« Copie d’une missive écrite pour le roi du Takrūr au mois de safar de l’année 844 de l’Hégire »
Bibliothèque nationale de France, ms. ar. 4440, f. 202
Que Dieu Très-Haut rende puissante sa Majesté généreuse. Suivi des autres titres tels qu’ils figuraient dans la partie droite de sa missive. Que ses nobles desseins auprès de nous soient couronnés de succès ; que ses sujets connaissent la quiétude sous le pavillon de sa justice et sa droiture ; que ses commerces accumulent les bénéfices ; qu’il marche vers les bonnes actions. En vous saluant, que les lumières de vos grâces luisent dans les horizons. Salutations parfumées par les meilleures senteurs des pans de votre gracieux habit. Nous informons son Excellence que nous fûmes mis au courant de son intention de faire le pèlerinage au Saint Sanctuaire [La Mecque] et de visiter le mausolée de notre seigneur Muhammad, prière et salut sur lui, et de sa demande d’organiser ce qui est nécessaire pour accomplir ses volontés, pour transporter sa maison et son nécessaire. Qu’un noble décret lui soit rédigé à l’adresse des gouverneurs et des responsables du pays, de ses routes, afin que le traitement dû à son égard, à sa cour et à ses accompagnateurs soit des plus respectueux et du plus séant. Que leur chemin ne soit pas coupé, que leur campement ne soit pas attaqué. Qu’ils soient protégés des nuisances et des périls dans leur voyage, à travers toutes les voies qu’ils emprunteront. Pour toutes ses demandes, nous avons répondu à son Excellence et nous lui avons établi un noble décret à cette fin. Nous vous le transmettons. Que Dieu fasse qu’il soit sain et sauf, que nul n’entrave ce qu’il est en train d’entreprendre. Que Dieu l’aide dans cette entreprise. Qu’il parvienne chez nous afin que nous puissions accueillir sa délégation. Nous adressons à Dieu nos sincères prières pour qu’il atteigne son but par la grâce de Dieu et l’assistance des anges.
Traduit de l’arabe par Driss Mekouar
- 1 Pour cet article, je me suis appuyé sur les travaux de Frédéric Bauden (2004, 2007) et de Malika D (...)
1L’étude des relations diplomatiques entre pouvoirs musulmans à l’époque médiévale et moderne souffre d’un problème récurrent : la rareté du corpus documentaire à notre disposition. Ceci est particulièrement le cas concernant les pouvoirs musulmans du sud du Sahara puisque les documents originaux ont entièrement disparu. Seules subsistent des copies ou traductions de lettres diplomatiques qui se comptent sur les doigts d’une main, ainsi que des textes décrivant de telles relations. La lettre qui nous intéresse, recopiée dans un manuel anonyme écrit en Égypte durant la seconde moitié du xve siècle et rassemblant des exemples d’échanges diplomatiques, est l’un des rares témoignages de la diplomatie transsaharienne médiévale. Elle a peu été étudiée car son contenu est relativement avare en informations : nous ne connaissons pas, par exemple, l’identité du souverain à qui la lettre est adressée1.
- 2 Le sultanat mamelouk d’Égypte (1250-1517) est un royaume médiéval s’étendant de la Cyrénaïque au L (...)
2Ce texte nous offre l’opportunité de procéder à une expérimentation documentaire radicale sur le formalisme constitutif de la diplomatie par lequel un texte devient le corps même du sultan. J’ai ainsi fabriqué un document à partir du texte existant en suivant les instructions des secrétaires mamelouks de l’époque. Je propose d’analyser la pseudolettre ainsi produite en la replaçant dans le contexte de production de la lettre originale. Celle-ci fut écrite au nom du sultan mamelouk d’Égypte al-Zāhir Sayf ad-Dīn Jaqmaq (1438-1453) au mois de safar 844 de l’Hégire (juillet 1440)2. Elle était destinée au souverain du Takrūr, un terme qui peut désigner soit les royaumes médiévaux du Takrūr – à cheval sur la Mauritanie et le Sénégal actuels –, du Mali ou du Borno (Nigeria actuel), soit une vaste région qui comprend la partie islamisée de la bande sahélienne jusqu’au Darfur (Soudan actuel). Réponse à une première ambassade, cette lettre annonce au sultan du Takrūr qu’il lui est possible de faire le pèlerinage à La Mecque en passant par Le Caire ; elle lui garantit également la sécurité de ses biens et de sa famille. Le souverain mamelouk y précise qu’un décret a été émis à cet usage, ce dernier étant envoyé en même temps que la lettre.
