Jothi L.
Mannaputtur
Dindigul district
Tamil Nadu, India
1Chère Jothi,
- 1 Cette appellation d’origine marathie (langue de l’État du Maharastra) date des années 1930. Elle f (...)
2Comment vas-tu ? Comment va ta famille ? Et tes petites-filles ? En ces temps troublés, je m’inquiète beaucoup pour vous. La situation est très préoccupante, puisqu’en plus de la crise sanitaire mondiale, le lockdown affecte brutalement les plus précaires et vient renforcer encore les inégalités sociales. On parle, entre autres, d’un système de santé défaillant, de la problématique des dettes qui, avec cette mise à l’arrêt, ne pourront être remboursées et de la faim chronique dans laquelle les plus démunis sont plongés (Ferry et al. 2020). Comment, depuis votre village isolé des montagnes, vivez-vous la fermeture du pays et la restriction des déplacements ? Suivez-vous les mesures de distanciation sociale ? Pour ce qui est des rapports avec les castes dominantes, une limitation des contacts physiques a toujours été de mise… mais qu’en est-il des interactions entre vous, avec les Dalits de ton village1 ? Avez-vous cessé d’aller les uns chez les autres ? Et lorsque vous faites la file aux robinets communs, parvenez-vous à garder une distance entre vous ? C’est toujours tellement la cohue habituellement !
3J’ai aussi lu, dans les journaux, que le travail agricole, bien sûr jugé essentiel, est maintenu. Mais dans votre région, en cette saison sèche, les activités agricoles sont de toute façon réduites puisque presque personne ne dispose d’un système d’irrigation. Les occasions de travailler en tant que journalier doivent donc être inexistantes. Comment alors vous organisez-vous au quotidien ? Les écoles étant fermées, tes petites-filles qui étaient en pension doivent être de retour à la maison. Ainsi que Meena, peut-être, qui travaillait en plaine. Cela fait beaucoup de bouches à nourrir. J’espère que vous trouvez des solutions et que les distributions de nourriture, promises par le gouvernement, vous arrivent bien.
4J’espère aussi que dans le village la situation reste calme entre les Dalits de la colonie (ceri) et le reste du village (ūr). Il ne faudrait surtout pas que la crise actuelle, en raison de cas avérés d’infection d’un côté ou de l’autre, d’une pénurie de nourriture ou d’eau, déclenche de nouvelles tensions avec les personnes des hautes castes. On sait à quel point cela peut aller vite ! Et la saison sèche qui sévit pour le moment n’est pas là pour arranger la situation ! Soit…
5Excuse-moi d’avoir mis tant de temps à écrire cette lettre. Je réfléchissais à la meilleure manière de la rédiger. Car il s’agit d’une lettre un peu particulière : tu ne seras pas la seule à la lire ! Par le biais de ces mots écrits pour prendre de tes nouvelles dans ce contexte inquiétant, j’ai voulu que d’autres personnes aient aussi, comme moi, l’occasion de te rencontrer. Je t’écris donc sur ce que tu m’as confié de ta vie, sur ton histoire telle que je l’ai comprise, sur tes combats, mais aussi sur notre rencontre alors que je menais des recherches dans ton village et l’importance qu’elle a eue dans mon propre parcours. Peut-être aussi que cette lettre servira à t’éclairer un peu sur les raisons pour lesquelles, alors que j’avais 25 ans et que je venais de l’autre bout de la planète, j’ai décidé de m’intéresser de si près à l’histoire et au vécu de ta communauté. Si cette lettre, enfin, peut nous permettre de nous évader – même brièvement – des préoccupations actuelles, c’est encore mieux.
- 2 Il m’importe ici de livrer, autant que possible, tes paroles, Jothi, afin de préserver ton statut (...)
6Quelques petites choses encore, Jothi, avant de me lancer dans le vif du sujet… Ici et là, tu trouveras des interrogations de ma part, qui restent en suspens malgré les longs mois passés dans ton village, à essayer de comprendre comment vous vivez et ce que vous avez vécu. Peut-être m’éclaireras-tu un jour à ce sujet ? Tu verras aussi que j’ai retranscrit mot pour mot certaines des conversations que nous avons eues. Il me semblait indispensable de donner à tes mots la place qu’ils méritent2. Ensuite, les statistiques et les notes de bas de page que tu trouveras au fil de la lettre te sembleront peut-être bizarres, tant elles donnent de précisions sur des éléments qui, pour toi, sont probablement soit sans importance, soit des évidences. Les notes visent à fournir aux lecteurs qui ne connaissent pas ta région un certain nombre d’éléments contextuels sans alourdir le texte de manière excessive. Ces renvois permettent aux chercheurs, en fournissant la source de ce qu’ils avancent, de prouver qu’ils ne racontent pas n’importe quoi. Je te propose de les parcourir et d’y accorder plus ou moins d’attention en fonction de tes centres d’intérêt et de ta curiosité ! Comme il me tient à cœur de pouvoir – enfin ! – lever le voile sur la mystérieuse profession de chercheuse que ni toi, ni personne dans le village d’ailleurs, n’a jamais pris pour un « vrai » travail. Il est vrai que dans votre réalité quotidienne accaparée par l’activité agricole, le travail est plus naturellement associé au labeur physique généralement harassant. Combien de fois ne t’es-tu pas saisie de mes mains – blanches et sans marques d’usure – comme d’une preuve tangible, lorsque tu les mettais à côté des tiennes, fendillées de toutes parts et abîmées par le travail de la terre, de la douceur de mon « travail » à moi par rapport à l’âpreté de ce que tu avais vécu ?
- 3 Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), aussi communément appelé le Docteur Ambedkar en référence à se (...)
7Et alors que j’évoque tes mains, Jothi, je pense également à ton regard que j’ai fixé sur cette photographie il y a presque dix ans. C’était le jour de la célébration de l’anniversaire du Docteur Ambedkar3 – une nouveauté dans le village –, alors qu’en arrière-plan les jeunes filles de ta communauté se préparaient et se maquillaient avant de monter sur scène. T’en souviens-tu ? Alors que la colonie dalit de ton village de montagne s’activait, en ce 14 avril, à la célébration de l’anniversaire du grand leader dalit, nos regards – celui de ta petite-fille Lavanya, le tien et le mien derrière l’objectif – se sont croisés. Et tandis que la lumière n’éclaire que le haut de ton visage, ton regard ressort, digne et perçant. Il semble tout à la fois questionner et répondre. Et de sa profondeur, parmi les habits de fête, il suggère à lui seul ton histoire, ta ténacité et semble exiger de moi que cela soit raconté, que le récit de ta vie circule. C’est comme ça que je l’interprète. Est-ce bien cela ?
Fig. 1. Jothi et Lavanya, Mannaputtur, 14 avril 2011
Sur ce portrait, pris le jour de la célébration de l’anniversaire du Docteur Ambedkar, le grand leader dalit, on te voit avec ta petite-fille, Lavanya, en habits de fête.
Photo : Alexandra de Heering
- 4 La littérature dalit a connu un essor important depuis les années 1990. On y retrouve un certain n (...)
8Plusieurs années après mon terrain de thèse, je m’attelle enfin à partager avec toi ce que j’ai appris de vous. Mais contrairement au parti pris résolument collectif que j’avais adopté lors de cette recherche, je concentre ici mon attention sur ta vie à toi et sur tes souvenirs. Le but, pourtant, reste le même. Car en dépeignant ton portrait, celui d’une figure de proue qui n’a pas hésité, il y a de ça plusieurs années, à prendre les devants, pots à la main, lorsqu’une sécheresse prolongée a menacé sa famille et sa communauté, je raconte également l’histoire de ta communauté et de ses tâtonnements, tiraillée entre le désir d’émancipation et la peur des représailles. C’est la lecture d’un autre portrait, celui de Sumitai – dépeint avec force, précision et humanité par Atreeye Sen (2017) –, qui a déclenché en moi l’impulsion d’écrire cette lettre afin d’évoquer ta vie et ton parcours4. Comme toi, Sumitai est indienne, mais elle vient du Maharastra. Vos trajectoires de vie diffèrent bien sûr, à plusieurs égards – qu’il s’agisse des lieux où vous avez grandi et vécu, de vos occupations ou de vos stratégies d’action respectives, la sienne étant intimement liée à un mouvement politique tandis que, de ton côté, on ne retient aucune affiliation de ce genre. Elles se rejoignent néanmoins en de multiples points, notamment par la précarité due à vos origines sociales, par ce que vous avez traversé en tant que femmes, par les tragédies qui ont ponctué votre existence, par cette force de conviction qui vous anime, et par la quête de solutions pour assurer un avenir meilleur à votre descendance qui, à terme, s’est transformée, chez l’une comme chez l’autre, en une certaine forme de désillusion réaliste. Toutes les deux, enfin, vous avez croisé le chemin d'une chercheuse qui a souhaité vous écouter, vous raconter.
