1Postés en silence sur un promontoire au milieu du plateau, nous braquons sur la nuit une caméra thermique, qui capture le différentiel de chaleur entre les corps dans le paysage, et le restitue en contrastes dans le viseur. Alors, des silhouettes lupines faites de lumière crue apparaissent dans les clairières noires, jouent, répètent les rituels qui sont leur existence, partent chasser ou patrouiller leur territoire. La caméra en question est un objet militaire interdit à la vente : du matériel de guerre, dit « sensible ». Il a été conçu pour les postes-frontières de l’armée, et il est utilisé pour repérer, entre autres, les migrants qui voudraient entrer illégalement sur le territoire. Même si le but n’est pas identique, observer les loups avec des caméras utilisées pour surveiller les migrants laisse un trouble. Le dispositif technique matérialise ce qu’il y a de commun dans nos relations aux altérités qui vivent tout contre nous. Tout objet technique incorpore une théorie embarquée, qui oriente ses usages. Ce qui est intrigant dans notre affaire, c’est qu’il s’agit de détourner, subvertir la théorie embarquée dans une caméra de surveillance, pour en faire un instrument de métamorphose diplomatique.
2Ces dernières années, j’ai passé plusieurs nuits d’affût dans le sud de la France, dans le cadre d’un projet de recherche-action, pour observer la vie nocturne d’une meute de loups, et ses relations avec les troupeaux de moutons, les chiens de protection. C’est dans un camp militaire que nous observons ces animaux : alors que les hélicoptères nous survolent, on surprend à l’aube quatre louveteaux en train de jouer dans des tanks désaffectés. Les bergers peuvent faire paître leurs brebis dans le camp. On marche en entendant les détonations des obus, dans une nature vidée d’humains. Au loin, les villages fantômes. De ce désert, la faune renaît avec une vigueur explosive.
- 1 J’ai travaillé avec CanOvis trois ans de suite, pour plusieurs sessions d’une semaine à deux jours (...)
3Ce projet de recherche-action s’appelle CanOvis. Il a été imaginé par l’éthologue Jean-Marc Landry et son équipe1. Cette expérience nous met avant tout au contact des bergers et éleveurs, des brebis et des chiens, des parcours du troupeau, de la prairie et des bosquets, des ciels nocturnes, enfin des loups. En dialogue constant avec les bergers, nous suivons les troupeaux de moutons dans le territoire d’une meute, sur le plateau de Canjuers, dans le Var.
4Il s’agit d’un terrain en un sens bien particulier : non pas suivant les normes épistémologiques et méthodologiques des sciences sociales, mais un terrain philosophique. Dans les sciences sociales, le terrain est précisément ce qui appelle description empirique et élucidation par les instruments théoriques : il est conjointement la matière à décrire et la pratique qui recueille les éléments empiriques pour décrire. Or cette ambition descriptive n’est pas le sens premier de l’activité philosophique, même si elle peut y concourir. Le rapport au terrain des sciences sociales traditionnelles est alors désamorcé en philosophie. La question devient : que fait le terrain à la philosophie ? C’est-à-dire, que fait-il à l’activité philosophique dans son originalité ? Par convention et par provision, je reprends ici l’approche deleuzienne selon laquelle l’activité philosophique par excellence revient à créer des concepts. La question devient : qu’est-ce que « être sur le terrain » (et pas forcément « avoir un terrain ») fait à la création conceptuelle ? Je veux exposer ici comment l’immersion dans des pratiques a concouru à une série d’expériences qu’on pourrait dire « philosophiques » (ni plus ni moins que la vie, non amputée de ses énigmes et ses ambivalences). Ces expériences sont significatives en tant qu’elles ont contribué à la création du concept de « diplomatie interespèces des interdépendances » (Morizot 2016, 2017, 2018).
5L’expérience de CanOvis consiste à pénétrer dans un dispositif étrange qui infléchit discrètement la trajectoire d’individuation de celui qui y entre. On y arrive avec des savoirs et des ignorances, des aversions et des affinités, une mythification du berger ou un amour du loup, une valorisation du patrimoine ou un mépris du prédateur, une empathie marquée pour l’un ou l’autre des belligérants. On en revient presque diplomate, d’un genre singulier : diplomate des interdépendances.
6Par souci de clarté narrative, on peut raconter cette initiation en l’encapsulant dans l’histoire d’une nuit, puisque c’est toujours la nuit que nous travaillons. Un soir, une nuit, une aube, mais dans chaque soir il y a des réminiscences d’autres soirs, qui viennent enrichir le récit de toute l’expérience, densifiée ici en un seul cycle. (Dans chaque aube il y a tant d’aubes, et dans chaque nuit tant de nuits.)
7Tout commence à la fraîche, vers 18 heures, avec le briefing. Le leader opérationnel du projet sur Canjuers expose le plan des opérations. On l’interroge sur le comportement des loups, sur le sens des interactions entre loups et troupeaux enregistrées la nuit précédente, que l’on visionne ensemble sur un écran d’ordinateur, dans le dortoir militaire qui nous a été alloué par le camp. La caméra thermique restitue une multitude d’interactions au début incroyables, d’habitudes invisibles (des loups qui jouent avec des chiens de protection, qui partagent ensemble des dépouilles de brebis, qui se font la cour ; mais aussi des loups qui flânent au milieu des troupeaux, paisiblement, entre des brebis simplement curieuses…).
8Le soir, à la bastide abandonnée de Bourjac, alors que le soleil tombe avec lenteur derrière la ligne du plateau, inondant la plaine de contrastes, d’ombres neuves, nous passons du temps avec les bergers. Autour de cette bastide, les brebis reviennent le soir pour boire dans de grands abreuvoirs, et les chiens y sont nourris. On discute avec la bergère qui extrait de son énorme pick-up blanc de grands sacs de croquettes. Elle ne veut pas qu’on l’aide trop, malgré son état. On blague, on la questionne sur son ventre arrondi, on examine ensemble les brebis, et on lui raconte ce qu’on a vu la nuit précédente à la caméra thermique. Cette nuit-là, les loups ont tenté des attaques au troupeau, les chiens les ont repoussés, mais ça a brassé longtemps, les brebis ont beaucoup couru. C’est la fin du mois d’août et les brebis sont pleines, sans être encore proches de mettre bas. La bergère regarde les brebis d’un œil expert qui cherche, les blessures, les boitements, le sang à l’arrière-train qui indiquerait qu’une d’elles a perdu son agneau ; et puis elle les regarde autrement. Elle dit quelque chose comme ça : « Quand je pense à ce que vous avez vu cette nuit, je m’imagine la brebis, dans ma tête, c’est une femme enceinte qui court toute la nuit pour essayer de fuir le loup. » Elle a posé ses mains sur son ventre.
