1Une informatrice islandaise déclarait un jour : « Mais pourquoi des étrangers font-ils tout ce chemin pour venir poser des questions aussi bêtes ? C’est comme si moi j’allais en France pour interroger les gens sur… sur ce plateau de fruits par exemple ! [Sur la table, face à nous, était posé un plateau avec quelques fruits.] Que peut-on bien en dire ? C’est un plateau rond, de couleur blanche avec deux pommes et trois bananes à l’intérieur ! Et après ? Il y en a dans toutes les maisons, des plateaux comme ça, et pas seulement en Islande ! Est-ce que ça vaut la peine de faire des milliers de kilomètres pour ça ? Non ! Eh bien quand tu viens nous poser des questions sur les morts et je ne sais quoi d’autre, ça revient à la même chose ! Il y a des morts dans toutes les maisons comme il y a des plateaux avec des fruits… Qu’est-ce qu’on peut bien te dire de plus ? D’ailleurs, tu sais, les gens sont très étonnés ici de voir quelqu’un qui pose ce genre de questions, et ils se disent que t’es vraiment bizarre. »
2Si, pour l’ensemble européen, l’analyse des relations morts-vivants constitue désormais un dossier conséquent, il est encore des sociétés qui en demeurent absentes. C’est le cas des groupes insulaires de l’Atlantique Nord et notamment de l’Islande, pour laquelle fort peu d’études rendent compte de sa place dans ce panorama des sociétés chrétiennes de l’Occident. Le fait est d’autant plus remarquable que, comme en témoigne cet extrait d’entretien, la familiarité avec les morts s’y présente comme une simple invitation d’étude pour l’ethnologue des religions. En effet, dans cette société « à lignages », luthérienne protestante à plus de 95 %, les morts partagent non seulement leur espace domestique avec les vivants mais aussi, comme nous allons le voir, n’ont de cesse de les rencontrer et d’échanger des « services ».avec eux. L’observation ethnographique de ces liens permet alors de mettre en lumière comment des réseaux de solidarités sont tissés entre les groupes de morts et de vivants, impliqués dans une relation de « partenariat symbolique » . Si l’on entend cette expression dans une acception restreinte, référant à une organisation des expériences sensibles au sein d’un système sémantique, on peut dès lors appréhender ce « partenariat symbolique ».comme un système d’échanges dont il convient d’identifier la structuration générale. En outre, et c’est là un fait majeur, cette relation s’enrichit également d’une pérennité historique. D’abord, des documents relatant des faits précis, antérieurs au christianisme, décrivent un partenariat très analogue à celui que l’enquête ethnologique révèle. Ensuite, beaucoup plus tard, à la fin du xixe siècle, les premiers folkloristes islandais ont à nouveau souligné, dans les recueils d’histoires populaires, cette présence des morts en Islande et, de manière plus large, un peu partout en Europe du Nord (Árnason 1954-1961). Entre les documents de ces deux périodes historiques, le matériau islandais est assez maigre, mais quelques archives, égarées çà et là, permettent cependant de déceler cette même présence (Sveinsson 1940). Il est donc à peu près certain que cette relation contemporaine des Islandais avec leurs morts n’est pas une affaire récente mais s’inscrit dans la longue durée.
3Pour les Islandais, la présence des morts enveloppe celle des vivants dans une domesticité quotidienne : « Il y a des morts dans toutes les maisons comme il y a des plateaux avec des fruits ! ».Tel est le ton de l’enquête qui fut menée dans la région d’ÍsafjörUur, petite ville de 3 500 habitants du nord-ouest de l’Islande, ainsi que dans les villages de pêche avoisinants (comptant entre 100 et 1 000 habitants). L’opinion générale était partout la même ; les ancêtres ne peuplent pas un espace séparé, rien ne les éloigne vraiment et les informateurs étaient toujours surpris lorsque je demandais où ils se dirigent après leur trépas. A cela, la même informatrice répondit : « Et où veux-tu qu’ils aillent ? Sur la Lune ? ».Sa réponse, toujours aussi sarcastique, stipulait bien l’inadéquation flagrante de ma question par rapport à la manière dont elle pensait les morts ; situer leur lieu d’appartenance topographique ou symbolique était bien plus caractéristique d’un souci ethnographique que d’une réelle préoccupation indigène. Elle ajouta ensuite : « Ils peuvent bien aller où ils veulent, ça ne change rien puisque de toute façon ils sont là. ».Morts et vivants peuplent ainsi un même « monde », lieu des existences ordinaires, et leurs rencontres s’apparentent souvent à des « entrevues ».survenant de manière impromptue. On se croise, ici ou là, et rien ne semble déterminer a priori la raison du contact : « C’est le hasard des rencontres », affirme-t-on. C’est d’ailleurs en ces termes que Finnur, un homme d’une quarantaine d’années, rapporte ses expériences nocturnes : « Au début, dit-il, ce n’était qu’une apparition. ».Mais celle-ci est revenue sans cesse, faisant de leur rencontre une habitude : « Il y a des gens qui sont voyants, et ceux-là je comprends qu’ils voient des choses. Mais quand ça t’arrive à toi-même, alors là c’est étrange ! Moi, je ne sais vraiment pas pourquoi ça m’est arrivé, mais une nuit cette femme est venue. Je me rappelle même plus quand ça a commencé parce qu’au début je n’y ai pas fait attention ; mais après, elle venait toutes les nuits ! […] Elle n’était pas très âgée, peut-être 50 ans, je ne sais pas vraiment dire comment était son visage, mais il était sans expression. Mais ce n’était pas une bonne sensation. Même si elle n’a jamais rien fait, ce n’était pas bon. Elle était habillée d’une longue robe brune. Elle venait jusqu’à moi, devant le lit et elle restait là sans rien dire. Moi je ne pouvais plus rien faire, j’étais comme paralysé. Et puis elle disparaissait. Très souvent je me réveillais et alors je la voyais qui disparaissait. »
4Face à de telles expériences, celle-ci étant pour le moins négative et oppressante, le sens commun précise « qu’on ne sait jamais sur quels morts on va tomber ! » . Pour autant, toutes les rencontres ne sont pas aussi traumatisantes que celle rapportée par Finnur. Ainsi qu’en témoigne cette autre informatrice, de nombreux revenants sont des ancêtres bien intentionnés, soucieux de leur descendance :
« Jón était très sympathique. C’était un homme bon. Il était toujours juste avec ses garçons. Je pense qu’il n’est pas totalement parti. J’ai souvent le sentiment que Jón est ici, parmi nous ! C’est difficile à expliquer… Par exemple, quand je garde mes petits-enfants chez ma fille, je ressens sa présence dans la pièce ; il y est. Je le sens parce qu’il n’y a pas la même ambiance. Je ne sais pas comment l’expliquer, c’est une bonne impression, une bonne atmosphère et, après quelques instants, je comprends que c’est lui. Je me dis : “Ah ! C’est juste Jón !” Ça m’est arrivé la dernière fois. Je sentais qu’il était là. Il était debout à mes côtés, il souriait en regardant ses garçons… Il portait des vêtements bruns et il aurait été prêt à revenir s’il avait pu.