- 5 Une version translittérée des mots tamouls, selon la table de translittération du Tamil Lexicon pu (...)
- 6 Bien que nous étions deux, je privilégie le plus souvent ici la première personne du singulier car (...)
9Te rappelles-tu de la date de notre rencontre ? J’en ai retrouvé la trace dans un de mes carnets que toi et tes petites-filles feuilletaient souvent avec curiosité. C’était en mars 2010, alors que je découvrais ton petit village de montagne. Je le nommerai ici Mannaputtur. Étaient alors rassemblées dans la maison du « chef » (ou talaivār5) de la colonie dalit trois ou quatre hommes, et toi. Tu étais la seule femme qui avait pu se libérer au retour des champs, les autres étant occupées à la maison par la préparation du repas du soir. Tu m’avais été présentée comme la leader féminine de ta communauté, comme une femme de poigne au parler franc et au verbe succinct ; tu en avais effectivement tout l’air. À l’époque, tu m’avais beaucoup impressionnée avec ton air décidé et tes dents rougies par le bétel et les noix d’arec que tu consommes à toute heure de la journée. Souviens-toi, j’étais vraiment toute jeune. Ce jour-là, j’étais à la fois impressionnée et un peu anxieuse. Un membre d’une association locale qui connaissait bien ta communauté et jouait les intermédiaires pour l’occasion était présent également. Je me demandais comment se passerait la rencontre et espérais que toi et les tiens accepteriez que je séjourne dans votre colonie et vous interroge sur votre passé. Je savais qu’il y avait eu un conflit de caste autour de l’accès à l’eau dans votre village quelques années auparavant, et je voulais en comprendre les causes et les répercussions sur vos vies. Tandis qu’étaient évoquées des questions pratiques liées à ma recherche et à mes visites fréquentes, tu te déclaras prête à m’accueillir et annonças que tu me logerais et me nourrirais, « mais avec la même nourriture que pour [ta] famille » avais-tu précisé. C’est ainsi Jothi que tu devins, sans fioriture, mon hôte puis, en me prenant sous ton aile, ma mère d’accueil dans le village. Merci. À l’époque, une amie interprète m’accompagnait, mon niveau de tamoul étant insuffisant6. Ainsi, lors de nos très nombreux séjours qui se sont étalés sur trois années, tu nous as toujours accueillies, avec ton naturel nonchalant. Nous restions généralement quelques jours, pas plus d’une semaine, après quoi nous rentrions à Kodaikanal jusqu’à la fois suivante.
- 7 Au Tamil Nadu, comme ailleurs en Inde, les parents souhaitent généralement avoir au moins un fils (...)
- 8 Les mariages avec l’oncle maternel (māmā), mais aussi avec les cousins croisés, sont courants en p (...)
- 9 En cela, on retrouve dans ta famille des manières de fonctionner comparativement plus égalitaires (...)
- 10 La littérature scientifique s’est largement penchée sur les rapports de genre en Inde. Voir par ex (...)
10Tu avais environ 40 ans lorsque nous nous sommes rencontrées. Comme la majorité des gens de ta génération, tu ne connais pas ton âge exact. Tu te trouves à la tête d’une « tribu » composée de trois enfants, une fille (Rangammal) et deux fils (Magudesh et Murugan), tous mariés, et de six petits-enfants, uniquement des filles – à votre grand dam7 ! –, mais fort chéries, dont la dernière est à la fois ta petite-fille et ton arrière-petite-fille puisqu’elle est née de l’union de ton fils cadet (Murugan) et de ta petite-fille aînée (Selvi, la fille de Rangammal)8. Ton mari, Lakshumanan, a lui aussi été accueillant, quoique bien plus distant. Alors que vous êtes tous très actifs, faisant preuve d’une énergie débordante qui se traduit par des rires marqués et des cris de désapprobation puissants, Lakshumanan lui, est très discret. Nous nous saluons toujours chaleureusement, mais, le plus souvent, il reste à part, grommelle, joue avec vos petites-filles ou fume des bidis à l’extérieur de la maison. Est-il toujours comme ça, ou est-ce lié à ma présence ? Cette position de retrait, qui le rend par moments invisible, est assez surprenante quand on sait à quel point les expressions du patriarcat sont coriaces au Tamil Nadu. Cela doit être lié au caractère de Lakshumanan bien sûr, mais aussi à la manière relativement égalitaire dont votre foyer semble fonctionner9. Vos fils, maintenant maris et pères, ont pris le relais à bien des égards, et notamment pour tout ce qui a trait à l’organisation du travail agricole. Et vous les femmes, aussi actives dans le foyer qu’à l’extérieur, semblez jouir d’une liberté de décision et de mouvement que j’ai rarement observée en dehors de la colonie où les expressions de la domination masculine sont fortes10. Vous n’hésitez pas à exprimer vos opinions ou vos désaccords. Combien de fois ne vous ai-je pas vu tenir tête à vos maris ? Malgré cette situation relativement positive au sein de votre cellule familiale, j’ai pleinement conscience du fait que vous restez vulnérables puisque vous continuez à être généralement perçues – et donc traitées – par la société comme inférieures, puisque femmes et dalits (Irudayam, Mangubhai & Lee 2011 ; Kapadia 1995).
11En 2010, ta famille et toi habitiez dans trois petites maisons mitoyennes possédant chacune un pièce unique, au cœur de la colonie (ceri) bien séparé du reste du village (ūr). À Mannaputtur, et dans les localités rurales indiennes en général, l’espace a été segmenté en fonction de l’appartenance de caste – la proximité des basses castes étant vécue comme une pollution. Cette organisation spatiale se retrouve également dans l’ūr (au moins dans ses parties les plus anciennes), mais est sans commune mesure avec la distinction spatiale très nette entre le quartier des Dalits et celui des non-Dalits. C’est chez toi, dans le ceri, que nous dormions, que nous mangions, que nous discutions et que nous nous réfugiions aussi lorsque nous souhaitions avoir un peu de répit sans les enfants qui, sans cela, nous suivaient à la trace ! Je parle ici des moments où tu étais aux champs car, de retour à la maison, tu faisais régner l’ordre de ton autorité très… vocale ! C’est dans cette maison aussi que, jour après jour, nous nous réveillions à une heure qui me semblait toujours trop matinale, soit sous les coups du balai de ta fille Rangammal qui nettoyait la maison dès l’aube, soit sous les regards appuyés d’une de tes petites-filles qui s’amusait à nous observer dormir et attendait impatiemment nos premiers mouvements pour nous offrir un café brûlant (et toujours si sucré !). Vos trois maisonnettes, bien que distinctes, fonctionnaient en quelque sorte comme les trois pièces d’une seule et même maison où chacun allait et venait sans distinction. D’autres habitants de la colonie passaient également régulièrement chez vous et s’y asseyaient le temps d’un café ou d’une discussion qui durait parfois tard dans la nuit. L.T, qui m’a accompagnée un jour dans ton village, a essayé de traduire, par le dessin, le mouvement continu et l’atmosphère toujours si collective de votre maison. Lui aussi, ça l’avait fort marqué ! Te reconnais-tu, la main dans l’assiette ? Et Lakshuman, dehors, assis à l’entrée ?
Fig. 2. À l’heure du repas, L.T., mars 2019
Toute la famille partage un plat de fête avec ses visiteurs. Jothi, tu manges à côté de ta petite-fille Lavanya qui a bien grandi, tandis que ton mari Lakshumanan est assis dehors, avec une de tes petites-filles.
© L.T.
12Dans ce flux incessant d’allées et venues, ce n’est qu’à l’heure du coucher que ce foyer étendu reprenait sa forme tripartite. Aujourd’hui, ces maisons construites en matériaux naturels – terre, pierre, bois – n’existent plus. Vous les avez détruites, pour en construire de nouvelles, « modernes », en briques, béton et métal. Mais de mauvaises récoltes sont venues contrecarrer vos plans, et les fonds initialement disponibles n’ont pas suffi pour achever les travaux. À la place des nouvelles habitations prévues, on ne voit à l’heure actuelle que des fondations, quelques murs et une végétation qui profite déjà de tous les interstices pour envahir les lieux.