3Le texte de la lettre est tiré d’un manuscrit provenant de la Bibliothèque de la famille royale ottomane. Aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France, il fut acquis par l’abbé Sevin à Istanbul en 1729-1730 et transféré à la Bibliothèque royale de France. Le manuscrit fut vraisemblablement écrit par un secrétaire de la chancellerie mamelouke en activité jusqu’au début du règne du sultan Qātbāy (1468-1496). Il comprend la copie de soixante-deux lettres des sultans mamelouks, entre les règnes de al-Mansūr Qalāwūn (1280-1290) et de al-Achraf Qāytbāy (1468-1496). Ce recueil, à destination des nouveaux secrétaires de la chancellerie, avait pour vocation de leur proposer, pour reprendre les termes de Frédéric Bauden, un « florilège de ce qui s’est écrit de mieux entre souverains du Dār al-Islām » (2007 : 14) qui puisse leur servir d’exemple pour la rédaction de lettres futures. Ces textes forment un corpus exceptionnel pour explorer les particularités d’une diplomatie où les lettres qui circulaient entre les souverains étaient l’un des trois piliers de l’ordre diplomatique : pour citer l’historien mamelouk contemporain de la lettre, Ibn Taghrībirdī, « la force et la grandeur d’un roi se reconnaissent à trois choses : ses lettres, ses émissaires et ses présents » (1990, trad. dans Popper 1976 [1954] : 11).
4La fabrication d’une pseudolettre diplomatique mamelouke qui respecte fidèlement les normes de rédaction des secrétaires vise à éclairer le rôle essentiel de ces derniers dans la diplomatie médiévale et moderne et à reconstituer un aspect de la matérialité des échanges diplomatiques entre le nord et le sud du Sahara. Cette expérience s’inscrit dans l’étude de l’implication politique du pèlerinage à La Mecque pour les souverains du Sahel, ainsi que des contraintes logistiques imposées par la traversée du Sahara. Elle permet également de replacer le document diplomatique dans les débats autour de la biographie des objets et de ses différents âges (Kopytoff 1986) : qu’est-ce que la production d’une lettre diplomatique nous dit de sa nature même, ainsi que de celle de ses différentes composantes, comme le papier, l’écriture ou les espaces laissés vides ?
5La copie qui nous est parvenue n’est qu’une version amputée de ce que fut le document original. Non seulement le matériau sur lequel le texte fut couché manque, mais sa mise en page et une partie du texte sont tronquées. La signature du souverain, les marges protocolaires, les formules d’introduction et de conclusion, l’adresse et même le nom du souverain ont donc disparu. Or la lettre en tant qu’objet est un artefact indispensable dans la pratique de la diplomatie médiévale et moderne : ce moyen de communication représente l’expéditeur et porte son identité. Autour d’elle se crée une culture matérielle unique ayant pour but d’affirmer la souveraineté de son auteur : l’historien et secrétaire mamelouk al-Qalqashandī (1355-1418) affirme même à ce propos que « la gouvernance est l’un des objectifs de la correspondance ; et c’est la chose la plus importante dans laquelle la lettre est impliquée » (1915 : vol. 8, 233, je traduis ; voir aussi Reinfandt 2019 : 226). La lettre en tant qu’objet devient alors plus importante que le message lui-même. Il est impossible, quand le texte a été extrait de son support original, de saisir la manière dont la lettre matérialise le pouvoir sultanien, comment elle représente le corps du souverain in absentiae dans les relations de longue distance.
Fig. 1. Pseudolettre reconstituée déroulée, 2019
La monumentalité du rouleau, mesurant 3,50 m x 23 cm, est redoublée par la composition calligraphique.
Photo : Rémi Dewière
Fig. 2. Détail de la pseudolettre, 2019
Photo : Serge Oboukhoff
Fig. 3. Pseudolettre en rouleau, 2019
Photo : Serge Oboukhoff
6Les éléments qui nous manquent aujourd’hui sont le fruit du travail des secrétaires. En effet, ces derniers transformaient un message en objet de pouvoir. Même en l’absence du nom du souverain sahélien et de la date précise de rédaction, le texte recopié dans le manuscrit de la BNF devait ressembler au texte qui fut dicté par le souverain ou ses délégués au secrétaire afin de rédiger la lettre officielle. En effet, il contient les éléments factuels et contextuels qui sont nécessaires aux secrétaires pour répondre à l’ambassadeur sahélien. Aidé de ce texte, j’ai endossé le rôle « d’un secrétaire en herbe faisant ses armes en prenant connaissance des règles en usage en matière de rédaction » (Bauden 2007 : 2).