– Non, non, je n’ai rien vu, mais je sentais qu’il était là. »
5Si de telles visites, bonnes ou mauvaises, sont toujours étonnantes pour ceux qui les vivent, elles ne sont pourtant pas des expériences inédites. Bien au contraire, elles procèdent toujours selon des modalités spécifiques d’expérimentation, dont les récurrences permettent de supposer l’existence d’une « grille culturelle », soit un type de connaissance appelé schemata en psychologie cognitive (Schank & Abelson 1977 ; Bloch 1991). Un tel dispositif non seulement fournit les possibilités formelles d’expérimentation mais permet aussi de reconnaître les éléments constitutifs du défunt et, par là même, d’identifier son groupe générique d’appartenance. En effet, d’une manière quelque peu globalisante, les morts se divisent en deux catégories majeures eu égard à leurs intentions. Or, les traits différentiels entre morts « bien ».et « mal ».intentionnés sont opérants au cours des expérimentations, au travers d’indices référentiels (couleur, sourire, luminosité, son et tonalité vocale, etc.) permettant de distinguer entre un ancêtre bienveillant et un fantôme agressif. Ces modalités ont des implications aussi immédiates que fondamentales puisqu’il va de soi que les comportements subséquents dépendent du type de mort rencontré. Pour le projet d’une anthropologie cognitive, il faudrait s’interroger sur les modes d’apprentissage d’une telle grille culturelle, en recherchant notamment les situations prototypiques, définies dès la tendre enfance, liées à l’émergence de ces expérimentations et de leurs conceptualisations (Bloch 1995). Mais mon propos relève moins ici de ce type d’analyse que des procédés symboliques par lesquels les réseaux de vivants sont tissés par la solidarité des morts. Dans cette perspective, s’il est essentiel de révéler l’existence de cette grille culturelle, c’est davantage pour spécifier qu’elle implique une forme de « savoir symbolique », communément partagé par les Islandais, leur permettant de comprendre et de se transmettre leurs expérimentations. En effet, quand bien même elles sont des expériences le plus souvent solitaires, les rencontres avec les morts ont toujours vocation à être communiquées au plus grand nombre, car une expérience non racontée est une expérience oubliée, et donc qui très vite n’a pas été. En conséquence, si les Islandais ont l’habitude de rencontrer les morts, c’est aussi et surtout parce qu’ils savent narrer leurs expériences. Or, toute narration appelant une autre narration, ce sont aussi les rencontres avec les morts qui sont à chaque fois reprovoquées dans ce processus. Les réseaux tissés sont ainsi de plus en plus vastes, échappant généralement aux vivants qui ne mesurent pas l’ampleur de leurs ramifications. Une anecdote illustrera ce propos. Au cours de mes enquêtes, comme tout ethnologue sur son terrain, j’étais fréquemment en quête de nouveaux informateurs ; je cherchais à rencontrer des gens qui accepteraient de me parler de leurs rêves et visions. A la fin de chaque entretien, j’avais pris pour habitude de demander à mon interlocuteur s’il pouvait m’indiquer quelqu’un d’intéressant à qui parler. Souvent je n’obtenais aucune indication réelle, tellement ils étaient persuadés de l’extrême banalité de ce qu’ils avaient à dire. Un jour, il me vint l’idée d’inverser ma requête : au lieu de demander à rencontrer des vivants qui pouvaient me parler de morts, je demandai à rencontrer les vivants auxquels tel ou tel mort s’était adressé ! Mon carnet d’adresses se remplit aussitôt. Untel savait que tel autre avait été contacté par ce mort, et chaque nouvel informateur m’indiquait à son tour d’autres personnes. De nouvelles ramifications se produisaient avec d’autres morts, tissant une véritable toile de contacts enchevêtrés. Je suivis alors la piste de tout un réseau social dont le fil conducteur avait été, au départ, l’interpellation par un même mort ! J’arrivai ainsi très vite à des réseaux extrêmement complexes où chacun parlait avec chacun, mais sans jamais qu’un seul ne soit au fait de la globalité du réseau tissé.
6Au sens le plus large, nous comprenons donc que les rencontres avec les morts sont en quelque sorte des « formes de discours ».qui renvoient à des expériences culturellement codées, que leur dessein premier est toujours d’être communiquées à d’autres vivants et que c’est par ce biais que les échanges avec les morts ont lieu. Ces formes de discours conduisent ainsi, parmi les vivants, à l’élaboration de réseaux extrêmement complexes, mais dont les morts sont les « initiateurs » . Le cas en est particulièrement frappant pour les songes qui jouent le rôle de « faire-part », conduisant les vivants à se rencontrer sur la demande des morts :
« Une fois j’ai rêvé d’une femme que je ne connaissais pas. Elle était âgée et elle avait un visage doux et lumineux. C’était une bonne impression et je me suis sentie bien. Mais elle m’a dit, un peu en colère : “Je ne suis pas contente de ce que Erla, ma fille, est en train de faire en ce moment !” Et elle me demanda de téléphoner à sa fille pour le lui dire ! Alors j’ai compris que ce devait être la maman d’une amie qui habite dans le Nord-Est ; sa mère venait juste de mourir. Le lendemain j’appelle mon amie et je lui demande : “Mon Erla, qu’est-ce que tu es en train de faire en ce moment ? J’ai vu ta maman qui m’a dit de te dire qu’elle n’était pas du tout contente à cause de ce que tu fais !” Alors Erla m’a dit que c’était à cause de la commode. Une vieille commode de famille qu’elle venait de vendre ! Et sa maman ne voulait pas. Erla l’avait déjà vendue et elle avait pris l’argent, mais elle est allée voir l’acquéreur pour lui dire qu’elle devait la reprendre.
