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La statuette ambassadrice

Diplomatie kanak au musée du quai Branly [muséo]
Marion Bertin
p. 228-235

Résumés

Entre 1990 et 2014, des « objets ambassadeurs » de la culture kanak, conservés dans des musées à travers le monde, effectuent des retours temporaires sur leur territoire d’origine, la Nouvelle-Calédonie. Parmi eux, une statuette féminine des collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac permet, grâce aux trois voyages qu’elle entreprend pour être exposée à Nouméa, d’illustrer les enjeux de ces échanges entre institutions muséales, dans le but d’une gestion partagée du patrimoine kanak dispersé. Ce programme de coopération internationale met également en évidence la place des musées et des collections muséales dans les enjeux de représentation, de diplomatie culturelle et de revendications postcoloniales.

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Texte intégral

Fig. 1. Statuette kanak, Nouvelle-Calédonie, début du xixe siècle

Fig. 1. Statuette kanak, Nouvelle-Calédonie, début du xixe siècle

Statuette en bois, musée du quai Branly 72.56.125

© Musée du quai Branly–Jacques Chirac / Photo : Thierry Ollivier & Michel Urtado

  • 1 Roger Boulay, « Les statuettes », in De jade et de nacre. Patrimoine artistique kanak, catalogue d (...)
  • 2 Sylviane Jacquemin, « Vivant Denon et quelques curiosités des mers du Sud », in De jade et de nacr (...)

1Le musée du quai Branly–Jacques Chirac conserve parmi ses collections kanak une statuette féminine en bois, entrée dans les collections nationales en 1826 par achat lors de la vente de la collection de Dominique Vivant Denon (1747-1825). Son usage originel est peu renseigné : elle aurait été employée à des fins magiques et maintenue enveloppée en dehors de ces pratiques afin de réduire son efficacité1. L’histoire de la collecte de la statuette, malgré ses lacunes, permet de la rapprocher d’Antoine Bruni d’Entrecasteaux (1737-1793), l’un des premiers Européens à fouler la Nouvelle-Calédonie en avril-mai 1793 d’où il rapporte quelques objets, sans que l’on en sache plus sur les conditions dans lesquelles ils ont été acquis2. La statuette retourne, bien plus tard, à trois reprises à Nouméa : elle y est présentée dans des expositions en tant que symbole des premières collectes et rare témoignage de statuaire féminine kanak, dont aucun exemple n’est présent dans les collections publiques de la ville. Comment ce type d’objet, collecté dès le xviiie siècle par des explorateurs, des missionnaires et des ethnologues, et conservé depuis dans les grands musées de la métropole et d’ailleurs, se voit-il aujourd’hui attribuer une fonction politique ? De quelle manière les collections muséales sont-elles mobilisées dans la négociation de relations diplomatiques ? Cette statuette et sa trajectoire illustrent les conceptions kanak liées à l’échange, à la circulation et aux propriétés de représentation des objets, éclairant les choix de gestion contemporaine du patrimoine kanak.

