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Parler pour la Chine

Le politiquement correct des travailleurs chinois en Zambie
Di Wu
Traduction de Lise Garond
p. 112-129
Cet article est une traduction de :
Representing China on the ground [en]

Résumé

Depuis quelques années, de nombreux chercheurs et journalistes se rendent en Afrique pour enquêter sur la « véritable nature » des projets chinois sur le continent. Être interviewé est devenu une activité quotidienne pour les migrants chinois, tandis que les autorités chinoises, par le biais de leurs ambassades en Afrique, rappellent à leurs employés chinois qu’ils représentent la Chine et qu’ils se doivent d’être politiquement sur leurs gardes lorsqu’ils s’adressent aux « étrangers ». À partir de recherches dans une exploitation agricole chinoise en Zambie, l’auteur examine comment les travailleurs chinois communiquent avec ces étrangers de façon diplomatique. Il montre que la formalisation de la parole leur donne la marge de manœuvre dont ils ont besoin au quotidien pour répondre diplomatiquement à leurs interlocuteurs.

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Texte intégral

  • 1 Rendue publique par le président Xi Jinping en 2013, l’initiative est présentée comme une stratégi (...)
  • 2 Au moment où j’écris ce texte, l’Institut Chine-Afrique ouvre à Beijing grâce aux financements du (...)

1Le nouveau phénomène politico-économique connu sous le nom de « Chine-Afrique » suscite depuis ces dix dernières années une attention considérable de la part des journalistes et des chercheurs occidentaux. Tandis que les chercheurs dressent des statistiques et vont sur le terrain pour enquêter sur la « véritable nature » et la spécificité des projets chinois dans les pays africains, certains journalistes parlent de « néo-colonialisme » et de « diplomatie de la dette ». Ce dernier terme a notamment émergé dans les médias euro-américains suite à la mise en place progressive par Xi Jinping de son projet « One Belt, One Road » (littéralement « Une ceinture, une route »). Ces quatre dernières années, avec le projet de « Nouvelle route de la soie » (Belt and Road Initiative en anglais)1 lancé par le gouvernement chinois, la « Chine-Afrique » fait aussi l’objet d’un intérêt grandissant du côté des chercheurs et des journalistes chinois. Plusieurs universités chinoises ont créé des centres d’études africaines et des dizaines de chercheurs ont obtenu des financements du gouvernement pour effectuer des recherches sur le continent africain2. Quelle que soit la manière dont on perçoit cet engagement de la Chine en Afrique, le fait est que les entreprises et employés chinois se retrouvent sur place en contact avec un nombre grandissant de chercheurs et de journalistes, si bien que répondre à leurs sollicitations est progressivement devenu une activité routinière. En outre, le discours produit par les médias et les chercheurs, qu’il soit positif ou négatif, colore désormais implicitement les interactions des travailleurs chinois (en particulier lorsqu’ils sont employés pour des projets d’État) avec leurs homologues africains.

2Représenter la Chine auprès des journalistes était jusqu’à présent un exercice assez inédit pour ces employés chinois, pour la plupart originaires de petites villes et jamais interviewés avant leur arrivée. Le fait de se retrouver brusquement exposés à une attention internationale – sachant que leurs propos seront peut-être entendus ou lus à l’autre bout du monde – constitue pour eux une nouvelle source de difficultés et de malaise. Préoccupés par les conséquences éventuelles de leurs propos pour eux-mêmes ou pour les autres, ils ne savent pas toujours comment répondre, leur inquiétude étant exacerbée par le fait qu’il existe un protocole – publié dans des livrets distribués par les ambassades chinoises – qui dicte le comportement que les migrants chinois doivent adopter en Afrique. Ces documents sont mis au point par les ambassades puis distribués aux organisations chinoises présentes dans chaque pays. Dans l’équipe qui construisait le centre de formation que je décris ici, chaque travailleur chinois avait reçu un exemplaire à son arrivée en Zambie, leur rappelant qu’ils représentent leur pays en Afrique et doivent se comporter avec la prudence qui convient lorsqu’ils s’adressent à des « personnes extérieures » (wairen, c’est-à-dire non chinoises). En tant que représentants de leur pays à l’étranger et membres d’une même entité (la Chine), ils ne doivent pas risquer d’entacher l’honneur de leur patrie (zuguo) par un comportement imprudent. Tout travailleur que l’on surprend en train de s’exprimer de manière « inappropriée » (avec des propos qui iraient à l’encontre des politiques gouvernementales ou de la ligne du Parti communiste chinois, le PCC) s’exposerait à un licenciement. Dans ce contexte d’intense pression, un simple entretien avec un chercheur ou un journaliste, potentiellement accessible au public (et aux autorités chinoises en particulier), peut s’avérer très problématique. Savoir comment représenter diplomatiquement la Chine au quotidien est donc devenu une question cruciale pour ces employés.