13Lors des travaux désormais suspendus, vous avez dû déménager. À l’exception d’un de tes fils qui a loué une maisonnette avec sa femme et ses enfants, juste à côté de là où vous habitiez, le reste de la famille est allé s’installer dans une maison qui se situe sur vos terres, un peu en dehors du village, et qui jusque-là vous servait de remise pour entreposer outils, semences et engrais chimiques. L’espace y est restreint, mais modulable à merci en fonction des activités. Comme chez les autres, les meubles sont rares : un vieux lit, une armoire et deux chaises en plastique rarement utilisées. Globalement, tout se fait à terre. Je dois t’avouer avoir observé avec beaucoup d’intérêt votre organisation familiale bien huilée qui semble toujours couler de source et ne pas nécessiter de longues discussions. Chaque jour, chacun s’active à une ou plusieurs tâches dont le bénéfice reviendra – en nature ou en espèces – à l’ensemble du groupe : la collecte du bois pour la cuisine (hommes et femmes), le travail de la terre chez soi ou chez d’autres (hommes et femmes), les démarches administratives dans la ville la plus proche (hommes et femmes), la cuisine (femmes), la garde des enfants en bas âge (femmes) ou encore la lessive (femmes).
- 11 À l’instar des Pallars ou des Paraiyars qui ont choisi de se faire renommer Devendra kulla vellala (...)
- 12 Dans les faits, il n’existe pas de hiérarchie claire et continue de l’ordre des castes. Dans sa ré (...)
14L’appellation dalit englobe un grand nombre de castes qui varient en fonction des États et se répartissent de manière inégale selon les régions. Ta communauté appartient à la caste des Cakkiliyars11, la troisième caste dalit la plus importante démographiquement dans l’État du Tamil Nadu – après celle des Paraiyars et des Pallars – et la caste dalit majoritaire dans l’ouest de cet État. Au Tamil Nadu, les Cakkiliyars sont généralement considérés comme inférieurs aux autres groupes dalits qui le leur font bien savoir12. Pour expliquer les raisons de cette « infériorité », les gens d’autres castes que j’ai interrogés ont invoqué vos origines prétendument non tamoules (votre langue maternelle est le télugu), mais également vos occupations traditionnelles (équarrissage et nettoyage des latrines publiques et domestiques) considérées comme très impures. Ta communauté n’a-t-elle jamais été confrontée à des discriminations de la part d’autres Dalits ? Personne n’en a jamais parlé, probablement parce que dans ton village il n’y a pas que des Cakkiliyars.
Fig. 3. Au foyer, L.T., mars 2019
Tu cuisines par terre, dans un coin de la maison. Et tandis que le riz cuit, tu acceptes de te faire croquer et prends la pose quelques minutes.
© L.T.
15Lors de mes séjours, j’ai voulu m’entretenir avec toi à propos de ton histoire et de celle de ton village à de multiples reprises. Sachant le rôle pivot que tu avais joué dans la mobilisation de ta communauté en faveur de ses droits, j’avais naïvement imaginé que tu me livrerais un récit-fleuve. Cela ne s’est pas exactement passé comme cela. À chaque fois, et quel que soit le moment de la journée, lorsque je te proposais de t’asseoir pour me parler de ton passé, tu te dérobais en saisissant ton balai ou en te mettant à la préparation du repas. Jothi, tu regardes plus que tu ne parles ; Jothi, tu agis plus que tu ne racontes. Et même lors de ma dernière visite, tandis que nous venions à peine de nous retrouver, plutôt que d’engager la conversation avec moi, tu m’as fait asseoir et, pour m’accueillir, tu t’es mise à m’épouiller et à me recoiffer avec une tendresse vigoureuse.
- 13 Ces différentes postures vis-à-vis d’un passé traumatique doivent être conçues comme autant d’expr (...)
16Ta réticence à parler m’a longtemps posé question et ce n’est que plus tard que j’en ai compris certaines des raisons. Il était question, d’abord, de l’organisation même de ta communauté où la parole se prend selon un certain ordre, en fonction de la place que chacun y occupe. Il fallait d’abord que les autres parlent, et surtout les hommes qui, m’as-tu souvent dit, « connaissent tous les détails et parlent bien ». En plus de leur position dominante au sein de la colonie, certains d’entre eux sont – brièvement – allés à l’école, contrairement à toi qui n’y as jamais mis les pieds. Peut-être estimais-tu que cela leur donnait davantage de légitimité ? Après coup, j’ai réalisé que cette retenue pouvait également être le reflet de la difficulté – que tu n’es pas seule à éprouver – à se replonger dans un passé douloureux que l’on peut aisément qualifier de traumatique. Si le trauma est souvent conçu comme la conséquence d’un événement distinct, il peut aussi être le résultat d’une constellation d’expériences de vie et d’une condition sociale structurelle (Rogers, Leydersdorff & Dawson 2004 : 2) marquée – comme c’est le cas pour les Dalits – par l’humiliation, les discriminations et l’indifférence officielle. Les recherches sur le trauma ont montré que les personnes qui en sont victimes ont tendance à oublier les expériences émotionnellement négatives, à les chasser de leur mémoire, au point de ne plus être capables d’en témoigner (Brédart & Van der Linden 2004 : 66-68). En Inde, vu l’âpreté du contexte pour les communautés dalits, il me semble pertinent d’interpréter la résistance et la réserve de plusieurs d’entre vous à témoigner comme l’expression probable d’une répression inconsciente de souvenirs qui seraient trop douloureux à affronter (Kennedy 1998 : 513). Que penses-tu de cette interprétation ? Est-elle trop tirée par les cheveux ? Il est clair en tous cas que si tous n’expriment pas la même réserve, puisqu’aux silences de certains (comme toi) s’oppose la loquacité d’autres (je pense, par exemple, à tes fils, ou à ta belle-fille, qui parlent avec tant de conviction, le besoin de dénoncer étant pressant), nombreux sont ceux qui choisissent l’oubli13.
17Pour en revenir à toi Jothi, alors que je m’étais déjà entretenue avec une grande partie de la colonie et que j’avais presque renoncé à recueillir ton témoignage malgré notre proximité, tu as finalement consenti à me raconter ton histoire. Et c’est comme ça que, le 21 mars 2011, nous nous sommes assises en présence de ta fille aînée et que j’ai enclenché le magnétophone. D’abord un peu sur tes gardes, tu as commencé par décliner ton histoire de manière assez vague, te contentant de répondre brièvement aux questions qui t’étaient posées pour ensuite te prendre au jeu du récit et évoquer de nombreux événements du passé. Au bout de quarante-cinq minutes – peut-être avais-tu le sentiment d’en avoir dit assez ? –, tu as mis fin à l’entretien de manière abrupte et nous as dit, à la manière d’une mère bien directive : « Ok, venez, il est l’heure de manger. Et après le repas, vous allez au lit, ok !?! »
18Lors de cet entretien, tu nous racontas être arrivée au village de Mannaputtur après la célébration de ton mariage avec celui que tes parents t’avaient choisi lorsque tu avais une quinzaine d’années. Tu es née dans un village voisin, à quelques kilomètres de là. Dans tous ces villages des « hautes collines », comme tu les désignes, votre vie d’intouchables a longtemps été intrinsèquement liée, pour ne pas dire dédiée, à celle des hautes castes. Selon les différents récits recueillis auprès d’autres villageois de la colonie, c’est d’ailleurs pour servir les groupes de hautes castes – eux-mêmes venus des plaines – et exécuter les services coutumiers (toḻil) qui vous reviennent traditionnellement que des Dalits, dont certains sont donc tes ancêtres, ont été amenés des plaines vers les hauteurs à la fin du xixe siècle. C’est donc comme ça que vous vous seriez établis dans ces montagnes. À cette époque, les transferts de main d’œuvre provenant des basses castes et les migrations de travailleurs agricoles étaient courants dans toute la région de l’actuel Tamil Nadu (Basu 2011 : xxviii).