– Et elle a récupéré sa commode ?
– Oui, et sa maman est venue la voir ensuite pour la remercier. »
7Ce témoignage illustre à nouveau comment s’opèrent les échanges entre morts et vivants. On retrouve en effet une « forme consensuelle ».de rencontre, soit une « expérimentation ».encodée permettant l’identification et la catégorisation (comme « bien ».ou « mal ».intentionné) du défunt, puis la délivrance d’un message à interpréter. Par « message », il faut considérer toute information, formulée ou non, qui peut faire sens dans la rencontre ; ainsi certains morts dévoilent de véritables discours, d’autres des énigmes à découvrir, d’autres enfin ne disent rien. Dans tous les cas cependant, le simple fait de la visite constitue en soi un message qu’il faut saisir et dont le sens est à décrypter. Si l’on examine, pour l’ensemble des rencontres réalisées, les différents messages transmis par les défunts, on est d’abord frappé par leur extrême banalité. Le plus souvent ils n’ont aucune portée véritable ou, à l’instar de ce témoignage, un enjeu limité comme celui d’une commode qui ne doit pas quitter l’enceinte d’un foyer domestique. L’apparente futilité de ces messages (pour lesquels les Islandais disent parfois « qu’ils ne servent à rien » ) ne doit pourtant pas cacher une motivation essentielle si l’on considère l’ensemble de l’échange généralisé ; en effet, ils sont autant d’apports nouveaux qui nourrissent et entretiennent le réseau des échanges. De ce point de vue, ils créent une « habitude de rencontres ».qui facilite la prise en charge des messages plus importants qui interviennent lors des circonstances de naissance et de décès. Ces derniers sont, dans l’économie générale de ce système symbolique, les rouages fondateurs de l’échange.
8Lorsqu’un individu est sur le point de décéder, son départ imminent est généralement annoncé : une personne de sa connaissance rêve d’un mort qui vient délivrer le feigUarbóU, l’« annonce de son départ » . La personne prévenue va alors raconter son rêve, si bien que l’annonce se transmet, s’échange et s’étend à l’ensemble de l’entourage social du mourant. Souvent cette transmission est fort discrète ; lors d’une conversation, le vivant visité dévoile son rêve au cours duquel un ancêtre quelconque a parlé : « J’ai vu ma grand-mère hier qui m’a souri et m’a dit que tout allait bien se passer ! Elle était radieuse et m’a dit qu’elle était heureuse. ».Voilà un message d’annonciation au cours duquel une grand-mère défunte se présente sans rien expliciter. Mais parce qu’elle se manifeste à un moment de l’existence marqué par l’événement d’un décès attendu, son message est alors attribué à cette situation spécifique. D’autres formes annonciatrices procèdent aussi par la lecture de signes, perçus soit de façon onirique, soit à l’état d’éveil. Les folkloristes du xixe siècle ont établi des classifications de ces différents types d’annonciation en fonction des thèmes et motifs évoqués (Árnason 1954-1961 : 617 et suiv. ; Powel & Magnússon 1866 : 633-653). La plupart d’entre eux provoquent aujourd’hui des sourires amusés, tel le signe de mort annoncée lorsque le chat domestique ne veut plus se coucher sur les genoux du mourant. Ce n’est pourtant pas le mécanisme annonciatif du point de vue ontologique qui est mis en cause par ces ricanements, mais plutôt les symboles qui paraissent aujourd’hui naïfs et grossiers. Décontextualisés, ils perdent leur crédibilité. De nos jours, d’autres signes s’y substituent, non moins triviaux et tout aussi sensibles. Ainsi FríUa, une femme d’une trentaine d’années, raconte que la mort de son mari, décédé dans un accident de la route, avait été annoncée parce que la voiture électrique qu’il venait d’offrir à son fils avait brûlé la veille par court-circuit.