7Grâce à un logiciel de dessin assisté par ordinateur et à l’aide précieuse de diplomatistes spécialistes des pratiques d’écriture du pouvoir mamelouk, j’ai pu réaliser une pseudolettre mamelouke qui concilie le texte d’origine avec les règles de rédaction énoncées par les secrétaires eux-mêmes. Cet exercice ne remplace pas l’étude classique du texte et de son contexte de rédaction, mais il s’inscrit dans un projet historiographique plus large, qui s’intéresse à la dimension matérielle des pratiques diplomatiques transsahariennes à l’époque médiévale et moderne.
8Cette reconstitution dévoile en premier lieu un aspect essentiel, mais souvent négligé, de la pratique diplomatique : celle des secrétaires, artisans et techniciens en charge de la réalisation des objets permettant la bonne conduite d’une ambassade. Cadeaux, costumes d’apparat ou lettres accompagnant les ambassadeurs sont des acteurs essentiels de la diplomatie. Pourtant, les personnes en charge de leur conception sont souvent absentes des récits d’ambassade.
- 3 Londres, British Library, no OR.3625. Ibn al-Qalqashandī (ou Ibn Abī Judda), mort en 1471, fut éga (...)
9La rédaction d’une telle lettre mobilise un certain nombre de professions, du fabricant de papier au secrétaire en charge de la rédaction des courriers. De la copie à la reproduction d’une lettre diplomatique mamelouke, on assiste à une triple transformation : une transformation textuelle, visuelle et matérielle. Le secrétaire y joue un rôle central. Entre l’élaboration du texte et la pose des marques de validation, l’étape de la rédaction et de la mise en page du document final nécessite des compétences techniques spécifiques qui donnent à la lettre une identité politique et symbolique précise. À la manière d’un secrétaire, j’ai cherché la titulature had hoc, l’adresse et les formules d’introduction et de clôture idoines pour le souverain du Takrūr. Partant de l’hypothèse que le souverain désigné par ce nom était le sultan du Mali, j’ai pu me référer au manuel d’Ibn al-Qalqashandī , pour y trouver les bonnes formules3. J’ai ensuite appliqué les règles énoncées concernant la dimension précise de la lettre, la création d’un rouleau, les marges et l’espace interligne fixe et, enfin, la signature du souverain Jaqmaq.
10Les manuels de chancellerie en question étaient écrits par les secrétaires des sultans mamelouks. Principalement prescriptifs et normatifs, ils circulaient parmi les secrétaires de l’administration mamelouke. Conçus dans un but pratique, ils prenaient la forme de manuels ou de florilèges de lettres pour aider les secrétaires à rédiger les documents du pouvoir mamelouk. Si beaucoup d’entre eux se plièrent à l’exercice, ce genre littéraire a peu circulé au-delà de leur cercle professionnel et les copies qui nous sont parvenues sont peu nombreuses (Bauden 2019 : 28). Ces manuels rendent compte des normes et des pratiques qui régissaient la rédaction des documents du pouvoir à un moment donné, mais ils contribuaient également à façonner et à cimenter des pratiques d’écriture, devenant un instrument normatif puissant (D’hulster 2019 : 500). C’est notamment le cas pour la rédaction des lettres adressées aux souverains du Sahel, dont les auteurs suivent les normes de leurs prédécesseurs sans toujours tenir compte des évolutions politiques dans la région (Dewière 2019 : 677).
11Les instructions données dans ces manuels concernent la titulature à adopter, la taille du papier et la forme que doit prendre la signature du souverain mamelouk. Les dimensions de la feuille et les termes choisis pour nommer le destinataire varient alors d’un souverain à un autre. La monumentalité de l’objet est proportionnelle à l’importance qu’accordent les souverains mamelouks à leur interlocuteur, ainsi qu’à leur place dans la géographie mentale et politique des Mamelouks. Les souverains sahéliens sont ainsi placés au même niveau que ceux du Maghreb et de certaines dynasties mongoles ou persanes. En pratique, ces manuels m’ont aidé à élaborer les protocoles d’introduction et de clôture, l’adresse et la signature du sultan et à les ajouter au texte original. De même, j’ai pu identifier les dimensions des feuilles nécessaires à la fabrication de l’objet et la taille de l’interligne requis pour le rang d’un souverain du Sahel. Ces opérations ont complété le texte et l’ont distribué spatialement sur un matériau – le papier – qui se déroule sur plus de trois mètres. La fabrication du rouleau a ajouté à la teneur du texte sa monumentalité et les marques de validation qui font de l’objet une réplique d’un instrument de pouvoir et de diplomatie des Mamelouks, ressemblant aux versions originales conservées de nos jours (Bauden 2019 : 64).