9L’esprit commence à s’ouvrir à ce monde-là. Pas à pas, par les rencontres, on est tissé par des fils d’affects aux acteurs de ce plateau isolé.
10Mais l’ambiguïté s’impose rapidement comme tonalité dominante. La région a ses rumeurs. Certains racontent que parmi les éleveurs, il y en a qui gonflent le nombre de brebis tuées, par divers stratagèmes. Certains racontent que d’autres éleveurs ne prennent pas toujours la peine de protéger les brebis le plus efficacement possible, parce qu’ils seront systématiquement indemnisés par l’État, une fois les bêtes considérées par les experts comme mises à mort par les loups. Certains racontent qu’avec l’argent des indemnisations, un éleveur s’est fait construire ex nihilo une nouvelle maison, que tous appellent dans la région « La Villa du Loup ». Lorsqu’on examine les enquêtes sociologiques, les données ministérielles, les savoirs de PMU, il apparaît très difficile de déterminer l’ampleur réelle de ces pratiques : il n’est pas douteux qu’elles existent, mais il est improbable qu’elles soient dominantes ou même représentatives. Dans tous les cas, et quelle que soit l’ardeur avec laquelle certains avocats radicaux du loup réduisent le problème posé par son retour à la malhonnêteté ou à la paresse des éleveurs, il demeure certain que cette formulation du problème n’est pas suffisante pour capturer la complexité de la situation.
11Une autre anecdote racontée nous préoccupe. Certains acteurs, issus du monde pastoral ou d’ailleurs, soutiennent que, parmi les « tirs de prélèvement » opérés sur les loups par la « Brigade loups » de l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage), certains ciblent expressément les louveteaux autour de la tanière ou du site de rendez-vous. Si elle était avérée, cette pratique serait contraire à l’esprit de la loi : les mises à mort serviraient à une régulation de la population (ce qui est illégal avec une espèce protégée) et pas à une protection effective des troupeaux. Car, comme nous l’observons à plusieurs reprises, les jeunes de l’année ne quittent pas le site de rendez-vous au cœur de l’été, et n’attaquent donc pas les troupeaux. L’empathie se décale alors vers l’autre belligérant : les louveteaux snipés alors qu’ils batifolent dans des tanks désaffectés. Un autre fil se tisse.
12Au soir, alors que la nuit tombe, on retrouve un des bergers. Il vient tous les jours « blaguer » avec nous. On lui indique où est son troupeau, on l’aide autant que faire se peut, on va chercher pour lui les brebis blessées ou tuées, on aide parfois à faire les soins. C’est un berger parmi d’autres, mais, les jours passant, nous nous lions avec lui, au point qu’un matin, il nous raconte une nuit d’attaque. À l’aube, il sort de sa caravane, les brebis avaient été parquées tout autour. Quelque chose cloche, le silence, et une par une, il retrouve leurs dépouilles, mortes, blessées, parfois à moitié mangées, bêlant de détresse. Une vingtaine de brebis. Il regarde ailleurs, vers la crête. « C’est dur », il dit, « c’est dur ». Regardant le même point que lui, nous bredouillons : « C’est dur, oui, c’est dur. » Un fil de plus. L’empathie va et vient parfois comme la marée. La figure du fieffé berger qui profiterait de la situation devient une figure de facilité, une échappatoire à l’irréductible ambiguïté morale, à l’imbroglio vibrant créé par le retour du loup en France.
13On a oscillé de l’empathie envers la brebis à celle pour le louveteau, puis pour ce berger, puis pour un éleveur, et à la nuit tombée, il y a cette scène où l’on voit les chiens travailler.
14Le berger vient de partir, il rentre dormir chez lui. Nous restons seuls avec le troupeau, les chiens, et le plateau. Après avoir reçu les soins, les brebis s’égrènent doucement, en suivant leur meneuse, vers le lieu de couchade. Nous sommes postés à la caméra thermique. Une meute extraordinaire de vingt-cinq chiens de berger d’Anatolie et patous protège le grand troupeau sur le plan de Canjuers. Ils sont désormais à la couchade, sous le collet des Mouches, dans une zone d’herbe rase et de bosquets de buis. Tout à coup, cinq loups qui ont réussi une approche furtive parviennent à isoler une brebis loin du troupeau. Un seul chien a senti leur odeur, il rejoint la brebis isolée. Celle-ci est immobile, blessée ou bien pétrifiée de peur. Le chien la renifle, puis se positionne devant elle. On distingue à la caméra le chien qui tremble face aux cinq fauves. Il redresse la tête, il gonfle son poitrail. Il aboie pour ameuter ses camarades, et les loups avancent vers lui en éventail. Il tourne parfois la tête vers la brebis. Il ne bouge pas. Les loups sont tout autour de lui. Il pourrait s’enfuir, il pourrait les distancer. Il les toise, aboie, les défie. Il ne bougera pas. Trois tornades blanches arrivent alors à la rescousse, trois chiens de berger d’Anatolie au grand galop, et les loups s’égayent dans les buissons. Et le chien solitaire fuse derrière eux, désormais retissé à sa meute, aux trousses des loups fuyant désormais. Les chiens ont fait leur magnifique travail de gardiens, déclenchant en nous la gratitude éthologique envers tous les héros au sens vivant, immémorial du terme : des plus forts qui protègent des plus faibles, en se mettant en danger. Les chiens donc entrent dans la danse. On va les caresser le soir à l’abreuvoir, il y a les chiots parmi eux, qui seront des molosses l’an prochain, mais toujours adorables ici, même s’il ne vaut mieux pas les surprendre de nuit au troupeau. Et un fil d’affect en nous est tissé à eux, les voilà pris un à un dans la toile d’araignée des affiliations et des liens.
