« Mémoire du grand vizir au sultan Mahmûd II » Archives ottomanes de la Présidence de la République, Istanbul, c. 1242 de l’Hégire
Ô Luia
Mon seigneur et maître de bienfaisance, majestueux généreux révéré miséricordieux padichah,
Votre esclave El-hâdj Mustafa Pacha, gouverneur militaire du détroit de la mer Blanche*b, fait savoir dans une missive reçue hier qu’un navire à deux mâts construit sur l’île de Skopelos* a été inspecté au passage du détroit en direction de la mer Noire. Il bat pavillon russe, les passagers sont des mécréants roum*, et les documents de bord, appelés rôle* et passeport, portent le cachet du consul de France à Salonique ; or lorsqu’ils ont été présentés au consul de France aux Détroits, celui-ci a fait savoir qu’il s’agissait de faux. Votre esclave signale qu’il a par conséquent fait monter à bord un garde armé et envoyé le navire en question au Seuil de la félicité* pour que l’enquête requise y soit menée à bien. Il a également expédié les papiers susmentionnés.
Tandis que cette missive était présentée, on apprenait que le navire susdit était parvenu aux abords du Dépôt plombé*. Sur ces entrefaites, l’interprète de Russie Frankînî se présente à la capitainerie et déclare :
« Voilà donc comment le gouverneur militaire du détroit aurait traité ce navire russe. Le capitaine est venu s’en plaindre auprès de l’ambassade de Russie, et Monsieur l’ambassadeur m’a par conséquent dépêché pour avérer cette affaire.
— À la bonne heure ! Le rapport du gouverneur militaire susmentionné vient justement d’arriver, il relate tout cela, et les faux papiers que lui a remis le capitaine sont également joints : tiens, lis donc, et sache à quoi t’en tenir. »
Et ce disant, pour le faire taire, on lui présente le tout ; la traduction en est confiée à l’interprète du Conseil* votre esclave. Il est écrit que soi-disant ce navire construit sur l’île de Skopelos aurait été acquis par un Russe pour être envoyé à Odessa, et la signature est celle de Kostatîno, représentant consulaire de France sur l’île en question. Considérant la tournure de l’affaire, le susdit interprète [du Conseil] déclare :
« Cela veut dire que ce navire est aux bandits de l’île de Skopelos, aujourd’hui sur le point de se soulever. En outre, le consul de France dans les Détroits a informé le gouverneur militaire susmentionné que les papiers qualifiés de documents [de bord] sont des faux : absolument rien n’indique qu’il s’agisse d’un navire russe. Il faudrait donc qu’il soit remorqué jusqu’à l’Arsenal* impérial, ensuite on veillera à faire le nécessaire. »
Sur quoi le susdit interprète [de Russie] dit :
« Semblable litige ne saurait être tranché aussi péremptoirement. Pour l’heure, que le navire reste où il est, n’allez pas si vite le remorquer à l’Arsenal. Quel est cet individu qui, en tant que représentant consulaire de France, a délivré des certificats et apposé sa signature ? Que l’ambassadeur de France tire cela au clair !
— Ce bateau est une embarcation de bandits ; pour nous, cela ne fait aucun doute et rien ne fera obstacle à ce que la vérité soit faite. Cela dit, il n’est pas admissible qu’il reste au Dépôt plombé, où il se trouve actuellement, au milieu des navires francs : les Roum du navire pourraient s’égailler à bord de ceux-ci et cela ferait ensuite beaucoup causer.
— S’il doit en être ainsi, qu’il ne soit ni halé vers l’Arsenal ni laissé devant le Dépôt plombé, mais qu’au moins il soit remorqué en un lieu vacant situé entre les deux, et qu’il y reste. »
Et ainsi, afin qu’on ne puisse discourir davantage, on fait comme si on s’était mis d’accord. Le susdit interprète est rendu à ses devoirs et l’investigation suit son cours. Le capitaine du port, votre esclave, est convoqué. Lui et les agents préposés, vos esclaves, se trouvant présents auprès de votre humble serviteur, se voient informés de la situation : il leur est commandé de remorquer le navire en question du côté de la porte de l’Ouest et d’assigner à sa garde deux sergents à bord. Il leur est spécifié que ne doit y flotter aucun pavillon.