3Je m’intéresse dans cet article à la façon dont cette diplomatie s’exerce dans la pratique. Les descriptions proviennent de mes recherches de terrain au Centre de démonstration des technologies agricoles (CDTA) Chine-Zambie en 2011. Le CDTA est un centre de formation agricole financé par l’État chinois, dont l’objectif principal est d’aider les agriculteurs et les étudiants en agriculture locaux à améliorer leurs compétences et leur productivité. Comme beaucoup d’autres initiatives chinoises en Afrique (Lee 2009 ; Yang 2016), il est dirigé par des experts agronomes chinois, bien qu’il soit présenté sur le papier comme un projet coopératif en partenariat avec les organisations locales. Comme je l’ai souligné ailleurs (2019), le CDTA opère à la manière d’une unité de travail (danwei, littéralement « lieu de travail »), système institutionnalisé fournissant aux employés du travail et des avantages sociaux (logement, accès aux soins médicaux, etc.). Ce type de structure est étroitement associé aux entreprises d’État. Les employés sont contraints d’y travailler à vie, parce qu’ils dépendent de l’entreprise pour conserver ces avantages sociaux. Selon certains chercheurs, l’unité de travail est l’instrument principal par lequel le Parti impose sa politique (Perry & Lu 1997). Pour conserver leurs avantages sociaux ou obtenir une promotion, les employés dépendent de leurs supérieurs chinois et tendent donc à adopter une attitude docile au travail. Andrew Walder qualifie à juste titre ce système de « dépendance organisée » (1986). Soumis à ce régime de sanctions et de récompenses, les travailleurs chinois intériorisent les exigences politiques évoquées et reproduisent stratégiquement des énoncés politiquement corrects.

4Mes principaux interlocuteurs sont des migrants chinois temporairement employés en Zambie. La plupart d’entre eux travaillent pour des entreprises appartenant à l’État ou à des provinces chinoises. Ils sont déjà employés en Chine et se rendent en Zambie avec un contrat à durée déterminée (généralement de trois ans) pour travailler sur un projet spécifique. Une fois celui-ci terminé, ils rentrent dans leur pays et reprennent leur travail au sein de leur entreprise. Pendant leur séjour africain, leur salaire est versé sur leur compte bancaire chinois et la quasi-totalité de leurs besoins (hébergement, nourriture, services médicaux, etc.) est prise en charge par l’entreprise. Les travailleurs chinois ont généralement peu de contacts avec les communautés locales. Leurs relations sociales se limitent souvent à ce qui se passe dans l’enceinte même de l’entreprise (Yang 2016). Le fait qu’ils ne soient que de passage influence grandement leur logique comportementale quotidienne. Généralement peu enclins à s’intégrer aux communautés locales, ils font appel à leurs compétences culturelles acquises en Chine non seulement pour affronter les difficultés qui émergent dans ce contexte social peu familier, mais aussi pour montrer leur attachement à leur pays d’origine. Dans son étude sur la migration urbaine en Zambie, James Ferguson (1999) montre que, chez les migrants issus des campagnes dont l’installation en ville reste incertaine, la performance culturelle de leurs origines est un moyen pour eux de s’assurer qu’ils pourront être rapidement réintégrés à leurs communautés d’origine si le retour devenait inévitable.

5Je m’intéresse dans ce contexte à la façon dont les travailleurs chinois perçoivent et mettent en pratique le discours ritualisé comme un outil efficace pour faire face aux questions des journalistes et des chercheurs tout en satisfaisant aux exigences de vigilance politique des autorités. Il est intentionnellement utilisé par les migrants chinois comme un instrument rhétorique permettant de résoudre concrètement les dilemmes diplomatiques qui se présentent à eux, leur permettant de se montrer accueillants, tout en évitant les accusations politiques qui pourraient émaner du Parti. Comme nous le verrons, l’efficacité du discours ritualisé réside dans la disjonction qu’il crée entre la situation elle-même, c’est-à-dire la conversation, et ce qui est communiqué lors de cette conversation. Discutant de la manière dont les étudiants chinois perçoivent le guanhua (discours officiel), Anders Hansen écrit que le discours ritualisé est « vide de sens, prévisible et dépourvu d’une authentique expressivité » (2017 : 47). Cet aspect vide et répétitif provoque souvent du désintérêt chez les étudiants. Néanmoins, lorsqu’il est utilisé par le gouvernement chinois, le discours ritualisé exprime le pouvoir du PCC et requiert l’obéissance de la population. Je rejoins Hansen dans sa description du discours chinois formalisé, mais une question subsiste : comment ce discours peut-il être activement reproduit par les individus, au-delà de la simple contrainte ou coercition politique ? La comparaison entre mon terrain de recherche et celui de Hansen permet peut-être d’y répondre. Dans le cas de Hansen, les parties en présence (à savoir le Parti et la population chinoise) forment une dyade opposée, la population jouant un rôle plutôt passif. Sur mon terrain de recherche en revanche, l’interaction est tripartite : elle comprend les chercheurs et journalistes, les travailleurs chinois et les autorités chinoises. Lorsqu’ils sont interrogés, mes interlocuteurs chinois ne sont pas seulement en communication directe avec des chercheurs ou des journalistes : du fait de la potentielle retransmission de leur propos à un public extérieur, chacun de leurs énoncés s’adresse aussi indirectement aux autorités comme une preuve de loyauté envers elles. Conscients de cette complexité de la communication, qui s’adresse dans le même temps à deux parties différentes (dont les intérêts politiques sont souvent opposés), mes interlocuteurs se servent activement du discours ritualisé pour entrer diplomatiquement en relation avec les autres. Plus précisément, la parole ritualisée fonctionne comme un dispositif permettant aux travailleurs d’établir vis-à-vis de leur interlocuteur la distance nécessaire pour exercer leur diplomatie. Tandis que la vacuité du discours formalisé permet aux migrants chinois de répondre aux demandes d’interviews sans avoir à endosser de responsabilité politique, la formulation même de ce discours témoigne de leur loyauté envers les autorités.

