- 1 « “Gilets jaunes”. Les “porte-parole” se suivent et ne se ressemblent pas », Europe 1, 3 décembre (...)
1Le mouvement nébuleux et insaisissable des gilets jaunes né au cours de l’automne et de l’hiver 2018 a eu ceci de déconcertant qu’il remettait en cause certains principes fondamentaux du débat public. À la différence de mouvements revendicatifs classiques, les gilets jaunes ont affirmé rejeter les canaux légitimes de représentation, tels que les syndicats, les partis politiques, la presse et même tout porte-parole. Face à une agitation insurrectionnelle sans tête et sans contours définis, le gouvernement a cherché dès les premiers jours à identifier des représentants avec lesquels entreprendre des négociations. « On n’arrive pas à enclencher le dialogue. Il nous manque des partenaires et une organisation représentative1 », reconnaissaient les responsables politiques. Des interlocuteurs choisis et invités par le gouvernement furent immédiatement contestés par « la base ». Conspués et menacés de mort, plusieurs représentants pressentis renoncèrent à aller rencontrer le gouvernement. Personne ne venait « s’asseoir à la table des négociations », selon l’expression consacrée. Interrogés sur les ronds-points qu’ils avaient transformés en lieux de vie, des gilets jaunes affirmaient n’avoir pas besoin de porte-parole et porter eux-mêmes leur parole.
- 2 « La colère des Gilets jaunes doit s’exprimer par des moyens légitimes », Le Journal du Dimanche, (...)
2Ce rejet de la discussion par mandataires a suscité l’inquiétude de plusieurs commentateurs : « Spirale folle et angoissante, écrit un éditorialiste, si ceux qui portent la voix des “gilets jaunes” deviennent aussitôt la cible de leur colère, comment entamer les discussions qu’ils réclament ? Sans unité ni direction, une fronde ne peut finir que dans la brutalité2. » Au milieu d’un flot de revendications protéiformes et contradictoires, la seule parole unanime qui ressortait était un hurlement étrange adopté comme cri de ralliement par les différents groupements de gilets jaunes à travers le pays : « Ahou ! Ahou ! Ahou ! » Les gilets jaunes semblaient ignorer le principe de l’exercice de la vie politique depuis plusieurs siècles : mander des émissaires porteurs d’une parole collective audible pour ouvrir des négociations. Sans délégation de la parole entre représentés et représentant, la diplomatie n’a plus d’assise possible, car que vaudraient les mots d’un négociateur qui n’engage que lui-même et qui voudrait traiter avec un diplomate qui ne représente personne ? Or, l’inquiétude naît de ce que, pour beaucoup, la diplomatie n’a qu’une alternative : la violence brute et primitive.
3Si les gilets jaunes se défient de la représentation et de la délégation de la parole, c’est qu’elles ne sont jamais dénuées d’enjeu de pouvoir, comme l’a montré Pierre Bourdieu (1984). Leaders politiques, syndicalistes, ecclésiastiques sont chargés de représenter des collectifs au nom desquels ils parlent : nations, partis, syndicats, Églises. Par un retournement étrange, mais constamment réitéré, les mandataires gagnent du pouvoir sur ceux mêmes qui leur ont prêté mandat et parole. « Parler pour, c’est-à-dire en faveur de quelqu’un, implique la propension à parler à sa place. » (ibid. : 51) Le représentant se fait incarnation du groupe et se trouve investi d’un prestige qui transcende la somme des représentés. À ces derniers, il ne reste souvent que « l’alternative de se taire ou d’être parlé » (ibid. : 50). D’après Bourdieu, « la dernière révolution politique, la révolution contre la cléricature politique, et contre l’usurpation qui est inscrite à l’état potentiel dans la délégation, reste toujours à faire » (ibid. : 55). On peut spéculer que Bourdieu aurait pu reconnaître dans l’insurrection des gilets jaunes une tentative pour entamer une telle révolution contre la délégation politique.
4Paradoxalement, alors que la représentation diplomatique est critiquée dans sa capacité à administrer les relations entre humains, elle s’est introduite comme modèle dans un nouveau champ, celui des relations des humains à leur environnement. Depuis plusieurs années, la crise écologique a conduit plusieurs auteurs à proposer d’étendre l’institution diplomatique aux négociations cosmopolitiques entre les humains et les non-humains (Stengers 2006 ; Latour 2012). Pour faire accéder à un statut politique des êtres qui en étaient dénués, on recrute de nouveaux porte-parole appelés à siéger dans de nouvelles assemblées. Or n’y a-t-il pas quelque paradoxe à multiplier ainsi les instances de représentation ? « Si la représentation est en crise, faisons encore plus de représentation », résume Baptiste Morizot (2016 : 33, note 17). Pour éviter ce piège, pourrait-on plutôt concevoir, comme le propose Morizot, une autre forme de diplomatie qui ne serait plus inféodée à la représentation ? Dans la « diplomatie des relations » qu’il développe, les diplomates n’ont pas de mandat, ils ne sont plus les porte-parole d’un des collectifs en conflit, ni les défenseurs de ses intérêts. Adoptant le point de vue de l’écosystème, ils sont les promoteurs d’une attitude diplomatique en faveur des interdépendances des collectifs plutôt qu’en faveur des collectifs eux-mêmes.
- 3 « Face à l’étranger, une société recourt soit au soldat soit au diplomate. » (Morizot 2016 : 33)
5On peut cependant se demander en quoi consisterait le statut de ces diplomates d’un nouveau genre, qui ne seraient pas des représentants d’autrui, et quel genre d’accords ils pourraient négocier, engageant quels collectifs. Peut-être cette diplomatie sans mandat n’en est-elle déjà plus une, sortie qu’elle est du politique pour entrer dans le champ plus quotidien et plus métaphysique des manières d’habiter le monde. Si la diplomatie doit être sauvée au prix de telles métamorphoses, c’est parce que l’on redoute que sa seule alternative soit la guerre, une attitude destructrice interdisant tout rapport fécond avec l’altérité3.