19Là, comme ailleurs dans le pays, les Dalits de ton village ont longtemps été des travailleurs agricoles asservis (paṇṇaiyāḷ). Dans le cadre de l’accord pannaiyal – généralement conclu oralement – qui vous liait aux propriétaires terriens de castes plus hautes suite à un endettement, vous vous voyiez alors dans l’obligation de répondre à toutes les demandes de vos créanciers, devenus vos maîtres. Celles-ci dépassaient largement le domaine strictement agricole puisque, en tant que pannaiyal, vous deviez aussi bien faire paître le bétail de vos maîtres que balayer l’entrée de leurs demeures, protéger les plantations des attaques d’animaux sauvages pendant la nuit, ou encore porter de lourdes charges sur des distances plus ou moins longues sur un terrain très escarpé. Parfois, vos maîtres vous emmenaient avec eux dans les plaines afin que vous en rapportiez, sur le dos, les biens de première nécessité qui n’étaient pas produits localement. Par le biais de votre travail et de votre relation exclusive avec une famille de caste dominante, vous étiez contraints de payer vos dettes jusqu’à ce que vous vous en acquittiez, ce qui n’arrivait pratiquement jamais. Les intérêts de la dette étaient, en effet, très élevés et les calculs peu scrupuleux. Les remboursements pouvaient donc durer des années, s’étendant parfois sur plusieurs générations. Cette situation, comme le fait d’être payés exclusivement en nature, vous rendait tributaires de la bonne volonté des membres des hautes castes pour vous nourrir, vous loger, vous habiller et parfois aussi avoir accès à l’eau. Ce système vous maintenait dans une relation d’obligation et de dépendance dont il était particulièrement difficile de s’extraire.
- 14 Les témoignages ont fait l’objet d’une traduction en plusieurs étapes ; enregistrés en tamoul, ils (...)
20Quand tu étais petite fille, Jothi, tu nous as raconté avoir servi des membres de haute caste. Tu as accompagné tes parents pour désherber des champs, tu as balayé les entrées et déblayé les bouses de vaches. Jamais tu n’as pu aller à l’école. En ces temps-là, tu nous l’as dit, vous ne faisiez que survivre14 :
- 15 Entretien avec toi, Jothi, 21 mars 2011. Je traduis.
« Avant, nous n’avions même pas de quoi manger. Absolument rien à manger. En ce temps-là, mon père avait un bâton et travaillait dur là-bas… à [nom d’un village], mmmh. Je parle du passé d’accord ? Donc, en ce temps-là, lorsque les gens des hautes castes étaient là, les Dalits s’en approchaient et… Par exemple, si tu me dis : “Jothi, va là-bas ; va là-bas et appelle-le”… Si tu es un maître et moi un travailleur, quoi que tu dises, je devais t’écouter. Nous étions comme ça. […] Il y a trente ans… En ce temps-là, j’avais un petit panier. Et je prenais ce panier et allais vers ces maisons [des hautes castes]. Je restais sur le seuil et quémandais de la nourriture. « Ammā, mettez du riz, mettez du riz. » Alors ils apportaient un plat et nous versaient de la nourriture comme ça (elle mime les gestes). On rapportait ça à la maison, et on mangeait15. »
21En plus de ce lien de dépendance et d’obligation qui liait aux castes dominantes, un certain nombre de pratiques culturelles et sociales vous obligeaient à maintenir une distance effective par rapport à elles. Vous viviez dans votre quartier distinct, vous n’aviez strictement pas le droit de rentrer dans leurs maisons et, surtout, vous aviez l’interdiction de partager un repas avec eux. Du fait de votre impureté rituelle présumée, tout contact physique avec vous était donc évité, d’où l’appellation aujourd’hui devenue courante d’intouchables (tīṇṭattakātavarkaḷ, « ceux que l’on n’a pas le droit de toucher »). Ces pratiques discriminatoires qui se déclinaient en une multitude de comportements et d’interdits signalaient les différences de statut au quotidien, tout en les renforçant, inlassablement.
- 16 Le terme anglais coolie, qui est aussi employé en tamoul, est utilisé tant pour désigner le montan (...)
- 17 L’acre est la mesure utilisée en Inde pour le calcul des superficies. Une acre équivaut à environ (...)
- 18 Un rapport officiel mené à l’échelle du pays en 2015-2016 et publié par le gouvernement central es (...)
22Aujourd’hui, votre relation de dépendance aux castes dominantes et votre absence d’autonomie ont considérablement diminué. Vous subvenez vous-mêmes à votre alimentation, achetez ce dont vous avez besoin (quand vos moyens vous le permettent) et vous êtes libres d’aller et de venir comme bon vous semble, sans devoir demander une quelconque autorisation à vos maîtres. Vous continuez à vous adonner principalement à l’agriculture, mais désormais comme ouvriers agricoles (coolies ou kūli)16, ou bien sur vos propres terres. En effet, et même si les lopins sont de taille modeste (entre un et deux acres, généralement17), un nombre considérable de Dalits de ton village – ta famille y compris – possède des terres, ce qui constitue une différence de taille par rapport à la majorité des Dalits en Inde qui n’en ont pas18.
Fig. 4. Le ceri, L.T., mars 2019
Vue sur la seconde rue de la colonie dalit de Mannaputtur, là où se situait ta maison avant qu’elle soit démolie.
© L.T.
23Dans la région montagneuse où tu vis, la nature escarpée du terrain impose une agriculture en terrasses qui, à son tour, requiert un besoin de main d’œuvre qu’aucune machine ne peut remplacer. Sauf en période de sécheresse, l’offre de travail est donc plutôt régulière. Ainsi, comme tous ceux qui sont en forme physique suffisante, tu t’en vas quotidiennement travailler aux champs, les outils à la main et le déjeuner sur la tête, à pied ou en camionnette si les distances sont trop grandes. Lors de mes séjours, je t’ai beaucoup observée vaquer à tes activités et j’ai réalisé que ton corps pouvait – au même titre que les récits oraux ou les paysages – être considéré comme une forme de témoignage du passé qui en porterait les traces tout en continuant à évoluer jour après jour. À lui seul en effet, il raconte beaucoup d’histoires puisque s’y sont imprimés, au fil des ans, des indices de la vie que tu as menée. Tes doigts de pieds sont évasés et ta voûte plantaire est cornée par les kilomètres parcourus pieds nus. Tes bras sont musclés et tes mains calleuses. Rodée au travail agricole accompli pliée en deux, accroupie ou assise selon la tâche et les conditions climatiques, tu es d’une vigueur étonnante. Ton corps est ton outil de travail. Comme beaucoup de celles qui sont constamment en mouvement, tu portes le sari relativement court, noué à la va-vite, quoique fermement serré de façon à ne pas devoir sans cesse le rajuster. Sauf quand tu te rends à la ville – ce qui est rare –, tu ne t’embarrasses pas à cacher tes chevilles, te moquant de laisser apparaître une bonne partie de ton dos robuste.
Fig. 5. Ton portrait réalisé sur le vif, L.T., mars 2019
© L.T.
- 19 Initiée sous Indira Gandhi en 1967, la révolution verte est un programme d’État qui a eu pour obje (...)
- 20 Inspirés du slogan mobilisateur d’Ambedkar : « Educate, Organise, Agitate ! »
24À propos de l’éducation, Jothi, tu es intarissable. Lors de notre entretien plus « formel », c’est le seul sujet à propos duquel tu aies parlé sans retenue. Longtemps cela a été une priorité pour toi et cela reste encore une obsession. Tes parents ne t’ont pas envoyée à l’école ; l’éducation, pour quoi faire ? À l’époque, personne dans ta communauté ne s’en préoccupait et elle n’était pas encouragée ; tous devaient travailler pour les castes dominantes, les enfants y compris. C’est dans ta génération pourtant qu’a germé l’idée que l’éducation pourrait apporter quelque chose à la communauté. On est alors à la fin des années 1980 ; la conviction de la place centrale de l’instruction pour l’émancipation des Dalits – au cœur de la pensée politique d’Ambedkar – commence à se répandre comme une trainée de poudre. Dans ton village de montagne très isolé – sans transport public, ni télévision –, cette idée viendrait du « pays d’en bas » (kīḻnāṭu), c’est-à-dire de la plaine, de ceux parmi les tiens qui avaient alors tout juste commencé à cultiver leurs propres terres jusque-là laissées à l’abandon, suite aux importantes transformations de l’agriculture liées à la révolution verte19. Sur les marchés des plaines dans lesquels ils se rendaient pour vendre leurs récoltes, les jeunes producteurs dalits étaient confrontés à des réalités qui leur étaient étrangères. C’est, m’a-t-on expliqué, à la faveur de discussions dans une échoppe à thé avec des Dalits venus d’ailleurs, que se seraient ouvertes de nouvelles perspectives : éducation, organisation, agitation20 ! Ces trois éléments d’un nouveau mot d’ordre ont constitué les piliers du mouvement dalit qui, dans les années 1990, battait son plein dans différentes régions du pays. Si le processus de prise de conscience du manque d’instruction nuisant à ta communauté et de la nécessité impérieuse d’y remédier a été très progressif, en raison notamment de l’isolement géographique de ton village, il a éclos au gré de ces allées et venues d’une poignée de villageois. Sur place aussi, certains éléments ont servi de révélateur : voir les enfants des hautes castes se rendre à l’école ou encore, une fois la machine enclenchée, constater l’impact que pouvait avoir l’éducation sur l’un des vôtres ! Ton beau-frère, par exemple, incarne un véritable modèle pour ta famille puisqu’il a été à l’école jusqu’en seconde (10th grade). Il était très bon élève, mais il est mort jeune. Ses encouragements constants à étudier t’ont néanmoins profondément inspirée. Jusqu’à ce jour, il reste un exemple à imiter dont le souvenir est entretenu par la présence de son portrait photographique – le seul dans la maison – qui accompagne des images d’Ambedkar et de divinités. Telle est la place, après la mort, de ceux dont on veut se souvenir.