Sur ce, le soir vient. C’est donc le moment où le Secrétaire en chef*, votre esclave, s’en revient vers ses quartiers et passe en caïque devant le Dépôt plombé, où le hasard veut qu’il soit témoin de la scène suivante : à l’aide de barques et de caïques anti-incendie, des agents du port sont en train de haler vers l’amont le navire susdit ; celui-ci arbore le pavillon moscovite, et à bord des sergents du port assurent la conduite avec force vacarme. Par le passé, les Russes se sont énormément et sévèrement plaints de ce qu’on fît outrage à leur pavillon : aussi, soucieux que semblable chose ne se reproduise pas, le Secrétaire en chef fait-il au passage arrêter son caïque. Admonestant les sergents, il leur fait baisser le pavillon du navire et leur intime l’ordre de poursuivre sans tapage.
Le lendemain, les agents du port sont convoqués, et réprimandés pour l’étourderie et la stupidité dont ils ont fait preuve dans cette affaire. Pour qu’en tout état de cause le clabaudage n’ait pas lieu d’être, instruction est donnée d’expédier leur fâcheux pavillon à la chancellerie de Russie, en faisant comme si son honneur était sauf.
Quant aux faux papiers précédemment mentionnés, l’affaire est abordée avec l’interprète de France, auquel sont soumises les questions devant être examinées et éclaircies. Son Excellence [l’ambassadeur de France] a-t-il sur l’île susdite un représentant consulaire ? Qui est-ce ? L’empreinte de son sceau officiel devrait, le cas échéant, avoir été déposée en la chancellerie de France pour recoupement : concorde-t-elle ou non avec les sceaux apposés à ces papiers ? Le susdit interprète de France livre alors une déclaration de son ambassadeur : il n’y a personne qui soit chargé de la représentation consulaire de France sur l’île susdite, l’individu concerné est un inconnu ; et c’est d’ailleurs ce que lui-même a répondu à l’ambassadeur de Russie qui l’interrogeait à ce propos.
Puis, hier, le susdit interprète de Russie vient. Il exhibe le document de la lettre d’instructions écrite à son intention par son ambassadeur. Il déclare que ce dernier s’est dit immensément peiné par l’outrage ainsi infligé au pavillon de Russie. Tant que le navire n’aura pas été ramené à son précédent stationnement, que le pavillon de Russie n’y flottera pas comme auparavant, et que des excuses n’auront pas été présentées, il s’interdit de prendre part aux cérémonies protocolaires du Conseil impérial*.
Cela suscite réflexion. Il est d’exécrables individus qui, de longue date, refusent la réglementation portuaire et œuvrent à son abolition. De ce côté-ci on a tenu bon ; cependant, tout porte à penser que les fauteurs de troubles sont prompts à profiter de la moindre circonstance difficile pour trépigner et ainsi parvenir à leurs fins, non sans incriminer et vilipender des agents officiels. Aussi est-il délibéré que les services de capitainerie devront, dans la mesure du possible, tenir leur position et ne pas ouvrir la voie à de tels débordements.
La réponse donnée est alors la suivante :
« Primo, il est manifeste que ce navire appartient aux rebelles de l’île de Skopelos. L’ambassadeur de France s’est lui aussi clairement prononcé dans sa déclaration de disculpation. D’où vient donc que les Russes y trouvent à redire ?
« Secundo et nonobstant cet état de fait, nous n’avons pas sur-le-champ ordonné le remorquage vers l’Arsenal : nous en avons discuté avec toi l’autre jour, et nous sommes contentés de l’accord consenti, à savoir, que le navire serait halé jusqu’à son emplacement actuel, et qu’il y resterait d’ici aux conclusions des investigations menées par les deux parties.
« Tertio, l’État sublime n’a bien évidemment que respect pour le pavillon de Russie. On entend par là, cependant, le pavillon que hissent les véritables sujets et navires russes. Aucune reconnaissance de la dignité de pavillon de l’État de Russie n’est due aux faux pavillons que rebelles, bandits et consorts font confectionner de leur propre initiative, moyennant cinq ou dix aunes de toile rouge et bleue récupérées au marché. Un concours de circonstances m’a conduit à immobiliser mon caïque particulier et à admonester des agents officiels, précisément afin qu’ils sachent le respect dû à la vue du pavillon. Lesdits agents ont certes fait preuve de quelques minutes d’étourderie et de négligence, mais ils ont reçu la réprimande et le châtiment qu’ils méritaient. Il est donc bien étrange que toi, au lieu de la gratitude qui serait de mise en pareil cas, tu viennes exiger des excuses. Quoi qu’il en soit, ce navire reste à son stationnement actuel : nous ferons le nécessaire plus tard, une fois nos investigations terminées. »
Telle est la déclaration adressée à Monsieur l’ambassadeur. Sur quoi, le susdit interprète [de Russie] déclare :
« L’ambassadeur est à Büyük Dere* et me l’a écrit avec la plus grande fermeté : il fait savoir qu’ainsi qu’il l’a dit, faute d’avoir obtenu des excuses, il ne se rendra pas aux cérémonies protocolaires du Conseil impérial.