6Je commencerai par présenter une vignette ethnographique montrant la conscience aiguë qu’ont les migrants chinois du caractère politiquement correct que prennent leurs propos lorsqu’ils sont interrogés. Je commenterai cet exemple en mettant l’accent sur un terme fréquemment utilisé par mes interlocuteurs : jiangzhengzhi (« employer un langage politiquement correct »). Je décrirai ensuite comment le discours ritualisé est détecté et reproduit dans les conversations de la vie de tous les jours. En m’appuyant sur la théorie des actes de parole (Austin 1962 ; Searle 1969), j’analyserai la fonction de la parole ritualisée dans la communication diplomatique ordinaire. Je conclurai enfin par quelques remarques sur les relations entre le discours ritualisé, le politiquement correct et la diplomatie ordinaire.

7Il importe tout d’abord de clarifier ce que j’entends par « discours ritualisé ». En pratique, comme je le montre plus loin, celui-ci peut revêtir différentes formes selon les contextes. Dans les interactions sociales quotidiennes, mes interlocuteurs chinois ont généralement recours au taohua (littéralement « discours préétabli »). Lorsqu’il est employé par des représentants du gouvernement chinois ou dans le cadre de relations sociales hiérarchisées, le discours ritualisé peut être désigné par le terme guanhua (« discours officiel »). Comme je le souligne dans la conclusion, la « ritualisation », pour reprendre l’argument général de Maurice Bloch (1974), est une formalisation : en d’autres termes, dans cet article, la notion de discours ritualisé renvoie à celle de discours formalisé.

Employer un langage politiquement correct

8La première fois que j’ai remarqué la vigilance des travailleurs chinois dans leurs contacts avec des journalistes, le chantier de construction du CDTA s’achevait, ce qui coïncidait aussi avec l’arrivée à Lusaka de Fan, jeune interprète d’environ 30 ans tout juste diplômé d’une université chinoise en agronomie. À l’approche de la cérémonie d’ouverture, des journalistes venaient chaque jour plus nombreux visiter le centre et demandaient à s’entretenir avec le personnel. Les jours les plus chargés, le directeur recevait deux équipes de journalistes dans la journée. Les dirigeants chinois travaillant en Zambie, en particulier dans des entreprises d’État, sont généralement réticents à accueillir des reporters ou des chercheurs. Mais considérant que le CDTA était un projet d’aide agricole novateur qu’il fallait promouvoir auprès du grand public, le directeur accepta de réaliser plus d’interviews que d’habitude. Le personnel n’étant pas toujours en nombre suffisant, les administrateurs et les techniciens agricoles devaient de temps à autre recevoir eux-mêmes les journalistes.

9Ce jour-là, les activités battaient leur plein lorsqu’un des gardiens du CDTA arriva précipitamment dans le bâtiment où je me trouvais avec l’interprète Fan et l’administrateur du centre, Xiao Liu, pour informer ce dernier qu’un journaliste danois voulait interviewer le directeur. Celui-ci étant absent, le gardien venait prévenir Xiao Liu, en deuxième position dans la hiérarchie. Nous étions alors en train de rassembler nos affaires pour emménager dans les logements du nouveau bâtiment administratif. En entendant ce que le gardien lui annonçait, Xiao Liu hésita un moment avant de lancer : « Ah, comme c’est embêtant (zhenmafan) ! » Alors que Xiao Liu était sur le point de donner sa réponse au garde, Fan se porta soudain volontaire pour accueillir le journaliste et s’élança aussitôt vers l’entrée du centre avec le gardien. Très surpris par la réaction de Fan, Xiao Liu me confia quelques minutes plus tard : « Mon cœur est perturbé (bufangxin). Je ferais mieux d’y aller au cas où il dirait quelque chose de travers. Il est nouveau et ne connaît pas bien la situation (qingkuang). » Puis il sortit les retrouver.

