur le changement climatique (COP21) fait valoir dans son préambule les droits des peuples autochtones, ainsi que la possibilité de reconnaître, pour certaines cultures, la biodiversité en tant que « Terre nourricière ». Dans la section 5 de son article 7, il établit également que les politiques d’adaptation devraient « tenir compte et s’inspirer des meilleures données scientifiques disponibles et, selon qu’il convient, des connaissances traditionnelles, du savoir des peuples autochtones et des systèmes de connaissances locaux » (Nations unies 2015).
- 1 Pour une généalogie de l’entrée de la thématique des savoirs traditionnels dans l’arène climatique (...)
2Faire entrer ces expressions dans l’accord de Paris a fait l’objet, bien avant la COP21, d’un travail diplomatique de la part des organisations autochtones, soutenues par différentes communautés scientifiques, par des institutions internationales et par des États favorables à la cause autochtone1. Dans ce travail politique, la construction de récits – entendus ici comme des discours qui mêlent des dimensions objectives, émotionnelles et argumentatives – constitue une étape fondamentale. Ces trois dimensions renvoient respectivement à la nécessaire crédibilité du récit qui doit reposer sur des faits solides, qui s’efforce de susciter une réaction sensible de la part de l’auditeur et qui a une visée stratégique dans le contexte très politisé des relations internationales. L’ethnographie de la fabrique des textes internationaux de la gouvernance environnementale a bien montré comment ceux-ci étaient élaborés sur la base d’un travail d’édition où chacune des parties prenantes essaie de placer le plus souvent possible et aux endroits les plus stratégiques du texte ses wordings ou « expressions » qui condensent en quelques mots leur revendication (Müller & Cloiseau 2015 ; Aykut 2017). Si les wordings sont, dans le cadre strict des négociations internationales, des formes de purification des discours, les récits sont en quelque sorte leur version plus développée autour de quelques faits, anecdotes et surtout une modalité d’argumentation. Nous examinons ici la consolidation des récits qui articulent le thème du changement climatique avec celui des savoirs traditionnels et, plus généralement, des peuples autochtones. Ces récits mettent en scène ces peuples comme des acteurs clés dans l’élaboration de scénarios anticipant le futur de l’humanité tout en constituant un support à la défense de leurs intérêts. Comme tels, ils peuvent être considérés comme des instruments diplomatiques à part entière. Pour les analyser, nous partirons de la notion de « diplomatie scientifique » pour mieux la discuter. Elle permet la réflexion autour de différentes formes d’interrelations, entre production de savoirs et relations internationales. Dans un article de synthèse, Pierre-Bruno Ruffini en rappelle les attendus, à savoir « éclairer les objectifs de politiques étrangères grâce au conseil scientifique » (science dans la diplomatie), « faciliter la coopération scientifique internationale » (diplomatie pour la science) et « utiliser la coopération scientifique pour améliorer les relations entre les pays » (science pour la diplomatie). Si la diplomatie scientifique existe depuis très longtemps, la montée en puissance des questions de gouvernance de problèmes environnementaux globaux (couche d’ozone, climat, biodiversité, etc.) en a favorisé la conceptualisation (Ruffini 2018b). Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat) est ainsi devenu un archétype de cette diplomatie scientifique qui mêle recherche de consensus et maintien d’une lutte d’intérêts entre États (Ruffini 2018a).
3L’hypothèse défendue ici est que les récits identifiés dessinent une diplomatie des savoirs traditionnels centrale dans la diplomatie autochtone du changement climatique. Elle constitue aussi une alternative à la diplomatie scientifique, au sens où elle ouvre les arènes onusiennes à la possibilité d’autres formes de diplomatie au-delà des États, et même des humains, tout comme à d’autres formes de savoirs au-delà des canons d’une science occidentale globalisante. Cette diplomatie des savoirs traditionnels opère à différents niveaux : entre autochtones d’abord, avec les autres parties prenantes des négociations internationales ensuite et, à un niveau plus fondamental, avec toute une série d’entités non humaines.
4Une précision s’impose quant à l’usage de la catégorie de peuples autochtones, sujette à des enjeux de définition au sein du monde scientifique comme de celui de la diplomatie internationale. Dans ce dernier notamment, les acteurs autochtones préfèrent utiliser le mot de « peuples » qui suppose de potentiels droits collectifs (selon le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes), plutôt que le plus neutre « populations » ou encore les catégories moins valorisées de « tribus » ou de « minorité ethnique » qu’utilisent certains États (Bellier 2012). Le pluriel de « peuples » renvoie, quant à lui, à la diversité des voix autochtones tout en laissant émerger une identité commune. Enfin, en français, le mot « autochtone » est préféré à celui d’indigène qui renvoie au statut indigène de l’époque coloniale, alors qu’en anglais ou en espagnol, on parle bien de indigenous peoples ou de pueblos indígenas.
5Le terme « peuples autochtones » a été stabilisé dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007 à l’issue d’un combat de longue haleine des représentants autochtones pour faire reconnaître une spécificité de leurs droits. En effet, si chaque représentant autochtone s’exprime dans les forums internationaux au nom du peuple particulier auquel il appartient (les Inuits, les Kayapos, les Peuls, les Igorot, etc.), c’est dans l’optique politique de construire une voix autochtone commune dans l’arène onusienne. En subsumant sous une identité générique et globale la complexité des différentes réalités autochtones, les « peuples autochtones » sont ainsi devenus une catégorie opératoire efficace sur la scène internationale.