— Rien là qui mérite des excuses. Mêler les cérémonies protocolaires du Conseil impérial à une si futile affaire, voilà qui ne sied guère au discernement de Monsieur l’ambassadeur.
— Si mineure que cette affaire puisse vous paraître, les questions de pavillon comptent beaucoup pour les Russes. Du temps où feu Djânib Efendi était Chef du protocole*, il fut bel et bien dépêché tout exprès à la résidence de l’ancien ambassadeur de Russie İstrog.onof, après que celui-ci s’était livré à force réclamations pour une semblable querelle de pavillon, et on dut se résoudre à lui présenter des excuses. Pour aujourd’hui, néanmoins, l’ambassadeur ne fera pas tant de façons, il demande juste que ce navire arbore à nouveau le pavillon de Russie et qu’il soit reconduit à son stationnement initial.
— S’agissant d’un véritable navire de Russie, il pourrait en être ainsi que tu dis ; mais étant entendu que ce bateau est une embarcation de rebelles, que peut bien signifier l’attitude de Monsieur l’ambassadeur : ne chercherait-il pas plutôt à nous faire injure ? La chose serait inadmissible. Quant à insister pour ne pas reconnaître le respect inébranlable dont nous avons témoigné, cela pourrait devenir blessant envers nous.
— Il n’y a rien que je puisse faire. Vous dites ceci, l’ambassadeur cela : lui semble bien en tout cas décidé à ne pas participer aux cérémonies protocolaires du Conseil avant d’avoir obtenu des excuses. Et comme le temps presse, je vous laisse désormais aviser.
— À nos yeux, il n’y a rien là qui mérite d’être discuté à ce point et nous ne considérerons pas ces vaines paroles comme un obstacle aux cérémonies protocolaires du Conseil impérial. Les intentions de Monsieur l’ambassadeur seraient-elles autres que nous n’en ferions pas plus grand cas. Fais-lui surtout bien savoir que tels sont mes propos, et reviens avec la réponse qu’il aura finalement donnée. »
Le susdit interprète porte alors ces nouvelles à Büyük Dere, d’où il est aussitôt chargé de revenir. Venu ce matin il fait savoir qu’il a transmis les déclarations de la veille à son ambassadeur. Celui-ci persiste à dire que soi-disant :
« On a dans cette affaire porté outrage au pavillon de Russie, ce qui me cause grande disgrâce parmi les Francs et les ambassadeurs. C’est à tel point que je ne saurais désormais avoir le front de me présenter au Conseil impérial. Il faut qu’enfin ce navire revienne devant le Dépôt plombé, qu’on y hisse le pavillon de Russie, et que j’obtienne des excuses. Ensuite nous tirerons au clair entre nous la véritable situation du bateau. S’il s’avère qu’il est la propriété de sujets rebelles, alors j’interviendrai pour lui faire de nouveau baisser pavillon, et il sera conduit à l’Arsenal impérial. »
Aussi l’interprète remet-il une copie de la lettre d’instructions écrite à son intention à ce sujet. Il s’est dit d’autres choses encore, mais cela répète les précédentes réponses reçues. À présent le susdit interprète se trouve en la Sublime Porte de Son Excellence, dans l’attente d’une réponse définitive.
Cette affaire a toutes les apparences de la plus grande futilité, et pourtant voilà à quel point de clabaudage nous a menés le comportement des préposés subalternes du port, conséquence de leur stupidité. Comme en outre cela s’est trouvé coïncider avec les cérémonies protocolaires du Conseil impérial de Son Excellence, l’ambassadeur susdit y a trouvé une occasion de s’arc-bouter. Aussi les agents préposés vos esclaves présents auprès de votre humble serviteur ont-ils soigneusement étudié la question : ils sont d’avis que s’il fallait opposer un nouveau refus au susdit, il ne viendrait sans doute pas au Conseil, ce qui ferait causer ; comme en outre ce sont les préposés subalternes du port qui ont été négligents, des concessions et compromis semblent devoir s’imposer. Quels que soient l’ordre et le décret de Son Excellence royale à la générosité coutumière, il sera séance tenante procédé en conséquence. La missive auparavant citée du gouverneur militaire du détroit [de la mer Blanche] votre esclave susmentionné, ainsi que la note adressée par lui à son intendant près la Porte, et les copies des lettres d’instructions écrites à l’intention de l’interprète susdit par son ambassadeur, ont été remises et soumises à la considération de Son Excellence royale prodigue en honneurs. Que tout cela soit appréhendé par le savoir suprême de Son Excellence, et dès lors l’ordre et le décret reviennent à mon seigneur et maître de bienfaisance, majestueux généreux révéré miséricordieux padichah, dont l’autorité procède.