10L’interview avait déjà commencé lorsque nous les rejoignîmes. Au début, les questions du journaliste portaient principalement sur le contexte général dans lequel avait été mis en place le CDTA. Xiao Liu garda le silence sans intervenir jusqu’à ce que le journaliste demande : « Que pensez-vous de l’affirmation selon laquelle la Chine serait une puissance néocoloniale ? Ne diriez-vous pas que la Chine s’empare des terres des Zambiens ? » Avant que Fan ait pu répondre, Xiao Liu s’interposa : « La Chine a été semi-colonisée autrefois. Nous avons fait l’expérience des souffrances de la colonisation. Comme le dit le gouvernement, jamais la Chine ne maltraiterait les Africains ! Nous sommes amis et frères car nous avons connu les mêmes souffrances. »

11Ce soir-là, une fois la journée de travail terminée, j’allai trouver Xiao Liu dans sa chambre pour lui demander pourquoi il avait soudain ressenti le besoin de contrôler ce que disait Fan pendant l’interview. Xiao Liu répondit :

« C’est pour son bien ! Il [Fan] n’est pas là depuis longtemps et pour l’instant il ne connaît pas bien les règles de communication avec les étrangers. C’est assez risqué. Si on ne fait pas attention à ce qu’on peut dire ou ne pas dire, on s’expose ensuite à de gros problèmes. Même si on fait attention, ils [les journalistes] peuvent toujours déformer vos propos (duanzhangquyi). Comme Bao [le directeur] le dit toujours, nous devons “employer un langage politiquement correct” (jiangzhengzhi) et “contrôler ce qui sort de notre bouche” (guanhaozijidezui). Nous ne sommes pas censés dire ce qui nous passe par la tête (kouwuzhelan). Je ne voulais pas qu’il ait des ennuis. Il a l’air d’être un brave type. »

12Puis Xiao Liu me fit part des fois où il avait lui-même eu un « langage imprudent », ce qui avait failli lui coûter son poste. Il raconta ainsi qu’à ses débuts au CDTA, alors jeune diplômé d’une vingtaine d’années à peine, il n’était pas assez mûr sur le plan politique (zhengzhibuchengshu). Il disait souvent directement ce qu’il pensait et persistait à agir ainsi en pensant que c’était justifié. Il avait du mépris pour ses aînés, qu’il trouvait trop soucieux des apparences (yuanhua) et manquant de droiture. Son comportement avait fâché son chef et beaucoup de ses collègues avaient pris leurs distances avec lui. Ce n’est qu’après plusieurs incidents qu’il avait fini par comprendre ce que signifiait « employer un langage politiquement correct » et qu’il s’était mis à apprendre comment l’utiliser. Xiao Liu poursuivit :

« Ça [jiangzhengzhi, “employer un langage politiquement correct”] semble difficile, mais en fait c’est facile à apprendre. Il faut juste se souvenir de rester fidèle à la ligne du Parti et de toujours utiliser les slogans officiels lorsqu’on parle à des étrangers. Comme ça, tout se passe bien. Et si un jour quelqu’un veut s’en prendre à vous, il ne trouvera rien à vous reprocher, car le Parti ne peut pas avoir tort. »

13Les travailleurs chinois sont très méfiants lorsque des étrangers veulent les interviewer, car cet acte, risqué, pourrait nuire à leur carrière ; cette vigilance est intériorisée dans le cadre du travail, où elle se transmet comme une forme de sagesse pratique par le biais de récompenses ou de punitions sociopolitiques ; énoncer un discours politiquement correct est une preuve de loyauté, soumise à l’évaluation des autres employés, ce qui renforce en retour la vigilance individuelle et l’autocensure de chacun. Pour mieux comprendre cette boucle, nous devons nous pencher plus en détail sur la notion de jiangzhengzhi.

  • 3 Renmin Ribao en chinois ; journal officiel du Comité central du PCC, considéré par beaucoup comme (...)

14En parlant avec Xiao Liu, je me suis souvenu que j’avais déjà entendu plusieurs personnes utiliser le terme de jiangzhengzhi, sans y avoir jamais prêté beaucoup d’attention. Après cet incident, j’ai commencé à demander à mes interlocuteurs d’expliciter sa signification. C’est au cours des années 1990 que le PCC a formalisé cette notion en lui donnant valeur de principe directeur en matière d’éducation et de discipline politiques. Inclus dans la campagne des « Trois accents » (sanjiang) lancée par le président Jiang Zemin, il fut inscrit lors de la sixième session plénière du quatorzième Comité central du PCC en 1996 dans les textes officiels comme un des principaux fondements de l’éducation politique et morale des membres du Parti. Jiangzhengzhi signifie littéralement « parler de politique ». « Parler » implique ici une attitude appliquée et attentive. Le terme « politique » fait quant à lui référence aux orientations, aux opinions et à la discipline du PCC. En tant que fondement éducatif, cette notion vise à renforcer la sensibilité politique (zhengzhimingandu) des membres du Parti et leur vigilance politique individuelle (zhengzhijingtixing), souvent liée à l’attention que chacun porte à sa propre parole. Comme le Quotidien du Peuple3 le clame dans un article intitulé « Jiangzhengzhi est au fondement de ce que signifie être communiste » (8 août 2017) : « Sans jiangzhengzhi, nous perdrions nos valeurs et nos principes... Nous perdrions le contrôle de ce qui sort de notre bouche et dirions ce qui nous passe par la tête... À long terme, nous finirions par perdre foi en la politique et par devenir corrompus. »

