L’art de rester soi
Résumés
En quoi consiste aujourd’hui le métier de diplomate ? Comment peut-on l’envisager dans nos sociétés contemporaines ? Dans cet entretien accordé à Terrain, Yves Saint-Geours, s’appuyant sur son parcours professionnel, décrit les enjeux de la Carrière et ses évolutions actuelles. Partant de l’exemple des COP, il engage une réflexion sur le rôle des collectifs dans l’arène diplomatique et l’ouverture à la société civile et sur le rapport entre les diplomates et les gouvernements étatiques. Il s’attarde surtout sur le positionnement parfois complexe d’un représentant de l’État à l’étranger, potentiellement tiraillé entre le service des intérêts de sa patrie et la compréhension empathique du pays hôte, première qualité qu’on attend de lui. Jusqu’à s’interroger sur ce qui fait un bon diplomate au xxie siècle, question plus complexe à résoudre aujourd’hui qu’hier.
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1Diplômé d’études approfondies ibériques et ibéro-américaines, agrégé d’histoire, Yves Saint-Geours a entamé en 1990 une carrière de diplomate. Il est membre, depuis 2019, du Conseil supérieur de la magistrature.
2En quoi consiste aujourd’hui le métier de diplomate ? Yves Saint-Geours, ancien ambassadeur en Bulgarie, au Brésil et en Espagne, qui fut aussi directeur général pendant trois ans de l’administration et de la modernisation du Quai d’Orsay, est bien placé pour décrire les enjeux de la Carrière et ses évolutions actuelles. Dans cet entretien, il raconte le recul de la diplomatie multilatérale, le retour des rapports de force, le spleen des diplomates brésiliens et américains, l’éphémère succès diplomatique de la COP21… Il s’attarde surtout sur le positionnement parfois complexe d’un représentant de l’État à l’étranger, potentiellement tiraillé entre le service des intérêts de sa patrie et la compréhension empathique du pays hôte, première qualité qu’on attend de lui.
3L’idée d’avoir un corps diplomatique étatique, professionnel, idée relativement récente dans l’histoire européenne, ne paraît plus si solide aujourd’hui, car grignotée sur plusieurs fronts. D’un côté, les présidents se chargent eux-mêmes de se représenter, mènent les négociations et s’adressent par Twitter à leur opinion publique ou à celle des autres pays ; de l’autre, le rôle de diplomate fait des émules ailleurs qu’au service des États. Bref, les diplomates servent-ils encore à quelque chose ?
- 1 Maurice Vaïsse (dir.), Diplomaties étrangères en mutation, Paris, Pedone, 2018, p. 229-231.
4En effet, à première vue, nombreuses sont les raisons de craindre – ou pour certains d’espérer – la fin des diplomates traditionnels. Dans la postface d’un livre récent1, je les égrène : communication directe entre les présidents ou les ministres, notamment en Europe, obsolescence de leur fonction de correspondant liée aux nouvelles technologies de communication, changement de l’espace-temps, interférence avec la diplomatie parlementaire, essaimage du modèle diplomatique un peu partout, dans les ONG, les régions, les villes, les multinationales, etc. On observe en outre une difficulté pour la diplomatie traditionnelle à s’exprimer. Néanmoins, il y a toujours des diplomates, des négociations ont toujours lieu, et même lorsque les diplomates étatiques n’en sont pas, les dispositifs ressemblent à ceux qu’ils ont conçus au cours de l’histoire. Ensuite, l’examen des budgets contraste cette crise. La baisse des moyens, des postes, des réseaux touche les démocraties occidentales. Dans les États émergents ou émergés, comme la Chine, la Turquie ou le Brésil, ils augmentent au contraire. La Chine investit massivement, en particulier dans le soft power, puisqu’elle ouvre des instituts Confucius un peu partout, mais elle a aussi considérablement augmenté son réseau diplomatique. Le réseau, la présence, restent des éléments essentiels de compréhension, de contact, d’influence. Je ne prédis pas la fin des diplomates.
5Nous serions donc face à une crise ou une transition plutôt qu’aux prémices d’une disparition ?