6L’anthropologie ouvre pourtant un champ de possibilités plus vaste que le choix binaire de la diplomatie ou de la destruction. Les ethnologues ont documenté maintes sociétés non étatiques à travers le monde qui ont élaboré des modes de vie et d’organisation sociale étrangers à la délégation de négociations entre les mains de mandataires (Clastres 1974 ; Scott 2013). Dans un article intitulé « No Politics Please » (2005b), Philippe Descola décrit chez les Achuar d’Amazonie des cohabitations avec le vivant qui, tout en étant sociales de part en part, s’exercent « sans diplomates ». En effet, elles ne s’engagent pas sur le mode de relations politiques entre des collectifs, mais sous une forme « libertaire » profondément individualiste, sans délégation de la parole à autrui. Pour les Achuar, les personnes humaines comme non humaines sont « totalement autonomes mais non représentables ».
7Qu’est-ce qui, dans les institutions sociales et cosmopolitiques de certaines sociétés humaines, s’oppose à l’attitude diplomatique ? Quelles sont ces formes de cohabitations avec l’altérité qui parviennent à se passer de diplomates ? Pour mieux comprendre ce qu’implique la diplomatie, rien de tel que de la regarder naître dans un substrat qui lui était jusque-là étranger et d’examiner quels sont les nutriments nécessaires à son épanouissement. Dans leur conquête de la Sibérie puis de l’Alaska, au cours d’une expansion sur près de 10 000 kilomètres, les colons russes ont rencontré un grand nombre de populations arctiques et subarctiques dont beaucoup n’avait jamais vu d’Occidentaux auparavant. Les Russes n’ont pas cherché à les détruire ni les acculturer, mais à les soumettre tout en maintenant leur autonomie afin d’établir avec elles des relations économiques et politiques durables. Pour cela, ils se sont efforcés de susciter une diplomatie là où elle faisait défaut, avec des succès très variables. On tentera d’identifier les principes sociologiques et philosophiques en raison desquels certaines sociétés sont longtemps demeurées un champ stérile face aux essais russes d’y faire germer une fibre diplomatique. Et l’on évoquera en quoi pouvait consister, dans ces communautés, un rapport non diplomatique aux diverses formes de vie peuplant leur monde.
8Les groupes qui n’ont pas développé d’attitude diplomatique et se défient des porte-parole posent un éternel problème aux États. Parmi les peuples autochtones rencontrés par l’État russe lors de la conquête des immenses territoires de la Sibérie et de l’Alaska, certains ont rapidement accepté le principe de la négociation par porte-parole et ont su s’adapter au nouvel ordre des choses, tirant parti politiquement et commercialement de leurs relations avec les colons. Avec d’autres, il a été impossible pendant de nombreuses décennies d’obtenir une représentation stable permettant un contrôle étatique.
9La colonisation de la Sibérie par les Russes, entamée à la fin du xvie siècle et terminée au xixe siècle, est l’un des plus massifs bouleversements démographiques, géopolitiques et écologiques de ce dernier millénaire. Accomplie conjointement par des soldats (les Cosaques) et des trappeurs-marchands privés (promyshlenniki), la conquête avait pour moteur la soif de fourrures précieuses dont la société russe était grande consommatrice et exportatrice. Au xviie siècle, le tiers des revenus de l’État moscovite provenait de la vente de fourrures à l’étranger (Potapov 1953 : 166). Le rôle du poil était tout à fait comparable à celui que jouent aujourd’hui le gaz et le pétrole, leur vente rapportant à l’État russe la moitié de ses revenus.
10Les fourrures de zibeline, renard et écureuil étaient obtenues auprès des populations autochtones de Sibérie grâce à un prélèvement obligatoire annuel appelé iasak, que l’on peut regarder comme une forme de tribut ou d’impôt. Personne mieux que les chasseurs autochtones n’était capable de collecter ces richesses dans la taïga, aussi la conquête n’avait-elle pas pour but de substituer des populations de colons occidentaux aux peuples locaux ni de russifier ces derniers ou de les administrer directement, mais de négocier des accords préservant leur autonomie et leur mode de vie afin d’obtenir une délivrance régulière et volontaire des fourrures. Il fallait faire admettre progressivement à des populations sans État le principe d’une obligation du paiement de l’impôt.
11La difficulté principale des Russes face à des groupes mobiles de chasseurs-cueilleurs et de pasteurs était de trouver des médiateurs, des représentants, des diplomates avec qui négocier un accord garantissant des relations pacifiques durables et un paiement annuel du iasak. Les populations locales ne devaient pas être détruites, ni sédentarisées, ni assimilées, mais constituées en interlocuteurs politiques.
12Pour y parvenir, les Russes ont employé, de la Sibérie occidentale jusqu’en Alaska, une technique redoutablement efficace : la prise d’otages fiscaux. Appelés amanat, ceux-ci étaient saisis de gré ou de force parmi les individus influents et gardées par les colons dans leurs forteresses. Pour la collecte de l’impôt, un vaste réseau de fortins et d’hivernages fut construit à travers la Sibérie. Les Cosaques venaient à l’automne dans leurs hivernages accompagnés par les amanat. En échange du bon traitement des otages livrés en gage, ils obtenaient des autochtones des fourrures, mais aussi de la nourriture leur permettant de survivre dans les conditions extrêmes des hautes latitudes. Lorsque les autochtones étaient pacifiés, les Russes acceptaient un remplacement des amanat par roulement tous les ans ou tous les six mois, puis, quand la population avait définitivement accepté la souveraineté russe, l’impôt pouvait être collecté sans amanat (Grinev 2003 : 42 ; Dolgih 1960 : 121).
13Les Cosaques et les colons ont assez souvent capturé de préférence des fils ou des neveux de chefs. Un enfant était moins dangereux et causait moins d’embarras qu’un adulte. On faisait en sorte que sa captivité fût l’occasion d’une sorte de séjour d’immersion dans le monde russe afin qu’il en assimile la langue et les mœurs (Grinev 2003 : 45). À la fin du xviiie siècle, l’esprit des Lumières faisant sentir son influence sur les élites russes, la captivité des amanat prit un tour civilisateur : dans les nouveaux discours, les autochtones devenaient des « sauvages » qu’il convenait d’« éduquer » pour les détourner des « coutumes barbares » de leurs pères (ibid. : 47). La première école fondée dans l’Amérique russe était destinée aux centaines d’amanat tenus en captivité sur l’île Kodiak. Beaucoup étaient baptisés et recevaient un nom russe, par exemple celui de leur ravisseur qui leur faisait office de parrain.
- 4 Consciemment ou non, l’empire russe reproduisait ainsi les méthodes de l’empire romain, prélevant (...)