9L’autre rencontre importante est appelée draumarnafn, le « rêve du nom » . Elle a lieu lorsqu’une femme est enceinte, les morts venant annoncer l’arrivée prochaine de l’enfant. Pour ce faire, ils demandent l’attribution du prénom d’un mort, traditionnellement de la famille, quand bien même de plus en plus de prénoms demandés sont aujourd’hui ceux d’amis. Si le simple fait d’apercevoir le défunt en vision entraîne en général la transmission de son prénom, le revenant livre le plus souvent un message explicite. Il demande à « revenir », à « suivre ».ou encore à « aller chez ».le vivant. Il peut aussi employer divers symboles sans équivoque. Ainsi, une jeune mère raconte comment, lorsqu’elle était enceinte, sa grand-mère vint assister au premier anniversaire de sa fille qui n’était pas encore née. Surprise de revoir sa grand-mère, la rêveuse s’approcha d’elle pour l’embrasser. Mais la revenante lui sourit et sans dire un mot alla s’asseoir sur une chaise d’enfant, tandis que les autres convives étaient debout autour du couffin ; elle comprit sa requête et baptisa l’enfant du prénom de l’aïeule le jour de son premier anniversaire. Une autre mère de 36 ans explique pourquoi son fils porte le prénom de son oncle maternel. Son frère avait disparu en mer deux ans avant qu’elle n’accouche. Une nuit, peu avant de savoir qu’elle était enceinte, son frère lui rendit visite à l’improviste. Elle expliqua : « Il était trempé de la tête aux pieds et m’a dit qu’il voulait un tricot bleu clair, ce qui est la couleur des petits garçons ! »
10Une réciprocité de devoirs • Ces deux types de rencontres composent donc le principal enjeu du commerce symbolique, entraînant des comportements codifiés consistant à s’assurer que les uns comme les autres sont bien inscrits dans leurs espaces respectifs. Ainsi peuvent-ils être comparés à de simples formalités normatives ; les naissances s’accompagnent d’une attribution onomastique favorable lorsqu’il y a une demande effective des morts. Dans le cas contraire, on réattribue les prénoms d’ancêtres du lignage ou bien d’amis qui, nécessairement, sont de bons morts. Même chose pour les décès ; le départ idéal est toujours celui d’une personne âgée, départ qui, le plus souvent, a été annoncé. Dans tous les cas, les inscriptions des défunts se parfont par les inscriptions des nouveau-nés. Il s’agit donc bien d’une relation bilatérale de partenariat selon laquelle morts et vivants, tels deux groupes communautaires distincts, ont chacun un devoir de contrôle et de surveillance réciproque envers ceux qui vont et qui viennent. Mais si une logique cyclique est opératoire dans ces mécanismes de départ et d’arrivée, il ne s’agit pourtant pas de réincarnations qui « refont ».le retour des âmes dans de nouveaux corps (Klapisch-Zuber 1980). C’est plutôt d’une double gestion des inscriptions dont il est question, s’effectuant au travers des passations onomastiques et concourant à la conservation du lignage. Ainsi a-t-on toujours un capital de prénoms (ceux du lignage) qui poursuivent sans cesse l’aller-retour au rythme des départs et des venues. Cette forme de partenariat, fondée sur la « réciprocité », se démarque de la liturgie chrétienne des morts où, à l’inverse, la relation a davantage été à sens unique. En effet, l’histoire des relations morts-vivants en Occident chrétien a montré que c’étaient surtout les morts qui venaient demander des services aux vivants, le plus souvent pour réclamer les suffrages leur permettant d’améliorer leur sort dans l’au-delà : des messes, des prières, des aumônes et des donations à l’Eglise. Dans tout l’Occident chrétien, souligne Jean-Claude Schmitt, « le but de l’apparition est toujours le même : rappeler le droit des morts à bénéficier des suffrages spirituels des vivants ».(Schmitt 1994 : 88). Ce « droit des morts ».inculquait une moralité religieuse basée sur la culpabilité des vivants ; si ces derniers ne répondaient pas favorablement aux demandes de suffrages, ils encouraient les châtiments infernaux que les morts n’avaient de cesse de décrire avec force détails (Lecouteux 1999), ce qu’illustre parfaitement la troupe infernale de la Mesnie Hellequin (Schmitt 1994 : 88). Ainsi les morts plaçaient-ils les descendances de vivants dans une relation de dépendance, ces derniers ne pouvant se soustraire à leurs requêtes sans risquer la damnation éternelle. En Islande, outre l’absence de suffrages pendant la période catholique de l’an mille à la Réforme, les morts ont un devoir explicite vis-à-vis des vivants. En annonçant les décès imminents, non seulement ils les préviennent et les rassurent, mais ils leur confirment aussi qu’ils seront pris en charge par leur nouvelle communauté. Par ailleurs, l’écart entre ces logiques indigènes d’échanges et celles de la confession institutionnelle se distend aussi dans les pratiques, car si les décès et les naissances réclament la double participation du clergé et des morts, ceux-ci interviennent à des temps décalés. Pour les décès d’abord, c’est surtout en amont du trépas, au moment de son annonciation, que se joue l’enjeu de l’inscription symbolique. Si cela peut rappeler le sens accordé à l’extrême-onction dans la pensée chrétienne, il faut noter cependant que, dans les cas de morts brutales et imprévues, le réseau des échanges se poursuit après les funérailles jusqu’à l’obtention d’un message salvateur, assurant que le défunt est désormais ancêtre parmi les morts. Ainsi ces « autres ».logiques agissent à la périphérie de la praxis des funérailles dans leur acception chrétienne stricto sensu. Pour les naissances enfin, la demande du prénom a généralement lieu avant la naissance et le rituel du baptême n’est alors que le moyen de ratification d’une procédure dont l’enjeu, là aussi, est antérieur. Celui-ci est d’ailleurs administré assez vite, souvent dans les quelques jours suivant l’accouchement, au cours d’une cérémonie rapide et austère. Dans les cas plus rares où la demande intervient après la naissance (ou repousse le moment de l’attribution effective du prénom), le baptême est alors administré tardivement, jusqu’à trois ans après la naissance. L’obligation récente de déclaration civile a bien sûr modifié cette pratique ; désormais, tous les enfants ont un prénom dans les quelques jours. Néanmoins, un écart temporel significatif demeure toujours entre la dation officielle (religieuse ou civile) et l’emploi réel du prénom. En effet, dans les premiers âges de sa vie, le nourrisson n’est souvent pas nommé par son prénom mais par un terme descriptif du lien de parenté (Rich 1976) ou un sobriquet générique : Brói pour les garçons, Lilla, S´ysta ou D´ysta pour les filles, tous dérivés de « petit frère ».et « petite sœur » . Parfois même il est appelé barn, littéralement « enfant » . C’est autour de 2 ans que ces sobriquets sont peu à peu abandonnés au profit du vrai prénom (Pinson 1979 ; Pons 2002). Il faut bien sûr relier cela au mécanisme qui nous intéresse puisque les Islandais expliquent que les nouveau-nés connaissent, dans leurs premières années, une période de transition pendant laquelle ils ne sont pas pleinement dans ce monde. L’emploi réel de leur prénom marquerait donc leur inscription définitive dans la communauté des vivants. Ce qui expliquerait pourquoi, d’un point de vue historique, l’Eglise ait connu en Islande de grandes résistances pour faire accepter l’administration d’un baptême aussitôt que possible, dès les premiers jours après la naissance (Pons 2002).