- 21 J’utilise ici le terme « ignorance » que tu emploies toi-même, pour désigner une absence d’instruc (...)
25S’il n’a pas été question que tu étudies après ton mariage, il était clair pour toi que la génération suivante devrait s’instruire. Jeune mère, tu n’as qu’une idée en tête : envoyer tes enfants à l’école. « Nos enfants doivent bien vivre ! » Comme Kaminibai, une autre femme intouchable dont une chercheuse pionnière dans les études dalits raconte la vie en détails – et je reprends ici ses mots –, il se peut, Jothi, que tu « n’aies pas [eu] suffisamment à manger, te [sois sentie] ignorante, mais [tu savais] [que tu ne savais] pas » (Omvedt 1979 : 774). Partant de là, ton monde a changé de manière irrévocable. De là est né ton désir de combattre l’« ignorance21 », par le biais de tes enfants. Tu as ensuite tout fait pour réaliser ce rêve. Ton mari, sans s’y opposer, n’a tenu qu’un rôle secondaire. Cette détermination, c’était la tienne ! Pourtant, malgré tes convictions de mère et tes tentatives parfois désespérées de leur donner le goût de l’étude, chacun de tes enfants, tour à tour, s’est dérobé à l’enseignement de manière prématurée. Ta fille aînée devant être rapidement mariée, tu as déployé toute ton énergie pour scolariser tes fils. Tu t’es battue pour les convaincre. Tu ne les as pas lâchés, leur as couru après, les as battus. Tu es même allée jusqu’à les inscrire dans une école extérieure au village en te disant qu’ils y seraient plus disciplinés, jusqu’à leur acheter du bon matériel scolaire et à renoncer à leur rendre visite en te disant qu’il leur serait peut-être plus facile de se concentrer sur l’étude s’ils s’extrayaient de la sphère familiale. Voici les mots que tu as utilisés pour évoquer un épisode du parcours scolaire de ton fils aîné Magudesh :
« Pendant deux semaines, [je me suis dit que] si j’y allais, il voudrait (re)partir avec moi. Alors j’ai pensé qu’il ne fallait pas que je le voie, [que] je ne devais pas le voir du tout, pour qu’il étudie ! Alors je me suis contrôlée, et après deux semaines, [j’y suis allée et] j’ai amené de la viande de la maison. J’ai pris un tiffin box et j’ai marché pour aller le voir… [en pensant] que mon fils devait manger. Qu’il mange et qu’il étudie bien ! Mais ce garçon… il n’a pas mangé. Il a refusé de manger et il n’a pas arrêté de pleurer, en disant qu’il ne voulait pas étudier et qu’il voulait rentrer. Je lui ai dit : « Non, non, tu ne peux pas rentrer à la maison… Tu dois étudier. » J’ai fait de mon mieux et je me suis dépêchée de partir en tirant son père avec moi, en disant qu’on ne devait pas rester plus longtemps et qu’on devait partir. Mais, quelques jours après, quelqu’un lui a donné de l’argent, vingt roupies. Et il a pris le bus pour rentrer à la maison. [Dans ces conditions], qu’est-ce qu’une mère peut faire de plus ? »
26L’histoire s’est répétée avec ton fils cadet. Il n’aimait pas l’école. Tu as alors renoncé à ton rêve, celui d’un jour recevoir une lettre d’un de tes enfants qui, même si tu aurais alors été confrontée à ton propre manque d’instruction puisque tu aurais été incapable de la lire seule, aurait au moins témoigné de ta victoire sur le front de l’éducation.
« Et tu sais quel était mon souhait ? Je rêvais que mon fils m’envoie une lettre… Une lettre disant : “Maman ! Maman ! Je vais bien !” J’attendais cette lettre et [je me demandais] comment je la lirais. Je voulais tellement voir cette lettre ! »
27L’envie de savoir, tout au long de ta vie, ne t’a pas lâchée. Tu aurais voulu tout comprendre, pouvoir tout lire. Et tu ne mâches pas tes mots puisque tu n’hésites pas à vous blâmer, toi et ta communauté, pour votre ignorance.
« Je ressens cette tristesse… Nous n’avons pas étudié. Et parce que nous n’avons pas étudié, avec le problème de l’eau, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Donc nos enfants, ils doivent bien étudier… Ils doivent grandir et briller. Voilà pourquoi [j’insiste] pour que cette fille [sa petite-fille] étudie. »
- 22 À partir de 1951, par l’entremise d’un dispositif légal et d’amendements constitutionnels, des « r (...)
28Face au constat de ton échec avec tes propres enfants, tu as reporté tes espérances sur la génération suivante, celle de tes petites-filles qui montrent une plus grande assiduité scolaire que leurs parents. Le contexte a changé ; tous les enfants de la colonie passent désormais au moins quelques années à l’école. Certains ont même poussé leurs études plus loin et, à ce jour, quatre jeunes de la colonie ont fini l’université grâce aux quotas dont ils ont pu bénéficier, mais dont vous ignoriez l’existence auparavant22. Une brèche dans l’horizon qui s’est creusée suite au « problème de l’eau » (Taṇṇi piraccaṉa).
29En 2003, une sécheresse sans précédent toucha la région où tu vis, engendrant des difficultés considérables d’approvisionnement en eau. Cet événement, qui vous fit braver l’interdit communautaire vous empêchant de puiser de l’eau au puits du village puisque les hautes castes craignaient qu’en la touchant vous ne la rendiez « impure », a été un épisode charnière, dans ta vie et dans celle de l’ensemble de ta communauté. À ce moment-là, vos familles étaient assoiffées et toutes vos tentatives pour trouver un arrangement avec les castes dominantes par des voies officielles ou informelles avaient échoué. Pendant plusieurs semaines, à défaut de solutions acceptables pour tous (la mauvaise volonté des hautes castes était sans limite) et les sources habituelles étant taries, vous fûtes contraints de récupérer goutte à goutte l’eau qui s’écoulait encore des rares sources auxquelles vous pouviez encore accéder. Certains m’ont raconté devoir se lever en pleine nuit dans l’espoir de remplir un pot. Mais rien n’y faisait. Vous n’aviez plus de quoi cuisiner ni de quoi vous laver ; et surtout, vous aviez soif.
Fig. 6. Au puits, L.T., mars 2019
Ce dessin d’un groupe de femmes dalits rassemblées avec leurs pots à proximité du puits commun a été réalisé sur base d’une photo prise lors de la visite du collector du district en janvier 2019. Il permet d’imaginer une des scènes du problème de l’eau.
© L.T.
- 23 Entretien avec Alagammal, 9 avril 2011. Je traduis.
30Poussés à bout, vous vous êtes mobilisés et avez décidé ensemble de braver l’interdit traditionnel jusque-là toujours respecté. C’est vous, les femmes, qui êtes allées au puits puisque, traditionnellement, cette charge vous revient. Vous ne cherchiez pas la confrontation ; vous vouliez de l’eau. Voici comment une femme qui faisait aussi partie du groupe mobilisé a parlé de votre état d’esprit d’alors23.