15Nuit d’affût, la lune est haut dans le ciel, calme plat, c’est l’œil qui ici est le sens du pistage, le regard porté à incandescence, pendant des heures, scrutant la plaine avec des yeux de hibou, inlassablement, à la recherche d’un spectre blanc à l’allure singulière, d’un mouvement, d’un événement. Il y a une ascèse de l’immobilité : les mains ne doivent plus toucher la caméra thermique quand on a fait le point. On pianote dans l’air avec les doigts, comme un musicien, à quelques centimètres des manettes de la caméra, pour assurer le toucher le plus délicat et pouvoir la déplacer sans brouiller l’image, au cas où il faudrait lancer l’enregistrement vidéo pour capturer une scène intéressante. On se met en apnée, inconsciemment, parfois, pour disparaître au point que le souffle même ne fasse pas trembler l’expérience.
16Alors les loups arrivent.
17On commence par entendre quelques hurlements épars dans le paysage. Il est souvent autour de 22 h 15 (c’est ce qu’on appelle la golden hour). On voit émerger de différentes crêtes des individus seuls, parfois à deux. Guidés par les hurlements, ils se rejoignent, convergent comme les affluents d’une rivière, et se retrouvent là où sont réunis les jeunes de l’année. Alors commencent des fêtes, des embrassades, une cérémonie complexe dont les tenants et les aboutissants nous échappent. C’est la joie des retrouvailles.
18Une joie folle, échevelée, glapissante, qu’on voit souvent à la caméra thermique quand ils se retrouvent le soir : des heures durant, nous les avons observés, les yeux vissés au viseur, le corps statufié dans le mistral de la nuit, pour ne pas troubler la prise de vue, pétrifiés par l’intimité de la scène. Le père loup arrive dans la clairière où les petits ont passé la journée. C’est l’hallali, un chaos d’amour et de crocs fond sur lui, sans pitié, on va lui faire sa fête : six louveteaux et louvettes, les grands frères, les grandes sœurs, tout le monde entre dans la cérémonie. Courses folles, léchages de babines, rituels mystérieux, jeu de positions corporelles.
19Ces sarabandes sont à nos yeux aussi énigmatiques que l’étiquette d’un royaume raffiné et lointain, mais depuis le fonds vital qu’on partage avec eux, on décrypte néanmoins sans équivoque la tonalité émotionnelle de ces rituels (tous les animaux sont, à différents degrés, des éthologues nés, artistes pour décrypter leurs congénères – et les autres espèces).
20Et puis un autre type de hurlement émerge : cette fois-ci il est collectif, et les loups qui le poussent sont ensemble, côte à côte. Cela s’appelle un « hurlement chorus ». Il constitue souvent une cérémonie préparant une activité collective, par exemple le départ à la chasse : car, après lui, un des leaders démarre dans une direction et la meute le suit, la tonalité change. Ils passent à l’action, ils sont coordonnés, silencieux, déterminés. Le chant chorus est un rituel dont la fonction est obscure, mais dont le statut liminaire est explicite, puisqu’il change la teneur de la relation de groupe.
21Il est un seuil qui fait basculer ensemble dans une autre phase de la nuit.
22Cette nuit, nous hurlons pour inciter les louveteaux à nous répondre. Cela nous permettra de confirmer la reproduction de l’année et de localiser précisément le site de rendez-vous. Alors ils répondent, et quelques instants après, la meute sort dans la nuit, en ordre de bataille, on la voit avancer, en ligne, souveraine. Les loups en France n’ont pas besoin de se nourrir des moutons : il y a suffisamment de faune sauvage, et ils sont parfaitement capables de chasser. On les suit cette nuit-là en continu, pendant presque trois heures : ils vont à la confrontation, à cinq, contre une meute de chiens cinq fois plus nombreuse qu’eux, on observe leur courage, et leur cohésion face à l’adversité, ils reviennent à la charge vers les patous pour obtenir la pitance avec laquelle ils vont nourrir la portée affamée qui attend au site de rendez-vous.
23Ce soir-là, on voit des animaux sauvages qui font leur vie, la construisent, élaborent le monde, et on les voit collectivement prendre des décisions de vivre-ensemble. On les voit dans la pleine possession de leur existence, et on ressent une légère tristesse pour ce qu’on a fait à ceux qu’on a domestiqués au point de les rendre affectivement et concrètement dépendants de nous, comme ces amants toxiques qui produisent de la fragilité et de la dépendance chez l’autre pour se l’attacher plus fort, et ce faisant ne le respectent plus. La phrase récurrente des bergers et des éleveurs – « Elles sont cons ces brebis » – résonne autrement. Comme leur œil brillant quand ils parlent du loup, et répètent à loisir ce mot énigmatique : « son intelligence ».
24On sent ici ce que signifie cette formule galvaudée, la « beauté du sauvage » : on expérimente la spécificité de cette forme de vie, que n’ont plus les chiens ou les brebis surdomestiqués, cette manière qu’ont les loups d’être autonomes, par eux-mêmes, complets en un sens : sans nous, loin de nous, parmi nous.
25Et là, c’est une fidélité à la meute entière qui se tisse, la meute comme meute, face à l’adversité, dans ce camp militaire, entourée de tirs d’obus, de passages de tanks, de louvetiers, de brigades de tireurs, d’éleveurs qui tournent en pick-up avec toujours la carabine assise à la place du mort (« j’en ai tué deux », dit l’un d’eux d’un revers de main).
26Et puis enfin, vient cette autre nuit, la dernière nuit, la nuit où tout se noue, comme si c’était vraiment une histoire, comme si la vie parfois s’articulait comme une fable, mais sans morale, une fable indécidable, donc plutôt une œuvre d’art, littéralement, c’est-à-dire quelque chose qui crée en vous des parcours d’affects et de sens paradoxaux, puissants, inépuisables, irrésumables, inconciliables, inassignables.