11Membres de deux communautés distinctes, les morts et les vivants sont donc unis par une commune participation à un système d’échanges qui gère les inscriptions des nouveau-nés et des mourants. D’un point de vue fonctionnel, cette « mécanique idéale ».et réciproque des échanges est plutôt bien opérante. Je veux dire par là que, dans la plus grande majorité des cas, tout se passe pour le mieux ; pas de surprise ni à l’arrivée ni au départ. Les processus d’inscription sont conformes à ceux que nous venons d’exposer et la relation de réciprocité est maintenue. Mais il arrive parfois que cette « mécanique ».des inscriptions connaisse des défaillances. Cela peut arriver lorsque les morts ne préviennent pas les vivants ou que leurs annonces parviennent trop tard. C’est essentiellement le cas des morts brutales qui sont encore nombreuses dans ces régions d’Islande : outre les maladies foudroyantes, les disparitions en mer et les avalanches meurtrières. Le mourant court alors le risque de ne pas être inscrit dans sa nouvelle communauté et de demeurer en suspens, entre celle des vivants à laquelle il n’appartient plus et celle des morts qu’il ne rejoindra pas. S’il n’est pas « récupéré ».à temps, le défunt non inscrit devient alors un fantôme, un draugur scandinave que Lauri Honko a justement défini comme un « placeless dead ».qui poursuit et agresse sa descendance (Honko 1964). Cette figure inverse de l’ancêtre protecteur et bienveillant rappelle bien sûr celle du fantôme chrétien au purgatoire qui revient harceler ses descendants jusqu’à ce que ces derniers accomplissent les suffrages nécessaires à sa rédemption. Pour autant, il convient de souligner ici une nuance qui, loin d’être une simple variation sur le thème du fantôme chrétien, pourrait à l’inverse être l’indice d’une « autre ».figure symbolique. D’abord, le draugur ne demande rien et ne cherche jamais à être sauvé ; ce sont les vivants qui, pourrait-on dire, contre son gré, prennent l’initiative de son sauvetage, notamment en contactant la communauté des morts. Mais surtout, si le sauvetage échoue et que le mort est bien un draugur, il cherche alors à établir une nouvelle réciprocité négative en partageant son sort avec un vivant qui sera, lui aussi, un être sans place, jamais pleinement inscrit dans sa communauté des vivants. Pour ce faire, il tente d’obliger des vivants à donner son prénom à un enfant, ce qu’il fait à travers le « rêve du nom ».que nous avons observé plus haut. Bien évidemment, les parents résistent à de telles requêtes. Ils sont toujours très attentifs aux prénoms qu’ils attribuent, surtout lorsque cette demande a été formulée dans le cadre d’un rêve. Lorsqu’ils ne sont pas certains de l’identité du mort demandeur, le choix d’attribuer ou de ne pas attribuer le prénom est toujours délicat. D’une part, refuser la requête d’un ancêtre n’est jamais de bon augure ; c’est prendre un risque pour l’enfant, énerver le défunt à qui l’on dénie ce à quoi il a droit. Mais, d’autre part, donner le prénom d’un inconnu peut être encore plus dangereux, car il peut toujours s’agir d’un draugur qu’on n’a pas reconnu.
12La double figure du système d’échanges • Cette réciprocité négative des non-inscriptions éloigne la figure du fantôme islandais de son homologue chrétien pour lequel l’agression envers les vivants a pour but le salut. En Islande, le draugur ne « recherche ».qu’à créer le porteur de son statut parmi les vivants. En somme, si ce mort agressif est bien un fantôme, c’est aussi parce qu’il est lui-même hanté par une injonction, un mot d’ordre supérieur qui le pousse à créer son « porteur ».chez les vivants, tel son double de la communauté opposée. Cet « autre ».est généralement reconnu, au sein des familles, par des crises d’angoisse qui débutent souvent dès son plus jeune âge. Ses terreurs sont alors considérées comme les signes d’un don de voyance, et il n’est pas étonnant de noter que les médiums islandais ont généralement une biographie douloureuse marquée par de telles angoisses enfantines. Aussi cet autre individu mal inscrit peut-il être incarné par la figure du miUill, le « médium ».islandais, un être déplacé à l’image du draugur qui l’a « créé » . Cela le distingue de ceux qu’on pourrait, a priori, considérer comme ses homologues chrétiens, l’« armier ».languedocien ou le corps des prêtres du purgatoire dont l’Eglise s’est dotée entre les xiiie et xve siècles (Fournier 1987). En fait, cette non-inscription réciproque semble plutôt renvoyer à la configuration d’un système d’échanges qu’on a pu identifier ailleurs, dans d’autres sociétés européennes (Hoppál 1984). A travers cette démarche du draugur qui cherche à créer son homologue statutaire chez les vivants, c’est un principe fondateur de cette forme d’échanges « intercommunautaires ».qui est en jeu. Ici, l’être « spectral ».est à la communauté des morts ce que l’être « voyant ».est à celle des vivants. L’un et l’autre connaissent la même propriété de la non-inscription ; ils s’accompagnent et se portent mutuellement, de sorte que pour chacun il serait impossible d’être ce qu’ils sont s’ils n’avaient leur homologue inversé. Mais, ce faisant, ils créent aussi un lien « transcommunautaire ».sans lequel la possibilité de l’échange ne pourrait s’établir. Ainsi, la structuration de ce système symbolique d’échanges « intercommunautaires ».indique dans son principe la nécessité de ces inscriptions manquées ; alors qu’elles sont vécues comme des drames pour les individus (et pour l’Eglise), elles sont les « médiations ».inhérentes du système, par lesquelles le draugur (tel un vivant déplacé chez les morts) et le miUill (tel un mort déplacé chez les vivants) autorisent la relation entre les groupes. On retrouve donc là un partenariat symbolique qui nous éloigne de la lecture chrétienne autant qu’il nous rapproche de celle (chamanique ?) que Carlo Ginzburg a dégagée (Ginzburg 1984 [1966] et 1992 [1989]). Dans cette perspective, la figure du miUill islandais est certainement à rajouter à la liste des autres figures européennes qu’il avait identifiées comme relevant de cet autre système symbolique : benandanti frioulans, kersniki dalmates, zduhaèi balkaniques, táltos hongrois, mazzeri corses, burkudzäutä ossètes, loups-garous baltes, noai’di saames. Les hypothèses de Carlo Ginzburg ont été, comme on le sait, grandement critiquées. Mais l’essentiel de la critique a moins porté sur la fonction et le caractère commun de tous ces personnages – énumérés ici de la manière sciemment désordonnée que Ginzburg avait lui-même proposée (Ginzburg 1984 : 344) – que sur la prétention totalisante et trop diffusionniste de ses analyses. Du seul point de vue de ses caractéristiques à la fois formelles et fonctionnelles, le miUill islandais peut prendre place dans cette liste. Comment donc saisir la logique de cette double non-inscription du spectre et du voyant islandais ? Quelle est, en somme, cette injonction (ou ce mot d’ordre) supérieure qui pousse le draugur et le miUill à ne former qu’un seul et même double ? Il nous faut ici quitter un instant le cadre collectif du groupe social pour revenir au niveau des lignages.