Annotation horizontale au-dessus du texte, vraisemblablement de la main du sultan :
Mon vizir,
La teneur du présent rapport, de la missive du susmentionné gouverneur militaire du détroit [de la mer Blanche] ainsi que de son autre note, et des copies des lettres d’instructions adressées par le susdit ambassadeur à son interprète, a été portée à ma connaissance impériale. Comme cette affaire s’est trouvée survenir de façon concomitante avec la tenue des cérémonies protocolaires de notre Conseil impérial, l’ambassadeur susdit a saisi l’occasion, et voilà qu’il persévère dans ses demandes. Aussi, le temps file, un compromis semble devoir s’imposer. Reste que si l’on en croit la note du susmentionné gouverneur militaire, les passagers du navire sont pour la plupart des bandits roum. Pour qu’au moins ces maudits ne s’égaillent pas, poster un homme à bord ferait-il l’affaire ? De quelque manière que cela soit possible, il faut veiller à ce qu’ils soient sous bonne garde. Tu dois pour ce faire en délibérer avec les autorités compétentes, et résoudre de prendre des mesures en conséquence.
a. Archives ottomanes de la Présidence de la République, Istanbul, HAT. 1163/46006, c. 1242 de l’Hégire (1826-1827), DOI : 10.25721/t9xe-3z76. Le texte en turc ottoman ne comprend ni signes de ponctuation, ni paragraphes. La traduction mobilise ces conventions typographiques par souci de lisibilité. Je remercie Elias Kolovos et Nicolas Vatin pour leurs indispensables conseils de lecture.
b. Les termes signalés par une astérisque font l’objet d’une entrée du glossaire ci-dessous en annexe.
1Que venons-nous de lire ? Un rapport présenté au sultan ottoman par son grand vizir. Le propos est fonctionnel : il n’est pas question de faire un récit plaisant, mais de fournir les éléments d’une appréciation politique de la situation. De quoi s’agit-il ? D’un litige relatif à la police des Détroits. Si l’affaire est politique, c’est notamment parce que tous les protagonistes ne sont pas sujets ottomans, mais relèvent de la juridiction d’autres États, France et Russie surtout. Les autorités d’Istanbul ne peuvent donc se contenter d’un rappel à l’ordre réaffirmant le contrôle du gouvernement souverain sur ses sujets : il leur faut négocier avec les représentants d’autres puissances. Si censure il devait y avoir, cette différence aurait son importance.
2Mais y a-t-il censure ? Si oui, force est d’en remarquer la discrétion extrême. Le fait est que le document ne laisse émerger que furtivement, par touches subreptices aisément négligeables, des opérations significatives de réduction au silence. On n’y consacre pas même une phrase, tout juste une incise. Ici : « Pour qu’en tout état de cause le clabaudage n’ait pas lieu d’être. » Et là : « Cette affaire a toutes les apparences de la plus grande futilité, et pourtant voici à quel point de clabaudage nous a menés le comportement des préposés subalternes du port, conséquence de leur stupidité. » Voilà, c’est dit : quelque chose est arrivé, qui « fait causer » (makâleyi mûcib). Bien qu’il soit pour le reste question de tout autre chose, ce souci principal définit l’horizon argumentatif : il faut prévenir le « clabaudage » (sızıldı), couper court aux racontars.
3Est-ce une « opinion publique » que l’on cherche à escamoter ainsi ? Héritières d’Emmanuel Kant, les sciences sociales ont coutume de réserver la notion au développement d’une Publizität par imprimés interposés (Landi 2010). Qu’en est-il dans l’Istanbul des années 1820 ? Il y circule nombre de publications en caractères arméniens, grecs, hébraïques ou latins. Une presse de langue française y est lue dès les dernières années du xviiie siècle. Parce qu’elle concerne le monde des sujets ou protégés des États européens à Istanbul (ceux que les Ottomans appellent les « Francs »), elle est susceptible d’avoir amplifié l’affaire qui nous occupe (Groc & Çağlar 1985). La diffusion d’imprimés en caractères arabes n’en est en revanche qu’à ses débuts, quoiqu’une première imprimerie ait été active dans la capitale ottomane au cours des années 1720-1740 (Sabev 2018). Pour les historiens actuels de l’empire ottoman, la naissance d’une opinion publique n’advient qu’à partir du second xixe siècle (Kırlı 2004 ; Şiviloğlu 2018).