6Les récits diplomatiques ne sont pas produits et énoncés dans un vacuum culturel et politique : ils dépendent d’un contexte particulier qui contribue largement à les formater, avec les contraintes, mais aussi les opportunités, que cela suppose. Si les négociations constituent le cœur des méga-événements transnationaux, les nombreux événements parallèles (side-events) sont l’occasion pour l’ensemble des parties prenantes d’avancer leur position, de présenter leur agenda et de consolider leurs réseaux et alliances ; c’est là une des fonctions essentielles, mais souvent peu prise en compte dans les analyses, de ce type d’événement (Dumoulin Kervran 2015). Ce format particulier de prise de parole impose à l’ensemble des parties prenantes des contraintes de temps (1h30 pour quatre à cinq intervenants en moyenne), de langues (maîtrise de l’anglais) et de formes (présentation PowerPoint, maîtrise du langage technocratique onusien, etc.). Ce formatage est bien plus proche des cultures technocratiques des États centraux, ONG et entreprises occidentales qu’il ne l’est des formes de délibération et de prise de parole des peuples autochtones. La distance culturelle à parcourir pour traduire la parole autochtone au format des événements parallèles onusiens est donc bien plus longue, ce qui impose d’entrée certaines formes de violences symboliques avec lesquelles il faut composer. Dans le cadre très normé des négociations internationales, « performer » son autochtonie (Graham & Penny 2014) suppose donc un jeu subtil de mise en scène et de composition où les vêtements, les chants, le cérémoniel, les concepts présentés comme proprement autochtones, sont des armes à double tranchant, entre risque d’enfermement dans un essentialisme folklorisant et valorisation de la différence. Des premières revendications autochtones à la Société des Nations jusqu’à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, en passant par leur activité dans les différentes arènes de la gouvernance environnementale globale, les peuples autochtones ont une longue expérience de ces jeux de traduction. Si cet enrôlement dans le monde de la diplomatie internationale a pu générer une professionnalisation de délégués autochtones souvent accusés de perdre de vue les perspectives locales, elle a également permis de produire des normes et des cadrages qui peuvent constituer des leviers d’action importants pour les différentes organisations autochtones face aux autorités de leur pays. Elle a également permis de créer des outils de mise en visibilité de populations jusque-là souvent marginalisées et, pour certains individus au moins, une capacité de circulation entre différents espaces culturels et politiques. Un rapide tour des différents espaces où les autochtones étaient audibles durant la COP21 suffit pour nous en convaincre.
7Dans la Zone bleue du Bourget (espace officiel des négociations nécessitant une accréditation spéciale), les délégués autochtones se réunissaient le plus souvent à portes closes tous les matins dans le caucus autochtone afin de déterminer des positions communes ainsi que des stratégies de négociations avec les États.
Fig. 1. Formatage technocratique des demandes autochtones lors d’un événement parallèle sur le Fond autochtone amazonien, Le Bourget, 30 novembre 2015
Photo : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
8Mais le principal espace où l’on pouvait entendre les voix des autochtones et de leurs alliés se trouvait dans la Zone verte (toujours au Bourget) accessible au public, notamment dans le Pavillon des peuples autochtones, un espace d’exposition à l’image des différents pavillons nationaux et qui a contribué à créer une voie autochtone commune durant la COP.
Fig. 2. Délégués autochtones au Pavillon des peuples autochtones de l’Espace génération climat, Le Bourget, 4 décembre 2015
Photo : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
9Ce pavillon autochtone, où durant près de dix jours se sont succédé des conférences, était une innovation relativement récente dans les modalités de participation de ces peuples aux événements internationaux : le premier pavillon autochtone de ce type avait été appuyé par le gouvernement péruvien lors de la COP précédente à Lima. D’autres événements parallèles ont également été organisés dans la Zone verte du Bourget, que ce soit à l’initiative d’organisations autochtones, d’ONG, de délégations nationales (Pérou ou Allemagne par exemple) ou locales (la ville de Paris).
10Au-delà de la zone du Bourget, les représentants autochtones étaient également présents dans les nombreux événements organisés par la société civile à Paris et aux alentours. Du plus près des négociations aux espaces plus alternatifs comme la Zone d’action climat (mise en place par la Coalition Climat au centre culturel parisien le CENTQUATRE), les récits autochtones étaient portés à travers une large gamme de canaux, touchant des acteurs très divers, depuis les chefs d’État jusqu’aux passants du métro parisien.
Fig. 3. Ébullition médiatique lors de la visite du Président Hollande au Pavillon des peuples autochtones, Le Bourget, 2 décembre 2015
Il est notamment accueilli par Hindou Oumarou Ibrahim, responsable du caucus autochtone (foulard vert) et représentante peule m’bororo au son des tambours inuit.
Photo : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
Fig. 4. Présence des revendications autochtones dans les couloirs du métro, Paris, 2015
On voit le lien direct établi entre la problématique du changement climatique et l’agenda prioritaire des populations autochtones : les droits territoriaux.
Photo : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
11Sans être évidemment centrale, la présence autochtone à la COP21 était significative et visible, les nombreuses organisations présentes ayant clairement identifié cette conférence comme un événement important pour continuer à défendre leur agenda, plaider leur cause et capter des ressources et projets auprès des bailleurs de fond internationaux.
12Anna Roosvall et Matthew Tegelberg ont proposé la catégorie de victime-héros pour analyser la manière dont les peuples autochtones auraient été présentés caricaturalement dans la presse lors de la COP15 : comme les premières victimes du changement climatique, mais également, du fait des savoirs qu’ils ont à offrir à l’humanité, comme les héros de la lutte contre ce phénomène (Roosvall & Tegelberg 2013). Or cette catégorie de victime-héros a contribué durant la COP21 à renouveler le registre plus large de résilience. Pour nous, le récit de la résilience ne relève pas simplement d’une représentation médiatique erronée et apolitique comme l’affirment Roosvall et Tegelberg (2015), mais bien plutôt d’une puissante narration aux dimensions à la fois symboliques et politiques, également produite par les acteurs autochtones eux-mêmes. Dans ce récit qui combine la dénonciation de l’impact du changement climatique avec une proposition d’un ensemble de solutions, les savoirs traditionnels jouent un rôle central.