13En Islande, les structures de parenté sont celles des grands lignages scandinaves. Les Islandais, qui entretiennent une infatigable comptabilité de la « durée généalogique », ont une connaissance fouillée de leurs ascendances, et la plupart des familles connaissent leurs ancêtres et l’origine de leur fondation bien au-delà du premier recensement officiel de 1703. Les raisons de cette connaissance (qui est aussi une « passion » ) sont nombreuses et je ne les reprendrai pas ici. Mais si les Islandais tirent une grande fierté de ces généalogies incomparables, celles-ci pèsent aussi de tout leur poids sur les individus, entendu « qu’on n’hérite jamais sans s’expliquer avec du spectre ».(Derrida 1993 : 46). La sentence est ici d’autant plus juste que, au sein de la société des pêcheurs du Nord-Ouest, l’historicité des groupes de parenté est généralement mise en récit au travers de narrations articulées sur la figure symbolique d’un spectre. A partir du xixe siècle, les folkloristes Jón Árnason (1819-1888) et Magnús Grímsson (1825-1860) ont entrepris de vastes collections de ces histoires de lignages qui, depuis lors, ont conservé l’appellation d’Íslenzkar thjóUsögur, « Histoires du peuple islandais » . A leur suite, d’autres folkloristes en collectèrent à nouveau et, aujourd’hui, celles-ci sont remarquablement nombreuses ; elles concernent les quatre régions cardinales du pays et s’étendent sur près d’un siècle (xixe-xxe siècle). Si toutes ces narrations ne traitent pas exclusivement de spectres, la plupart des grands lignages disposent cependant d’un corpus qui en parle ; pour ceux-ci, les figures spectrales mises au jour rappellent aux membres de la lignée qu’ils sont liés entre eux par un héritage commun. Le spectre apparaît dès lors comme la figuration de leur durée généalogique ; s’il est sans cesse vécu au présent, il renvoie à une constante antériorité de sa présence dans le groupe. La « présence spectrale ».se déploie alors telle une récurrence, de sorte qu’à chaque génération la figure du spectre est symboliquement représentée (et portée) par un individu qui hérite de la génération antérieure. Dans la durée, ces individus sont générationnellement distincts et successifs. Ils ont tous en commun d’être à la fois victimes et médiateurs. Victimes de ce spectre qu’ils portent en eux et dont les manifestations se caractérisent par des crises d’agression, très précisément décrites, qui sont aussi les symptômes de reconnaissance des médiums ; médiateurs entre les vivants du lignage auquel ils appartiennent et les ancêtres avec lesquels ils ont une relation privilégiée en raison de la figure spectrale qu’ils portent en eux.
14Sur le terrain, le cas d’une famille a notamment révélé comment la durée généalogique du lignage était mise en récit à travers ses porteurs. Les membres de cette famille disent hériter d’un spectre depuis de nombreuses générations. La durée est atemporelle ; ils sont incapables de dire depuis quand le spectre les hante mais affirment que depuis des siècles on parle de lui dans le lignage. En l’absence de documents historiques attestant l’existence d’un tel discours, d’où leur vient cette assurance ? En ce qui concerne les générations empiriquement observables, des commentaires privés parcourent sans cesse le cercle restreint de la famille. Il s’agit d’une sorte de murmure intime qui entretient la présence du spectre ; on déplore ses agressions régulières mais variables selon les divers frères et sœurs. Trois personnages en particulier ont en commun d’être à la fois victimes et voyants : le grand-père, la petite-fille et l’arrière-petit-fils. Tous les trois ont des personnalités fort différentes. Le premier, décédé, était nationalement reconnu pour son don de double-vue. Le dernier est socialement déconsidéré, tenu pour un marginal entre voyance et folie. Enfin la deuxième, psychologue de profession, tient un rôle essentiel dans l’entretien du murmure intime. Considérée comme héritière directe du don de voyance du grand-père, elle porte aujourd’hui la spectralité de son groupe. Victime d’agressions depuis l’enfance, elle est saisie d’une « transe ».en 1993 au cours de laquelle le spectre apparaît et explique son origine. A partir de cet événement, le murmure intime devient un discours passionné. Des oppositions et des tensions autres que symboliques se font jour entre les individus de la famille, et le discours sur le spectre devient un lieu privilégié d’observation des démêlés familiaux. En outre, un « plan de lutte ».contre le spectre est élaboré. Le projet est diversement apprécié, entraînant de nouvelles tensions.