14Éduqués à la russe tout en conservant la connaissance de leur propre culture, les amanat étaient censés exercer une « bonne influence » sur leur groupe lorsqu’ils le rejoignaient. Ils étaient souvent utilisés par les Cosaques comme guides fournissant des informations stratégiques sur les terres encore non explorées, mais aussi comme interprètes et médiateurs pour négocier avec leur groupe et des groupes voisins. Grâce à leur double culture, les amanat devenaient des diplomates idéaux. Dans les cas les plus favorables, les Russes parvenaient à placer d’anciens amanat en position de chefs de groupes indigènes, ce qui permettait de sceller des alliances durables4. Un avantage précieux de la présence des amanat dans les fortins russes était le frein qu’elle opposait aux velléités d’attaques des autochtones lorsque les relations avec les Russes se dégradaient, ce qui arrivait rapidement. Les meurtres de Russes par des autochtones étaient suivis d’exécutions d’amanat en représailles. Dans les périodes d’insurrection, les proches parents des amanat se faisaient automatiquement les avocats de la diplomatie et, parfois, allaient prévenir les Russes de l’imminence d’un assaut. Frein à la rébellion et symbole d’un point de vue conciliant avec l’envahisseur, les amanat et leur famille ont à plusieurs reprises été massacrés par des insurgés autochtones, en Sibérie comme en Alaska (Vdovin 1965 : 107 ; Grinev 2003 : 44).
- 5 Le iakoute toion est apparenté à d’autres termes turco-mongols désignant le « seigneur », le « che (...)
15Le système des otages fiscaux a connu des succès contrastés selon les groupes auxquels les Russes l’imposaient. Il s’est avéré particulièrement efficace chez les Iakoutes en Sibérie centrale. À l’arrivée des Cosaques au xviie siècle, les Iakoutes forment une société non étatique, mais hiérarchisée, dominée par une élite de chefs héréditaires, les toion5. Ces derniers possèdent plusieurs centaines de têtes de chevaux et de bovins, avec quinze à vingt esclaves à leur service pour la garde du bétail et pour la fenaison. Ils se distinguent du reste de la population par des sépultures remarquables où les accompagnent chevaux, esclaves et objets précieux. Cependant, leur autorité se limite aux actions militaires pour lesquelles ils peuvent rassembler plusieurs centaines d’hommes en armes. Ils n’ont ni pouvoir civil, ni pouvoir judiciaire (Bahrushin & Tokarev 1953 : 135, 143).
16Pénétrant sur les terres iakoutes dans les années 1620, les Cosaques livrent plusieurs combats contre les autochtones et prennent des amanat parmi les toion et leurs enfants. Or, dès les années 1635, les rapports des officiers russes indiquent que la plupart des toion cessent la résistance et se rallient au pouvoir russe, livrant volontairement des amanat et s’engageant à payer le tribut. Les révoltes qui éclatent encore sont l’initiative de Iakoutes pauvres, simples pêcheurs et chasseurs, dénoncés aux Russes par les toion.
17Comment les Russes ont-ils obtenu des élites iakoutes de passer en peu d’années de la résistance armée à la négociation et la coopération ? Lorsque les Iakoutes apportent le iasak dans les forteresses russes, les Cosaques organisent pour eux des festins et leur offrent des cadeaux. Les archives comptables russes mentionnent des livraisons de 100 000 perles et de centaines de kilogrammes de textiles et d’objets de bronze et d’étain. Des milliers de tonneaux de kvas (boisson fermentée) sont acheminés pour en abreuver les Iakoutes (Bahrushin & Tokarev 1953 : 278-279). Dès les années 1650, les otages fiscaux deviennent inutiles : les toion se chargent eux-mêmes de collecter l’impôt auprès des familles et le portent aux Russes en échange de festins et de cadeaux. Le gouvernement entérine leur fonction en leur remettant des insignes de pouvoir : médailles, dagues et manteaux honorifiques. Adressant au tsar des missives au nom de leurs clans ou même voyageant jusqu’à Moscou, les toion dénoncent la corruption des fonctionnaires russes locaux et obtiennent plus de pouvoir et de responsabilités pour leur groupe, c’est-à-dire pour eux-mêmes. À partir de 1740, ils reçoivent en rémunération 2 % de la valeur de l’impôt qu’ils collectent, se transformant ainsi, selon l’expression de Seroshevskii, en « fonctionnaires territoriaux » de l’État russe (ibid. : 282 ; Seroshevskii 1896 : 479). Cette attitude coopérante a permis l’établissement précoce d’une administration territoriale iakoute autonome (iakutskoe samoupravlenie) dont l’actuelle république de Iakoutie-Sakha est l’héritière. Si les chefs iakoutes ont accepté très tôt de s’engager dans une voie diplomatique avec les Russes, c’est que, en accédant à la position de porte-parole, ils accroissaient leur pouvoir, gagnant progressivement des fonctions étatiques dont ils étaient dépourvus auparavant, comme la collecte de l’impôt et l’exercice de la justice.
18Poursuivant leur marche vers l’est, les Russes ont tenté de reproduire cette méthode ayant porté ses fruits chez les Iakoutes. Là où ils ne rencontraient pas de chefferie héréditaire semblable à celle des Iakoutes, ils la créèrent, mettant en place des interlocuteurs qu’ils nommèrent du terme iakoute toion. Par exemple, chez les Itelmen (Kamtchadal) du Kamtchatka, à 2 000 kilomètres des terres iakoutes, « l’impératrice de Russie a établi dans chaque habitation un Chef, nommé Toion, qui décide toutes les causes, excepté celles où il s’agit de la vie et de la mort » (Kracheninnikov 1768 : 23). Mais ces toion itelmen n’avaient guère l’autorité de leurs modèles iakoutes et cette absence de pouvoir local livra la population à la prédation directe des Cosaques. Ceux-ci gardèrent pour eux la responsabilité et les avantages de la collecte des fourrures dont ils accaparaient la majeure partie au lieu de l’envoyer à Moscou. Faute de pouvoir donner les fourrures exigées, de nombreux Itelmen endettés durent livrer femmes et enfants en esclavage. Chaque Cosaque possédait ainsi quinze à vingt esclaves et parfois jusqu’à soixante. Jouée aux cartes, une esclave pouvait en une soirée devenir la possession de quatre ou cinq maîtres successifs qui la violaient à tour de rôle (Steller 1774).