- 2 L’Intituto Socio Ambiental est une organisation historique de défense des droits autochtones en Am (...)
13Écoutons le témoignage du représentant autochtone kayapo lors du débat organisé par l’Instituto Socio Ambiental2 dans Zone d’action climat sur les perceptions des impacts du changement climatique par les populations autochtones d’Amazonie :
- 3 Témoignage recueilli le 11 décembre 2015.
« Ce qui est très clair pour nous, c’est la disparition des cigales, d’habitude, elles apparaissaient vers le 8 août, elles ne chantent plus et ce dont je suis sûr, c’est que ça a à voir avec la chaleur. Il y a aussi les papillons qui venaient au moment où la rivière s’asséchait, nous ne voyons plus non plus les abeilles qui sont très importantes et je suis très inquiet à cause de ça. Il y a aussi une autre espèce qui disparaît, c’est une espèce qui nous guide dans la forêt, notre GPS à nous. Maintenant, nous sommes désorientés, si nous perdons notre chemin parmi les arbres, nous ne savons plus comment rentrer à la maison3. »
14Fonte de la calotte glacière pour les Inuits, fonte des glaciers pour les autochtones de l’Himalaya ou des Andes, problèmes de sécheresse, d’accès à l’eau et de terres arables pour les Mayas du Guatemala, désertification accrue pour les nomades peuls du Tchad : tout au long des deux semaines de la COP, les témoignages sur les impacts du changement climatique se sont succédé dans des espaces très divers. Les représentants des peuples autochtones se positionnaient comme les témoins les plus directs de ce phénomène au sens où, en raison de leur distribution géographique, ils sont les premiers à souffrir de son impact et se trouvent donc dans une position privilégiée pour sensibiliser le reste du monde à ses conséquences. S’appuyant sur une expérimentation sensible et concrète du phénomène, l’alerte autochtone représente, d’une certaine manière, une seconde alerte après celle plus scientifique et théorique du GIEC. Ce récit combine donc la figure de la victime avec celle du témoin et du lanceur d’alerte. Du fait de leur dépendance vis-à-vis d’écosystèmes qui sont généralement situés dans des zones sensibles au changement climatique (forêts, déserts, banquises, montagnes, etc.), les autochtones se présentent comme ses premières victimes alors même qu’ils sont le groupe qui en est le moins responsable. On aurait pu s’attendre à ce que ce discours à propos d’une situation de vulnérabilité injuste entraîne un positionnement des représentants autour du thème de la justice climatique défendu par la société civile. Pourtant, durant la COP21, la référence à ce dernier concept est restée marginale dans le cadrage général du problème et dans les discours sur leur situation.
15Même si le discours sur la dimension victimaire confère une certaine légitimité pour réclamer l’aide de la communauté internationale et accéder à des financements, les autochtones ont su produire en un qui répondait à l’esprit d’une COP qui se voulait « basée sur les solutions » et non sur les problèmes. Ces peuples se présentent ainsi de manière active, en tant que pourvoyeurs de solutions plutôt que comme des sujets passifs ne faisant que subir le changement climatique. Dans cette optique, les savoirs traditionnels sont précisément l’élément présenté comme permettant la résilience, c’est-à-dire le passage du statut de victime à celui de véritable héros du changement climatique.
Fig. 5. Les articulations du récit de la victime-héros climatique
Conception : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
- 4 Cet événement a également reçu le soutien du ministère des Affaires étrangères, de l’université Pa (...)
16Ce récit autour de la résilience et de la figure de la victime-héros était central pendant la grande conférence autochtone intitulée, précisément, « Temps d’incertitude et de résilience. Les peuples autochtones et les changements climatiques ». Organisée conjointement par l’Unesco et le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) en partenariat avec l’organisation autochtone Tebtebba et avec l’aide de différentes institutions nationales et internationales, elle fut tenue juste avant le début de la COP4. Le texte de présentation nous offre un parfait résumé de ce premier récit :
« Cette conférence de deux jours réunira des experts pour débattre de la manière dont l’action contre les changements climatiques peut être renforcée via l’inclusion des savoirs autochtones. Les experts, dont certains font partie de peuples autochtones, les scientifiques et les représentants de gouvernements partageront leurs expériences et bonnes pratiques concernant les savoirs autochtones et leurs apports aux politiques et à l’action contre les changements climatiques. Pour plus de 350 millions de personnes autochtones, les impacts des changements climatiques seront précoces et sévères, du fait de leur situation dans des environnements à haut risque. Les communautés concernées comprennent, entre autres, les communautés pastorales nomades vivant aux frontières du désert, les horticulteurs et les pêcheurs des petites îles à basse altitude, les fermiers et bergers des zones de haute altitude, et les chasseurs et éleveurs de l’Arctique. Pour faire face à ces défis, les peuples autochtones mobilisent leurs connaissances approfondies des territoires qui sont leur source de subsistance depuis des générations. Ces savoirs autochtones opèrent à une échelle spatiale et temporelle bien plus fine que celle de la science, et recèlent des clés pour comprendre comment survivre dans son environnement, en s’adaptant à ses variations et à ses tendances. Les peuples autochtones peuvent donc apporter une importante contribution à l’action contre le changement climatique par l’adaptation et l’atténuation (par ex. REDD+), ce qui a été formellement reconnu par le GIEC et la CCNUCC au cours de ces dernières années. » (Unesco 2015)
17L’accent est ici clairement mis sur la spécificité de l’échelle des savoirs traditionnels par rapport à une science globale, sur leur dimension pragmatique (par opposition à la dimension hors-sol des modèles climatiques) pour s’adapter à des conditions environnementales changeantes et sur leur possible mobilisation pratique dans des politiques d’adaptation au changement climatique.