27On est positionnés au milieu du plateau, la nuit semble calme. La caméra comme œil nocturne, œil de chouette, exige qu’on s’épanouisse dans l’incertitude. Chaque être mouvant, s’il est suffisamment loin, n’est pas identifiable de manière certaine en un coup d’œil. Un mouvement dans le troupeau au nord attire notre attention. Ça commence à brasser : les centaines de brebis, en volées d’étourneaux, courent dans tous les sens, fusionnent et se séparent, on entend les bêlements paniqués, les aboiements des chiens, tout là-bas, sous le Grand Margès. C’est l’attaque. On braque la caméra sur ces myriades de lucioles, on suit maladroitement le banc de poissons infernal qu’est devenu le troupeau. Et dans l’incertitude, où tous se fondent, on confond les brebis avec des loups, les loups avec des chiens, un chien est coursé par un loup qui est coursé par un chien (ou bien est-ce l’inverse ?), les attaquants deviennent défenseurs, les fuyards se retournent et chargent, les rôles s’échangent dans cet espace de la métamorphose qu’est le flanc de colline en adret de Bourjac. Vissés à la caméra thermique au milieu du Grand Plan, nous sommes des petits dieux panoptiques et manchots, branchés à la scène, baignant dans un bruit des cinémas d’antan, comme des bobines qui tournent sur un projecteur, produit par la caméra thermique hyper-technologique, et les images en noir et blanc défilent devant nous, comme un film d’Eisenstein, avec ses milliers de figurants en guerre, dans des combats chaotiques et obscurs, où personne ne distingue l’ami de l’ennemi.
28Chiens, loups, brebis, les formes se fondent dans un dialogue métamorphique : tu es mon ancêtre contre qui je lutte ; tu es mon ancienne proie que je défends au péril de ma vie ; je suis ton descendant qui joue avec toi parfois, et que je tue, quand tu approches mes protégées qui hier encore étaient mon butin ; je suis ton aïeul qui te désire, et te trompe.
29C’est-à-dire, si l’on regarde les choses depuis un instrument aussi étrange que la caméra thermique, une caméra philosophique qui verrait tout cela à l’échelle des temps évolutifs : je suis toi que je tue, tu es moi que je protège, je est un autre.
30Ces images évoquent cette vieille vérité que ne veulent pas entendre ceux qui ne sont qu’eux-mêmes, et sûrs de ce qui leur est dû : la contingence des formes singulières. Schopenhauer explique dans des pages fameuses que ce qu’on appellerait aujourd’hui l’empathie, au sens d’émotion morale dont le fondement est éthologique (qu’il appelle lui, dans le lexique du xixe siècle, « pitié », Mitleid en allemand, littéralement « souffrir avec »), exige une condition pour émerger dans le flux affectif. Cette condition, il l’appelle conscience de la contingence des formes singulières. Pour qu’un migrant m’émeuve, pour que son sort m’ébranle, il faut que j’estime que le fait qu’il soit lui et que je sois moi est un fait contingent : que je pourrais très bien être lui et lui moi, que nos différences sont des hasards heureux ou malheureux, et pas des nécessités liées au destin, à l’élection, au mérite ou à la valeur. C’est cette expérience que, paradoxalement, la technique de la caméra restitue ici : la difficulté même à identifier les animaux d’un coup d’œil donne accès à cette vérité philosophique de la contingence des formes singulières. Elle ouvre une brèche pour restituer à ces vivants leur histoire longue. Elle nous rappelle le fait qu’elles sont indiscernables à leur origine dans le flux évolutif, et qu’elles sont entrelacées dans la relation écologique au présent. L’évolution sur des millions d’années est rendue visible à l’image par la seule incertitude : à l’origine, ces trois animaux avaient un ancêtre commun, et cet ancêtre, par des générations successives, chacune indiscernable de la précédente, a produit des lignées de frères, dont l’une a fini par vivre de dévorer l’autre, et l’autre a obtenu sa grâce, sa vitalité, et la santé de ses populations, en partie d’être dévorée par son frère. Quel moralisateur a les principes universels pour trier le bon grain de l’ivraie ?
31Cette nuit-là, on pressent que le pire pour les brebis, c’est peut-être la terreur, une nuit de panique totale, pourchassées, en course haletante, dans la douleur des morsures, le sentiment d’impuissance, l’incompréhension. On se surprend à insulter les loups à la caméra, à encourager les chiens. Le paradoxe, pourtant, c’est que ce sont les humains qui sont en grande partie responsables de cette terreur : la brebis descend d’un mouflon sauvage qui savait se défendre, s’enfuir, s’organiser. Il déjouait les attaques près de neuf fois sur dix. Mais la sélection artificielle a, pendant quelques milliers d’années, juvénilisé le mouflon farouche pour en faire la brebis docile : la brebis adulte est maintenue face à la menace dans l’état affectif et l’impuissance d’un mouflon juvénile. C’est un phénomène classique de la domestication, qui permet aux éleveurs d’utiliser cette possibilité développementale inventée par l’évolution, qu’on appelle la néoténisation (retarder la maturation des individus), pour ne conserver dans le cheptel que les spécimens les plus impressionnables, manœuvrables, malléables, manipulables.
32De là, ce sentiment de notre responsabilité à protéger la brebis, en tuant le loup. Mais l’historien Michael D. Wise nous rappelle à l’ordre : cette histoire-là du berger protecteur contre le prédateur est aussi une fiction racontée pour cacher la propre dimension prédatrice de l’élevage (2016). Le topos du berger qui défend le troupeau contre les prédateurs sanguinaires a servi à forger l’image du pastoralisme qui protège les faibles (rendus tels par le pastoralisme lui-même) contre une nature féroce. C’est une intuition puissante de Wise dans Producing Predators, son histoire environnementale des ranchers du Montana : il y analyse la construction de la représentation de l’élevage comme « production » de viande. Il montre que, dans ce contexte américain, le « producteur » de viande de bœuf est un prédateur qui doit se représenter lui-même comme assiégé par d’autres « prédateurs » (les loups, les ours, les Amérindiens), et comme protégeant ses innocentes bêtes (c’est-à-dire ses proies), pour rédimer l’ambivalence prédatrice de sa propre activité et la présenter comme productive et non destructive. Ici, certes, il ne s’agit pas de ranchers capitalistes, mais il est peu défendable de vouloir éradiquer des loups pour protéger des bêtes vulnérables, alors que c’est notre héritage qui les a rendues telles.