6On pourrait plutôt parler d’un retour en arrière. Nous assistons depuis quelques années au retour des puissances et à l’affaiblissement du multilatéralisme. Ce dernier avait généré un nouveau type de diplomatie, et donc logiquement porté des coups à la diplomatie traditionnelle d’État. Aujourd’hui reviennent les États-Nations, les souverainetés nationales, la force, la puissance. Le bilatéralisme prime à nouveau. Le moment présent est finalement très westphalien. Il pose de nouveau les rapports internationaux dans des cadres que l’on connaît depuis le milieu du xviie siècle et remet en selle, dans une certaine mesure, les diplomaties professionnelles traditionnelles.
7Faut-il s’en réjouir ? N’y a-t-il plus de place pour le multilatéralisme, pour des institutions ayant pour horizon quelque chose comme du cosmopolitique ?
8J’ai eu la chance de participer à la préparation de la COP21 que la France a présidée et où l’effort de la diplomatie classique a consisté à toucher à toutes les formes de diplomatie formalisée : les cercles régionaux, les petites îles qui disparaissent à cause du niveau des eaux, en plus naturellement des ONG, des think tanks… Cette expérience a fait apparaître une transformation de la pratique diplomatique, ou mieux une photosynthèse de beaucoup de phénomènes en cours qui a permis, sur un élément très transversal, très mondial, très planétaire, de voir comment ce kaléidoscope de diplomaties plurielles, entrant en négociation, pouvait fonctionner plus ou moins. Il n’y avait néanmoins que deux ou trois objectifs simples. D’aucuns considèrent qu’ils étaient insuffisamment ambitieux – pas plus de deux degrés de réchauffement par exemple – mais ils étaient simples à afficher. S’ils avaient été complexes…
9La COP21 a donc été une sorte d’apothéose pour la diplomatie, notamment française, qui se targue d’une tradition particulière en la matière ?
10Je crois que nous avons eu beaucoup de surprises dans les négociations. La première, et pas la moindre, a été l’accord de l’Union européenne, que nous envisagions au départ comme un objectif difficile à atteindre. Or il a été obtenu immédiatement. Cet acquis précoce et essentiel a permis que joue de nouveau, et de manière un peu inespérée, la démultiplication traditionnelle de la diplomatie française par l’Union européenne (pourtant battue en brèche depuis de nombreuses années), et elle a pu consolider ce qui a contribué à faciliter les échanges avec les pays d’Afrique et du Pacifique. Naturellement, sans les États-Unis, rien n’aurait été ensuite possible. Je dirais donc que la COP21 a surtout été l’apothéose de la diplomatie multilatérale et globale, avec ces ingrédients des diplomaties plurielles, dans un cadre de gouvernance mondiale consentie. Tout de suite après, tout s’est arrêté, parce que la Russie, la Chine, Trump, la crise aussi ont fait que toutes les menaces qui planaient se sont confirmées. C’est vraiment le sujet qui a fait coalition.
11Cela peut revenir…
12Oui, cela peut revenir. La situation n’est pas absolument désespérée quoique les signes d’un regain ne soient guère spectaculaires aujourd’hui.
13Ces COP (Conférences des parties) semblent être les seuls lieux ou un vague modèle de rapport international, ou plutôt global, intercollectif au sens large, subsiste aujourd’hui. Est-ce le cas ?
14L’ONU est à la peine. Je ne crois pas qu’il existe une opinion publique mondiale, mais un sujet ponctuel comme celui-là peut faire converger des demandes et permet de construire quelque chose. Pour le reste, les opinions publiques peuvent être nationalistes, religieuses, xénophobes, « illibérales »… Ça reste compliqué (rires). J’ai accompagné, en tant qu’ambassadeur au Brésil, une tentative de réforme du Conseil de sécurité. Nous étions favorables à l’entrée au Conseil de membres permanents non dotés du droit de véto. J’ai rapidement perçu que nous étions dans une impasse. Cela fait maintenant des décennies que nous y sommes, et donc dotés des instruments du xxe siècle pour gérer le xxie. En même temps, une ruse, non de la raison mais de l’histoire, fait que ce xxie siècle n’est pas excessivement progressiste. Le retour des rapports de puissance à puissance, la présence de la Chine, des États-Unis et de la Russie au Conseil de sécurité engendre un équilibre des rapports de force différent, mais comparable à celui de la guerre froide. L’ONU ne règle pas les choses, mais retrouve d’une certaine façon des équilibres connus, avec la clarté des alliances (toutes remises en cause) en moins.