18Lors de cet événement et tout au long de la COP, nous avons pu entendre des références aux prévisions météorologiques des Inuits ou des pasteurs nomades africains, ou encore aux techniques de contrôle d’incendie de la part de communautés vivant dans des forêts d’Amérique latine ou d’Asie, ou bien également aux stratégies des autochtones andins pour conserver des semences natives – pommes de terre et maïs – adaptées pour résister à la sécheresse ou aux gelées. Néanmoins, au-delà de la répétition de l’argument très général du rôle des savoirs traditionnels dans la lutte et l’adaptation face au changement climatique, les exemples concrets et précis de savoirs et les manières de les mobiliser demeuraient relativement rares.
19Au-delà de sa dimension rhétorique et de ses effets performatifs dans les arènes internationales, le récit autour de cette figure fortement résiliente de la victime-héros constitue une variante dans le registre environnemental « d’inversion du stigmate » (Goffman 1986) : il s’agit, pour des populations marginalisées, de transformer leur identité, négativement marquée dans le reste de la société, en un levier d’action politique. La position de victime face au changement climatique est renversée, via le rôle des savoirs traditionnels, pour devenir un modèle d’action pour le reste du monde. Les plus vulnérables, du fait de leurs savoirs et de leur sagesse, deviendraient ainsi ceux par qui le salut arriverait.
20Dépassant l’imaginaire de « l’Indien écologique », réminiscence contemporaine du mythe du bon sauvage, le récit de la victime-héros puise également largement dans un autre imaginaire archétypique de l’Occident : celui du salut christique par les plus faibles et par ceux qui souffrent.
21Le deuxième récit important que nous avons pu entendre tout au long des deux semaines de la COP est celui qui présente les savoirs traditionnels de manière complémentaire aux savoirs scientifiques dans l’effort d’adaptation au changement climatique. À rebours de l’opposition entre, d’un côté, des savoirs traditionnels souvent présentés comme locaux, pratiques et peu formalisés et, de l’autre, des savoirs scientifiques universels, formalisés et théoriques, ce récit vise à estomper la distinction entre savoirs traditionnels et savoirs scientifiques dans le but de mettre en œuvre de nouvelles formes de cogestion de l’environnement. Ainsi, différents projets s’appuyant sur la collaboration entre peuples autochtones et scientifiques ont été présentés. Dans un entretien accordé à TV5 Monde, Hindou Oumarou Ibrahim, responsable du caucus autochtone dans le cadre des COP et représentante peule m’bororo, évoque un projet de collaboration, soutenu par l’Unesco, entre des météorologues et des nomades pastoralistes africains :
« Nous avons proposé aux météorologues, bien loin de la réalité du terrain, de vivre en immersion quelques jours avec des nomades. C’est à cette occasion que ces scientifiques, une femme et quatre hommes, se sont rendu compte de l’étendue des savoirs des autochtones sur l’environnement. Cette expérience a valorisé nos connaissances pour faire évoluer la recherche scientifique contemporaine5. »
22Selon cette perspective, les savoirs autochtones sont plus que traditionnels et locaux : ils peuvent apporter de nouvelles données et perspectives à la science moderne et contribuer à l’innovation. Ce récit sur la possibilité d’innovation, à l’articulation entre savoirs traditionnels et savoirs scientifiques, représente une sorte d’inversion radicale de l’idée répandue selon laquelle les savoirs traditionnels sont un ensemble relativement stable d’éléments cognitifs. Il permet aux acteurs qui le portent de s’aligner sur le récit dominant de la science comme vectrice d’innovation pour la gestion des ressources dans le cadre plus général de l’économie de la connaissance.
23Même si la référence aux savoirs traditionnels y était beaucoup plus discrète, le récit de leur intégration aux savoirs scientifiques était également très présent dans les événements parallèles organisés par l’AIDESEP (Asociacion Interetnica de Desarrollo de la Selva Peruana/Association interethnique de développement de la jungle péruvienne) et la COICA (Coordinadora de las Organizaciones Indígenas de la cuenca Amazónica/Coordination des organisations autochtones du bassin amazonien) à propos du REDD+ Indigena (Réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation forestière). Le REDD+ Indigena apparaît en 2013 comme une contre-proposition émanant de différentes organisations autochtones de l’Amazonie pour participer au dispositif onusien officiel des REDD et REDD+, un dispositif des Nations unies pour coupler la lutte contre la déforestation et celle contre le changement climatique. Les premières initiatives REDD ont été très largement critiquées par les organisations autochtones amazoniennes du fait du discours essentiellement mercantile qu’elles véhiculaient sur les ressources naturelles, et du fait de ne pas avoir inclus la reconnaissance des droits territoriaux autochtones. Quand elles ne l’ont simplement pas rejeté, comme en Colombie ou au Panama, les organisations autochtones ont réclamé un REDD alternatif, essentiellement autour de financements publics et avec pour objectif le renforcement de leur capacité de contrôle de leur territoire. De la même manière qu’il existe dans le REDD+ officiel un mécanisme de « Mesure, rapport et vérification » (MRV) local du changement climatique et de la déforestation, les organisations autochtones comme l’AIDESEP proposent pour le REDD+ autochtone un MRV-I (pour « Indigena ») qui renvoie à sa version autochtone.
- 6 Nous avons rencontré Wendy Pineyra lors d’un événement parallèle de l’AIDESEP pendant la COP21 et (...)