12L’intervention technique que les secrétaires mamelouks entreprenaient afin de conférer à l’objet documentaire sa puissance sultanienne transforme un texte écrit sur deux pages en un rouleau de trois mètres et demi. Les marques de pouvoir présentes sur le document servaient à s’assurer de sa validité. Elles donnaient crédit à une parole qui visait à satisfaire les attentes du mandataire et du destinataire, ainsi qu’à provoquer une réaction – l’intimidation, l’émerveillement, le respect ou la crainte. L’expression publique de ces émotions joue alors un rôle essentiel dans le cadre de la rencontre diplomatique (Offenstadt 2007 : 206).
13La principale technique utilisée pour matérialiser le pouvoir sultanien est l’usage de l’espace vide sur les pages du document. Les espaces vides représentent en effet une dépense de papier considérable dans un contexte économique où le papier était un produit cher. Ainsi, le gaspillage du papier était une prérogative du sultan. Son utilisation était un signe de richesse et d’ostentation destiné à exalter l’auteur et à rappeler au destinataire son infériorité : le gaspillage soulignait la distance qui séparait les grands des petits (Heidemann, Müller & Rājib 1997 : 84).
14Par sa taille, mais aussi par la qualité de sa calligraphie et la monumentalité de la signature, la pseudolettre mamelouke reproduit le message de richesse et de pouvoir du souverain. L’ensemble de ces opérations transforme une réponse faisant office d’autorisation pour faire le pèlerinage à La Mecque en instrument de pouvoir, reconnaissable au premier coup d’œil par les personnes lettrées ou non lettrées. Ainsi, le concentré de techniques d’écriture confère à l’objet et à son détenteur une protection dans son futur voyage vers le Sahel : pour cette raison, sans même être déroulée, la lettre est conçue avant d’être lue comme un emblème devant finir son voyage avant d’être ouvert. Cette mise en forme permet le dialogue entre deux souverains, tout comme elle confère au messager ou à l’ambassadeur qui la transportera une protection lors de ses déplacements.
15Enfin, avec la réception de l’ambassadeur et des cadeaux, le déroulement et la lecture de la lettre au souverain sahélien constituaient des moments cruciaux de la cérémonie diplomatique. Nous ne possédons pas de description de ce type d’événements avant le xixe siècle. Toutefois, les exemples datant de cette période peuvent donner une idée de leur importance. La description par le voyageur allemand Gustav Nachtigal de la lecture de la lettre de l’empereur Guillaume II au souverain du Borno, en 1870, révèle la force de ce moment dans le déroulement d’une ambassade :
- 4 Ce document est aujourd’hui conservé aux archives de la Società Geografica Italiana, à Rome.
« [Le cheikh] s’est réjoui de la lettre d’introduction royale que je lui ai présentée dans un élégant coffret, accompagnée d’une traduction arabe. J’ai dû la lire au moins une demi-douzaine de fois en allemand, compensant par une intonation vigoureuse et une prononciation déclamatoire ce qui manquait à l’auditeur pour comprendre. » (Nachtigal 1980 : 130, je traduis4.)
16L’aspect physique de la lettre, en forme de rouleau, et la longueur des interlignes durent marquer les esprits au Sahel. En effet, al-Qalqashandī nous informe que les secrétaires du Borno utilisaient au xive siècle des feuilles séparées, sans marge ni espace entre les lignes (1915 : vol. 7, 116). Le secrétaire mamelouk al-‘Umar (mort en 1349) indique que les lettres du Mali étaient écrites sur une feuille large, sans intervalle entre les lignes (Cuoq 1975 : 279). Dans un contexte où le papier, importé d’Afrique du Nord, devait être d’une grande rareté, le rouleau de trois mètres et demi et la monumentalité de la calligraphie rompaient de manière radicale avec les usages de l’écrit au sud du Sahara.