« Combien de jours peut-on rester sans eau et sans nourriture pour finalement mourir ? […] Même si les officiels disent quelque chose, qu’ils nous tuent ! Nous devons y aller pour notre eau. Quoi qu’il arrive, nous devions aller prendre de l’eau ! »
31Puis toi, reprenant de plus belle :
« Personne ne nous a rien dit. Nous [savions que] nous ne pouvions pas rester comme ça, sans eau. […] Qu’est-ce que ça veut dire que les [hautes castes] peuvent avoir de l’eau et pas nous ? Alors, on a eu le courage d’aller prendre de l’eau. Voilà ce qui s’est passé. Personne ne nous a dit [quoi faire]. Il s’agissait de notre propre courage. »
32En ces journées exceptionnelles, vous semblez avoir été portées par un élan de survie. Et par votre courage, tellement de courage. Lorsque le 6 avril 2003, avec une quarantaine d’autres femmes de ta communauté, vous avez laissé derrière vous maris et enfants pour aller au puits « commun » situé dans la partie castée du village, c’est avec soulagement que vous avez constaté l’absence des membres de hautes castes, visiblement partis aux champs. Plusieurs d’entre vous racontent avoir senti des regards dissimulés vous épier, mais rien ne s’est passé. Lorsqu’en concertation avec l’ensemble de votre communauté vous y êtes retournées le lendemain, les réserves d’eau étant déjà taries, hommes et femmes des hautes castes vous attendaient cette fois-ci de pied ferme, pour défendre « leur » eau et « leur » puits. Insultes et menaces fusèrent. Plusieurs femmes de l'ūr étaient d’une grande virulence :
« Pourquoi êtes-vous venues, catins… pour notre eau ? […] Nous allons vous poignarder (en utilisant le mot di, très irrespectueux pour s’adresser à elles). Nous allons laisser nos maris apporter sur vous la honte. Qu’est-ce que c’est ? Vous pensiez que vous pouviez prendre l’eau des hautes castes ? Vous pensiez que vous pouviez marcher sur les routes principales, comme des égales ? Vous pensiez que vous pouviez marcher main dans la main avec nous ? Vous êtes venues pour ça24 ? »
33Et tandis que les insultes continuaient, certaines d’entre vous furent jetées à terre, battues, à moitié déshabillées et échappèrent de justesse à une immolation. Terrorisées, vous avez pris la fuite vers la ville la plus proche.
Fig. 7. Le problème de l’eau, L.T., mars 2019
Tu te souviens des violences dont toi et les femmes de ta communauté ont fait l’objet lors du problème de l’eau.
© L.T.
- 25 Les cas d’agressions sexuelles par des individus de castes dominantes sur des Dalits sont extrêmem (...)
34Après cet événement, rien ne fut plus comme avant à Mannaputtur. La résistance des hautes castes à vous fournir de l’eau et leur immense agressivité face à vos tentatives désespérées de vous en procurer vous ont profondément choqués. Jamais auparavant vous n’aviez pris la décision de vous placer collectivement en porte-à-faux par rapport à elles, par habitude, par soumission à l’ordre établi, par manque d’expérience, et aussi par peur. Puisque les membres des hautes castes possédaient la majorité des terres et étaient les principaux pourvoyeurs de travail dans les champs, vous dépendiez d’eux pour survivre. Cependant, face à leur réaction démesurée, votre indignation fut grande et collective. Vous aviez anticipé des réactions de leur part… mais ça ?!? Ils auraient donc préféré vous voir mourir de soif plutôt que de vous laisser accéder à l’unique source d’eau encore non tarie ! Cette révélation fut un choc car jusqu’alors vous perceviez les membres des castes supérieures comme des sortes de protecteurs, qui vous exploitaient et dont il fallait se méfier, certes25, mais vers qui vous pouviez vous tourner en cas de grande nécessité. Elle engendra aussi des modifications durables dans les dynamiques entre les castes dans le village.
- 26 La promulgation du Scheduled Castes (SC) and Scheduled Tribes (ST) (Prevention of Atrocities) Act (...)
35Immédiatement après avoir été attaquées, et alors que certaines associations locales et plusieurs leaders cakkiliyar de la région vous sont venus en aide et vous ont fourni un appui légal, vous avez décidé de porter plainte sous couvert du SC/ST (PoA) Act26. Cette loi s’attaque directement aux pratiques d’intouchabilité perpétrées à l’encontre de communautés marginalisées puisqu’elle vise à poursuivre toute action dégradante et discriminante qu’une personne non dalit ou non tribale (adivasi) pourrait commettre à l’encontre d’un Dalit (SC) ou d’un Adivasi (ST). Si ces dispositifs légaux sont le reflet du progressisme général de l’appareil législatif indien, leur mise en pratique est moins évidente. Cette entreprise comporte, en effet, énormément d’obstacles, parmi lesquels la partialité de la part des policiers, souvent issus de castes dominantes, qui mettent tout en œuvre pour dissuader les Dalits de porter plainte (Gorringe 2005 : 130). En ce sens, parvenir comme vous l’avez fait (grâce notamment à l’appui légal extérieur dont vous avez bénéficié) à engager des poursuites judiciaires de ce type constitue en soi une victoire. Un réel succès même, dans un contexte – et cela vaut pour l’ensemble du sous-continent – où le simple dépôt d’une plainte au poste de police relève de la gageure pour les Dalits. D’après une enquête, seulement 30 % des crimes commis contre les Dalits sont effectivement enregistrés selon cette loi (Irudayam & Mangubhai 2010). Le savais-tu ?
- 27 Aujourd’hui, deux jeunes de Mannaputtur maîtrisent l’anglais. L’un d’entre eux enseigne même cette (...)
36Quelques heures après l’agression, tandis que vous aviez fui le village, c’est toi Jothi qui a signé la déposition rédigée en anglais, la langue de la justice, qu’alors ni toi, ni personne dans la communauté ne connaissait27. Portée par la conviction que cette agression physique et verbale ne devait pas rester impunie, tu as accepté d’assumer ce rôle. Leader de l’association des femmes dalits de ton village, mais d’aucun mouvement ni d’aucune idéologie, tu as estimé qu’il était de ton devoir de défendre ta dignité et celle de ta communauté, attaquée de plein fouet. Dans ta déposition, tu implores les autorités de prendre les mesures nécessaires pour punir ce délit, mais également pour assurer votre sécurité et votre accès à l’eau, votre priorité :
- 28 Il s’agit ici d’une traduction littérale de la formulation « tried to attack us » reprise dans la (...)
- 29 Extrait de la déposition que tu as signée suite au problème de l’eau, avril 2003.
« Moi et quarante autres femmes en ce jour […] sommes allées puiser de l’eau au puits, et alors que nous en revenions les gens de hautes castes qui suivent (liste de noms) nous ont bloqué la route, ont créé des problèmes et ont essayé28 de nous attaquer. […] Je vous implore de prendre des mesures en accord avec les droits de caste contre ceux qui nous ont harcelées en utilisant notre nom de caste et en nous attaquant avec des bâtons imbibés de pétrole et des armes létales, mais aussi d’assurer notre sécurité et de faire le nécessaire pour [que nous puissions] puiser de l’eau au puits29. »
37Dans d’autres circonstances, un homme – et probablement un homme doté d’un certain niveau d’instruction et engagé dans une activité militante – aurait probablement porté plainte mais, dans ce cas-ci, il fallait que ce soit une femme. Seules vous les femmes vous étiez rendues au puits – éloigné de votre colonie – et étiez donc en mesure d’être les témoins directs de l’agression. Vous étiez les seules à avoir été malmenées physiquement. En signant cette déposition, tu as été placée au premier plan de la lutte judiciaire contre les castes dominantes, et plus spécifiquement contre celles et ceux qui se sont montrés les plus violents et dont tu as énuméré les noms. En acceptant de tenir ce rôle, tu t’es retrouvée dans la ligne de mire des accusés des hautes castes et tu as dû témoigner au tribunal. D’autres l’ont aussi fait. Si ton engagement a été central, votre combat était porté collectivement. Et quelques activistes et travailleurs sociaux de la région très présents dans l’« après problème de l’eau » se sont assurés qu’il le reste en vous aidant à vous organiser et à vous mobiliser dans un long processus qui s’est traduit par l’organisation de nombreux rassemblements, par l’interpellation des médias et par la rédaction de plusieurs pétitions à destination des officiels concernés pour les mobiliser. Tu n’étais pas seule, et tu le savais. C’est probablement là aussi que tu as puisé la force de t’engager pour que justice soit rendue.