4Si nous hésitons à parler d’opinion publique, une chose est certaine : les auteurs du présentrapport s’y refusent. Est ici à l’œuvre une sémiotique du racontar comme forme inconsistante et donc proprement insignifiante de discours public. Ce schème innerve les correspondances des administrateurs ottomans de l’époque (Aymes 2007). Plagiant pour ainsi dire par anticipation l’argument du sociologue Robert Nisbet (1975 : 168), il dénie toute pertinence à l’« opinion populaire », celle de la masse informe et inorganisée. Et si donc la présente affaire « fait causer », les propos qu’elle suscite ne sauraient être accrédités : ce ne sont que vaines paroles et commérages. Conséquence : aucun d’entre eux ne sera directement cité ici – dans un document qui, pourtant, cite beaucoup. Hors de question de rapporter ce qui doit rester inaudible.
5Faire taire suppose ainsi, en première instance, la provocation d’un faire-causer. Mais cela implique aussi la proximité d’un faire-voir. À peine engagé, le litige dont nous lisons le récit est émaillé de pièces matérielles, dont l’exhibition vise à réduire l’autre au silence : soit qu’elle lui impose de prendre le temps de l’examen critique, soit qu’elle l’oblige à faire cesser tout bonnement la querelle. Ainsi des « documents de bord » du navire contrôlé lors de son passage des Dardanelles : leur « présentation » (irâ’e) déclenche, après que le consul de France aux Détroits les a déclarés contrefaits, le placement du navire sous escorte. Une fois ces pièces parvenues à Istanbul, c’est encore en les exhibant que les autorités ottomanes espèrent, semble-t-il, imposer le silence à l’accusateur : « Pour le faire taire, on lui présente le tout. »
- 1 Voir, par exemple, Archives ottomanes de la Présidence de la République, Istanbul, HAT. 1234/48022 (...)
6La démarche, telle que la relate le rapport, suppose que le document a une valeur probatoire incontestable. Elle mise donc sur l’évidence d’une lecture immédiate : comme si le jugement sur pièces suffisait à dissiper tout doute, à éteindre toute contestation, à dispenser de toute critique – ce que résume la sentence comminatoire « tiens, lis donc, et sache à quoi t’en tenir ». Semblable injonction réitère, quoique sur un autre ton, un topos de la phraséologie officielle ottomane : à cette époque, lorsqu’un rapport comme celui qui nous occupe était soumis au Palais, les secrétaires du sultan faisaient volontiers savoir en réponse que son contenu avait été « embrassé du coin de l’œil éclatant de majesté de Son Excellence impériale1 ». Autrement dit, il suffisait au sultan de voir pour savoir : l’entrée dans son champ visuel valait compréhension des tenants et aboutissants d’une affaire, dût-elle être rapportée sur plusieurs pages.
7De cette lecture-limite, niant toute médiateté à l’acte de lire, le « sceau officiel » est un autre symbole. Chaque fois qu’un tel sceau était gravé pour les besoins de fonctions données, les chancelleries d’Istanbul en conservaient l’empreinte. D’où la demande ici adressée au représentant de l’ambassade de France : la comparaison entre empreintes doit pouvoir suffire à confirmer ou à infirmer la valeur d’une signature. L’enjeu ici n’est pas de lire, au sens où cela impliquerait de restituer mot par mot un nom, une titulature : pas davantage que d’autres écrits, le sceau ne se laisse déchiffrer aisément. Sans même lire, cependant, un œil exercé saura identifier à vue, reconnaître au premier regard. Cette simple procédure de « recoupement » (tatbîk) permet de s’assurer, avant lecture, de l’authenticité de ce qu’on lit. En amont du « tiens, lis donc, et sache à quoi t’en tenir » siège ainsi un « vois donc », manière de fonder un jugement d’autorité sans avoir à emprunter les détours de l’argumentation.
8On voit ici cette politique du recoupement à l’œuvre. S’agissant d’interlocuteurs de bonne volonté, elle suffit visiblement à faire taire la contradiction : sollicitée pour authentifier les sceaux du prétendu consul de France à Skopelos, l’ambassade française s’empresse de confirmer leur invalidité, en reconnaissant sans ambages qu’« il n’y a personne qui soit chargé de la représentation consulaire de France dans l’île susdite ». Si les uns se disculpent, néanmoins, d’autres chicanent. C’est tout l’intérêt du présent document que de nous en restituer le détail. La contestation porte sur un autre symbole exhibé – le pavillon – qui, non moins que le sceau et ses empreintes, se prête au recoupement. Pour preuve, l’insistance des autorités ottomanes sur « le respect dû à la vue du pavillon ». Emblèmes irréfutables, le pavillon comme le sceau sont ce dont la seule vue devrait suffire à couper court à la discussion.