Fig. 4. Les sultanats mamelouks, du Mali, et du Borno et les routes du pèlerinage à La Mecque
Après la traversée du Sahara, les pèlerins du Sahel rejoignaient la caravane annuelle du Caire, le mahmal.
Carte : Rémi Dewière
17Le pèlerinage à La Mecque (hajj) a toujours été considéré comme un vecteur d’intégration et de légitimation du pouvoir dans le monde islamique. Il est rapidement devenu un enjeu politique, tant sur la scène diplomatique qu’au niveau étatique. Le titre de Protecteur des lieux saints fut un moyen, pour les sultans mamelouks et ottomans en particulier, de légitimer leur pouvoir dans le monde islamique.
18La pratique du hajj royal est une particularité bien ancrée dans les pratiques politiques des souverains islamisés du Sahel. Si le plus connu d’entre eux est le pèlerinage de Mansa Musa, en 1324, de nombreux autres souverains ont entrepris ou tenté le voyage à La Mecque pour asseoir leur légitimité internationale et interne, pour défendre leurs intérêts commerciaux ou pour affirmer leur appartenance au Dār al-Islām (« la maison de l’Islam ») et à la communauté des croyants (Naqar 1972 ; Dewière 2017 ; Collet 2019). La lettre présentée ici témoigne que, pour préparer le pèlerinage à La Mecque, les souverains du sud du Sahara ont pu faire précéder leur voyage d’ambassades diplomatiques afin de s’assurer de la sécurité de leur traversée. Cet exemple, qui n’a pas d’équivalent pour l’Afrique subsaharienne durant la période étudiée, montre bien que le pèlerinage à La Mecque est un enjeu des relations entre États islamiques. Il touche à la reconnaissance de l’autre comme interlocuteur et comme souverain, mais aussi aux prérogatives d’un souverain musulman sur le territoire qu’il revendique, à savoir le contrôle des routes et la sécurité des biens et des personnes les empruntant.
19Le pèlerinage à La Mecque jouait le rôle de facilitateur des échanges diplomatiques. Il est simultanément un outil de légitimation interne et un outil d’intégration des souverains au jeu diplomatique dans le Dār al-Islām. D’autres échanges diplomatiques transsahariens éclairent le contexte de la lettre, tel celui entre le sultan du Borno ‘Uthmān b. Idrīs (1389-1421) et le sultan mamelouk al-Zāhir Sayf al-Dīn Barqūq (1382-1399) en 1391-1392. Le récit du secrétaire mamelouk al-Qalqashandī apporte quelques précisions sur le rôle des lettres lors des différents passages de l’ambassadeur bornouan au Caire :
- 5 Le kātib al-dast est un secrétaire de la cour. Son nom vient de celui de l’estrade (dast) sur laqu (...)
« Il arriva de la part de ce roi une lettre sous le règne de al-Zāhir Barqūq […]. Il lui fut répondu par Zayn al-Dīn Tāhir, un des secrétaires du dast5 […]. Cette réponse lui fut expédiée par l’intermédiaire de son envoyé qui retournait dans son pays, en compagnie des pèlerins. Elle fut renvoyée avec une réponse écrite au verso, un ou deux ans plus tard. » (al-Qalqashandī 1915 : vol. 8, 7, je traduis.)
20L’initiative de cette ambassade est bornouane. L’ambassadeur du Borno arrive en 1391 au Caire avec une lettre de la part de son souverain. Après cette première rencontre diplomatique, l’homme se rend à La Mecque en compagnie de la caravane bornouane. À son retour au Caire, il récupère une réponse mamelouke adressée au souverain bornouan. C’est ce document, qui est aujourd’hui perdu, qui devait ressembler dans sa forme à notre pseudolettre. En effet, la date de rédaction de celle-ci s’inscrit exactement dans les rythmes des voyages liés au pèlerinage à La Mecque puisqu’elle fut rédigée, selon le copiste du manuscrit, au mois de safar. Ce mois est le deuxième du calendrier musulman, ce qui correspond à la période de retour des pèlerins de La Mecque au Caire, après le pèlerinage. Il est ainsi fort probable que l’ambassadeur ait déposé la première lettre avec les caravanes du hajj et qu’il reçut la réponse à son retour de La Mecque.