33On est tissés à tous les vivants présents sur le plateau, un par un bouturés à eux, de manière à pousser avec tous et souffrir avec chacun, épinglés à eux au pistolet à clou. On est tissés par la grande araignée diplomatique, qui nous lie tous ensemble, un par un, par des affiliations et des liens, de telle manière qu’à la fin, entortillés dans ces fils d’attachements, personne, ni loup, ni brebis, ni prairie, ne peut bouger au loin sans que votre cœur tinte.
34Comment choisir un cap dans ce chaos ? Il existe en marine la pratique de la navigation négative : elle sert volontiers pour s’orienter dans l’existence. Elle se pratique quand on ne sait pas où l’on est et qu’on ne peut pas le savoir. L’essentiel est alors de savoir où l’on ne doit surtout pas être et de repérer scrupuleusement sur la carte ce que l’on observerait autour de ces lieux de mort. Quels amers : phares, côtes, tour génoise, falaise, seraient en vue si on était là où l’on ne doit pas être, au risque d’être drossés sur les récifs, canonnés, embarqués par la marée, échoués sur les hauts fonds ?
35Ensuite, l’objectif est de se tenir à distance de ces repères : naviguer consiste à ne pas les voir. À réagir pour les faire sortir du champ de l’attention chaque fois qu’ils y entrent. Naviguer bien consiste à chercher à perdre de vue systématiquement tout repère. C’est un art intrigant. Naviguer en s’éloignant chaque fois du seul point identifiable, connu : prendre l’inconnu comme boussole, l’absence de repère visible comme signe qu’on est au bon endroit, parce que chaque repère connu est le signe qu’on est au mauvais. N’être confiant, sûr de son chemin, certain de son cap, que lorsqu’on a atteint l’inconnu.
36Dans la diplomatie réelle, la diplomatie des interdépendances, celle qui est au service des relations et pas d’un des membres de la relation contre l’autre, la navigation négative est un art important, un art quotidien. La boussole est claire : le repère qu’il faut fuir, celui dont on doit toujours s’éloigner pour être ramené en pleine mer d’incertitude, c’est-à-dire à l’abri, c’est la tranquillité d’âme, c’est le sentiment de la pureté morale, c’est le sentiment d’être au service de la Juste Cause exclusive (pour les loups innocents contre les exploitants malhonnêtes), celui de la sainte Colère (contre le fauve voleur des Biens, le sadique), celui de la Vérité révélée. La conviction de faire partie des Bons contre les Méchants, des Justes contre les Bêtes, des innocents contre les criminels, des Nobles Sauvages contre les infâmes humains, ou de la Civilisation contre la Sauvagerie.
37Tout sentiment d’avoir le cœur net, d’être dans son droit, est à bannir, sinon on ne fait pas justice à la relation même, c’est-à-dire à tous ceux qui y sont pris, emberlificotés dans mille tissages de relations qui vont du conflit au soin, de l’exploitation à l’amour, à cette nuance près qu’on partage un même territoire, où l’habitat de l’un est le tissage de tous les autres.
38Il faut accepter d’être un métamorphe jusqu’au bout, une chimère jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la morale même, cœur de brebis et gueule de loup, et pas de larmes de crocodiles.
39Je ne prélève du terrain désormais que cet affect, à partir duquel réticuler la formulation d’un concept : l’affect est le symptôme d’une position originale dans le champ. Ce qui émerge de cette expérience, c’est que la meilleure boussole pour trouver la position diplomatique est intérieure à soi. C’est une sorte de léger barbouillement moral envers tous les belligérants du territoire, parce qu’on travaille pour la relation, au profit de la relation durable entre eux, pour l’intérêt de la relation, alors que chacun d’entre eux, c’est normal, travaille souvent pour son intérêt propre, et donc au détriment de l’intérêt des autres lorsque la relation est de prime abord conflictuelle.
40C’est une expérience-seuil qui a lieu à bas bruit avec CanOvis. Dans les gros trucks, avec des hommes de terrain, durcis par l’exigence de la veille nocturne, dotés d’une organisation quasi militaire, utilisant envers les loups des tactiques d’espionnage, nous roulons toute la nuit à tombeau ouvert sur les pistes parsemées d’éclats d’obus, pour capturer les images de la meute et des interactions avec le troupeau. Et pourtant, la tonalité affective de cette expérience n’est pas celle de l’action, de l’aventure, du conflit, de l’épreuve virile : c’est le barbouillement moral des empathies multiples et contradictoires. Je me souviens distinctement de la tonalité qui s’imposait dans la bouche du leader opérationnel au visage buriné par les nuits sans sommeil, qui se sentait obligé d’aller boire encore un verre avec les amis bergers, puis de passer encore une fois en revue les chiens : c’était se sentir mal successivement pour tous les « malheurs du monde », c’est-à-dire pour tous les acteurs en conflit. Sur le terrain, il disait, d’une minute à l’autre : je me sens mal pour la brebis qui est isolée toute seule là-bas cette nuit ; je me sens mal pour le loup que la brigade va venir tirer ; je me sens mal pour l’agneau attaqué par ce salaud de loup ; je me sens mal pour le chien de protection qui a été blessé ; je me sens mal pour le berger qui ne va encore pas dormir cette nuit ; pour la portée de louveteaux qui n’aura rien à manger à l’aube. Je me sens mal pour ce flanc de colline qui va être lessivé à la fin de l’été par un pâturage trop intense.
- 2 Formule qu’on utilise en castillan pour dire à quelqu’un qui a subi un drame, sur lequel on est im (...)
41« Se sentir mal » est assez vague pour rendre compte de l’ambivalence de ce sentiment. Mais il existe une formule intraduisible, dans la langue espagnole, qui rend mieux à mon sens la nuance affective en question : « lo siento », littéralement « je le sens », « je le sens dedans2 ».
- 3 J’ai pris conscience, en lisant son livre après avoir fini d’écrire ce texte, qu’à certains égards (...)