19Si les Itelmen, ravagés par les épidémies, ont pu être soumis rapidement, les Koriak et les Chukch se sont avérés particulièrement difficiles à mettre sous tutelle, infligeant d’incessantes attaques aux populations voisines colonisées, dérobant les fourrures et assiégeant les forteresses russes. Or ces deux populations se prêtaient mal à la politique de la prise d’otages car, se voyant perdus, il leur arrivait de massacrer femmes et enfants avant de se suicider. Quand bien même les Russes parvenaient à prendre des amanat, au xviie siècle, les Chukch les abandonnaient à leur triste sort et se dispersaient sans payer ni rançon ni impôt (Vdovin 1965 : 110). Face à l’inefficacité des méthodes classiques, le Sénat de l’impératrice Élisabeth ordonne en 1742 une campagne militaire d’« éradication totale » (iskorenit’ vovse). Après plus d’un siècle de conflit, diminués démographiquement de 60 % par la guerre et les épidémies, les Koriak finissent par reconnaître la souveraineté russe en 1757. En revanche, malgré de multiples expéditions militaires, les Chukch demeurent insoumis. En 1766, vu les coûts de la guerre et le peu d’intérêt d’une région de toundra pauvre en bêtes à fourrure, l’impératrice Catherine II jette l’éponge et ordonne l’abandon du fort d’Anadyrsk, poste avancé de la colonisation russe en Chukotka (Forsyth 1992).
20Au xixe siècle, tout en reconnaissant officiellement l’indépendance des Chukch, les Russes s’efforcent de promouvoir parmi eux l’émergence d’une élite russophile. Et il se trouve en effet des ambitieux disposés aux négociations. Dans les années 1830, une lettre provenant d’un riche « toion » chukch, nommé Iatyrgyn, arrive opportunément au lieutenant-général Vinogradov pour lui demander la souveraineté russe : « Je reconnais ton tsar comme mon entier souverain ainsi que le font tous les Chukch Chaun et les Chukch du Cap que j’administre. Que le tsar russe me donne une distinction quelconque ou un cadeau afin que les Chukch m’écoutent et m’obéissent. » (Vdovin 1965 : 145) Transmise au gouvernement central, cette demande fut acceptée avec joie et, après avoir prêté serment à la couronne russe, Iatyrgyn reçut un sabre et un manteau symbolisant son pouvoir sur les Chukch. Or sur le terrain, il apparut vite que « les Chukch de Chukotka ne manifestaient aucune envie de devenir sujets et moins encore d’obéir à Iatyrgyn. La situation demeura telle qu’elle était avant la soumission de Iatyrgyn. » (ibid. : 146)
21Comment expliquer la différence de succès de la technique de la prise d’otages fiscaux chez les Iakoutes et chez les Chukch et Koriak ? Si l’on considère seulement les données socio-économiques, les sociétés iakoute et chukch à l’arrivée des Russes peuvent paraître assez semblables. Les Chukch comptent parmi eux des « hommes forts », grands chasseurs ou possesseurs de troupeaux de centaines de rennes, qui exercent influence et autorité sur un certain nombre de suiveurs. Comme les toion iakoutes, ces personnages peuvent posséder des esclaves et sont souvent polygames. C’est naturellement à eux que les Russes appliquent le nom iakoute de toion. Or, manifestement, quand un chef est pris comme amanat, les Chukch ne se sentent pas tenus de payer pour lui le iasak, pas plus qu’ils ne se croient eux-mêmes contraints par les engagements qu’il prend en leur nom. C’est que la richesse a des effets sociologiques tout à fait distincts dans les sociétés iakoute et chukch.
22L’esclavage dans la société chukch est externe – il puise dans les prisonniers de guerre – et un esclave est facilement affranchi. L’autorité des « hommes forts » chukch est toujours transitoire et ne se cristallise pas dans un statut social héréditaire, soumise qu’elle est à leur succès personnel en matière de chasse et d’élevage. Chez les Iakoutes, en revanche, l’esclavage est aussi bien interne qu’externe : un Iakoute appauvri peut devenir par endettement esclave d’un Iakoute riche. Le maître dispose de la vie de ses esclaves qui doivent le suivre dans sa tombe comme accompagnants funéraires (Bahrushin & Tokarev 1953 : 170). Or on sait qu’esclavage pour dette et accompagnement funéraire sont les indices d’une forme extrême de dépendance dans des sociétés particulièrement inégalitaires (Testart 2018). Les disparités de richesse ont chez les Iakoutes des effets de différenciation sociale beaucoup plus profonds que dans la société chukch.
23La raison en est l’absence chez les Chukch d’un principe philosophique et politique que nous avons appelé ailleurs « principe de substitution » (Stépanoff 2019). La fonction première de la richesse dans de nombreuses sociétés sans État est de permettre de substituer des biens à des personnes dans le cadre des compensations matrimoniales ou des compensations pour meurtre (Descola 2001 ; Testart, Govoroff & Lécrivain 2002). Or il n’en va pas ainsi chez les Chukch, ni chez les Koriak. Alors même qu’ils connaissent la richesse, un fiancé obtient chez eux une épouse à la sueur de son front par plusieurs années de service auprès du beau-père et un meurtre ne peut se payer que par un meurtre. Les Iakoutes, quant à eux, comme tous les peuples altaïques d’Asie du Nord, utilisent le bétail en paiement du prix de la fiancée comme des dettes de sang.
24Dans ces prestations, on substitue des biens à des personnes, mais ce n’est pas tout : on substitue également des personnes à des personnes. En effet, d’une part, le paiement du prix de la fiancée ne peut que rarement être accompli par le fiancé sur ses biens propres, qui sont maigres du fait de sa jeunesse ; c’est pourquoi il est en réalité pris en charge par ses consanguins aînés. D’autre part, les transferts de biens impliquent toujours une négociation qui exige des intermédiaires. Il est délicat et plutôt humiliant pour le père de marchander le prix de sa fille, comme il l’est pour le prétendant de s’exposer à un refus. Dans les affaires de meurtre, il est offensant pour la mémoire du défunt de s’abstenir de le venger contre une maigre compensation. C’est pourquoi, partout où il y a des transferts de biens, on voit œuvrer des truchements, porte-parole et autres entremetteurs. Les marieurs négocient prix de la fiancée, dot et lieu d’installation du couple, chaque partie s’efforçant par leur intermédiaire de minorer sa contribution et de maximiser celle de l’autre. La négociation est d’autant plus nécessaire que les richesses qui font l’objet de transferts sont souvent inégalement réparties au sein du groupe. En effet, la hauteur des transferts varie selon la condition et le statut des intéressés. La mort d’un fils de chef exige un dédommagement plus élevé que celle d’un pauvre. Des négociateurs s’avèrent donc indispensables pour établir au cas par cas la valeur des paiements.