21Au-delà des enjeux strictement politiques liés au pèlerinage, les circulations que celui-ci provoque facilitent également celles des ambassadeurs et des lettres diplomatiques. De nombreux ambassadeurs et souverains profitent du pèlerinage pour se rendre au Caire, siège des derniers califes abbassides et carrefour de la diplomatie jusqu’en 1517. C’est ainsi que l’ambassadeur bornouan qui se rend dans cette ville en 1391 tire parti à deux reprises des caravanes de pèlerins vers La Mecque pour traverser le Sahara. La lettre qui nous occupe s’inscrit dans le même modèle de circulation diplomatique, dont on peut établir par conséquent la chronologie. Ainsi, l’ambassadeur du Mali est très vraisemblablement parti en novembre 1439 pour La Mecque ; arrivé au Caire en février-mars 1440, il rencontra le sultan mamelouk et lui remit une lettre, aujourd’hui perdue ; du 10 au 15 mai, l’ambassadeur malien accomplit le pèlerinage à La Mecque ; deux mois plus tard, en juillet, il revint au Caire et reçut la réponse du sultan mamelouk écrite le même mois ; enfin, l’ambassadeur retourna auprès du sultan malien vers le mois d’octobre-novembre. Ses dates de retour correspondent aux dates les plus favorables à la traversée du désert, un « hasard » de calendrier probablement calculé par l’ambassadeur.
22L’objet diplomatique, en tant qu’amplificateur d’un message, d’une image et d’un discours du pouvoir mamelouk, est également un matériau sujet à la réutilisation et aux remobilisations. Une fois la lettre écrite, le document entame sa deuxième vie. D’un côté, le texte est partiellement recopié dans un recueil de lettres. De l’autre, l’objet épistolaire est envoyé à la cour d’un souverain du Sahel pour y être lu. Après la fabrication du papier et sa transformation en artefact de pouvoir, sa conservation – destruction ou recyclage – pose des questions auxquelles l’objet reproduit peut apporter des éléments de réponse. Le papier est impliqué dans la création et la carrière du document diplomatique. On peut ajouter un troisième âge aux deux âges de la vie du document décrits par Laurent Morelle à propos des écrits médiévaux en Occident (2009 : 117). Après celui de la réalisation et celui de la carrière, le troisième âge commence lorsque le document perd sa fonction première pour être recyclé en tant qu’objet ou pour son papier.
23L’exemple mamelouk montre que les lettres, qui étaient conservées à la citadelle du Caire, furent notamment vendues au poids durant la période de troubles qui agita la capitale dans les années 1389-1390. Leur valeur marchande tenait aux espaces vides laissés par les secrétaires mamelouks, tant sur le recto du rouleau que sur le verso, intégralement vierge. Les rouleaux étaient alors découpés en feuilles et utilisés comme supports d’écriture. L’historien égyptien al-Maqrīzī (1364-1445), qui rapporta l’anecdote de la vente de papier, utilisa ce même papier pour la rédaction de plusieurs de ses œuvres (Bauden 2004 : 74).
24Au sud du Sahara, ce phénomène fut très probablement à l’œuvre dans le cas de la lettre mamelouke. En 1392, le sultan du Borno écrivit sa réponse au sultan mamelouk sur le verso de la lettre. Ainsi, le papier qu’il utilise – et sur lequel était rédigé le document mamelouk – a déjà fait la moitié du voyage avant même que la lettre ne soit écrite et retournée de là où elle était partie. Ces papiers voyageurs parcourent parfois plusieurs milliers de kilomètres avant d’être utilisés ou réutilisés. Il existe plusieurs témoignages plus tardifs de recyclage de papier à des fins diplomatiques, dans un contexte de rareté de matière première. Ainsi, le 15 mai 1826, le voyageur britannique Hugh Clapperton reçoit une lettre du leader musulman de Nupe (Nigeria) ‘Abd al-Rahmān al-Nufawi, écrite sur le morceau du frontispice d’un livre espagnol ou portugais (Lockhart & Lovejoy 2005 : 226). Le 24 septembre 1824, le major Dixon Denham assiste à une autre forme de recyclage. Une lettre diplomatique, destinée au roi d’Angleterre, est rédigée dans la portion de désert entre le lac Tchad et le Kawar par le chef tubu Mina Tahr : ce dernier lave une feuille sur laquelle sont inscrites des formules religieuses, avant d’en boire l’eau et de la faire sécher (Clapperton, Denham & Oudney 1826 : 98). Cette pratique, encore courante aujourd’hui au Sahel dans les domaines de l’éducation et des rites religieux, inscrit la diplomatie dans un monde où la relation entre l’écrit et le divin était incarnée à travers des rites impliquant les sens et le corps (Ware 2014).