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15La COP semble avoir été l’occasion d’une inclusion plus grande sur l’arène diplomatique des collectifs ou des entités concernés par le changement climatique. Dans le champ de l’anthropologie et de la philosophie, la critique des présupposés ethnocentriques qui réservent aux seuls humains le statut de sujet politique conduit naturellement à élargir encore cette arène2. Mais quels sont, concrètement, les critères pour participer aux COP ? Quelles en sont les règles du jeu et dans quelle mesure pourraient-elles évoluer ?
16Les choses évoluent, mais lentement. Les diplomates n’ignorent pas que la nature est devenue un sujet de droit dans certaines constitutions (Équateur, Bolivie…), que telle rivière (Nouvelle-Zélande), telle montagne en Afrique l’est. Les réflexions englobent aussi ces questions, mais la logique nationale ou les instruments multilatéraux existants (le traité international sur l’Antarctique par exemple) prévalent pour le moment. Sans compter que certains pays, comme le Brésil, considèrent depuis plusieurs décennies que l’idée de faire de l’Amazonie un sujet pour la planète relève d’une tentative (parfois d’un complot) contre la nation brésilienne. Ce sera difficile de surmonter l’État-Nation, notamment dans le contexte actuel et dans la perspective de l’« émergence ». Mais ces États sont eux-mêmes amenés à prendre en compte à la fois l’expression de leur société civile (collectifs d’ONG, etc.), leurs peuples autochtones, naturellement, qui sont dans une relation de dialogue institutionnel avec le gouvernement – ce qui est prévu dans les constitutions – et la pression internationale.
17Cela dit, de fait, les COP sont très ouvertes à la société civile et il ne faut pas oublier qu’il s’agit de mettre en œuvre les conventions de l’ONU, qui se veut forum universel. Par conséquent, au risque parfois de l’inaction due aux contradictions, s’expriment assez ouvertement ces réflexions nouvelles, contribuant à l’évolution de l’opinion publique.
18Peut-on considérer les diplomates du monde entier comme participant d’une même culture, au sens d’un ensemble de codes, de valeurs, d’habitus, qui semblent d’ailleurs toujours marqués par les formes localement variables de « style aristocratique » ?
19Il est vrai que ce modèle reste prégnant. Entendons-nous : il y a bien longtemps que les services diplomatiques ne recrutent plus exclusivement ou même préférentiellement les rejetons plus ou moins compétents de l’aristocratie ou des classes supérieures… Le Quai d’Orsay est aujourd’hui aussi ouvert que les autres ministères : les diplomates gèrent des affaires humanitaires, des crises de tous ordres, et doivent intervenir sur le terrain économique et social. Mais il reste attendu qu’un diplomate professionnel exhibe des traits de comportement qu’on associe à la culture de cour : communication et maintien très codifiés et contrôlés – « policés » –, combinaison d’affabilité et d’une certaine distance, esprit, art de converser, prudence d’expression publique qu’on peut, si l’on veut, qualifier de langue de bois, maîtrise de soi – signalée ironiquement par la maxime selon laquelle « les diplomates trahissent tout et tout le monde, sauf leurs émotions ». Les styles diplomatiques locaux sont tributaires de la manière dont ces formes de comportement se sont développées, se sont transmises et ont évolué dans les pays concernés. Avec de l’expérience, on les reconnaît aisément, et on reconnaît aussi la manière dont les diplomates jouent avec leurs propres « styles aristocratiques ». Il est indéniable qu’il existe ainsi non un esprit de corps, mais une communauté des diplomates, de ces quelques milliers de personnes à travers le monde qui partagent les mêmes pratiques, parlent les mêmes langages et tentent de vivre en bonne intelligence même dans des situations très conflictuelles. C’est surtout qu’ils comprennent pourquoi les autres font comme ils font. Cette capacité à comprendre le point de vue de l’autre, y compris pour affirmer des désaccords, est facilitée par des organisations institutionnelles généralement similaires et symétriques : chacun, à son échelon, peut trouver ainsi son homologue.