42On est en position diplomatique effective lorsqu’on se sent intérieurement, moralement, légèrement traître envers tout le monde. Le chemin le plus clair est le trouble3. Il n’y a pas le confort du purisme, celui d’avoir choisi son camp contre un système ou un autre. Il faut, c’est étrange, se maintenir volontairement dans le sentiment, léger mais latent, d’être un traître à tous, à force de ne pas choisir un camp contre l’autre. Trancher fermement pour l’ambivalence, se maintenir dans la pluralité des points de vue contradictoires, pour chercher des solutions plus saines et plus vivables au service des relations d’interdépendance.
43C’est une tonalité affective et éthique très différente de celle du militant, et les deux sont nécessaires en fonction du contexte, chacun passe spontanément de l’une à l’autre lorsqu’il y est poussé par la nature de la situation, lorsqu’il faut lui faire justice.
44Face à une domination indue ou à une injustice, le conflit est nécessaire, créateur. Le rapport de force est la seule attitude décente et, dans ces cas, les diplomates ont une fonction précise : ils s’occupent de former les alliances à monter contre les ennemis des interdépendances constitutives. Par exemple, il existe déjà d’improbables alliances entre la présence du loup et certaines formes de pastoralisme ovin, avec de petits troupeaux, bien gardés, bien guidés, bien protégés, contre d’autres usages pastoraux : les trop grands troupeaux de brebis « à viande » peu guidés, non protégés, qui essorent les sols et imposent un surpâturage qui fragilise les prairies et les flancs de montagne (Morizot 2016 : 284).
45Dans ces cas qui appellent l’action militante, omniprésents aujourd’hui, les diplomates interespèces travaillent à faire lever les alliances inattendues entre des vivants et certains usages humains de la terre, contre d’autres usages (Morizot 2017) – contre les usages extractivistes le plus souvent, et tous ceux qui fragilisent le maintien des tissages, tous ceux qui participent au processus de « cheapisation » du tissu du vivant (Patel & Moore 2018), c’est-à-dire au processus qui simultanément dévalue ontologiquement le vivant, le dépolitise, et le convertit en matière première pour le productivisme. Mais ce tissu du vivant, ce n’est pas la « nature » des Modernes, celle qu’il faudrait protéger, aimer ou exploiter. Si, comme le disent élégamment Patel et Moore, « la Nature n’est pas une chose, mais une façon d’organiser – et de cheapiser – la vie » (2018 : 63), alors il est ambigu d’affirmer, pour formuler les nouvelles alliances entre luttes sociales et environnementales, que « nous sommes la nature qui se défend ». Nous sommes le vivant qui se défend – y compris contre sa conversion en « Nature ».
46Et bien sûr, on ne s’allie pas à tous les vivants contre tous les humains diabolisés de manière misanthrope : ce sont certains collectifs humains qui, au nom des interdépendances, s’allient à certains vivants, et ce contre d’autres alliances, parfois elles aussi entre des humains et des vivants (par exemple contre l’alliance entre Bayer-Monsanto et leur soja OGM BT, qui constitue une alliance multispécifique). Comment savoir où faire passer les lignes entre alliés et ennemis ? Par l’intelligence collective, par l’analyse concrète des situations concrètes.
47Si cette idée est si difficile à théoriser, c’est qu’on hérite d’une tradition qui pense la morale comme ordonnancement des relations entre des termes premiers bien séparés, en conflit, avec une victime et un coupable (moi et l’autre, Abel et Caïn). Or, dans un monde où les relations sont premières, plus réelles que les êtres séparés, et où vivre consiste à être pris dans et fait par des relations, cette approche éthique est d’une tragique inutilité.
48« Se sentir mal », alors, constitue l’étrange boussole intérieure indiquant que vous êtes en position diplomatique, là, maintenant. C’est à mon sens le symptôme d’une position philosophique et politique particulière : la diplomatie au sens relationnel du terme, comme « diplomatie des interdépendances ».
49Il existe plusieurs initiatives, notamment Pastoraloup en France, qui permettent à des sympathisants du loup de venir en bénévoles aider les bergers à protéger les troupeaux. Un tel programme a quelque chose de diplomatique : j’ai vu plusieurs personnes, parties avec des certitudes sur l’innocence du loup et la culpabilité du monde pastoral, revenir changées – toujours aussi passionnées par les loups, mais beaucoup plus perplexes, troublées. Affiliées aux brebis, aux éleveurs, aux patous, à certains paysages, à certaines pratiques, à la relation extraordinaire entre le berger et son chien de conduite, elles voulaient défendre toute la toile d’araignée, dans son intime contradiction.
50Un dispositif comme Pastoraloup pousse les participants, comme défenseurs du loup, à aider les bergers, et ils reviennent plus diplomates, au sens où ils ont accepté la complexité de ce qui se joue sur ces territoires. Ils n’en défendent pas moins les loups, mais leur engagement est plus mûr, plus profond, plus perspectivé. Leur critique en est clarifiée : les ennemis sont dessinés plus vivement, plus précisément délinéés, l’action militante en est fluidifiée, puisque les adversaires ne sont plus anonymes : ils sont désincarcérés d’un système abstrait (les « exploitants » en général, les « humains nuisibles » en général) pour porter sur des politiques publiques précises (le passage subreptice d’un paradigme de protection des troupeaux basé sur le tir d’effarouchement, à un modèle illégal de régulation des populations de loups, basé sur le tir de prélèvement, dans l’évolution des Plans nationaux entre 2007 et 2018) ; ou sur des textes de lois que l’on peut combattre, sur des attitudes culturelles localisées que l’on peut viser.
51On pourrait croire que cette circulation empathique parmi tous les points de vue dépolitise, parce qu’il devient impossible de choisir un camp : c’est là une conception très pauvre du politique – elle confine en fait au fanatisme (Latour 2017). Ce qui a lieu est inverse : le trouble moral ne dépolitise pas ceux qui le rencontrent, à mon sens il les politise mieux. Une fois qu’on a circulé parmi les points de vue, on saisit que certains n’ont pas la légitimité qu’ils réclament. Par exemple, les pastoralismes qui refusent catégoriquement de mettre en place des mesures de protection et exigent la mise à mort de loups à la moindre perte de brebis ne peuvent plus être défendus. On voit se dessiner des axes de mobilisation qui sont précis, comme les dispositifs pertinents pour agir, et on voit aussi l’inutilité des grandes condamnations morales qui sont le lot quotidien des militants d’écran d’ordinateur. Les dispositifs diplomatiques politisent au sens où ils poussent ceux qui les traversent à l’analyse concrète d’une situation concrète, où ils sont capturés, on le verra plus loin, par le point de vue des interdépendances. Cela crée de nouveaux agencements qui font émerger une communauté d’importance, des nouveaux alliés avec qui prendre langue, composer un front, se mobiliser et peser sur les leviers.