2En Nouvelle-Calédonie, la culture et les objets du patrimoine kanak jouent un rôle déterminant dans l’affirmation politique autochtone qui émerge à partir des années 1970, dans le prolongement d’un mouvement indépendantiste. Le leader et la figure centrale de celui-ci, Jean-Marie Tjibaou (1936-1989), place la culture au cœur du processus de reconnaissance et des enjeux entourant l’avenir statutaire et institutionnel de l’ancienne colonie française. La définition d’un patrimoine kanak, en tant qu’unité culturelle estompant les particularités, apparaît à cette époque. De vives tensions entre partisans d’une Nouvelle-Calédonie française et aspirants à l’indépendance marquent les années 1980. Elles culminent avec les affrontements ayant lieu entre 1984 et 1988 lors de ce qui est qualifié d’« Événements ». La reconnaissance de la culture kanak est ensuite l’un des principaux socles des accords de Matignon-Oudinot en 1988, symboles d’un rééquilibrage politique, culturel et social : ils prévoient la création de l’Agence de développement de la culture kanak (ADCK) – afin de valoriser et de promouvoir les pratiques anciennes et contemporaines – ainsi que du Centre culturel Tjibaou (CTT), son principal instrument à Nouméa. Construit sur le site de Mélanesia 2000, premier festival consacré aux arts mélanésiens organisé en 1975 et dont le comité de développement est présidé par Jean-Marie Tjibaou, le Centre culturel Tjibaou s’inscrit dans la continuité de l’homme politique dont il prend le nom. Le document d’orientation de l’accord de Nouméa, signé en 1998, consacre son premier point à « l’identité kanak ». Entre autres préconisations, il souligne le devoir de l’État français de « favoriser le retour en Nouvelle-Calédonie d’objets culturels kanak qui se trouvent dans des musées ou des collections, en France métropolitaine ou dans d’autres pays ». Dès les années 1970, à la demande de Jean-Marie Tjibaou, l’ethnologue Roger Boulay entreprend de repérer le patrimoine kanak ancien conservé dans des musées internationaux. Son travail mène à la constitution de l’Inventaire du patrimoine kanak dispersé (IPKD). L’accord de Nouméa intègre également l’idée du « destin commun » qui avait été défendue par Jean-Marie Tjibaou entre les communautés du territoire, en vue de leur autodétermination. La coopération et l’entente prônées par la « communauté de destins » sont établies notamment dans la gestion du patrimoine kanak. Plutôt qu’une demande de retours définitifs des objets, les différents acteurs concernés vont privilégier le développement de collaborations entre établissements muséaux, afin de permettre la circulation des œuvres et le maintien d’une représentation des objets kanak à travers le monde.

  • 3 Information personnelle communiquée par Roger Boulay.
  • 4 Marie-Claude Tjibaou, « Les choses du patrimoine kanak », in De jade et de nacre. Patrimoine artis (...)

3Les résultats initiaux de l’Inventaire et des recherches menées par Roger Boulay sont présentés lors de l’exposition De jade et de nacre qui permet une première vague de retours en Nouvelle-Calédonie de plus de 250 objets kanak anciennement collectés. Elle est d’abord présentée au musée territorial de Nouvelle-Calédonie (MNC) à Nouméa (mars-mai 1990) puis au musée national des arts d’Afrique et d’Océanie à Paris (octobre 1990-janvier 1991). La statuette fait fort impression à Nouméa auprès du public kanak, où la statuaire de petite taille est oubliée et davantage assimilée à une production européenne3. Cette exposition est conçue comme une forme de « retrouvailles4 » par les populations kanak avec les représentants de leurs ancêtres. Les autorités coutumières, statutairement habilitées à prendre la parole dans un contexte kanak, inaugurent l’exposition par une cérémonie traditionnelle de dons, accompagnée de discours qui marquent l’accueil et la protection des objets exposés. Cette pratique de la « coutume », terme qui désigne aujourd’hui de manière métonymique les pratiques culturelles kanak, permet de connecter l’exposition aux communautés kanak. La cérémonie consacre une alliance et ouvre un cycle d’échanges entre clans kanak et musées, notamment métropolitains. De jade et de nacre est ainsi le point de départ pour faire des objets de véritables ambassadeurs culturels hors de Nouvelle-Calédonie, ce qui valorise leurs significations culturelles initiales et favorise leur compréhension par un public européen. Attribuée à Jean-Marie Tjibaou dans les années 1980, l’idée « d’objets ambassadeurs » fut reprise en 1990 par l’autorité coutumière kanak. Octave Togna, alors directeur de l’Agence de développement de la culture kanak, déclare lors du vernissage de l’exposition :

  • 5 Roger Boulay, « L’exposition “De Jade et de nacre – Art kanak”. Responsabilités patrimoniales, inv (...)