24Dans un contexte de rivalité entre différents groupes pour le contrôle des ressources et des territoires, la surveillance territoriale a toujours été une activité importante pour les autochtones d’Amazonie. Face à l’invasion et à la déprédation incessante de leur territoire – par les orpailleurs, les paysans colons, ou encore les compagnies minières, gazières, extractives, etc. –, certaines communautés de l’Amazonie péruvienne ont commencé, à la fin des années 1990, à utiliser différents outils technologiques (GPS, téléphones portables, caméras, cartographie satellitaire, et, plus récemment, drones) pour surveiller leur territoire et signaler des activités prédatrices ou d’agression aux institutions officielles dans un format plus approprié que le simple témoignage oral. Wendy Pineyra, en tant que technicienne et assesseur de l’AIDESEP, a formé de jeunes autochtones à la manipulation de ces outils et a suivi ce processus dont l’enjeu était alors de « parler le même langage que l’État6 ». En permettant un contrôle intellectuel sur leur territoire à travers la production de preuves technoscientifiques compatibles avec la gestion technocratique du gouvernement, le transfert de technologie est devenu un instrument de pouvoir dans la négociation avec l’État et avec d’autres acteurs. L’enjeu de la maîtrise de la cartographie est d’une certaine manière de rendre lisible les problèmes territoriaux autochtones par l’État et par les institutions internationales. En effet, la présentation de cartes détaillées peut être mobilisée pour solliciter l’accès à des fonds de l’État, des ONG ou de la coopération internationale pour des programmes de lutte contre la déforestation.
25Comme le note Henderson Rengifo, alors président de l’AIDESEP,
- 7 En ligne : http://www.aidesep.org.pe/node/12436 [dernier accès, octobre 2020]. Nous traduisons.
« avec le temps, le jargon climatique se développe toujours plus. Cependant, ce qu’on appelle Mesure, rapport et vérification autochtones pour nous, ce n’est rien d’autre qu’une forme de gouvernance et de surveillance de nos territoires, c’est-à-dire, ce que l’on a toujours fait tout au long de notre histoire, mais cette fois avec des outils technologiques qui nous permettent de le faire mieux7. »
26Rengifo fait référence en premier lieu à l’agenda central et prioritaire des peuples autochtones bien avant la lutte contre le changement climatique, à savoir leurs droits sur leurs territoires (Bellier 2014 ; Dupuits 2018). Son propos met également en lumière la traduction du langage onusien en termes autochtones, appuyée sur l’appropriation des technologies récentes de cartographies.
27Cependant, comme l’a brillamment démontré Paul Nadasdy (2005), l’institutionnalisation et la bureaucratisation, avec ce que cela suppose en domination des catégories occidentales, peuvent être la conséquence directe de l’intégration des discours technoscientifiques dans les pratiques autochtones. L’adoption de nouvelles technologies reconfigure les relations de pouvoir au sein même de la communauté. Wendy Pinera explique ainsi que l’impact de ces technologies devrait être étudié au niveau des communautés puisque, par exemple, les femmes n’ont souvent pas accès à certains outils. Elle pointe également le fait que le drone devient parfois l’objet d’un véritable culte dans la communauté et que son usage peut être monopolisé par les familles et les personnes les plus puissantes. De courts films présentés durant les sessions sur le MRV-I montraient des Indiens aux peintures corporelles qui manipulaient ce drone, symbole d’innovation. Ce contraste illustre une parfaite illustration du discours de l’intégration des savoirs, avec toutes ses ambivalences. La célébration d’un mariage réussi entre haute technologie et coutumes ancestrales masque en effet un ensemble d’impacts locaux qu’il est difficile de mesurer.
Fig. 6. Page de présentation PowerPoint lors de l’événement parallèle sur le MRV-I autochtone, Le Bourget, 4 décembre 2015
L’enjeu pour les populations autochtones est de produire des données géographiques sur leur territoire lisibles par les États centraux.
Photo : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
28Le récit de l’intégration des savoirs traditionnels et de la science moderne n’est pas nouveau. Il a structuré le discours sur la cogestion des ressources dans les politiques et les sciences de conservation, permettant précisément à une partie de ces acteurs de reformuler leur discours en termes climatiques. En combinant une meilleure gestion environnementale et le renforcement des capacités des peuples autochtones, ce récit « gagnant-gagnant » est évidemment très bienvenu et particulièrement audible dans des arènes internationales toujours preneuses de success stories et autres « bonnes pratiques » (best practices). Néanmoins, cette hybridation présentée comme heureuse des savoirs scientifiques et des savoirs traditionnels pose des problèmes concrets, comme le soulignent Erin Bohensky et Yiheyis Maru (2011). Tout d’abord celui de l’incommensurabilité entre épistémologies radicalement différentes, qui génère des rapports de pouvoir rarement favorables aux populations autochtones du fait de la domination globale des savoirs scientifiques et des acteurs qui les portent (chercheurs, ONG, institutions internationales, etc.). De même, la cogestion environnementale censée s’appuyer sur ce dialogue des savoirs se heurte à la difficulté de la mise en place concrète des projets. Non seulement la compréhension de ces savoirs nécessite un investissement en temps considérable, qui ne correspond pas à la temporalité des projets de développement, mais il est également très difficile de les rendre opérationnel dans des dispositifs concrets (Nadasdy 1999). Ainsi, le récit de l’intégration masque les ambivalences inhérentes au processus de mise en dialogue des savoirs traditionnels et scientifiques. En déplaçant le débat des épistémologies vers la question des ontologies, le troisième récit entendu à la COP n’est pas moins ambigu, entre instrumentalisation politique des cosmogonies autochtones et revendication d’autres manières d’être au monde.
29La plupart des événements organisés au Pavillon des autochtones, à l’Espace génération climat ainsi qu’à l’assemblée générale (caucus) qui se tenait tous les matins dans la Zone d’action climat, débutaient par quelques mots en langues autochtones ou par des actes rituels, tels les jeux de tambours amazoniens, les chants de gorge inuits ou les cérémonies méso-américaines d’ouverture de l’espace en hommage aux quatre directions (ouest, est, nord, sud). Là encore, ce phénomène n’est ni nouveau, ni spécifique à la COP21. Nous avons été néanmoins frappés par l’intensité de certains rituels et par le débordement d’éléments de ritualités autochtones dans les espaces de la société civile, voire dans les espaces officiels. Ce qui apparaît comme une simple mise en scène folklorisante peut aussi se lire comme la diffusion de formats et de manières de faire proprement autochtones dans le très formalisé et standardisé monde onusien.