15Dans la pratique, lorsque mes interlocuteurs chinois l’utilisaient, le terme jiangzhengzhi semblait avoir une signification plus flexible et quelque peu ambiguë, avec une touche souvent ironique. Dans sa définition officielle, il suppose de la part des membres du Parti une adhésion sincère aux principes et aux doctrines politiques de celui-ci. Mais dans les faits, cette sincérité disparaît. Pour la plupart de mes interlocuteurs, jiangzhengzhi est principalement un outil rhétorique, indispensable pour s’assurer une survie politique. Cela permet de montrer que l’on suit la ligne du parti sans nécessairement y adhérer véritablement : on se comporte et on s’exprime conformément aux préceptes du PCC de manière à éviter toute forme d’accusation. En accord avec l’usage quotidien qui est fait du terme, je préfère traduire jiangzhengzhi par « employer un langage politiquement correct ». Le « politiquement correct » ne fait pas seulement référence ici au contenu du discours politique, mais aussi et peut-être plus encore à la formulation et au ton utilisés. Dans son passionnant livre, Michael Schoenhals (1992) écrit que « le PCC accomplit beaucoup à moindres frais en manipulant la forme plutôt que le contenu du discours » (1992 : 21). Pour accéder à la sphère politique, « les citoyens de la RPC doivent employer les formulations que l’État juge “appropriées” » (ibid. : 14). C’est pour eux la seule manière d’éviter les accusations d’hétérodoxie. L’auteur souligne en outre que savoir utiliser les bonnes formules au bon moment semble revêtir une importance cruciale pour les jeunes diplomates chinois lorsqu’ils s’adressent à des interlocuteurs internationaux.

16Cette obsession des autorités chinoises pour l’utilisation d’un langage politiquement correct peut générer au sein de la population une forme de cynisme (Latham 2009 ; Steinmüller & Brandtstädter 2015) et un certain désengagement politique (Hansen 2017). Le recours univoque à un langage « politiquement correct » peut aussi contribuer à la « vacuité » du discours officiel. Dans sa brillante étude sur la perception du guanhua (le « discours officiel » selon les termes de l’auteur ; le « discours ritualisé » comme je le nomme dans le présent article) chez les étudiants chinois, Anders Hansen montre comment les slogans, les affiches politiques et les discours officiels ont pour effet l’éloignement des étudiants, provoquant chez nombre d’entre eux du cynisme et même de l’hostilité envers le discours politique officiel. Selon l’un de ses interlocuteurs, « tout le monde sait que c’est censé nous inculquer une idéologie, et la plupart des enseignants s’en tiennent à l’orthodoxie, à des paroles creuses et au dogme » (ibid. : 41). Néanmoins, Hansen affirme que « le rituel du guanhua peut renforcer l’obéissance politique de son auditoire, même lorsque celui-ci n’est pas convaincu de la sincérité des participants au rituel… À tout le moins, chaque exécution du guanhua réaffirme la réalité concrète de l’autorité du Parti en s’arrogeant un espace physique et discursif dans lequel faire entendre la voix du Parti-État… Le plus important n’est pas que la chorégraphie de la réalité sociale véhiculée par le message soit convaincante, mais le fait même que cette chorégraphie ait lieu. » (ibid. : 46-48)

17Tout en appréciant la finesse des observations de Hansen, ce qu’il rapporte de la méfiance de ses interlocuteurs et de leur réticence à recourir au discours ritualisé me laisse perplexe quant à la manière dont le guanhua est néanmoins reproduit dans des situations de la vie quotidienne, au-delà de son imposition par les autorités. Comme l’indiquent les remarques de Xiao Liu rapportées ci-dessus, le recours au guanhua – en disant par exemple : « Les Chinois et les Africains sont des amis et des frères car nous avons connu les mêmes souffrances » – et à des formulations politiquement correctes s’acquiert et s’utilise comme une compétence diplomatique. Le rituel du guanhua, comme nous le verrons, est considéré comme un outil utile pour se sortir des situations politiquement problématiques de la vie quotidienne. En raison de sa valeur instrumentale, le discours ritualisé est activement et stratégiquement mobilisé par mes interlocuteurs lorsqu’ils entrent en contact avec des étrangers.

18Cette différence avec Hansen, comme je l’ai suggéré dans l’introduction, tient également au fait que dans le cas de ce dernier, le PCC (en tant que locuteur) et les étudiants chinois (en tant qu’auditoire) forment une dyade. Dans le cas présent, en revanche, l’orateur est un travailleur chinois, qui a pour auditoire non seulement celui qui l’interviewe (journaliste ou chercheur), mais aussi l’État chinois. Chaque énoncé est susceptible d’être entendu par divers groupes et s’adresse à au moins deux personnes. Dans ce schéma de communication triangulaire, le choix du style de discours et du type de formulation est étroitement lié à la façon dont le locuteur s’identifie à son groupe d’appartenance. La performance du discours ritualisé établit intentionnellement une frontière entre le locuteur et celui qui l’interviewe. Dans le même temps, en recourant aux formulations appropriées, le locuteur démontre sa loyauté envers le PCC. L’intériorisation progressive de la « correction politique » exigée par les autorités résulte d’un processus d’apprentissage soumis au système de sanctions et de récompenses à l’œuvre dans les lieux de travail chinois.