20Les différences nationales portent aussi sur la doctrine diplomatique du pays, qui peut prendre la forme d’une personnalité, ou d’un « ADN », qui transcende en partie les aléas politiques. On apprend à les reconnaître, et à savoir ainsi ce qu’il convient d’éviter de dire. Pour prendre un exemple récent, l’affirmation de la souveraineté du Brésil sur l’Amazonie fait partie de l’ADN diplomatique et identitaire du pays. La remettre en cause heurte un sentiment partagé par toutes les tendances politiques et toutes les strates de la société brésilienne.
21Justement, parlons des rapports entre gouvernements et services diplomatiques. Jusqu’à quel point ces services sont-ils exposés aux vicissitudes du politique, comment y résistent-ils le cas échéant ?
22Cela dépend évidemment, au moins partiellement, de l’ancienneté d’institutionnalisation de ces services et de la solidité de leurs réseaux – et bien sûr cela dépend aussi des autorités politiques et de leur volonté de les changer, voire de les démanteler. Les décalages sont fréquents entre les services et les gouvernements, sans que cela soit nécessairement gênant. On peut défendre les intérêts de son pays sans adhérer complètement au régime en place. La IIIe République pouvait ainsi avoir pour diplomates des monarchistes qui refusaient de servir la république, mais acceptaient de servir la France. De surcroît, les réseaux diplomatiques, adossés au soft power – littérature, écoles de langue, tourisme –, peuvent donc former un point structurant lorsque le politique ne l’est plus.
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- 4 Depuis cet entretien, certains diplomates ont raconté la mise au pas de l’Itamaraty par le préside (...)
23Cette idée que la temporalité de la diplomatie n’est pas celle du politique, qu’elle a une relative inertie, sinon une indépendance, doit être tempérée pour les cas du Brésil et des États-Unis. Les diplomates brésiliens souffrent beaucoup car Bolsonaro balaye les bases séculaires de l’exercice de la profession dans ce pays : la préséance accordée à la négociation et à l’arbitrage, le refus de l’ingérence, la méfiance à l’égard des grandes puissances, le goût pour le multilatéralisme… Ils se sentaient les dépositaires de cette doctrine, même lorsque leur président pensait autrement. Lula imposait parfois ses vues, ne craignait pas les bras de fer, mais il respectait le jeu des institutions avec l’Itamaraty3. Pas Bolsonaro. Certains diplomates, très peu nombreux, ont choisi la protestation, la plupart le silence4. Tout au plus, on peut imaginer qu’ils redoubleront de politesse vis-à-vis de leurs interlocuteurs, histoire de marquer leur distance par rapport au mode d’être et d’agir de leur président actuel… Ils se disent que, le temps passant, on retrouvera le cours d’une diplomatie brésilienne ancrée dans son histoire.
24Quant à Trump, mon avis sur sa diplomatie a évolué. Aujourd’hui, on sent tout de même un véritable désarroi. Le département d’État semblait au début capable de maintenir une direction, grâce à sa puissance que signalent ses effectifs considérables – 75 000 personnes en tout, dont 26 ou 27 000 à Washington, soit plus du double de tous les diplomates français dans le monde. Mais l’abolition de tout filtre à la parole présidentielle, le « doublage » des services, comme le montre l’affaire de l’Ukraine, sont des difficultés importantes. Le travail a toujours été très compartimenté horizontalement et verticalement au département d’État, contrairement à la France où les hiérarchies sont plus poreuses, le travail moins spécialisé. Il y a donc probablement des gens qui travaillent très bien sur des sujets précis, mais il est difficile d’imaginer que le tout soit coordonné et orienté de manière cohérente, même s’il y a une « ligne » Trump.
25On imagine aussi que le spoil system en vigueur aux États-Unis fragilise le département d’État.