30Comme le port des habits autochtones ou les peintures corporelles dans des espaces où costumes et tailleurs sont les codes vestimentaires dominants, cette ritualité renvoie à la fois à une mobilisation stratégique de l’identité – ce que Spivak a nommé l’essentialisme stratégique (2009) – et à l’affirmation d’une forte différence dans la manière d’être au monde. Cette affirmation de la différence est d’autant plus manifeste quand il s’agit de spiritualités autochtones, de relations à la nature et à la surnature.
Fig. 7. Discussions de couloir dans l’Espace génération climat avec un délégué autochtone embera en tenue traditionnelle, Le Bourget, 4 décembre 2015
Photo : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
- 8 Là encore, la construction de la catégorie d’Occident mériterait d’être discutée et complexifiée, (...)
31Par le substantif « surnature » et l’adjectif « surnaturel », nous faisons évidemment référence à une redéfinition et à une extension – au domaine des esprits notamment – de ce qui constitue le domaine de la nature, redéfinissant par là les frontières de l’écologie (Descola 2011). Selon cette perspective, les savoirs traditionnels ne doivent plus seulement être considérés dans leurs dimensions pratiques et cognitives, mais également dans leurs dimensions ontologiques : elles impliquent d’autres manières de vivre et de composer le monde, d’autres visions du monde ou cosmovisions. Le passage d’une dimension épistémologique à une dimension ontologique est également politique. En effet, comme Mario Blaser (2009) l’a souligné à travers le concept d’ontologie politique, un certain travail politique est toujours nécessaire pour construire des visions du monde avec les entités qui les composent. Ceci est d’autant plus vrai quand une ontologie dominée est confrontée à une ontologie hégémonique, comme c’est le cas des spiritualités autochtones confrontées au matérialisme du capitalisme global. La revendication d’autres écologies devient ainsi un puissant outil de contestation de l’hégémonie. Comparé donc au récit de l’intégration, celui de l’écologie surnaturelle tend à rétablir les différences et les ruptures avec les manières occidentales de connaître et de voir le monde8.
32L’accord de Paris, en décembre 2015, a contribué à légitimer dans le vocabulaire international l’expression de « Terre-Mère » comme une manière pour certains peuples autochtones de conceptualiser la biodiversité. Cette formule renvoie à un processus de personnification, voire de spiritualisation, de la biodiversité et, plus largement, de la nature. Elle a été introduite dans les dernières constitutions équatorienne, en 2008, et bolivienne, en 2009, qui font explicitement référence au concept andin de Pachamama (la divinité principale de l’espace-temps dans les cultures quechuas et aymaras) et surtout du Sumak Kawsay ou Buen vivir (le « vivre bien » qui serait une traduction quechua, plus qualitative, du développement). Cette introduction du concept de Terre-Mère dans les législations nationales et dans les accords internationaux peut être interprétée comme une reconnaissance d’autres ontologies, inspirées de cosmovisions autochtones qui attribuent une subjectivité aux entités non humaines. Elle revêt également une dimension stratégique, comme en a témoigné lors de COP21 l’activisme à ce sujet des gouvernements des pays bolivariens (Bolivie, Venezuela, Équateur). Dans son discours de six minutes, en 2015, le président Evo Morales a par exemple fait six fois référence à la Terre-Mère, mobilisée dans sa rhétorique anticapitaliste : « Je veux répéter que la Terre-Mère approche dangereusement de la fin de ses cycles vitaux. C’est le système capitaliste qui est à la fois à l’origine et responsable de ce danger. »
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34Les États bolivariens peinent aujourd’hui à rassembler, et l’alliance constituée au début des années 2010 avec le militantisme écologique international semble aujourd’hui rompue. Le concept de Terre-Mère s’est en revanche imposé comme référentiel incontournable pour de nombreux acteurs de la lutte climatique.
35La revendication d’une autre manière de composer le monde était par ailleurs omniprésente durant la COP21. Elle s’appuyait sur l’évocation du chamanisme et d’une « écologie » dépassant les mondes matériels et naturels pour incorporer d’autres entités, notamment d’ordre spirituel. C’est précisément la prise en compte de la dimension spirituelle et la capacité à faire admettre cette dimension aux Occidentaux qui constituent la base de l’écologie surnaturelle. Un représentant du peuple kayapo de l’Amazonie brésilienne traduisait l’évidence du monde des esprits et la nécessité pour les Occidentaux de réintégrer cette dimension en ces termes : « Les dirigeants de ce monde sont malades. Ils doivent aller voir nos chamanes et se connecter avec les êtres surnaturels pour guérir. » De même, Félix Santi, un représentant du peuple quichua de Sarayacu d’Amazonie équatorienne, se montrait très actif pour diffuser ce genre de message à travers une initiative appelée Selva Viviente (« la forêt vivante ») :
- 9 Témoignage recueilli le 1er décembre 2015, nous traduisons.
« Nous sommes venus des terres lointaines de l’Équateur, préoccupés par la situation des peuples autochtones connectés avec les gardiens de la forêt qui sont connectés au monde cosmique. Sarayacu a élaboré son Plan de vie et sa proposition, la Forêt vivante, Kawsak Sacha. La proposition de Sarayacu, c’est un espace où nous avons recours au monde des ancêtres. Nos Yachak, nos sages, interagissent avec les êtres qui protègent l’eau, les montagnes, et les forêts […]. C’est ce que les Occidentaux ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas l’interaction avec les êtres vivants. La forêt n’est pas seulement un paysage vert. C’est pourquoi nous sommes venus à l’invitation du gouvernement français pour protéger ces espaces vivants. Le principal objectif est d’arriver à une reconnaissance claire de la part de l’État équatorien de cet espace comme un héritage bio-culturel sacré, libre de toute exploitation du pétrole. Notre appel à la communauté internationale est de prendre conscience de la nécessité de préserver le Kawsak Sacha, la forêt vivante9. »
36Dans cet extrait, des revendications d’autres visions du monde à travers des catégories autochtones propres (Kawsak Sacha, Yachak, etc.) s’enchevêtrent à des propositions éthiques et environnementales adressées au monde occidental, des demandes autochtones plus classiques sur la reconnaissance et la protection des territoires au niveau national, et un appel au niveau international qui révèle l’appropriation des catégories propres à ce niveau (changement climatique, héritage bio-culturel, etc.).