19Sur mon terrain de recherche, ce processus est mis en évidence par la manière dont les jeunes travailleurs chinois reçoivent ceux qui viennent les interviewer. L’exemple ethnographique ci-dessus montre non seulement leur prudence lorsqu’ils entrent en contact avec des journalistes, des chercheurs et plus généralement des étrangers, mais aussi et surtout comment ils réutilisent activement le discours ritualisé pour faire face aux dilemmes diplomatiques du quotidien suite aux mises en garde de leurs supérieurs. En se servant du discours officiel – « La Chine ne maltraiterait jamais les Africains » ou « Les Chinois et les Africains sont des amis et des frères » –, Xiao Liu répond aux questions du journaliste et désamorce par la même occasion toute accusation éventuelle d’opposition à l’État chinois.

20Dans ce schéma de communication tripartite, le discours ritualisé est utilisé de manière stratégique par les travailleurs chinois pour établir une frontière vis-à-vis des étrangers avec lesquels ils entrent en contact. Dans la section suivante, je m’intéresserai au discours ritualisé en tant que performance. Empruntant à la théorie des actes de parole, j’analyserai l’efficacité du discours ritualisé comme un « refus poli » adressé aux interlocuteurs étrangers en même temps qu’une démonstration d’obéissance politique vis-à-vis des autorités.

Sur le discours ritualisé

21J’ai montré que mes interlocuteurs chinois sont parfaitement conscients du « langage politiquement correct » qu’ils utilisent lorsqu’ils sont interviewés par des étrangers. Comme je l’ai expliqué, cela consiste à reprendre les formules de présentation établies par les autorités chinoises, dont la majeure partie relève du guanhua (discours officiel). En raison de son style particulier, le fait de passer au discours officiel lors d’une conversation est désigné par le terme de daguanqiang (« employer le ton bureaucratique »). Le discours officiel étant normatif et se découpant en groupes de phrases correspondant à diverses situations, mes interlocuteurs chinois utilisent également le terme de shuotaohua (littéralement « prononcer des paroles préétablies ») pour désigner ce style de communication. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que daguangqiang et shuotaohua sont les termes vernaculaires pour désigner le « discours ritualisé », le premier mettant davantage l’accent sur le ton, et le deuxième sur la formulation des phrases.

22Le taohua (discours préétabli) revêt des caractéristiques similaires. Premièrement, il est normatif : les réponses formulées dans le cadre d’un dialogue sont conventionnelles et fortement prévisibles. L’énoncé est généralement perçu comme stéréotypé et ne vise pas à communiquer d’informations véritablement substantielles. Il est de ce fait qualifié de « vide » (kong) ou de « vain » (xu). Deuxièmement, il a tendance à être utilisé dans le cadre de rencontres formelles comme un outil phatique, souvent à des fins de politesse. Il marque en quelque sorte le type de relation qui lie le locuteur au destinataire du discours. De ce fait, lorsqu’il est employé tactiquement entre personnes qui se connaissent, le taohua provoque une séparation et une mise à distance de l’autre. En raison de son caractère normatif et fortement réglé, performatif et formel, je classe le taohua dans la catégorie générale du « discours ritualisé ».

  • 4 Les questions relatives aux relations entre la Chine et la Zambie sont généralement considérées co (...)

23La première fois que je fus témoin de l’emploi du taohua sur le terrain, c’était lors de la visite d’une exploitation agricole chinoise près de Lusaka avec le directeur du CDTA. L’exploitation avait été créée dans les années 1990 comme entreprise d’État puis, suite aux réformes du début des années 2000, elle avait acquis un statut semi-privé, mais l’équipe de direction était restée la même. Avant de prendre la tête de l’exploitation, le directeur avait été cadre au sein du ministère de l’Agriculture d’une province chinoise. Le CDTA et l’exploitation agricole étant liés à l’État chinois, leurs responsables s’étaient rencontrés lors de plusieurs événements organisés par l’ambassade de Chine, puis les deux hommes étaient restés en contact et s’étaient revus en privé à diverses occasions. Nous étions venus en premier lieu pour nous renseigner sur les cultures les mieux adaptées au climat zambien. Comme je souhaitais faire une étude comparative de plusieurs entreprises d’État chinoises en Zambie, le directeur du CDTA m’avait aidé à obtenir des autorisations pour mener des recherches dans une exploitation agricole4.