26Contrairement à ce qu’on pense souvent, les services américains sont relativement peu enclins au spoil system, c’est-à-dire au remplacement systématique des hauts fonctionnaires à chaque changement présidentiel. Certes, on gratifie d’une ambassade de grands donateurs à la campagne présidentielle, mais le corps diplomatique peut encaisser ça. La plupart des postes sont occupés par des diplomates professionnels de grand talent. Le problème actuel n’est pas que Trump les remplace par des proches, mais qu’ils aient démissionné d’eux-mêmes, officiellement pour raisons personnelles, tant le gouvernement a su déstabiliser l’institution. Même quand ils sont républicains… En outre, cette manière de récompenser des favoris n’est pas limitée aux États-Unis… Quand j’étais à Madrid, j’ai découvert avec stupeur que les Espagnols, tout en ayant un corps diplomatique professionnel de grande qualité, pratiquaient aussi le spoil system. Cela s’explique par des raisons historiques, mais complique la tâche des diplomates en place en créant une instabilité. Au gré des alternances, les carrières peuvent connaître de durables éclipses ou au contraire de notables ascensions. Une telle chose ne se produit pas en France.
27Pour poursuivre sur les habitus du corps diplomatique, qu’est-ce qui fait la grandeur d’un diplomate, sur quels critères est-il évalué ?
28Sur un ensemble de choses, plus complexe aujourd’hui qu’hier. Partons de sa mission de correspondant. Un diplomate sera apprécié au ministère parce qu’il observe, analyse et comprend mieux que les autres. Traditionnellement, il faut en outre que ses notes d’analyse soient rédigées avec un certain style. Les talents d’analyste restent importants, même s’il n’y a pas toujours foule au bout du télégramme… Pour mieux analyser, il faut mieux connaître et pour mieux connaître, il faut être mieux introduit. Un bon ambassadeur est celui qui saura être introduit dans tous les secteurs et toutes les strates de la société qui l’accueille. On reconnaîtra sa capacité à occuper dans la (bonne) société locale une position de prestige ou d’éminence, à avoir l’oreille de ses interlocuteurs – qui est aujourd’hui leur numéro de portable – et donc à pouvoir soit transmettre, soit recueillir un message très rapidement, parfois même, si possible, à influencer ses interlocuteurs. Il s’agit bien d’être le mieux introduit partout, donc aussi dans l’opposition, ce qui peut être délicat et exiger du courage dans les régimes difficiles… Une certaine capacité à anticiper les mouvements politiques n’est pas inutile. Lorsque j’étais en Bulgarie, j’ai demandé rendez-vous au chef du Parti socialiste une semaine après son échec électoral. Je me suis dit qu’il accéderait au pouvoir tôt ou tard, et sans doute tôt. Ma demande l’a surpris : « Vous venez voir le loser ? », s’étonna-t-il. C’était précisément là mon travail, aussi ai-je répondu : « J’ai bien compris que vous aviez perdu les élections, mais j’aimerais savoir comment vous allez les gagner la prochaine fois. » La défaite étant orpheline, l’intéressé s’est longtemps souvenu de ce rendez-vous empathique… Enfin, et on l’oublie trop souvent, le diplomate doit aussi être capable de diriger des équipes. Toute négociation est un travail éminemment collectif, même si elle est portée – plutôt incarnée – par une personne. La qualité de l’incarnation est évidemment importante, mais pensez au Brexit : derrière chaque apparition et déclaration de Michel Barnier, il y a des heures sans fin de discussions invisibles entre des armées d’experts qui doivent être entendues et guidées. Dernière chose prise en compte dans l’évaluation d’un diplomate, surtout d’un ambassadeur : un certain charisme, une capacité à parler aux médias, à bien recevoir, car la résidence reste un instrument d’influence et de coopération.
29À ce sujet, la fonction de représentation a-t-elle été modifiée par les réseaux sociaux ?