38Quelques années plus tard, te rappelles-tu la manière dont tu m’as parlé de ton rôle dans le problème de l’eau ? De manière un peu anticipée, j’avais pensé que tu me fournirais des éléments nouveaux sur cette histoire, toi qui avais vécu les événements en première ligne. Pourtant, lorsque je t’ai questionnée sur ton implication dans cette affaire, tu t’es rétractée. Tu as tenté de minimiser ton action et d’esquiver la question en prétextant avoir oublié :
« Le problème de l’eau ? J’ai oublié pas mal de choses. Je vais y réfléchir cette nuit et le raconterai une autre fois… D’accord ? […] Comment ça s’est passé et comment en parler… Je vais repenser à tout ça quand j’irai dormir. Après seulement je pourrai en parler avec toi. On oublie… »
39Le procès était alors encore en cours et la tension restait palpable au quotidien dans vos interactions avec les hautes castes. J’ai donc compris que le grand courage dont tu avais fait preuve n’empêchait en rien que tu vives avec la peur au ventre et que cela freinait ton témoignage. Tu ne souhaitais pas ressasser tout cela. Au devoir de justice qui s’est naturellement imposé après l’agression s’est progressivement substitué un désir de quiétude.
« Vous savez, je suis allée au tribunal et j’ai témoigné… N’est-ce pas ? Et ici, certains pourraient penser : “Oh, c’est cette femme qui a témoigné contre nous”… Et que se passerait-il s’ils me poignardaient soudainement ? Que se passerait-il s’ils me poignardaient ? Que pourrait-on faire après ça ? Donc oui… J’ai peur. »
40Comme tout le monde, tu étais sur tes gardes, mais ta peur était accrue du fait de ton implication centrale dans la mise en accusation. Et c’est dans cette atmosphère de pression permanente que tu devais chaque jour traverser la partie du village où résident les castes dominantes. Si vous vous ignoriez généralement ostensiblement, il n’était pas rare que des remarques fusent. À une ou deux reprises, j’ai moi-même fait l’objet de remarques teintées d’une certaine animosité, les castes supérieures se demandant probablement ce que je faisais si régulièrement dans la colonie dalit. Une fois, cela s’est produit en ta compagnie ; tu as alors accéléré le pas et m’as tirée par le bras pour que l’on s’en aille, sans plus de commentaires.
- 30 Dipti Jain, « What Lies Behind the Spurt in anti-Dalit Crimes in India? », Livemint, 10 janvier 20 (...)
41Les confrontations entre castes dominantes et Dalits n’ont rien d’exceptionnel en Inde, et le Tamil Nadu n’échappe pas à la règle. Le nombre d’attaques – meurtres, viols, agressions physiques ou verbales, humiliations – contre les Dalits y est très élevé. Selon les données publiées par le National Crime Records Bureau, durant l’année 2016, il y aurait eu plus de 214 agressions par million de Dalits dans le pays, soit environ 40 000 cas30. La violence à laquelle les castes dominantes ont toujours eu recours, pour maintenir l’ordre établi et pour endiguer toute tentative (et aspiration) de la part des Dalits à davantage d’autonomie, a connu une recrudescence marquée dans les années 1990. Au Tamil Nadu à cette période, à la faveur de mobilisations dalits, de la politisation de certains mouvements, mais aussi de transformations économiques et sociales importantes, l’« ordre des castes » a été ostensiblement remis en cause. La crainte de voir leur autorité s’éroder a poussé les individus des castes intermédiaires à se mobiliser à leur tour (Gorringe 2016 : 2). Cristallisées par le désir de conserver leurs privilèges et de maintenir leur domination, les réactions des castes hautes et intermédiaires aux tentatives des Dalits d’accéder à davantage de justice sociale sont souvent d’une violence inouïe. Vous en avez vous-mêmes fait l’expérience lors de votre tentative pour obtenir de l’eau. D’autres événements extrêmement tragiques ont eu lieu ailleurs dans le pays. As-tu entendu parler des massacres de Khairlanji au Maharastra (2006), de Kambalapalli au Karnataka (2000), ou encore de Melavalu au Tamil Nadu (1997) ? Ils ont coûté la vie à des dizaines de Dalits.
- 31 Entretien avec un groupe de jeunes hommes, 11 mars 2011. Je traduis.
42Dans ton village, Jothi, si les commotions ont été importantes, personne – fort heureusement – n’a perdu la vie. Les conséquences à long terme du problème de l’eau sont pourtant multiples. Si l’objectif initial était tout autre, certaines des conséquences se sont révélées, selon moi, être très positives du point de vue de votre émancipation. Es-tu aussi de cet avis ? Pour commencer, cet événement a engagé parmi vous une réflexion sur l’autonomie et le respect de soi qui ne semblait animer jusque-là qu’une poignée d’entre vous, essentiellement ceux qui s’étaient mis à cultiver leurs terres, jusque-là inexploités, pour s’en sortir. Le choc produit par la confrontation avec les hautes castes et la lucidité avec laquelle vous avez commencé à analyser la nature oppressive des rapports intercastes vous ont ainsi menés à sentir la nécessité de restaurer votre humanité bafouée : « Nous aussi nous devons vivre comme des êtres humains normaux31. »
43Le conflit de l’eau s’est ainsi traduit par une série de changements concrets. Face à la nécessité de rompre totalement avec vos anciens maîtres des hautes castes désormais perçus comme des traîtres, vous avez totalement renoncé à travailler pour eux. Vous avez aussi purement et simplement abandonné les « services coutumiers » (tozhils) : « Que nous ayons ou non à manger, nous n’allions plus chez eux, ni pour du travail, ni pour rien d’autre. »
44Tout contact avec eux était rompu. Vous avez dû, dès lors, vous débrouiller pour survivre : cultiver vos petits lopins de terre jusqu’alors laissés à l’abandon (par manque de temps, de perspectives), travailler en tant que coolies dans les environs ou encore migrer en plaine pour vous faire embaucher dans une des très nombreuses usines textiles où aucune qualification n’était requise. Pour toi et ta famille, cette période s’est traduite par d’importantes modifications dans l’organisation de la vie quotidienne, puisque vous possédiez déjà quelques terres. Si vous étiez rompus à l’activité agricole et disposiez d’un savoir-faire considérable acquis en travaillant sur les terres des hautes castes depuis des générations, il vous a néanmoins fallu vous former à d’autres aspects de ce métier qui jusque-là étaient exclusivement pris en charge par les propriétaires terriens pour lesquels vous travailliez : achat des semences, choix des cultures, vente des récoltes, etc. Certains membres de votre communauté qui avaient déjà commencé à cultiver leurs propres terres vous ont accompagné dans cette transition.
- 32 À l’échelle des plus petites entités administratives, certains postes sont réservés, selon un syst (...)
45Si la cohésion au sein de votre communauté a été renforcée dans l’adversité, ce conflit a toutefois mené à une rupture durable avec certains, tous n’ayant pas suivi le mouvement. Une poignée de Cakkiliyars, quelques familles au plus, ceux qui habitaient au bout de la rue, ont en effet préféré faire sécession en prêtant allégeance aux hautes castes. Parmi eux, un homme qui occupait, à l’époque, la position influente de représentant élu à l’échelle de la municipalité (councillor) n’a pas voulu se mettre à dos les castes dominantes qui l’avaient probablement soutenu lors de sa candidature à ce poste32. Par le préjudice qu’elle a causé et l’offense qu’elle a représentée pour le reste du groupe, cette décision de ne pas vous suivre dans votre combat pour l’eau a porté un coup fatal à votre unité. Tout contact avec eux a été suspendu pendant des années malgré la proximité géographique. Même les enfants des deux « camps » n’avaient plus le droit de jouer ensemble. Vous m’aviez aussi strictement interdit l’accès à cette partie de la colonie et m’avez vertement sermonnée lorsque, par erreur et parce qu’ils n’habitaient pas dans la portion « interdite » de la colonie, j’ai passé l’après-midi avec certains d’entre d’eux sans savoir qu’ils appartenaient au clan « ennemi ».
46Plus de quinze ans plus tard, quel est le bilan du problème de l’eau ? Peut-on considérer que les fruits ont tenu la promesse des fleurs ? La réponse, comme tu le sais, ne saurait être simple. Elle se décline au fil des années de différentes manières au sein de la communauté. Souviens-toi.
- 33 Le travail servile (pannaiyal) a quant à lui complètement disparu à Mannaputtur.