9La symbolique débattue dans le rapport est donc l’instrument d’une politique du faire-voir-pour-faire-taire, évinçant les discours au profit de devises. Mais de cette politique précisément, la parade crépusculaire organisée par les agents du port propose un complet renversement. L’apparence ne vaut plus reconnaissance : elle devient le moyen d’une mise en scène carnavalesque, qui tourne en dérision l’autorité du pavillon. Le faire-voir n’assure plus le respect d’un silence déférent : outrancier, il encourage au vacarme et au tumulte. Ce sont là certes les agissements d’agents subalternes, toujours réputés aussi stupides qu’étourdis. Mais lisons bien : tandis qu’ils désavouent ces comportements insultants et réaffirment le respect de « l’État sublime » envers le pavillon de Russie, les hauts dignitaires ne réitèrent-ils pas le sarcasme de leurs subordonnés ? Ainsi dans ces propos attribués au Secrétaire en chef du grand vizir et adressés à l’ambassadeur russe :
« Aucune reconnaissance de la dignité de pavillon de l’État de Russie n’est due aux faux pavillons que rebelles, bandits et consorts font confectionner de leur propre initiative, moyennant cinq ou dix aunes de toile rouge et bleue récupérées au marché. »
10On ne sait plus en somme ce qui rend ce pavillon si « fâcheux » : est-ce le traitement malencontreux que lui ont réservé quelques impudents sur le port ? ou bien l’irrespect plus grand encore de l’équipage dont le navire bat pavillon de contrefaçon ? En tout état de cause, le symbole n’est plus tenu dans l’évidence de sa reconnaissance instantanée, il est rendu à la contingence de son processus de « confection ». L’apparente simplicité du recoupement révèle le conditionnement qui la rendait possible. Le faire-voir ne fait plus taire, il fait parler.
11En réalité, ce renversement instaure l’ambiguïté fondamentale de ce que nous lisons. Non content d’« exhiber » les instructions reçues de son supérieur, le commis dépêché à la Sublime Porte par l’ambassade de Russie en donne aussi lecture à ses interlocuteurs. La raison en est technique plutôt que politique : c’est qu’il doit en proposer une traduction. Déjà, précédemment, le rapport a condensé en une séquence frappante cette même nécessité : « pour le faire taire, on lui présente le tout ; la traduction en est confiée à l’interprète du Conseil votre esclave. » Aussi, toute la conversation qui s’ensuit reste une discussion d’interprètes. Pour que les pièces deviennent présentables, l’acte de traduction s’impose. Dès lors, la pacification par les devises documentaires fait long feu.
12L’exigence de recoupement ne tient pas. Elle ne peut, à elle seule, définir le format de l’interlocution, ni en contrôler le cours. Il se produit des accidents : comme lorsque, par hasard, le caïque du Secrétaire en chef du grand vizir vient croiser la route du navire au « pavillon moscovite » en cours de halage. Cette coïncidence trouve difficilement à s’insérer dans le reste du texte : on ne sait si elle fut heureuse ou malheureuse, ni en quoi elle altéra la suite non homogène des interventions que le rapport paraphrase et agglomère. Là où le recoupement ne peut trancher, on ne peut que conjecturer. Les protagonistes de l’affaire n’en font pas mystère, pas plus que le scribe qui relate leurs délibérations : même lorsqu’ils entendent tenir ferme leurs positions, ils s’obligent à envisager l’hypothèse du pire. « De ce côté-ci on a tenu bon ; cependant, tout porte à penser que les fauteurs de troubles sont prompts à profiter de la moindre circonstance difficile pour trépigner et ainsi parvenir à leurs fins » : cette conjecture échappe, relevons-le, aux ordres discursif et symbolique précédemment invoqués pour imposer le silence aux contestataires. On ne fera pas taire ceux qui trépignent, puisqu’ils ne parlent pas.
- 2 Sur la distinction entre « enchâssements » (embeddings) et « reprises » (replayings), voir Goffman (...)