25La délégation de la parole, par laquelle des individus se substituent à d’autres, est donc une pratique familière dans les sociétés recourant aux compensations matérielles, et même un rouage indispensable de leur vie sociale. Au contraire, dans les sociétés où le service pour la fiancée et la vendetta sont la norme dominante, il y a beaucoup moins de sujets de négociation et il est rare que l’on ait besoin d’intermédiaires. Il appartient au fiancé lui-même de faire ses preuves auprès de son beau-père et au frère endeuillé de laver le sang de son frère dans le sang du meurtrier.
26Jochelson le confirme quand il nous indique à propos des Koriak que « ni dans leurs traditions ni dans leurs légendes, on ne trouve la moindre trace du principe des représentants avant l’arrivée des Russes » (1905 : 763). En plaquant la notion de toion sur leurs hommes influents, « les Russes ont confondu la structure sociale souple des Koriak avec une organisation sociale développée comme celle des autres peuples sibériens (les Iakoutes ou les Toungouses par exemple), dont les chefs sont élus par les membres du clan ou occupent une fonction héréditaire » (ibid. : 767).
27C’est certainement ce qui explique l’échec du système des otages fiscaux chez les Koriak et leurs voisins chukch. La prise d’amanat permettait de tester dans les différentes sociétés sibériennes le degré d’autorité des leaders et la dépendance du groupe à leur égard. Plus un amanat était influent, plus il permettait de mobiliser une force de travail nombreuse dans la collecte de fourrure, plus il était rentable – car un amanat, nourri et entretenu par les Cosaques dans leur forteresse, avait un coût. Or, dans certains groupes, il était difficile de trouver des personnages dont l’influence et l’autorité dépassât l’échelle d’une famille élargie. Chez les Yukaghir, l’absence de figures d’autorité rendait nécessaire pour les Russes la capture d’une multitude d’otages. Ainsi, à la fin du xviie siècle, les Cosaques détenaient en otages fiscaux dans leurs fortins environ soixante-dix Yukaghir, soit 6 % de la population yukaghir masculine – sans compter un nombre d’esclaves sexuelles représentant 10 % de la population féminine (Dolgih 1960 : 440).
28Lorsque les Cosaques construisirent un fortin dans la région arctique de la rivière Alazeia chez les Yukaghir de la toundra, un chamane qui jouissait localement d’une grande réputation, Oliuganei, vint les menacer. D’après la chronique russe, il leur adressa ces paroles : « Pourquoi avez-vous construit un fortin sur ma terre sans m’en avoir informé ? » Les Cosaques, outrés, se précipitèrent hors du fortin, se saisirent du chamane et le gardèrent comme amanat. Les tentatives des Yukaghir pour le libérer furent infructueuses, de sorte qu’ils furent contraints de payer le iasak en échange de sa vie (Bahrushin & Tokarev 1953 : 53). On voit bien dans cet exemple que ce qui a mis les Yukaghir en position de faiblesse, c’est le haut statut social et peut-être politique qu’ils accordaient à ce chamane particulier. Le fait qu’il soit allé de lui-même se présenter pour parler au nom de sa communauté et de « sa » terre le plaçait aux yeux des Russes dans une position d’autorité qui en faisait un candidat idéal à l’office d’amanat.
29Ce chamane se percevait probablement comme une sorte de « diplomate cosmopolitique », selon la définition de Viveiros de Castro (2009), apte à négocier avec toute forme d’altérité, celle des esprits comme celle des colons. Or, si certains chamanes occupaient un tel rôle éminent dans diverses sociétés de Sibérie, et devenaient souvent des amanat parfaits, il n’en allait pas ainsi dans tous les groupes.
30Une analyse comparative nous a amené à distinguer deux grands univers chamaniques en Asie du Nord, l’un hiérarchique, l’autre hétérarchique (Stépanoff 2019). Dans l’univers hiérarchique, notamment chez les Iakoutes, les séances rituelles mettent au centre de la scène les négociations que l’officiant mène au nom de son groupe chez les esprits pour obtenir nourriture et bonheur. Dans ces contextes, le chamane est un intermédiaire obligé, un diplomate assurant les rapports de la communauté aux subjectivités non humaines. Nous avons montré que ces chamanes diplomates sont actifs précisément dans les sociétés à porte-parole, où le principe de substitution régule les mariages et les meurtres. En revanche, dans l’univers hétérarchique des groupes hermétiques au principe de substitution, comme les Chukch, les Koriak, les Yup’ik, le rituel chamanique principal est une performance différente. Dans la « tente sombre », l’officiant s’éclipse pour permettre une négociation directe, en face-à-face, entre les participants et les esprits animaux des environs. Il intervient alors moins en qualité de diplomate que de traducteur, simple facilitateur d’interactions dyadiques entre chacun et l’invisible. La relation interpersonnelle que chaque participant peut nouer avec les esprits dans le rituel se développe ensuite en privé par des rêves permettant d’acquérir des compétences magiques individuelles.