30L’ambassade a bien entendu un compte Twitter. Mais moi je n’en ai jamais eu personnellement, quoique nous y ayons été incités, car je considère que si la parole diplomatique est une parole codifiée, le tweet personnel de l’ambassadeur est une parole doublement codifiée. Il parle en son nom d’après le registre employé, qui respecte l’informalité apparente de Twitter, tandis qu’il reste le représentant officiel de son pays. En cas de dérapage, pour qui parle-t-il ? Cette confusion génère des affects, qui doivent être exclus du travail – non de la vie – des diplomates. En prétendant simplifier et personnaliser la communication, les réseaux sociaux obligent en somme et en réalité à une sophistication du message (qui peut confiner au mensonge) que je trouve inutile. Cette position qui est mienne est considérée par certains comme tout à fait passéiste, ce que j’assume (rires).
31Tous ces éléments qui font la grandeur d’un diplomate doivent s’apprendre. Comment se fait l’imprinting – ou l’imprégnation – d’un diplomate ? S’agit-il d’un processus explicite ?
32En France, on arrive généralement en diplomatie par les cadres d’Orient ou par l’ENA, mais il n’existait pas de véritable école d’application. Depuis quelques années, un Institut diplomatique et consulaire, où chaque diplomate fait un passage en début ou en milieu de carrière, a été créé. Y sont abordées beaucoup de questions, dont la gestion, la déontologie, l’usage des médias, etc. Cette formation demeure à mon avis trop limitée ; elle est en tout cas sans commune mesure avec celle de l’École nationale de la magistrature, où les futurs magistrats suivent une formation de trente-et-un mois durant laquelle ils font le parquet, le siège, les affaires familiales, l’application des peines, vont dans les prisons, etc. Rien d’équivalent pour la diplomatie.
33Cette idée qu’il n’y a pas besoin d’une formation spécifique renvoie-t-elle encore à la prégnance du modèle aristocratique ? Celle-ci exprimerait une sorte d’utopie selon laquelle les rapports entre diplomates sont le micro-modèle des rapports entre États : comment défendre ses intérêts en restant policé ?
34Peut-être, mais il faut nuancer. Dans beaucoup de pays, il y a des académies diplomatiques. C’est même là que se construit parfois une aristocratie de la fonction publique. En France, c’est plus parce que l’on considérait que se former au service de l’État, traditionnellement fort, était l’essentiel et que le « reste » venait après, que les choses se passaient ainsi. Être diplomate dans un contexte bilatéral, c’est chercher à faire marcher ensemble des valeurs et des intérêts dans le cadre d’alliances. C’est souvent difficile et un bon diplomate doit défendre âprement les intérêts de son pays.
35Cela dit, il est vrai qu’il existe un idéal de civilité dans l’action diplomatique. Qui rejoint le sens même d’une négociation : la paix, la conciliation…
36La compétence acquise sur un continent ou un pays est-elle valorisée chez un diplomate ?
37C’est à double tranchant. La maîtrise de la langue et de la culture est jusqu’à un certain point considérée comme un avantage comparatif, notamment chez les « Orient », c’est-à-dire les diplomates postés dans les pays du Proche, du Moyen et de l’Extrême-Orient. Beaucoup d’ambassadeurs dans les pays du Golfe sont arabisants, en Chine sinisants, au Japon japonisants. Mais l’atout peut devenir désavantage si l’on estime que telle personne « connaît trop le pays », qu’elle est de ce fait un peu « stockholmisée ». Si globalement ceux qui passent le concours d’Orient avec une langue le font pour aller dans le pays de la langue en question, les trajectoires ne sont pas figées pour autant. Claude Martin, sinisant, a été ambassadeur en Chine puis à Berlin, de la même manière que Jean-David Lévitte ou Maurice Gourdault-Montagne, « Orient », ne sont pas restés cantonnés à leur région de prédilection.
38D’où vient cette crainte de la « stockholmisation », qui rappelle la thématique du going native en ethnologie ?