47Quand l’effervescence de l’après-conflit a pris fin, vous avez traversé une phase de découragement. Avec le temps, la conviction de la nécessité de lutter s’est effilochée parmi les tiens. Car le temps de la justice est long, et le prix à payer élevé. Devant la lenteur des transformations, mais aussi face aux difficultés du quotidien, certains, même parmi les plus convaincus de la légitimité de votre action et de la nécessité de s’autonomiser, ont été à bout de souffle. Votre situation économique à tous était très instable ; or les dépenses ne cessaient de croître. Un revirement de positionnement s’est donc opéré chez certains ; le « plus jamais » des débuts s’est mué en un « plus jamais dans les conditions d’alors ». Aussi, face à l’incapacité de trouver des alternatives économiques viables, mettant leurs rancœurs de côté, certains d’entre vous (mais personne dans votre famille) se sont remis à travailler comme coolies pour les hautes castes quelques années après le conflit pour l’eau33. Ce retour – partiel – au point de départ a, vous le savez, suscité un certain désarroi parmi les activistes qui vous avaient soutenus dans votre entreprise. Ils avaient vu en cet épisode une occasion unique pour que vous parveniez à l’autonomie totale. Mais les idéaux ont été rattrapés par la réalité.
- 34 Le taux de condamnation pour les cas relevant du SC/ST (PoA) Act ne s’élève pas à plus de 30 % et (...)
48Ensuite est venue la victoire. La victoire judiciaire. En janvier 2019, et après deux recours successifs puisque les juges avaient d’abord estimé qu’en vous rendant en grand nombre au puits vous aviez adopté une attitude agressive et qu’il fallait prononcer un non-lieu, justice vous a finalement été rendue. Même si quelques membres de ta communauté ont été tentés d’accepter les offres répétées des hautes castes d’un arrangement à l’amiable et de renoncer aux poursuites, vous avez tenu bon. Les plus hautes instances judiciaires ont confirmé votre droit – légitime – de puiser de l’eau au puits du village. À titre de peine, les inculpés des hautes castes ont été condamnés à quelques jours de prison qu’ils avaient déjà purgés lors des faits en 2003. Ils s’en sont donc sortis sans trop de dommages. Symboliquement toutefois, la victoire est marquante. Elle est aussi historique puisque peu de dossiers de ce genre sont menés à leur terme, et encore moins de manière victorieuse34.
- 35 Il s’agit de la plus haute autorité de l’entité administrative du district (inférieure à celle des (...)
49Dans les faits, et cela m’a vraiment frappée lors de mon dernier passage chez vous, le prix de la justice et d’un accès autorisé à l’eau a un goût amer. Quelques jours seulement après le jugement, le magistrat du district (ou collector)35 est venu à Mannaputtur pour officialiser votre droit d’accès au puits situé dans l’espace public, lors d’une cérémonie officielle. Sous l’œil attentif d’une dizaine de policiers venus encadrer l’événement pour éviter les dérapages, vous vous êtes tous rendus au puits sur la place principale du village et, sous le regard distant des membres des hautes castes restés silencieux, y avez puisé de l’eau. Sur les petites vidéos qui ont été tournées ce jour-là, avec vos téléphones portables, que tes fils m’ont montrées non sans fierté, on vous voit célébrer l’événement depuis le centre de la colonie en dansant, exultant, sur le rythme des percussions qui vous accompagnent tout au long du cortège. Par comparaison, l’atmosphère qui règne ensuite lors de la scène du puits, rejouée avec l’ensemble des « acteurs », semble beaucoup plus contenue, presque tendue.
50Après la mise en scène de votre victoire pour l’accès à l’eau, mais aussi de votre conquête – historique, mais malheureusement temporaire – de l’espace public, les hautes castes n’ont pas tardé à réagir. Dès le lendemain, elles ont mis en place un boycott de la main d’œuvre venue de la colonie dalit qui, au fil des ans, s’était à nouveau largement rendue dépendante du travail qu’elles vous fournissaient. Cette restriction sur le plan du travail – comme de l’accès à l’espace et aux ressources – est une pratique couramment utilisée par les représentants des castes dominantes pour punir les manquements des Dalits à l’ordre établi (Gorringe 2010 : 108). Ainsi, si les hautes castes ont perdu le combat juridique, elles ont réaffirmé leur position dominante et se sont vengées selon les traditions, cette fois-ci sans contrevenir à la loi. Face à cette situation, vous avez été contraints d’envoyer plusieurs de vos jeunes, comme ta petite-fille Meena, dans la plaine pour chercher du travail. La subsistance au quotidien et la peur de ce qui va advenir occupe beaucoup de place dans vos discussions et dans vos esprits. Et si vous vous réjouissez de votre victoire symbolique, vous avez le sentiment qu’elle vous coûte cher. Le problème de l’accès à l’eau a été partiellement réglé par l’installation de robinets dans la colonie dalit. En revanche, le travail manque à nouveau, l’accès aux espaces publics – dans les faits – reste très limité et les relations avec les castes dominantes sont toujours très tendues, ce qui vous inquiète. Ainsi, malgré le calme qui règne en apparence, un air de revanche, imperceptible pour le visiteur de passage, plane sur le village. Et il ne fait aucun doute que la situation pourrait à nouveau s’embraser à la moindre occasion…
Fig. 8. Jothi, Mannaputtur, 21 mars 2011
Sur le seuil de ta maison (tinnai), tu nettoies le riz de ses impuretés (insecte, enveloppe du riz, etc.) dans un panier tressé plat destiné à cet usage.
Photo : Alexandra de Heering
51Voilà, Jothi… Tu as eu un rôle pivot dans la question de l’eau, et ce alors que tu n’as jamais été à l’école et que tu n’avais jusqu’alors eu aucune activité militante, pas plus d’ailleurs que les autres membres de ta communauté. La plaine, ses mouvements sociaux, les droits humains… Tout cela semblait si lointain. Cependant, ton attachement profond à l’idée de justice et ton sens de l’humanité (« nous sommes des [êtres] humains ; vous êtes des [êtres] humains ») t’ont portée. Plus que tout aussi, tu voulais assurer à tes enfants une vie meilleure : « Même si je [devais] y laisser ma vie, plus tard, la vie de mes enfants devait être bonne. Voilà d’où venait mon courage. » Aujourd’hui, tandis qu’une mobilisation s’organise dans vos rangs pour vous rendre dans la plaine et réclamer une mise en actes des promesses administratives et matérielles énoncées lors du verdict et réitérées par le collector lors de son passage au puits – accès à davantage de produits subsidiés, construction de toilettes, mise en place effective du programme des cent jours de travail assuré par an36 –, ce n’est plus toi qui te déplaces. Tu sembles avoir progressivement passé la main, et ce sont désormais tes enfants ou tes beaux-enfants qui se mobilisent. Dignes héritiers de ton engagement, je retrouve chez eux une conviction profonde du bien fondé de leurs actions. Contrairement à toi, ils sont beaucoup plus volubiles, concernant le présent comme le passé, et davantage politisés. La colonie dalit, loin de n’être qu’un espace de discorde, est aussi le lieu où la résistance prend forme, et où les membres de la communauté s’enhardissent (Gorringe 2016 : 7) !
52Ce portrait constitué de différents fragments de ce passé dont tu peines à parler, je le dépeins à ton attention, Jothi, et à celle de tous ceux qui ne te connaitront jamais, Jothi amma. Cette lettre, puisque c’était ton rêve, il aurait fallu que ce soit l’un de tes enfants qui te l’écrive ; faute de mieux, c’est moi qui la rédige, avec un immense respect. Nos trajectoires de vie sont si différentes, mais te rencontrer m’a inspirée, impressionnée : ta force de caractère, ton sens du collectif, la détermination avec laquelle tu accomplis ce que tu juges être une nécessité, le tout sans attendre l’approbation de qui que ce soit. Cette lettre que tu ne pourras lire seule, je te l’adresse ainsi qu’aux autres Jothi, à Sumitai et à toutes ces femmes qui, comme beaucoup d’autres mais pas tout à fait comme tout le monde, mènent un combat quotidien.
53Même si je crains que la crise sanitaire ne mette de longs moins à se résorber, je te dis malgré tout à très vite ! Lorsque je reviendrai en Inde, pourquoi pas nous retrouver dans la plaine comme on l’avait un jour imaginé ? Cela serait l’occasion pour moi de vous préparer un bon repas ! Et pourquoi pas… de reparler de cette lettre ?!
54Je pense bien à toi, à vous, et vous serre fort dans mes bras.
55Très affectueusement,
56Alexandra
57Je remercie chaleureusement les personnes qui ont relu et commenté ce texte et tout particulièrement celui qui m’a encouragée à pousser l’exercice de la forme épistolaire jusqu’au bout.