« Ces objets représentent le sang, la pensée et la racine de nos pères. Ils ne sont que de passage ; c’est important si l’on veut faire connaître la culture kanak de par le monde et faire savoir qui sont les hommes de ce pays et à qui appartient le pied qui marche sur cette terre. C’est peut-être mieux que cela se passe ainsi. Nos ancêtres ont laissé partir ces choses et certains l’ont peut-être fait de bon cœur. Laissons-les être nos ambassadeurs5. »

  • 6 Emmanuel Kasarhérou, Gaye Sculthorpe, Nicolas Thomas et al., « Dialogue des cultures et circulatio (...)

4Ces mots illustrent les enjeux locaux de gestion des objets kanak des collections muséales hors de Nouvelle-Calédonie. Rares en effet sont les modalités de collecte et d’échange initiaux qui soient précisément renseignées, particulièrement pour les exemples les plus anciens. Or les paroles qui accompagnent les échanges ou les dons d’objets sont centrales dans la coutume kanak et expliquent la défiance à demander le retour définitif d’objets collectés par le passé dans des conditions aujourd’hui inconnues. Comme le remarque un représentant de clan lors de la présentation de l’exposition de 1990 à Nouméa : « Ce qui a été noué à un moment, donné par la parole ne peut pas être dénoué si l’on n’en connaît pas le vocabulaire et la syntaxe6. »

  • 7 Gérard Del Rio & Emmanuel Kasarhérou, « Bwenaado. Le voyage des “objets ambassadeurs” de la cultur (...)
  • 8 L’une des langues kanak, parlée dans l’aire coutumière Paici-Camuki, autour des actuelles communes (...)

5L’expression « objet ambassadeur » évoque en premier lieu l’opportunité d’une représentation de la parole et de la culture kanak auprès d’interlocuteurs plus ou moins lointains. La métaphore des « ambassadeurs » envisage également une possibilité de retour régulier, afin que les objets puissent « se ressourcer chez eux7 », auprès des descendants des populations qui les ont créés. Certains objets remarquables sont investis de cette mission particulière : c’est le cas notamment de la statuette féminine qui est exposée à nouveau au Centre culturel Tjibaou entre 1998 et 2001. La salle Bwenaado, « rassemblement coutumier » en langue cèmuhî8, est exclusivement réservée aux retours temporaires du patrimoine dispersé et conservé dans des musées internationaux. Ce nom vernaculaire évoque les retrouvailles avec les ancêtres, par les objets qu’ils ont créés et qui reviennent pour une période de trois à cinq ans. La métaphore des ambassadeurs est à nouveau employée par Emmanuel Kasarhérou, ancien directeur du MNC puis de l’ADCK, aujourd’hui directeur adjoint au département du patrimoine et des collections au musée du quai Branly, et Roger Boulay, en charge du programme. Trois séries d’objets sont présentées entre 1998 et 2013. Alors qu’elle faisait l’objet d’une demande de prêt par le musée du Louvre pour l’exposition « Vivant Denon. L’œil de Napoléon » (octobre 1999-janvier 2000), la statuette voyage finalement à Nouméa grâce à l’intervention d’Irène Bizot – directrice de la Réunion des musées nationaux chargée de la logistique et du transport des objets d’Europe vers la Nouvelle-Calédonie. Cette démarche atteste de la diplomatie des musées entre eux, et plus largement de l’importance accordée au retour d’objets kanak pour lequel l’État français s’est engagé. La statuette reviendra une dernière fois à Nouméa en 2014 pour l’exposition conjointe entre le musée du quai Branly et le CCT « L’art est une parole », sous le commissariat de Roger Boulay et d’Emmanuel Kasarhérou, qui renouvelle les modalités de présentation et de discours en jouant sur des « visages » kanak et leurs « reflets » européens, mettant ainsi en évidence la rencontre de ces deux cultures et leur histoire commune.