Fig. 8. Présentation de l’initiative sarayaku par Felix Santi (au centre) dans l’Espace génération climat, 1er décembre 2015
Photo : Jean Foyer et David Dumoulin Kervran
37Un autre exemple intéressant de récit de l’écologie surnaturelle était présenté au Pavillon des autochtones, le 7 décembre 2015, dans un événement intitulé « Les savoirs ancestraux des peuples autochtones comme solution pour combattre le changement climatique » (Conocimientos ancestrales de los pueblos indigenas como apuesta para enfrentar el CC) Manari Ushinga, guérisseur zapara de sa communauté, y décrit les activités menées dans le cadre d’un projet de développement communautaire original : promouvoir l’écotourisme à travers un séjour en écolodge afin de communiquer très concrètement les représentations autochtones de la forêt pour convaincre de la défendre. Il explique ainsi comment la communauté utilise ce type de structure pour faire changer de comportement, au-delà de ceux qui sont déjà persuadés de la nécessité de préserver la forêt, ceux qui au contraire la menacent. C’est ainsi que des membres de l’entreprise pétrolière qui menace le territoire zapara ont été invités à suivre le protocole suivant lors de leur séjour :
- 10 Brunfelsia chiricaspi est une plante psychoactive de la famille des Solanacées utilisée dans les r (...)
- 11 Entretien avec Manari Ushinga, 7 décembre 2015, nous traduisons.
« Le premier jour, on explique les droits de la nature : la terre, les arbres, les rivières ont le droit d’être tels qu’ils sont dans la forêt. Ensuite, on va un peu plus loin en parlant de spiritualité. On explique la connexion. Quand l’environnement est en bonne santé, les esprits volent facilement. C’est ce que nous expliquons. Le second jour, on marche dans la forêt puis nous donnons deux plantes : du tabac et chiricaspi10 qui aide à rêver. Avec ça, on les connecte au monde spirituel et naturel. Durant la nuit, ils se reposent et le lendemain matin, on fait une limpieza (un nettoyage) et on commence à parler de leurs rêves. Avec ces plantes, ils se rappellent leurs rêves. Ils se rendent alors compte que oui, la montagne est vivante. Avec ça, on essaie que les étrangers comprennent, que les gens des compagnies pétrolières comprennent11. »
38La communication des ontologies autochtones ne se fait ici pas uniquement à travers le récit ou la référence à un concept abstrait comme celui de Pachamama, mais par une expérience directe et une forme d’initiation. Cette volonté de faire partager les ontologies autochtones aux Occidentaux implique de complexes jeux de traduction qui mobilisent des références issues des répertoires écologiques et chamaniques. Une nouvelle fois, ces formes d’hybridation discursive ne sont pas nouvelles, notamment quand on pense à la longue histoire de plus de cinquante ans maintenant pour la défense de l’Amazonie. Bruce Albert a, par exemple, brillamment analysé comment, pour expliquer la destruction de la forêt et la possible « chute du ciel », le chaman et leader yanomami Davi Kopenawa traduisait dans le vocabulaire chamanique le concept écologique de gaz à effet de serre par l’expression de fumée pathogène (1993). L’inclusion récente du vocabulaire onusien du changement climatique n’est donc qu’une nouvelle phase de ce mouvement dialogique d’écologisation du chamanisme et de chamanisation de l’écologie.
39Le récit de l’écologie surnaturelle ne saurait donc être réduit ni à un simple conte de fée instrumentalisé politiquement à destination des Occidentaux pour nourrir leur imaginaire du bon sauvage, ni à une pure vision du monde parfaitement désintéressée représentant une alternative aux visions du monde occidental. Le récit de l’écologie chamanique implique de complexes jeux de savoirs-pouvoirs et des « expérimentations de mimétisme écopolitique » entre scientifiques et chamanes (Arregui 2018). Ces négociations diplomatiques mêlent peuples autochtones, États, entités naturelles et surnaturelles dans des combinaisons et des rapports de force qui illustrent l’émergence de nouvelles diplomaties « cosmopolitiques ».
40Les trois récits présentés ici sont à la fois autonomes et complémentaires. Certains acteurs se spécialisent sur un seul, mais d’autres savent les croiser, voire les mobiliser successivement en fonction des acteurs, des espaces d’énonciation, des publics et des objectifs diplomatiques recherchés. Si chacun marque une forme de distanciation particulière avec le modèle classique de la diplomatie, pris ensemble, ils forment une composante importante d’une diplomatie autochtone plus générale. Celle-ci vise à mettre en avant d’autres savoirs et d’autres manières d’être au monde, sans pour autant perdre de vue la défense d’intérêts plus directement politiques, qui s’articulent sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, inclus depuis 2007 dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Pour revenir à l’hypothèse défendue en introduction, reconsidérons la diplomatie des savoirs traditionnels à la fois comme une diplomatie alternative dans sa forme – voire dans les entités avec lesquelles il s’agit de composer –, mais aussi comme une alternative à la « diplomatie scientifique » (Ruffini 2018b) du climat car elle renvoie à la légitimation d’autres formes de savoirs.