31Bien d’autres sociétés, en dehors de la Sibérie, se sont gardées de conférer un mandat de ministre plénipotentiaire à leurs spécialistes rituels, préférant laisser à chacun la responsabilité de ses rapports aux entités visibles et invisibles du milieu vivant. Descola note ainsi que
« dans l’Amérique indienne à tout le moins, la part prise par les chamanes dans la gestion des rapports avec les différentes entités qui peuplent le cosmos peut être tout à fait négligeable. Dans l’aire subarctique comme dans maintes sociétés amazoniennes, les relations entre humains et non-humains sont avant tout des relations de personne à personne, entretenues et consolidées au fil de l’existence de tout un chacun. Ces liens de connaissance individuels échappent souvent au contrôle des spécialistes rituels, la tâche de ces derniers, lorsqu’ils existent, se bornant dans bien des cas au seul traitement des malheurs du corps. » (2005a : 43)
32Ainsi le chamanisme défini comme une diplomatie cosmique fondée sur « l’habileté manifestée par certains individus à traverser les barrières corporelles entre les espèces et à adopter la perspective de subjectivités allo-spécifiques, de façon à administrer les relations entre celles-ci et les humains » (Viveiros de Castro 2009 : 25, 121) n’est pas un modèle universel, mais correspond à un mode hiérarchisé de distribution des pouvoirs. De ce point de vue, le « perspectivisme », qui scelle dans les corps la diversité des perspectives non humaines, fonctionne comme un verrou garantissant le pouvoir de passeurs exceptionnels – les chamanes-diplomates – capables de traverser par métamorphose les barrières corporelles. Dans les sociétés à chamanes-traducteurs, les subjectivités animales ne sont pas inaccessibles puisque chacun s’immerge en elles par l’expérience onirique. Or il apparaît que ce sont souvent les sociétés de cette dernière catégorie, soucieuses de borner les tentations diplomatiques de leurs chamanes, qui ont donné le plus de fil à retordre aux Cosaques quand ils ont tenté de trouver chez elles des représentants pour établir des traités de paix.
33Les Nivkh en fournissent un nouvel exemple. La société nivkh ne connaît pas de noblesse héréditaire, mais accorde de l’autorité à des hommes riches réputés chanceux, dans la mesure où ils font preuve de générosité envers les gens dans le besoin. L’esclavage existe, mais il est exclusivement externe. Au milieu du xixe siècle, le savant Leopold Schrenck notait : « Les Giliak [Nivkh] quand j’étais chez eux étaient pleins de la conscience de leur indépendance et de leur liberté. Pas de trace chez eux de chef et je n’ai pas même pu trouver de mot giliak pour exprimer cette notion. » (1903 : 32) Leurs chamanes, réputés peu puissants, ont pour rituel principal la tente sombre. Leur rôle est soigneusement circonscrit puisqu’il leur est interdit d’intervenir dans la principale cérémonie collective, la fête de l’ours (ibid. : 121, note 1).
34En 1644, à leur arrivée sur les terres nivkh dans le bas Amour, les Cosaques saisissent une série d’otages qui leur permettent d’obtenir une livraison immédiate de fourrures. Ils ne parviennent pas cependant à imposer le principe d’un paiement régulier ni à éduquer les amanat pour en faire des intermédiaires. Un homme influent capturé par les Russes et gardé comme amanat s’ampute la jambe à la hache pour se libérer de ses fers. En 1655, des amanat nivkh sont envoyés à Moscou pour admirer les splendeurs de la capitale russe et recevoir des cadeaux, ce qui n’empêche pas des groupes de Nivkh de massacrer des Cosaques la même année. Confrontés à la concurrence des Mandchous, les Russes renoncent, lors du traité sino-russe de Nerchinsk en 1689, à cette région qui demeure dès lors en dehors de l’emprise des États. Un siècle plus tard, en 1788, le gouverneur général d’Irkoutsk annonce à l’impératrice Catherine II que les Nivkh demandent « le bonheur de devenir ses sujets » et de jouir de « sa protection ». Deux émissaires spéciaux sont envoyés successivement auprès de ce groupe pour entreprendre des négociations, mais le premier revient alcoolique et le suivant n’a pas plus de succès. Le gouverneur général qui avait donné de faux espoirs d’annexion est mis à pied par la tsarine. Les relations russo-nivkh resteront pour le moment commerciales et ce jusqu’au milieu du xixe siècle (Polevoi & Taksami 1975 : 141-155).
35Pour établir sa souveraineté, l’État russe dut se résoudre à créer de toutes pièces le diplomate nivkh dont il avait besoin. Un pêcheur polyglotte d’humeur russophile, Pozvein, fut recruté comme interprète par un capitaine russe et emmené en 1850 en bateau jusqu’au port d’Aian. Il exprima aux autorités le souhait de tous les Nivkh de l’Amour et de l’île de Sakhaline de rejoindre la couronne russe (Iuzefov 2001). Pozvein parlait-il au nom d’un conseil des chefs de clan préalablement réunis comme le supposent certains auteurs ? C’est peu probable étant donné la précipitation dans laquelle se fit son embarquement. Toujours est-il que sa demande fut acceptée, et les terres nivkh furent enfin intégrées à l’empire russe, deux cents ans après les premières expéditions cosaques.
36Par la suite, Pozvein accompagna d’autres expéditions et reçut pour ses services de multiples récompenses, dont le « manteau d’honneur à galons pour les indigènes ». En 1860, il participa à l’exposition pan-russe de Saint-Pétersbourg où il présenta des objets d’artisanat et des fourrures suscitant l’enthousiasme des visiteurs, dont l’empereur Alexandre II lui-même, ce qui lui valut de nouvelles distinctions et médailles (Iuzefov 2001 : 154).
37Pozvein eut-il à regretter son initiative ? Peut-être. Le gouvernement russe installa sur l’île de Sakhaline un bagne qui devait accueillir 13 500 condamnés à la fin du xixe siècle. Les maladies apportées par cet afflux massif de bagnards frappèrent violemment la population nivkh qui tomba de 3 270 en 1856 à 2 000 en 1897 (Forsyth 1992 : 219).
38La longue imperméabilité des Nivkh à la négociation pourrait surprendre, eux que l’ethnographie a rendus célèbres pour leur art des relations avec le monde des ours. Pour ce groupe, les ours, qu’ils appellent les « gens d’en haut », sont humains sous leurs fourrures et vivent dans des villages comme les Nivkh eux-mêmes. Quand un humain meurt, il rejoint la montagne où il renaît sous forme d’ours. En vertu de cette logique de circulation entre les deux collectifs, lorsqu’un couple perd un enfant, il peut pour le remplacer adopter un ourson orphelin, que la mère nourrira au sein. Après quelques années passées en cage, l’animal sera mis à mort lors d’une grande cérémonie réunissant une affluence nombreuse. Sans détailler ici cette procédure rituelle fort complexe, soulignons simplement que la dépouille de l’ours reçoit de nombreux présents afin que son âme, repartant vers la forêt, les apporte à la communauté des ours. En contrepartie, les participants espèrent que d’autres ours viendront les visiter en s’offrant à eux à la chasse. Cette pratique est un élément crucial de l’entretien de bonnes relations entre les Nivkh et les ours (Kreinovich 1973).