39La première vertu du diplomate, comme je le rappelais à mes jeunes collaborateurs, est l’écoute. Il s’agit de comprendre pourquoi l’autre pense ce qu’il pense, et pourquoi il le dit comme il le dit. Dès lors qu’on endosse cette attitude intervient une dimension d’appropriation, forcément, qui peut conduire à devenir comme l’ambassadeur du pays hôte auprès de son administration. Par ailleurs, j’ai toujours trouvé compliqué de travailler avec des gens qui sont des deux côtés de la table. Dans certains pays, du fait de l’histoire coloniale française, vous trouvez des ministres ou des parlementaires binationaux. J’ai vu jadis à ma grande stupeur, en Asie du Sud-Est, un ambassadeur, lors d’un dîner, tancer sans ménagement ses convives, qui n’étaient autres que tel ou tel ministre, le président de l’Assemblée nationale, etc. Il m’a expliqué ensuite qu’il ne l’aurait jamais fait si tous n’avaient pas été également français. La biculturalité est positive, mais pas pour tous les emplois… « L’exfiltration » régulière des diplomates s’impose enfin parce que, dans certains pays, on finit par se fatiguer des trahisons, coups de poignard et mensonges permanents dont le diplomate est nécessairement l’objet de la part de ses interlocuteurs locaux ; on se fatigue aussi de son instrumentalisation dans des querelles intestines du pays. On risque de les prendre trop personnellement à la fin, et d’oublier même fugacement l’indispensable séparation entre la fonction et la personne. Il s’ensuit que la marge de manœuvre du diplomate pour développer une diplomatie personnelle est en réalité très limitée.
40Le diplomate d’État est dans une situation au fond très paradoxale : plus il est bon, interagit efficacement avec ses interlocuteurs – en vertu de ses qualités jugées « personnelles » (intelligence, charme, etc.), même si ces qualités résultent en partie d’un processus de conformation –, plus il doit s’arrimer à l’idée qu’il n’est que le représentant, voire l’émanation, des intérêts de son pays, bref qu’il n’agit pas en tant que personne singulière… Arrive-t-il aux diplomates de parler entre eux – voire avec leurs homologues étrangers – de la difficulté d’assumer ce « placement » très particulier, ou serait-ce considéré comme une faute de goût… ?
41C’est rare, tant cette situation fait partie de sa condition. C’est pourquoi j’ai toujours pensé qu’il était indispensable de garder la tête froide, de revenir régulièrement dans son pays pour exister « comme tout le monde », et surtout de ne jamais oublier la distinction de Pascal entre les « grandeurs naturelles » et les « grandeurs d’établissement ».
42Vivant en public, devant parfois soutenir des positions qui ne correspondent pas à ses convictions intimes, tenu de bien comprendre et de transmettre les positions de l’autre, en immersion – et s’il travaille bien, il est véritablement au contact de la population et pas seulement du « club » diplomatique –, l’ambassadeur doit sans cesse se rappeler et mettre en œuvre la sage maxime de Montaigne : « Il se faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. »
Notes
1 Maurice Vaïsse (dir.), Diplomaties étrangères en mutation, Paris, Pedone, 2018, p. 229-231.
2 C’est ce qu’a proposé Bruno Latour au théâtre des Amandiers, en faisant simuler à des étudiants, en 2015, une négociation sur le climat où étaient représentés l’atmosphère, les peuples autochtones, les forêts, les océans…
3 Le ministère des Affaires étrangères brésilien est communément appelé Itamaraty, du nom du palais éponyme à Rio de Janeiro qui l’a abrité entre 1899 et 1970. À cette date, il a déménagé dans un nouveau palais à Brasilia signé par l’architecte Oscar Niemeyer. Itamaraty est un nom tupi, qui signifierait « rivière des petites pierres » ou encore « rivière des pierres blanches ».
4 Depuis cet entretien, certains diplomates ont raconté la mise au pas de l’Itamaraty par le président Bolsonaro, confirmant l’analyse de Saint-Geours d’une destruction radicale de la diplomatie brésilienne traditionnelle. Voir Bruno Meyerfeld, « “C’est un climat de chasse aux sorcières”. Dans le Brésil de Bolsonaro, le grand blues des diplomates », Le Monde, 4 février 2020, en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/04/c-est-un-climat-de-chasse-aux-sorcieres-dans-le-bresil-de-bolsonaro-le-grand-blues-des-diplomates_6028344_3210.html [dernier accès, octobre 2020].
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Référence électronique
Yves Saint-Geours, Anne-Christine Taylor et Emmanuel de Vienne, « L’art de rester soi », Terrain [En ligne], 73 | 2020, mis en ligne le 09 octobre 2020, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/20321 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.20321
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