13Renoncer au recoupement, s’en remettre à d’invérifiables conjectures, c’est aussi admettre l’omniprésence de la dissimulation. L’insincérité des documents contrefaits en est la modalité la plus patente : ainsi sur ces papiers « qualifiés de documents de bord », attestant que « soi-disant ce navire construit sur l’île de Skopelos aurait été acquis par un Russe pour être envoyé à Odessa ». On voit ici par quelles discrètes touches d’ironie le discours du rapport travaille à persuader son lecteur, c’est-à-dire aussi à réprimer ses doutes éventuels. Ailleurs, lorsque sont rapportés les propos de l’interprète de Russie citant lui-même ceux de l’ambassadeur, le procédé est appliqué avec plus d’art encore, puisqu’incorporé à une forme « enchâssée » de discours : « il déclare que ce dernier s’est dit immensément peiné par l’outrage ainsi infligé au pavillon de Russie. » Dans ces deux exemples, d’un simple mot – güyâ, que l’on peut traduire par « soi-disant » ou par « mettons, supposons » – l’auteur du rapport couvre le discours tenu d’un voile de simulacre2.
14Comment dès lors rendre impossible toute extension incontrôlée de la prise de parole ? Ultime tentative : « on fait comme si on s’était mis d’accord. » Littéralement, le texte dit : faire montre d’accordance, feindre le consentement (izhâr-ı müvâfakat). Ce sauvetage des apparences signe la fidélité des protagonistes à la symbolique du recoupement : juger à vue est le meilleur moyen de ne point « discourir davantage ». De même lorsque, plus tard, « instruction est donnée d’expédier leur fâcheux pavillon à la chancellerie de Russie, en faisant comme si son honneur était sauf ». Le recoupement était une heuristique ; il devient un art de la dissimulation.
15Miné par la présomption d’insincérité, le protocole qu’exigeait l’interlocution n’a plus cours. L’accord sur le discernement des parties s’amenuise. « Mêler les cérémonies protocolaires du Conseil impérial à une si futile affaire, voilà qui ne sied guère au discernement de Monsieur l’ambassadeur », constate le protagoniste ottoman. « Si mineure que cette affaire puisse vous paraître, les questions de pavillon comptent beaucoup pour les Russes », rétorque l’interprète de Russie. Le seul constat commun est désormais celui de l’impossible conciliation des jugements et des argumentations : « Vous dites ceci, l’ambassadeur cela. » On ne peut plus se taire, on ne se parle plus. Le document a cela d’exceptionnel qu’il retranscrit comme en temps réel le roulement d’une conversation que rien ne semble devoir arrêter, au point qu’on ne puisse pas toujours déterminer avec certitude qui s’y exprime. Lisons donc, et ne croyons pas savoir à quoi nous en tenir.
16Le travail sur archives ou sur le terrain partage une même exigence : celle de recouper ses sources. Sans recoupement, l’enquête est réputée manquer à sa condition première de véridiction. Cependant un tel acte est-il seulement possible, dès lors que nos sources (textes ou informateurs) composent avec une ou plusieurs censures ? Et comment prouver la censure elle-même ?
17Le monde ottoman dans lequel nous nous sommes trouvés transportés était traversé d’innombrables flux d’écrits. Les archives n’en ont capté qu’une partie, au fil de conservations et de classifications successives. Avant elles, les scribes qui consignèrent les documents furent eux aussi conditionnés par leurs fonctions officielles et par les arts de la prose qu’elles leur inculquaient3. Il nous faut en somme prendre au mot l’hypothèse d’une histoire pragmatique, pour qui les sources dont traite l’historien « sont moins des traces de pratiques sociales ou intellectuelles que des actions en tant que telles, dotées d’intentionnalité » (Cerutti & Grangaud 2016 : 160). Toute documentation résulte d’un processus effectuant des partages de savoir, de signification et d’autorité. Comment alors distinguer le conditionnement de la censure ?
18Aux archives ottomanes, nombreux sont les rapports conçus par paraphrase. Il est d’usage que celle-ci préserve, comme enchâssés, les mots voire les phrases des documents qu’elle condense. Ce recoupement-là est intentionnel, il résulte du conditionnement des écrits par l’organisation du pouvoir, testant sa capacité à se nourrir des langages de ses administrés tout en imposant ses vues. S’y surajoute, symétriquement, le recoupement auquel s’en prend la censure : lui est inopiné, il signale le débordement de la version officielle par des voix conflictuelles ou contradictoires.
- 4 Pour paraphraser Olivier de Sardan 1995 : 106.La parenté de l’exigence philologique avec le « pact (...)