39Les parallèles avec le système des amanat sont indéniables. Ne s’agit-il pas dans les deux cas de prendre un membre d’un collectif étranger, de le faire grandir chez soi, de le familiariser, avant de le renvoyer chez lui avec des cadeaux dans l’espoir qu’il mette ensuite les siens dans de bonnes dispositions ? De ce séjour, les Russes espèrent tirer des fourrures et les Nivkh de la viande. Les Cosaques se font souvent parrains de leurs amanat, ce qui est une forme d’adoption comparable à celle de l’ourson. Il ne suffit pas d’objecter que la prise d’otages à la russe est marquée par la violence et la contrainte, tandis que la tradition nivkh est empreinte d’un immense respect. La relation des Nivkh aux ours n’est pas dénuée d’ambiguïté : ils peuvent se livrer à un déchaînement de violence à l’égard d’un ours homicide. Qui nous dit que les Nivkh ne cherchent pas d’une certaine manière à faire pression sur les ours en tenant en cage l’un des leurs ?
40La différence fondamentale se situe au niveau de la signification politique de ces captures. La pratique des ours captifs est centrée sur une relation interpersonnelle entre des parents adoptifs et un ourson. Ce sont ces parents qui organisent la fête, reçoivent les hôtes, leur offrent la viande de leur ours et le pleurent. Quant à l’ours mis à mort, il n’est nullement supposé accéder à une position éminente d’ambassadeur ou de chef des ours du fait de son séjour parmi les humains. Toute notion de représentation est exclue de ce rituel et, à ce sujet, il est significatif que les Nivkh eux-mêmes perçoivent son antagonisme avec l’institution chamanique et son potentiel diplomatique, puisqu’ils interdisent aux chamanes d’y participer. La relation entre l’ours et ses parents adoptifs ne régit pas les relations politiques entre « les Nivkh » et « les ours » comme groupes, mais rejaillit par imitation contagieuse sur les relations individuelles entre d’autres chasseurs et d’autres ours. Cette forme de relation à l’altérité se propageant par contagion de l’attachement est avant tout interpersonnelle et seulement accessoirement politique.
41L’amanat, en revanche, n’a pas pour maître le Cosaque qui l’a capturé, car il appartient au tsar, figurant dans la liste des biens de la forteresse où il est captif (Bahrushin & Tokarev 1953 : 281). Certes, des liens personnels sont tissés : le Cosaque peut être son parrain et il offre des cadeaux à l’amanat lorsque celui-ci devient toion. Mais la relation n’est qu’accessoirement personnelle, devant être avant tout politique. Ce n’est que dans des situations pathologiques que la relation personnelle l’emporte, quand des Cosaques s’approprient les amanat et se les volent les uns aux autres pour forcer les indigènes à payer deux fois les fourrures. De tels abus, nuisibles aux intérêts supérieurs de l’État, sont réprimés (ibid. : 45).
42Plus précisément, le caractère personnalisé de la relation est un vernis provisoire permettant de faire entrer en politique des populations qui ne se reconnaissent pas comme des corps collectifs : pour obtenir le versement de l’impôt, les Russes utilisent dans un premier temps l’idiome de l’échange personnel, avec l’apparence d’une demande de rançon, puis un semblant de réciprocité et d’hospitalité en offrant des cadeaux et de la nourriture. Le rançonnement des otages est une pratique connue des peuples autochtones ; la particularité du système russe, c’est que la rançon ne sera jamais définitivement payée. Le principe fondamental que les Russes cherchent à enseigner aux autochtones est celui d’une dette collective inextinguible envers le souverain. Ces derniers commencent par apporter des fourrures contre la vie de l’individu gagé. Mais les Russes ne le libèrent pas, ou le font en échange d’un autre otage pour lequel il faut encore payer d’année en année. Puis, les autochtones comprennent que la rançon ne sera jamais soldée et ils demandent aux Russes de pouvoir continuer à la payer, mais sans avoir à livrer d’otages. Ainsi, du moins n’auront-ils plus à subir l’angoisse de la séparation. Les Russes l’acceptent volontiers car ils constatent alors que les autochtones ont intégré le principe de la souveraineté étatique : l’impôt est une rançon à payer indéfiniment, même lorsqu’il n’y a plus d’otage. Une relation proprement politique les engageant en tant que collectif s’est substituée à une relation d’apparence interpersonnelle. Parallèlement, dans les termes de Clastres (1976), on est passé d’une forme de pouvoir où le chef est endetté envers le groupe, puisque son influence précaire est soumise à sa générosité redistributrice, à un pouvoir où c’est le groupe qui est éternellement endetté envers le bienveillant souverain.
43L’expansion coloniale russe en Amérique du Nord à partir des années 1740 offre une occasion de tester, très brièvement ici, la validité des corrélations que nous avons proposées en Asie du Nord. On peut ainsi mettre en parallèle l’attitude de deux peuples voisins en Alaska, les Atna (Athapascans) et les Tlingit (société de la côte nord-ouest). Les Tlingit ont opposé une longue résistance aux Russes jusque dans les années 1850. Leur soumission dans les moments de rébellion s’est largement appuyée sur la prise d’otages issus des familles nobles. Des fils et des neveux de chefs étaient emportés, baptisés et éduqués avant d’être gratifiés du titre iakoute de toion qui a ainsi voyagé jusqu’en Amérique. Si la prise d’otages ne permettait pas d’obtenir la paix de l’ensemble des Tlingit, elle garantissait du moins la soumission de vastes groupes. C’est ce que les amanat ne permettaient même pas d’assurer chez les Atna. Dans les dernières années du xviiie siècle, malgré les prises d’otages, ces derniers attaquaient les établissements russes et massacraient les marchands. A. A. Baranov, directeur d’une compagnie marchande, constate : « […] bien qu’ils aient livré dix personnes comme amanat, ils n’y prêtent pas attention, ayant un caractère brutal, et ils trompent les Russes constamment. » (cité par Grinev 2003 : 49) Il est clair que faisait défaut chez les Atna la possibilité de saisir des otages influents comme chez les Tlingit.