15D’abord, cet exemple semble montrer que le spectre focalise un ensemble de griefs et de secrets familiaux qui trouvent, dans sa figuration emblématique, l’occasion d’une formulation. De fait, plus qu’une symbolique de la durée généalogique, la figure du spectre serait le prétexte d’une mise à plat des tensions. Mais si cela est vrai, il n’empêche que cette « mise à plat ».est aussi une mise en récit collective des vies individuelles, toutes recentrées autour de la figure spectrale. En effet, le discours familial devient un « mythe », puisqu’il est dit que le spectre provient du meurtre ancestral d’un nouveau-né, abandonné sur le sol de fondation du lignage ; pour se débarrasser définitivement de la présence indésirable, les membres de la famille doivent se rendre sur les lieux de l’infanticide. Or, ce retour sur le sol de fondation du lignage s’avère impossible ; au cours de l’enquête, trois tentatives d’expédition se sont soldées par trois échecs. L’ensemble de ces événements vécus fait ainsi l’objet d’une mise en parole, de sorte qu’au sein de la famille « vivre le spectre ».signifie « vivre ».une histoire commune et ancestrale, ponctuée d’événements soudains qui articulent les vies dans une « aventure spectrale », soit en les projetant dans une série d’actions nouvelles, soit en les enfermant dans une attente résignée. Leur aventure spectrale oscille ainsi entre des périodes actives, où le désir de combattre l’emporte, et des périodes passives où tous acceptent de supporter les assauts de l’agresseur. En somme, cette mise en récit de leurs vies, où le vécu devient une aventure, est bien celle d’une histoire sans fin, celle de la lignée qui n’a pas vocation à être arrêtée. Dans chacune de ces grandes familles islandaises * , les porteurs de spectres sont aussi les porteurs de la symbolique lignagère. Ils rappellent aux membres de leur groupe l’atemporalité de la durée généalogique et chaque nouvelle victime porte, le temps de sa génération, la symbolique spectrale de cette durée. Si cet exemple nous permet de resituer le contexte des relations morts-vivants dans les groupes généalogiques, un dernier élément achèvera de confirmer ce point. En effet, dans le cas de cette famille des fjords du Nord-Ouest, il est apparu que, parmi les membres de la parentèle, les seuls concernés par le discours sur le spectre étaient ceux dont les prénoms se référaient au sol de la lignée mise en cause. Seule la lignée du grand-père maternel était mise en récit, tandis que celle de la filiation patrilinéaire ne l’était pas. Or, il se trouve que les trois protagonistes porteurs de la spectralité portent également des prénoms spécifiques à l’ascendance matrilinéaire. En outre, autour de ces trois porteurs matrilinéaires, les frères et sœurs qui participent à l’aventure spectrale ont tous, eux aussi, des prénoms qui renvoient à la lignée du sol fondateur, tandis que ceux dont les prénoms se réfèrent à l’autre lignée (ou qui ont été choisis en dehors de la parentèle) n’y participent pas ! Ainsi, dans ce cas précis, l’ascendance au sol matrilinéaire a entretenu sélectivement un lien de filiation auprès d’une descendance « spectralisée » .
16Comme le rappelle Jean-Claude Schmitt dans son ouvrage majeur sur les vivants et les morts dans la société médiévale, durant toute la période du haut Moyen Age, la culture ecclésiastique a refusé d’admettre la possibilité d’une présence des morts. Dans la Bible et la culture chrétienne officielle, ces derniers faisaient l’objet d’un refoulement systématique car ils étaient assimilés aux cultes païens. C’est à partir du xie siècle que cette attitude ecclésiastique changea pour développer peu à peu, dans un processus long et progressif, une liturgie des morts par laquelle était inculquée aux fidèles une morale religieuse, centrée sur les notions de péché, de pénitence et de salut. Cette « reconnaissance des morts ».s’élabora par une floraison de récits d’apparitions et d’autobiographies de revenants, qui se multiplièrent jusqu’à culminer à la fin du xiie siècle dans la « naissance du purgatoire ».(Le Goff 1981). Comme le fait observer Jean-Claude Schmitt, entre la première attitude de refus telle que l’avait définie de manière durable saint Augustin (Schmitt 1994 : 31-36), puis d’acceptation mesurée entre le xie et le xve siècle, une conciliation progressive a donc été opérante. Au ixe siècle déjà, « tout le dispositif – institutionnel, liturgique, narratif – est en place pour que les réticences exprimées cinq siècles plus tôt par saint Augustin au sujet des apparitions des morts soient définitivement écartées ».(id. ibid. : 49). S’il est sans doute délicat de juger de cette « conciliation progressive », on peut néanmoins supposer qu’elle a connu un double processus ayant consisté d’une part en la « transformation ».des ancêtres en morts, et d’autre part en leur « recontextualisation ».dans un nouvel espace d’appartenance. En devenant des morts, les ancêtres ont quitté les lignages qui étaient leurs lieux premiers d’occupation, pour investir cet autre espace sacré et plus lointain de la liturgie religieuse. Un tel basculement est toujours plus théorique que réel et, dans toute société, une anthropologie des relations morts-vivants appelle aussi une anthropologie de la parenté. Mais du fait, entre autres, de son éloignement géographique, on peut supposer que l’Islande ait été moins touchée par de tels processus. Dans tous les cas, on dispose d’un important corpus de textes, écrits entre le xe et le xive siècle (soit après la conversion de l’Islande au christianisme en l’an mille), et dont certains relatent des représentations plus anciennes qu’on a identifiées comme renvoyant au viie siècle (Dumézil 1986 : 61-91). Ce sont notamment l’Edda de Snorri Sturlusson et les sagas islandaises. Or, il est frappant de noter que si ces textes font une place de choix aux morts et revenants, ils se démarquent pourtant de manière radicale du genre narratif liturgique qui était produit à la même période. En effet, si les morts y tiennent des rôles essentiels, c’est parce qu’ils participent activement aux affaires qui préoccupent les vivants, à savoir des questions d’héritages, de généalogies et de combats pour l’honneur des lignées. Ces thèmes fédérateurs des sagas islandaises, dites aussi sagas de familles, ne sont pas anecdotiques et méritent d’être soulignés car si on n’a pas manqué de relever l’omniprésence des morts dans ces textes, on a moins rappelé ce qu’ils y sont ; les vivants ne les invoquent pas dans un rapport de culte ou de déification, non plus dans les termes d’une déférence moralisée, mais bien dans une relation domestique et pragmatique car ces ancêtres sont d’abord chez eux, sur le sol de leur lignage, ce qui implique qu’il faut aussi traiter avec eux (Byock 1982). Entre ces deux types de matériau, islandais et liturgique, la différence de statut est manifeste ; dans le premier, les « morts n’y sont pas des morts ».mais bien des ancêtres, et leur lieu d’occupation non pas une géographie de l’au-delà mais celui des foyers domestiques. En revanche, entre ce matériau ancien et celui que nous livre l’enquête ethnographique contemporaine, c’est cette fois la similarité de statut qui est manifeste. Il y a là une pérennité qui suppose qu’au cours de la longue période catholique l’Eglise n’a pas, sur ces questions, empreint de sa marque la culture locale.