24À notre arrivée, nous fûmes accueillis chaleureusement par le directeur de l’exploitation. Un employé nous servit du thé et les deux directeurs commencèrent à bavarder. L’atmosphère était détendue et informelle, comme s’il s’agissait d’une conversation entre amis. Ils évoquèrent le changement d’ambassadeur chinois en Zambie et échangèrent leurs vues sur le marché du maïs chinois. Puis le directeur de l’exploitation agricole nous raconta l’entretien qu’il avait récemment eu avec un professeur de Harvard. Il dit qu’il avait d’abord été réticent à le rencontrer lorsque le professeur l’avait contacté. Mais, songeant aux dossiers que sa fille avait déposés pour étudier aux États-Unis, il accepta finalement de le voir, espérant que cela pourrait aider cette dernière. Le directeur ajouta : « J’ai même cherché son nom sur Google avant notre rendez-vous, pour m’assurer qu’il était bien celui qu’il prétendait être. De nos jours, on ne sait jamais. Il y a tellement d’imposteurs ! Il n’a posé aucune question sensible (minganwenti), il a seulement demandé d’où je venais, comment était ma famille, etc. »

25Le directeur du CDTA profita de ce que la conversation fût lancée sur ce thème pour me présenter – en tant que chercheur chinois formé au Royaume-Uni – et pour faire part à son interlocuteur de mon souhait d’entreprendre six mois de recherches intensives au sein de l’exploitation agricole. Après avoir pris connaissance de mon sujet de recherche, le directeur de l’exploitation hésita un moment, se redressa et remplit nos tasses de thé. Puis il répondit sur un ton plus sérieux et formel :

« C’est bien d’étudier. Nous devrions tous encourager et soutenir les étudiants. Les recherches sur les relations entre la Chine et l’Afrique sont particulièrement nécessaires. C’est une question cruciale qui va influer sur le développement de notre nation. Nous devons leur apporter notre soutien ! Mais je ne suis pas sûr que l’exemple de mon exploitation apporterait grand-chose à vos recherches. Comme le CDTA, nous sommes ici pour contribuer au développement agricole de la Zambie. Nous sommes des amis et des frères du peuple africain. Ça n’a rien de spécial ! Ce serait la même chose avec le CDTA. Après tout, cette exploitation appartient à l’État. Nous sommes tous des employés ici. Comme vous le savez, l’État a sa politique. En ce qui concerne votre projet de recherche, c’est en plus haut lieu que se prendra la décision. Mais bien sûr, vous êtes toujours le bienvenu pour venir boire le thé quand vous le souhaitez ! »

26À ces paroles, le directeur du CDTA sembla un peu agacé. Il ne dit pas grand-chose, remerciant simplement son ami pour son hospitalité avant de dire au revoir. De retour au CDTA, le directeur lança d’un ton acerbe : « Qu’est-ce que c’est que cette attitude (shenmedongxi) ? Utiliser le ton bureaucratique avec moi ! C’est la dernière fois que je le vois ! »

27Pour comprendre cette colère, revenons aux paroles du directeur de l’exploitation agricole. D’après le directeur du CDTA, ce responsable s’était servi du « ton bureaucratique » (daguanqiang), expression vernaculaire désignant le maniement du discours préétabli (taohua). Mais quels sont les éléments qui permettent de l’identifier ? Tout d’abord, le directeur a eu recours à la grandiloquence des slogans officiels. En parlant du « développement de la nation », du fait que les « Africains et les Chinois sont amis et frères » ou que « l’État a sa politique », il reprenait des formulations courantes dans les discours officiels. Par ailleurs, ses mots manifestaient en apparence une intention de communiquer, c’est-à-dire de poursuivre la conversation, sans toutefois apporter de réponse claire ni donner de nouvelles informations. Enfin, en énonçant par le biais de slogans officiels des évidences et des non-informations, le directeur fermait toute possibilité de contestation. Ce faisant, il déplaçait l’attention sur ce qui était implicitement contenu dans son discours – c’est-à-dire un refus indirect. Notons qu’en rappelant sa relation d’employeur-employé avec l’État, telle une tierce partie dans la conversation, le directeur de l’exploitation se déchargeait de ses responsabilités – ce refus d’aider un ami n’était pas de son fait. Mais sa réponse n’en mécontenta pas moins le directeur du CDTA.

28La réaction de ce dernier fut brève, mais son commentaire révélait que c’était le ton bureaucratique qui le contrariait, plutôt que le refus en lui-même. Comme je l’ai expliqué, le discours ritualisé permet d’ériger des frontières sociales entre le locuteur et son destinataire. Une fois employé, il met à distance le destinataire et le place dans une relation impersonnelle avec le locuteur. Dans le cas présent, au vu des liens étroits qui les avaient jusqu’à présent unis, le responsable du CDTA pensait que son interlocuteur accepterait sa requête de manière informelle, comme une faveur à un ami. Mais lorsque le directeur de l’exploitation agricole commença à se servir de formules préétablies, une atmosphère froide et hiérarchique se répandit dans la pièce. En employant le ton bureaucratique et en transformant son langage corporel, le directeur cherchait à produire un effet perlocutoire particulier : la conversation informelle au ton chaleureux et amical se mua en un discours froid et bureaucratique, ce qui ne pouvait que provoquer chez son interlocuteur le sentiment d’être mis à distance, l’obligeant ainsi à retirer sa demande. Redéfinissant leur relation par le recours au discours ritualisé, le directeur de l’exploitation agricole refusait diplomatiquement d’accéder à notre demande sans hostilité ou rejet ouverts, et sans que personne ne soit publiquement humilié.