25Si, une fois recyclée ou lavée, la lettre redevient papier, redevient-elle pour autant un simple objet ? Elle passerait alors du statut d’objet prestigieux à celui de bien de subsistance ou commun (Kopytoff 1986 : 71). Dans le cas de al-Maqrīzī, nous pouvons répondre par l’affirmative : le nouveau pouvoir politique mamelouk rétrograde les documents archivés par le pouvoir précédent pour les transformer en biens de consommation. En revanche, dans les exemples du xixe siècle, le lavage ou le recyclage n’ont pas intégralement vidé le papier de sa substance politique, religieuse ou symbolique. La fonction précédente du papier recyclé justifie son usage dans le cadre de la diplomatie : le souverain de Nupe utilise le frontispice d’un ouvrage européen pour écrire à un Européen ; Mina Tahr utilise un texte religieux pour sa communication politique. Ainsi, boire l’encre permet au chef tubu de s’approprier le pouvoir de l’écriture présente sur la feuille. Celle-ci, devenue vierge, possède encore en elle la mémoire des formules précédemment écrites, désormais incorporées et invisibles.
26Le sultan du Borno utilisait le pouvoir symbolique de la lettre pour renforcer son propre pouvoir en transformant la « lettre de pouvoir » du sultan mamelouk (Reinfandt 2019 : 218) en « papier de pouvoir » pour sa correspondance. Ici, les différentes composantes de la lettre – comme le papier, la calligraphie et les blancs – importent autant que la lettre elle-même. Si le sultan mamelouk et ses secrétaires conçurent la lettre pour un seul destinataire, le sultan du Borno la recycla en y ajoutant son message et ses propres marques de validation. L’objet possédait alors une double légitimité pouvant garantir la sécurité de son propriétaire d’un bout à l’autre du Sahara. De manière plus pratique, l’utilisation du verso pouvait également être un moyen pour l’ambassadeur et les chancelleries de conserver un historique de la correspondance diplomatique : ce recyclage inscrit la lettre mamelouke dans un entre-deux, entre l’objet singulier et le bien consommable. Il offre un cas d’étude où l’« on peut apprendre comment les forces de la singularisation et de la marchandisation d’un objet sont liées » (Kopytoff 1986 : 88).
27Produites au Moyen-Orient, les feuilles de papier qui servirent aux Mamelouks pour la rédaction de la lettre leur furent renvoyées avec un nouveau texte écrit au dos. Le papier est en quelque sorte retourné à l’envoyeur, traversant deux fois le Sahara en diagonale. Une lettre mamelouke à l’époque médiévale était une source de papier extraordinaire, celui-ci étant souvent vierge et d’excellente qualité. Ainsi, durant toute sa vie, le papier voyage, traverse mers et déserts. Certes, la pseudolettre que j’ai produite n’a pas toutes les caractéristiques d’une lettre mamelouke. Écrite sur du papier industriel, elle n’a pas été rédigée par un calligraphe professionnel et, imprimée au laser, la signature du sultan est entièrement dépouillée de son pouvoir de validation. Pour autant, elle laisse voir les pratiques à l’œuvre dans les chancelleries médiévales pour donner corps à l’autorité d’un souverain à travers les objets diplomatiques, tout en soulevant la question des usages et recyclages des différentes composantes de la lettre diplomatique.
28J’ai présenté une version provisoire de la pseudolettre pour la première fois le 9 juillet 2015 à la Conférence européenne d’études africaines, à Paris, dans un panel intitulé : « Lire le papier dans l’histoire africaine ». Le déroulement de la pseudolettre provoqua une réaction d’étonnement de la part du public, liée aussi bien à mon geste qu’à la taille du document, qui passa ensuite de mains en mains. Cet effet était sans doute celui voulu par les secrétaires mamelouks. L’objectif premier de cet exercice était précisément de rendre compte, ou plutôt de saisir, les émotions des récepteurs de la lettre d’origine, il y a plus de cinq siècles. Les versions réalisées pour cet article seront envoyées par la poste à Malika Dekkiche et Frédéric Bauden, qui apportèrent leur expertise à ce travail, afin qu’ils puissent, tels les secrétaires mamelouks les plus expérimentés, poser les mains et les yeux sur le résultat final.