52Au sortir de ce genre de dispositifs, on ne peut plus faire la morale à personne, mais on peut rendre efficace son désaccord dans une lutte ciblée ; on ne peut plus décréter où sont les purs et les impurs, mais on peut paradoxalement mieux cerner des ennemis, des ennemis de la relation : c’est ce que j’appelle un devenir-diplomate.
53On peut désormais préciser ce que recouvre la position diplomatique, cette position étrange au croisement des interdépendances. Dans le personnage historique du diplomate, on retrouve déjà une attitude proche, celle de rappeler à ses mandataires qu’ils ne peuvent pas faire cavalier seul, qu’ils n’existent pas sans leur dehors. Mais le diplomate historique entre nations dans sa forme mainstream n’est pas le bon modèle, car il limite souvent sa pratique diplomatique à continuer la guerre par d’autres moyens, au profit de son camp. Le diplomate « de la relation » ici portraituré est d’une autre nature, du fait de sa position consciente dans un champ d’interdépendances.
- 4 Cette formule a été élaborée par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro (2015 : 248) pour qual (...)
54Ce personnage du diplomate est tout ensemble un intercesseur, un traducteur interespèces et un go-between. Il n’est pas un sage supérieur qui saurait mieux que les autres où sont leurs intérêts. Pas de retour du patriarche, du jugement de Salomon. Au contraire, il reconnaît l’intelligence collective, l’intelligence des acteurs, le fait que ce sont eux qui savent ce qu’ils font, et les lignes de force de la pratique et de la vie. Il est à hauteur de vivants. Mais sa bizarrerie est « positionnelle-relationnelle4 » : elle est liée à sa position entre. S’il sait qu’il n’y a pas de déficit d’intelligence chez les acteurs – les loups, les brebis, les bergers et les écolos –, il reconnaît par contre la dimension positionnelle de la conception qu’ils se font de leurs propres intérêts : c’est-à-dire que chaque camp a spontanément tendance à négliger ses interdépendances les moins évidentes avec les autres camps, à se croire auto-extrait des interdépendances.
- 5 On pourrait se demander quelles interdépendances existent entre loups et pastoralisme ovin. D’abor (...)
55Si le berger a la garde des moutons, le diplomate a la garde des interdépendances, c’est ce qui accapare son attention ontologique. Et c’est pourquoi il peut intercéder pour rappeler aux camps les moments où ils oublient leur inséparabilité avec les autres. Il peut bricoler des solutions, composer la situation pour que ces interdépendances émergent dans toute leur clarté aux yeux de tous et soient respectées, même si elles semblent s’opposer aux intérêts à court terme de chaque camp5.
56Ainsi il ne parle pas au nom du loup, ni au nom du berger, à la manière d’un élu ou d’un porte-parole. Représenter en effet chaque non-humain dans des dispositifs de conciliation ajoute paradoxalement au clivage, cela rejoue et pérennise le caractère exclusif et contradictoire des intérêts (les leurs contre les nôtres). Il parle au nom des interdépendances : il est le point de vue agissant des interdépendances. « Interdépendances » est un concept sans main. Dans la nébuleuse écologiste, tout le monde en parle, mais qui les défend ? Il n’y a personne, car c’est une relation, et notre tradition politique et métaphysique, centrée sur les termes, stipule qu’on appartient toujours d’abord à un camp. L’enjeu est d’armer le point de vue des interdépendances : lui donner des mains à mettre dans le cambouis, une voix pour ne pas se taire, et une pugnacité politique.
57Cette compréhension de la diplomatie n’implique pas de compromissions. Cette connotation (que les « radicaux » prêtent à toute diplomatie) appartient à la cosmologie dépassée où les termes sont prioritaires sur les relations. Dès lors qu’émerge le point de vue des interdépendances, c’est toute la cartographie politique et morale des intérêts qui est changée. La diplomatie en question est sans concession : elle ne fait pas de compromis quant aux intérêts de la relation. Le diplomate est ici un radical pour la relation, c’est le gardien du point de vue de la relation. Les intérêts de l’interdépendance passeront avant tout, au risque de se faire des ennemis chez les membres des deux camps qui ne pensent qu’en termes d’intérêts de camps.
58Ce faisant, le diplomate ne défend pas des compromis entre des volontés qui restent intactes, il active bien plutôt la création d’un nouvel agencement qui fait bouger les lignes originelles : une communauté d’importance. Loin de l’idée d’intérêts prédéterminés définissant des individus et des camps séparés, issue de la tradition libérale, la communauté d’importance qualifie l’alignement possible et fragile entre des collectifs interdépendants de vivants humains et non humains qui ont en commun que l’habitabilité de leur milieu de vie partagé leur importe. Par exemple, qu’est-ce qu’un pastoralisme ovin qui défendrait la présence du loup ? Qui revendiquerait positivement la cohabitation ? C’est inouï, et pourtant plusieurs éleveurs et bergers le font déjà à bas bruit. Comme cet éleveur, aux brebis plusieurs fois attaquées, qui défend pourtant le point de vue des interdépendances, et révèle comment son identité a bougé dans la rencontre avec le loup, lorsqu’il dit :
« Ce qui est assez curieux, c’est que ce loup qui est un empêcheur de tourner en rond, c’est un initiateur de votre rapport sensible à votre environnement. C’est assez génial […]. C’est ce qui fait que vous êtes avec vos brebis, vous êtes brebis, vous êtes dans une attention, et vous êtes dans la reconnaissance de l’intelligence d’autres êtres qui peuplent le même espace que vous. » (Morizot 2016 : 289)
59Être capturé par le point de vue des interdépendances, d’où que l’on provienne, permet de faire bouger les collectifs concernant ce qu’ils croyaient être, pour les propulser dans un tissage où ils deviennent autres : où par la bande un vouloir est inventé qui n’était pas là auparavant.