  • 9 « Projet case B, muséographie. Patrimoine kanak dispersé », document non signé et non daté, conser (...)
  • 10 Gérard Del Rio & Emmanuel Kasarhérou, « Bwenaado. Le voyage des “objets ambassadeurs” de la cultur (...)

6Cette « conception dynamique de l’idée de restitution », pour reprendre une expression utilisée dans les documents de travail de l’ADCK9, témoigne d’un partage inédit des objets entre leurs « musées d’adoption10 » et leur terre d’origine. Elle reconnaît le droit culturel des Kanak à disposer de leur patrimoine dispersé et illustre le rôle des collections muséales dans la géopolitique mondiale postcoloniale. À défaut d’être indépendante et de pouvoir être représentée diplomatiquement en tant qu’État, la Nouvelle-Calédonie est représentée dans les institutions muséales occidentales à travers le monde par le biais de ses productions artistiques anciennes. Néanmoins, une rupture diplomatique se crée avec l’arrêt du programme en 2014, pour des raisons principalement budgétaires et logistiques. La diplomatie trouve ses limites dans les financements.

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Notes

1 Roger Boulay, « Les statuettes », in De jade et de nacre. Patrimoine artistique kanak, catalogue d’exposition, Paris & Nouméa, Musée des arts d’Afrique et d’Océanie & Musée territorial de Nouvelle-Calédonie, Paris, Réunion des musées nationaux, 1990, p. 162-167.

2 Sylviane Jacquemin, « Vivant Denon et quelques curiosités des mers du Sud », in De jade et de nacre. Patrimoine artistique kanak, op. cit., p. 214.

3 Information personnelle communiquée par Roger Boulay.

4 Marie-Claude Tjibaou, « Les choses du patrimoine kanak », in De jade et de nacre. Patrimoine artistique kanak, op. cit., p. 21.

5 Roger Boulay, « L’exposition “De Jade et de nacre – Art kanak”. Responsabilités patrimoniales, inventaires et restitutions », Les nouvelles de l’ICOM no 46/2, 1993, p. 17.

6 Emmanuel Kasarhérou, Gaye Sculthorpe, Nicolas Thomas et al., « Dialogue des cultures et circulations des œuvres », Musée du quai Branly–Jacques Chirac 10 ans après, 2017.

7 Gérard Del Rio & Emmanuel Kasarhérou, « Bwenaado. Le voyage des “objets ambassadeurs” de la culture kanak entre leurs “musées d’adoption” et la Nouvelle-Calédonie », Mwà Véé no 54, 2006, p. 55.

8 L’une des langues kanak, parlée dans l’aire coutumière Paici-Camuki, autour des actuelles communes de Koné, Poindimié et Touho.

9 « Projet case B, muséographie. Patrimoine kanak dispersé », document non signé et non daté, conservé in ADCK, archives du DAPEX, dossier non numéroté « Objets MQB Prêt 2008-2013 ».

10 Gérard Del Rio & Emmanuel Kasarhérou, « Bwenaado. Le voyage des “objets ambassadeurs” de la culture kanak entre leurs “musées d’adoption” et la Nouvelle-Calédonie », op. cit., p. 54.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Statuette kanak, Nouvelle-Calédonie, début du xixe siècle
Légende Statuette en bois, musée du quai Branly 72.56.125
Crédits © Musée du quai Branly–Jacques Chirac / Photo : Thierry Ollivier & Michel Urtado
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/20572/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
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Pour citer cet article

Référence papier

Marion Bertin, « La statuette ambassadrice »Terrain, 73 | 2020, 228-235.

Référence électronique

Marion Bertin, « La statuette ambassadrice »Terrain [En ligne], 73 | 2020, mis en ligne le 09 octobre 2020, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/20572 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.20572

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Auteur

Marion Bertin

Doctorante École du Louvre / Université de La Rochelle

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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