19Le recoupement donc sert l’exercice du pouvoir autant qu’il le dessert. Pour prendre acte de cette duplicité, nous avons dû conclure une convention de lecture. Elle stipule que même s’il n’y a qu’un document à lire, nous pouvons chercher à y entendre plusieurs voix non coïncidentes. L’architecture de l’enquête, l’accumulation des preuves s’organisent dès lors en une succession de « plans-séquences » : ils sont une manière de souligner que la lecture doit retenir toute notre attention, mais aussi que plusieurs lectures successives s’ajoutent et se recoupent sans s’épuiser. Ce mode opératoire – que l’on peut qualifier de philologique – est voué, en même temps qu’à contrer les conditionnements et censures de nos sources, à entretenir le caractère problématique de leur critique. Aux termes de cette convention, le document doit pouvoir être lu et relu, afin qu’en deçà de son usage comme support de véridiction, chacun y décèle des censures à l’œuvre4. C’est pourquoi il était essentiel d’en proposer le verbatim.
20Cette lecture itérative permet de marquer l’hétérogénéité des faire-taire à l’œuvre : contrôle de la rumeur, imposition de l’évidence, simulacre d’entente. Elle exige aussi de situer ces censures au plus près d’autres conditionnements : celui du faire-voir, par l’accumulation d’indices matériels et de conventions sémiotiques, et celui du faire-parler, puisqu’on ne saurait réduire au silence quiconque ne s’exprime pas. Le faire-taire est un trop-plein, une multiplication de variations. Si aucune de ses modalités ne coïncide nécessairement avec la censure à proprement parler, toutes rendent sensible l’exercice de dépistage qu’elle exige.
21Arsenal impérial (tersâne-i ‘âmire) : situé à Galata, sur la rive de la Corne d’Or, en amont du Dépôt plombé. Le « remorquage » du navire d’un lieu vers un autre permet – ainsi que le document l’indique explicitement – de le soustraire au mouillage des navires marchands et à la fréquentation de leurs équipages, pour être placé sous contrôle militaire ottoman.
22Büyük Dere : bourgade située au nord d’Istanbul, sur la rive européenne du Bosphore. À l’époque ottomane, les ambassadeurs séjournaient souvent dans des résidences à l’écart de la ville historique.
23Chef du protocole (çavuşbaşı) : officier assurant, entre autres charges, l’accueil des dignitaires étrangers au Palais.
24Conseil impérial (divân-ı hümâyûn) : ensemble de dignitaires réunis au palais du sultan pour délibérer des affaires importantes du gouvernement.
25Dépôt plombé (kurşunlı mahzen) : ancien fort byzantin au toit revêtu de plomb, situé dans l’actuel quartier de Karaköy, à l’entrée de la Corne d’Or. Magasin des douanes maritimes de Galata aux xviie et xviiie siècles, le Dépôt devient, au début du xixe siècle, le siège de l’administration sanitaire du port et sert aussi d’établissement de quarantaine (Erkal 2011).
26Interprète du Conseil (dîvân tercümânı) : titre porté par des employés du gouvernement ottoman, aussi appelés « drogmans du divan » car ils siègent auprès du Conseil impérial. Ils assurent la traduction des documents reçus ou expédiés, mais aussi, pour certains d’entre eux, un rôle proprement diplomatique d’intermédiaire entre les ambassadeurs résidant à Istanbul et le divan, ou de mission dans les pays étrangers (Veinstein 2001 : §3).
27Mer Blanche (bahr-ı sefîd) : nom que les Ottomans donnent à la Méditerranée ; le « détroit de la mer Blanche » désigne donc les Dardanelles.
28Rôle (rola) : contrat d’engagement maritime conclu entre le capitaine d’un navire et ses marins. Le terme ottoman dérive de l’italien ruolo (di equipaggio) (Kahane, Kahane & Tietze 1958 : 377).
29Roum (rûm) : sujets hellénophones du sultan, majoritairement de religion orthodoxe. Considérés comme les héritiers de Rome via Byzance, ils sont les « Romains » de l’empire ottoman.
30Secrétaire en chef (re’îs efendi, également re’îsü’l-küttâb) : dignitaire ottoman dépendant directement du grand vizir, chef de la chancellerie du Conseil impérial.
31Seuil de la félicité (dersa‘âdet) : l’expression renvoie au palais du sultan à Topkapı. Par synecdoque, elle désigne la ville historique d’Istanbul, entre la Corne d’Or et la mer de Marmara.
32Skopelos (İşkobelos) : île des Sporades septentrionales, important centre de construction navale de la région égéenne au xixe siècle (Tzaravas & Chrysoulis 2014). À l’issue du soulèvement des populations hellénophones du Péloponnèse contre le sultan ottoman en 1821 et de la guerre qui s’ensuit, l’État grec indépendant créé en 1830 inclut Skopelos et les îles voisines au sein de ses frontières maritimes.