60Dans le travail que peut opérer ce point de vue des interdépendances, c’est la créativité qui est importante, la possibilité de faire émerger des agencements inouïs, des médiateurs nouveaux, des alliances invisibles. Alors le diplomate de la relation devient autre chose : la voix créative des interdépendances. Sans cette créativité, on ne fait que du compromis fatigué entre camps, on n’invente pas le rapport adéquat, juste, pertinent, toujours renégocié, réinventé, qui ne préexiste pas : les égards ajustés.
61La dimension positionnelle-relationnelle du diplomate permet de résister à l’idée de professionnaliser la diplomatie des interdépendances, de l’institutionnaliser de manière trop rigide, de la personnaliser dans un individu ou un expert. Cela produirait des confiscations problématiques, parce que cette diplomatie n’est pas un métier, une mission (d’ailleurs, elle n’a pas de mandant officiel) : c’est une position mobile, fluente, dans un champ de forces multispécifique qui est dynamique. C’est une position qui vous tombe dessus, ou qui vous échoit, que vous soyez un groupe, un individu, un métier, une corporation. Conséquemment, il n’y a plus de « diplomate » au sens strict, mais une position diplomatique qui peut capturer n’importe qui, et qui rend possible une attitude et des dispositifs diplomatiques. Les seuls indicateurs fiables sont la boussole intérieure – le barbouillement moral de se sentir traître à tous car au service de la relation (que formule d’ailleurs in petto l’éleveur cité plus haut) – et la position relationnelle : on s’y retrouve, dans ce middle ground interspécifique, dès l’instant où l’on prend les intérêts des interdépendances plus à cœur que l’intérêt des camps qui croient à leur indépendance. Rien de pur, alors, dans la position diplomatique : ce n’est pas un moment de dépassement de l’égo où, puisqu’on n’aurait plus d’intérêt propre, on serait enfin devenu un sage, qui pourrait prendre au sérieux les intérêts d’une relation abstraite, et faire l’intercesseur entre les égoïstes. Pas du tout : ce n’est pas par disparition des intérêts qu’on se retrouve à migrer dans un middle ground diplomatique multispécifique, c’est par la saturation des intérêts, leur réticulation, et leur tissage, les-miens-les-leurs-les-vôtres, dans un écheveau si subtil qu’on ne peut plus voir les choses autrement que par les yeux du tissage lui-même (la communauté d’importance).
62Il s’agit de ne pas entendre « interdépendances » au sens strict de l’écologie fonctionnelle, comme ce qui est nécessaire biologiquement pour survivre matériellement. Les interdépendances ici sont à comprendre comme les tissages qui rendent possibles des formes de vie plus prospères, plus épanouies, mieux reliées, plus plurielles, plus riches d’égards pour le monde. Par exemple, le loup n’est pas interdépendant de nous au sens où sa disparition nous voue à la mort, mais au sens où sa présence nous engage dans des transformations d’usage des territoires qui sont plus soutenables, plus vivifiantes pour les milieux, et pour les pratiques humaines elles-mêmes. Parce qu’on peut défendre qu’est plus émancipatrice et riche de sens, pour un praticien, une pratique qui enrichit le monde qui le fait vivre plus qu’elle ne l’appauvrit, qui se tisse aux autres habitants de son milieu donateur plutôt qu’elle ne les éradique.
63Conséquemment, il faut bien entendre que les interdépendances ne sont pas des données de fait, de « nature », formulées par des experts écologues et qui permettraient de dicter aux collectifs démocratiques la bonne direction dans l’usage de la terre. Les interdépendances révèlent certes des exigences multispécifiques du milieu vivant qui accueille le collectif humain, mais elles sont aussi en partie construites, elles impliquent des décisions. C’est le cap de ces décisions démocratiques qui a changé : il ne vise plus à nous extraire et à nous autonomiser de la « nature » pensée comme contrainte à la souveraineté du collectif qui se donne à lui-même sa loi. Il vise à nous tisser mieux dans nos milieux donateurs : dans ces interdépendances qui rendent la vie individuelle, collective, et autre qu’humaine, plus vivable.
64On peut enfin se demander comment tenir ensemble le soin des interdépendances et l’exigence de lutter. Ce n’est paradoxal qu’en apparence. Car cette diplomatie ne consiste pas à adopter une attitude consensuelle et pacificatrice envers tout le monde indistinctement, mais à faire émerger les amis et les ennemis d’une autre manière. Il y a bien des luttes nécessaires et possibles depuis les points de vue des interdépendances : précisément, contre tous les usages de la terre qui détruisent ou méprisent les interdépendances. Cette lutte ne se fait plus au nom de l’intérêt d’un camp humain contre un autre camp, humain ou « naturel », mais au nom d’une communauté d’importance multispécifique, d’un tissage d’interdépendances soutenable, contre tous les usages qui le mettent en danger.
65Ce que le terrain fait à la fabrication du concept apparaît ici : il permet son travail, il fait émerger ses potentialités, d’autres réticulations, comme la dimension positionnelle-relationnelle de la diplomatie. Le concept de diplomatie des interdépendances donne un nom, non pas à une fonction officielle, mais à une position où l’on est poussé : il donne une voix à celui qui se retrouve à lutter pour les interdépendances (et qu’importe d’où il vient). C’est un « attaché » diplomatique, mais littéralement : il est attaché à la relation, comme on dit à propos d’un paysage que l’on habite : « J’y suis très attaché. » Mais, contrairement à celui qui s’attache volontairement, par des chaînes de métal, à un séquoia de l’Oregon, il n’est pas attaché à un élément : c’est un attaché aux interdépendances. Il ne travaille pas pour la nature, pour les loups, pour les abeilles (il en faut pourtant). Pas plus pour les humains, les bergers, les agriculteurs (il y en aura toujours suffisamment). Il n’est pas contre eux non plus. Ces deux camps sont trop monolithiques, ils existent moins que les relations. Leur monopole dans la formulation des problèmes fragilise les tissages réels, qui sont toujours des interdépendances localisées de vivants humains et non humains. Il est pour les tissages vivants, contre tout ce qui les dévitalise. Ou : comment armer le point de vue des interdépendances ?