44Dans une comparaison ethnographique entre les Atna et leurs voisins tlingit, Frederica de Laguna (1987) a mis en évidence une série de contrastes pertinents pour notre étude. Chez les Atna, la position de chef est transitoire, soumise au succès, et ne se transmet pas d’une génération à l’autre. Les chefs tlingit ont un statut bien plus ferme puisqu’ils forment une noblesse héréditaire propriétaire de nombreux esclaves. En matière de prestations matrimoniales, les Tlingit pratiquent le prix de la fiancée et la dot tandis que les Atna, comme la plupart des Athapascans, ont en usage un service pour la fiancée de plusieurs années (McClellan 1961 : 113). Les traditions chamaniques, bien qu’apparentées, présentent des différences sociologiques notables. Les chamanes atna (dream-doctors) ont une activité centrée sur le rêve, que chacun cultive par un entraînement individuel. Les chamanes tlingit reçoivent une formation contrôlée par des anciens, à l’issue de laquelle ils acquièrent souvent un rôle politique notable, accumulant pouvoir et richesse. Leurs esprits auxiliaires sont incarnés par des masques dont l’accumulation spectaculaire est source de prestige. Ces objets matérialisent le monopole acquis par les chamanes sur la communication avec ces entités.
45Ces données traversant différents aspects de la vie sociale forment des constellations similaires à celles que nous avons identifiées en Asie du Nord. La délégation et le principe de substitution semblent opérants à la fois dans les relations sociales et dans les relations cosmiques des Tlingit, alors qu’ils le sont moins, ou pas du tout, chez les Atna. Et c’est probablement ce qui explique le manque de prise que le système des amanat a trouvé chez les Atna par rapport aux Tlingit, pour les mêmes raisons qu’il s’avérait moins efficace parmi les Chukch que parmi les Iakoutes.
- 6 « Les soulèvements de la terre », Rennes, maison de la Grève, 10-12 mai 2019.
46Les États se heurtent parfois à des groupes qui contestent le principe même de la négociation politique, se refusant à parler d’une seule voix et opposant à ses émissaires la violence ou l’indifférence. Il ne s’agit pas d’une attitude assignable à un stade primitif et pour nous lointain dans l’évolution des institutions politiques, mais d’une aversion pour la transmission à autrui d’une certaine forme de souveraineté. L’épisode des gilets jaunes est venu rappeler que même dans une pays où le gouvernement étatique est établi depuis l’âge du Fer, ce sentiment peut resurgir de façon inopinée quand la représentation s’effrite en tant que principe de communication. La crise de la délégation de la souveraineté entraîne l’impossibilité de la diplomatie. Si le gouvernement français échoue à ouvrir des négociations avec les gilets jaunes, c’est parce que ceux-ci ne se croient pas représentables. Eux-mêmes se sont plu à faire entendre comme cri de ralliement une parole inaudible, intraduisible, non négociable : « Ahou ! » Lors d’une rencontre à Rennes entre des gilets jaunes, des écologistes et quelques anthropologues6, une vieille dame m’expliquait : « Ce cri “Ahou !”, ça nous fait du bien, parce que ça sort du ventre, c’est un cri animal. C’est chamanique, si vous voulez. » À quoi bon se doter de porte-parole, quand on peut simplement crier « Ahou » ?
47Le problème qu’ont posé à l’État russe les peuples autochtones ignorant l’esprit de diplomatie n’est pas sans rapport avec celui des gilets jaunes. Ce problème n’était pas leur résistance militaire, parfois acharnée, parfois insignifiante, mais leur incapacité à formuler d’une seule voix un message audible. Certes, il s’est trouvé partout des individus à l’esprit conciliant et non dénués d’ambition pour engager des pourparlers avec les Russes. Ces individus entreprenants signaient des traités et étaient nommés par les Russes chefs toion et responsables de la collecte de l’impôt, recevant cafetans et médailles, insignes d’un pouvoir indigène inventé par le pouvoir colonial. Or il s’avérait ensuite que ces diplomates improvisés ne représentaient qu’eux-mêmes ou quelques familles. Le diplomate n’était pas malhonnête, il demeurait ensuite fidèle à ses engagements et loyal envers le tsar, mais ses compatriotes continuaient d’éventrer des marchands russes dans leurs izbas et s’abstenaient de livrer l’impôt en fourrure. Tout était à recommencer.
48Là où elle a pu s’appliquer, l’institution des otages fiscaux a été pour le pouvoir russe non seulement un moyen d’enclencher le paiement de l’impôt, mais surtout une méthode souvent efficace pour créer des diplomates là où il en manquait et par leur intermédiaire amener les populations qui s’y refusaient à se constituer en corps politique.
49L’histoire coloniale russe nous rappelle que la diplomatie ne peut fonctionner sans qu’existe une relation de représentation entre des mandataires et des mandants. Les sociétés où le principe de substitution n’est pas opérant, celles qui ne pratiquent pas les transferts de biens contre des personnes et n’ont pas à recruter de porte-parole pour arranger ces transactions, offrent un substrat particulièrement peu propice à la germination de figures diplomatiques. Non que ces sociétés sans diplomates refusent le rapport à l’altérité : bien au contraire, elles accordent trop de dignité à cette négociation pour la déléguer à des porte-parole. L’altérité ne se situe pas chez elles aux marges de la vie sociale, mais en son centre, elle est le cœur même de la vie individuelle, nourrissant chaque nuit les rêves des chasseurs.
50Dans ces contextes, le modus vivendi négocié avec les autres formes de vie n’est pas un compromis paraphé et signé par des ministres plénipotentiaires, mais littéralement un « mode de vivre », une façon d’habiter le monde. Ces peuples vivent sans diplomatie, sauf peut-être en ce sens détourné, ouvert par Morizot, comme une attitude intérieure, vitale et éthique plutôt que politique, telle que chacun est le propre diplomate de ses relations au cosmos. L’enjeu n’est pas d’instituer une « cosmopolitique » globale, mais de cultiver une « cosmopolitesse » interpersonnelle, pour reprendre une expression aussi facétieuse que lumineuse de cet auteur (Morizot 2020). La question du choix des attitudes que chacun doit assumer face aux entités qu’il croise et qu’il côtoie n’est pas déléguée à des experts et des chefs, elle n’est pas érigée en enjeu politique, elle est impérieusement posée à l’individu lui-même.