41En effet, à la différence de la définition classique de la diplomatie, elle ne relève pas en premier lieu de la prérogative d’États souverains, mais de celle de peuples autochtones. Si ces derniers défendent des formes de souveraineté culturelle et territoriale s’appuyant sur les principes d’autodétermination ou de consentement préalable et informé (Graham & Penny 2014), face aux États, ils ne revendiquent pas pour autant cette forme politique. Comme, par exemple, la diplomatie des ONG environnementales ou des firmes transnationales, elle participe à l’ouverture de la notion de diplomatie au-delà des États, ou plutôt dans leurs interstices. Cette diplomatie est différente également d’un point de vue formel car, si elle est largement soumise aux codes de la diplomatie traditionnelle, elle les détourne également en introduisant d’autres manières de parler, de se présenter, d’autres formats de discussions moins technocratiques et plus incarnés, ainsi que d’autres formes de « sacralité » (Bellier 2014) et de ritualité.
42Par ailleurs, on peut voir dans la catégorie d’écologie surnaturelle proposée ici un renouvellement encore plus radical de la diplomatie au sens où elle intègre au jeu diplomatique des entités non humaines, qu’elles soient naturelles ou spirituelles. La diplomatie autochtone contribue donc à dessiner une forme de « diplomatie cosmopolitique » (Latour 2007) ou de « diplomatie vitale » (Nahum-Claudel 2018) : une diplomatie intimement liée aux dimensions rituelles, débordant largement le cadre de négociations avec d’autres groupes humains pour inclure des entités naturelles et surnaturelles avec qui il faut maintenir un certain état d’équilibre.
43La diplomatie des savoirs traditionnels est également une alternative à la diplomatie scientifique car elle contraste avec la diplomatie de la Big Science, dominant le cadre du GIEC notamment. Les travaux de cette énorme machine scientifico-diplomatique sont en effet dominés par la prévalence des modèles globaux, qu’ils soient climatiques ou économiques. Ce règne de l’abstraction et du globalisme, où la « température globale moyenne » et la « tonne de carbone » sont des étalons indépassables, a été critiqué pour sa tendance à aplanir le monde et à gommer les différences dans l’expérience, la connaissance, la valeur ou encore la signification du changement climatique (Miller 2004 ; Hulme 2010 ; Beck et al. 2014). Le découplage entre science du climat et l’expérience directe du changement climatique tend à invisibiliser également la temporalité et la territorialité du problème, tout en rendant sa traduction en politique publique plus difficile (Jasanoff 2010a). Finalement, l’hégémonie d’un savoir globalisant et abstrait serait liée à un ordre politique producteur d’inégalités (Jasanoff 2010b). Dans ce contexte, les savoirs traditionnels jouent un rôle de miroir inversé de la Big Science au sens où ils opèrent en contre-symétrie à une sound science globale et top-down, avec le type de gouvernance qui l’accompagne. Si on peut voir dans les différents récits évoqués, notamment celui de l’intégration, que l’opposition n’est pas forcément si binaire, les savoirs traditionnels tels qu’ils sont mis en scène et en récits dans l’arène climatique opposent leur localisme au globalisme, leur particularisme à l’universalisme, leur dimension située et incarnée à la « vue de nulle part » (Shapin 1998), leur dimension tangible et affective à la froideur de l’abstraction, leur marginalité à l’hégémonie, la tradition à la modernité et même la spiritualité à la matérialité.
44La diplomatie des savoirs traditionnels semble ainsi poser les bases d’une alternative à la diplomatie scientifique du changement climatique. Analyser sa portée et son efficacité dépasse largement l’ambition de cet article mais on peut noter avec d’autres auteurs qu’elle relève d’un travail d’influence (Marion Suiseeya & Zanotti 2019) qui renvoie à une forme de soft power. Son enjeu n’est pas tant d’imposer des décisions et des normes que de faire évoluer les représentations, les rôles dévolus dans l’arène climatique et les alliances (Foyer & Dumoulin Kervran 2017). Ce travail doit être appréhendé de manière cumulative et sur le long terme. S’il ne change pas drastiquement les conditions de vie des communautés locales et peut même dans certains cas créer une distorsion entre une autochtonie globale et une autochtonie locale, on doit reconnaître sa contribution dans le changement de considération dont font l’objet les peuples autochtones ces cinquante dernières années.
45Ceci posé, il est également bon de rappeler que ce travail diplomatique reste marginal dans un rapport de force qui lui est largement défavorable. La diplomatie des savoirs traditionnels et, plus généralement, la diplomatie autochtone restent quasi inaudibles face au discours de la Big Science et face aux pouvoirs des États, des ONG ou des firmes transnationales qui prennent part aux négociations. Son usage politique peut être à double tranchant : si la thématique des savoirs traditionnels a pu permettre aux organisations autochtones de faire avancer leur agenda diplomatique, à savoir la reconnaissance de leurs droits et de leurs territoires, elle a pu également permettre à certains États de ne pas faire avancer ce même agenda. Un État comme la France peut ainsi se montrer particulièrement enclin à défendre cette thématique des savoirs, précisément pour ne pas avoir à se positionner en faveur des droits des peuples qu’il juge contradictoire avec une culture républicaine fondée sur la reconnaissance d’une citoyenneté unique. Suivant cette ligne de conduite, ce pays refuse toujours de ratifier la Convention 169 de l’Organisation international du travail relative aux peuples indigènes et tribaux, l’un des principaux textes internationaux qui posaient dès 1989 le principe de la reconnaissance de droits spécifiques aux peuples autochtones. Que ce soit donc dans les arcanes de la realpolitik internationale ou dans la proposition de nouvelles cosmopolitiques permettant d’autres manières de composer un monde commun, cette diplomatie des savoirs traditionnels renvoie à des jeux de savoirs-pouvoirs profondément ambigus, qu’il nous faudra continuer à explorer.
46Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet Climacop soutenu par l’Institut francilien recherche innovation société (IFRI) et le GIS Climat (https://climacop.hypotheses.org). Les réflexions plus spécifiques sur la diplomatie scientifique ont été développées dans le cadre du projet européen « Inventing a Shared Science Diplomacy for Europe » (InsScide) (https://www.insscide.eu).