29Dans son ouvrage précurseur, John Austin (1962) sépare la parole en trois catégories : l’acte locutoire, l’acte illocutoire et l’acte perlocutoire. À propos de ce dernier, il explique que « dire quelque chose provoquera souvent – le plus souvent – certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore. Et l’on peut parler dans le dessein, l’intention, ou le propos de susciter ces effets. » (1970 [1962] : 114) Selon ce principe, notons que l’effet perlocutoire s’opère ici dans le basculement intentionnel du ton informel au ton formel et dans la distance que le discours ritualisé introduit entre les locuteurs. Le passage au discours ritualisé dans le cadre d’une conversation ordinaire génère une atmosphère affectivement froide et distante, bureaucratique et hiérarchique. En poursuivant la conversation dans cette atmosphère, le locuteur fait indirectement comprendre au destinataire son intention de redéfinir la distance sociale qui les sépare ; ce caractère indirect du message, véhiculé par le changement de ton, est celui qui rend possible la pratique de la diplomatie ordinaire.

Conclusion

30Les exemples ethnographiques exposés ici montrent comment les Chinois travaillant en Afrique ont consciemment recours aux formulations appropriées lorsqu’ils sont interrogés par des étrangers. Cette vigilance, je l’ai souligné, est due à l’éducation politique qu’ils reçoivent au travail. « Employer un langage politiquement correct » (jiangzhengzhi) permet de répondre aux questions des étrangers tout en satisfaisant aux exigences politiques des autorités. Soumis à ce régime de censure politique, mes interlocuteurs n’agissent pas simplement de manière défensive, mais ils utilisent activement et stratégiquement le discours ritualisé (c’est-à-dire un discours préétabli et officiel) pour résoudre les dilemmes diplomatiques auxquels ils sont confrontés au quotidien. En d’autres termes, en tant qu’outil de communication, le discours ritualisé leur ménage un espace au sein duquel pratiquer la diplomatie. C’est par ce biais instrumental que s’effectue en retour la reproduction de la « correction politique ».

31Si mes exemples ne concernent que le cas des migrants chinois à Lusaka, le recours à un langage politiquement correct n’est pas un phénomène limité à mon terrain de recherche. La complexité de la situation politique a sans doute exacerbé ce phénomène en Chine où, comme plusieurs chercheurs l’ont montré (Salzman 1986 ; Cao 1992 ; Link 2013), la formalisation de la parole est omniprésente du fait du communisme. Cela est aussi vrai plus généralement de tout régime autoritaire qui conduit à l’autocensure et à la formalisation politique de la communication (Milosz 1953 ; Haraszti 1987). Néanmoins, je suggère qu’au-delà de l’autoritarisme, la reproduction quotidienne du langage politiquement correct peut aussi s’expliquer par le fait que la formalisation fournit au locuteur des codes de rechange pour communiquer (en plus du discours informel ordinaire), revêtant pour lui une réelle valeur pratique. La signification du discours peut s’articuler sur deux plans. Comme le souligne Maurice Bloch (1974), dans la communication informelle, la parole est principalement utilisée pour représenter la réalité et pour faire part de perceptions ou de sentiments personnels. Lorsqu’elle est formalisée (par exemple dans le discours rituel), la parole devient une performance : il ne s’agit plus alors de savoir si ce qu’elle affirme est vrai ou faux. Le discours formalisé, lors de sa performance, diminue l’individualité du locuteur et fait de lui un représentant des autorités. C’est ce phénomène qui confère au discours politiquement correct sa valeur pratique dans les situations de la vie quotidienne. Le discours ritualisé permet alors au locuteur de se décharger de sa responsabilité politique dans l’acte de communication.

Remerciements

32Mes recherches de terrain ont été subventionnées par le Newby Trust.

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Bibliographie

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Notes

1 Rendue publique par le président Xi Jinping en 2013, l’initiative est présentée comme une stratégie de développement international visant à « améliorer la connectivité et la coopération à une échelle transcontinentale » (Dépêche de la Banque mondiale, 29 mars 2018), impliquant des investissements et la construction d’infrastructures en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe.

2 Au moment où j’écris ce texte, l’Institut Chine-Afrique ouvre à Beijing grâce aux financements du gouvernement chinois. Voir en ligne : https://www.focac.org/eng/ttxxsy/t1652907.htm [dernier accès, octobre 2020].

3 Renmin Ribao en chinois ; journal officiel du Comité central du PCC, considéré par beaucoup comme l’organe de diffusion des directives politiques du gouvernement.

4 Les questions relatives aux relations entre la Chine et la Zambie sont généralement considérées comme des « sujets politiquement sensibles » par les entreprises chinoises implantées en Zambie. Pour pouvoir mener à bien leurs enquêtes et contourner les obstacles, les chercheurs doivent souvent faire appel à des réseaux de relations informelles qui permettent de rassurer leurs interlocuteurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Di Wu, « Parler pour la Chine »Terrain, 73 | 2020, 112-129.

Référence électronique

Di Wu, « Parler pour la Chine »Terrain [En ligne], 73 | 2020, mis en ligne le 09 octobre 2020, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/20232 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.20232

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Auteur

Di Wu

Sun Yat-sen University

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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