17On pourrait dès lors supposer qu’il en va du système symbolique d’échanges comme du statut des ancêtres ; également marqué par la longue durée, il aurait été, lui aussi, épargné par les événements de l’histoire. Mais la pérennité n’implique pas l’immobilisme et si les matériaux historiques nous permettent bien d’entrevoir un partenariat symbolique faisant écho à celui que nous connaissons aujourd’hui, ce n’est jamais qu’un « air de famille ».que nous pouvons identifier. Il n’est donc pas à douter que ce « système ».ait connu, à travers les âges, un grand nombre de transformations. Dans la forme qui est la sienne aujourd’hui, les modalités à la fois religieuses et civiles de son expression sont significatives de toute l’ambivalence de cette histoire islandaise des morts et vivants, basculée entre pérennité et transformations.
18D’abord, les relations entre ce système symbolique et la religion protestante sont désormais paradoxalement liées et distantes. En effet, si ce système se démarque de la confession officielle à la fois dans son contenu et dans ses pratiques (ces dernières se distinguant toujours des cultes et des sacrements confessionnels), il convient de souligner que les rituels chrétiens sont néanmoins embrassés par le plus grand nombre. Cette massive participation aux rites de l’Eglise comme aux échanges symboliques nous rappelle que les contradictions n’émanent bien souvent que de regards « étiques ».et qu’il faut se garder, encore une fois, de dresser des palissades trop étanches. Et cela d’autant plus que l’ensemble des pratiques liées à cet échange se trouvent être, du point de vue de leurs formes, profondément imprégnées de protestantisme. En effet, il est flagrant de constater que ce système symbolique est mis en pratique selon une austérité toute protestante : aucune ritualisation explicite, pauvreté des pratiques gestuelles, élimination du spectaculaire, confidentialité des manifestations publiques et privées… De plus, à cette invisibilité officielle s’oppose une pluralité officieuse des manières de faire : foison et fréquence des discours quotidiens et intimes qui renforcent la relation interpersonnelle avec les ancêtres, désacralisation permanente de cette même relation, vécue et entretenue dans un rapport à la fois familier et discret, proximité immédiate avec l’univers surnaturel situé au cœur même de l’espace domestique… Cet ensemble de propriétés formelles, qui fait directement écho à celles contenues dans le protestantisme, révèle en somme que les relations symboliques sont désormais pratiquées « à la protestante » .
19Ensuite, les logiques de ce système resurgissent également aux endroits les plus inattendus, et notamment dans la sphère de l’espace public. En guise de conclusion, l’anecdote suivante illustrera comment ces enjeux symboliques peuvent être activés par un événement en apparence sans lien avec eux. Il y a peu de temps en effet, la presse internationale se scandalisait de l’opinion publique islandaise. Une industrie de recherche biomédicale obtenait le droit de ficher, dans une gigantesque base de données, la carte génétique de tous les Islandais. Compte tenu de l’homogénéité de la population, l’industrie annonçait que l’exploitation de ce fichier allait permettre d’importantes découvertes sur la transmission de certaines maladies. Seulement voilà, il ne s’agissait pas de n’importe quelles données mais de cartes génétiques comptabilisées par milliers… La réaction de la presse internationale fut alors unanime, « tirant la sonnette d’alarme pour dénoncer les risques de dérives ».dès lors qu’on a accès à la valeur sacrée de l’homme moderne : son ADN. Mais plus que l’autorisation accordée à l’industrie coupable, ce qui choquait et scandalisait, c’était surtout la passivité manifeste des Islandais. Ces derniers ne réagissaient pas ou peu, en tout cas pas suffisamment, comme tout « homme moderne ».devrait réagir lorsqu’on en veut à son identité génétique. Même si des groupes d’opposition se manifestaient dans les milieux scientifiques et politiques, l’opinion publique demeurait silencieuse, parfois même acquiesçait. Cette nonchalance du peuple islandais vis-à-vis de l’entreprise menaçante avait, pour les autres pays occidentaux, quelque chose d’incompréhensible et d’impardonnable… Cette histoire n’est pas ici à juger. Mais ce qui est pour nous intéressant, c’est que la presse occidentale et l’opinion publique islandaise n’ont pas du tout fait la même lecture des événements ; ce qui pour les uns était un principe universel d’éthique était pour les autres une affaire locale, concernant des morts et des vivants ! En fait, ce que la presse occidentale n’avait pas vu, c’est qu’une base de données génétique constitue en soi une forme d’unification des morts et des vivants dans un continuum généalogique. D’ailleurs, l’entreprise d’exploitation génétique, dirigée par un Islandais, avait de ce point de vue fort bien présenté son projet. Pour obtenir l’accord des autorités, elle avait mis l’accent d’une part sur les qualités lignagères des familles islandaises, les seules d’Europe capables de dresser des arbres généalogiques de plusieurs dizaines de générations. De la sorte, l’entreprise ne faisait que poursuivre une passion généalogique, mettant les nouvelles technologies au service de ce « sport ».national et ancestral : le décompte des ancêtres. D’autre part, un argument de poids avait été brandi lorsque l’entreprise annonça que sur la base des 270 000 Islandais vivants pouvaient être retrouvées les cartes génétiques de quelque 600 000 Islandais ! Il est amusant de noter que les journalistes n’ont pas relevé ce dernier point qui consistait, explicitement, à remettre la main sur 330 000 ancêtres.