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Tenir sa bouche

Un masque dans une culture du secret au Mali [muséo]
Jean-Paul Colleyn
p. 186-191

Résumés

Au Mali, le masque du N’tomo, emblème de la société d’initiation des jeunes garçons non encore circoncis, est en voie de disparition. Il s’agit d’un masque facial anthropomorphe, mais surmonté, d’une rangée de deux à onze cornes à la manière d’une fourche se présentant de face. La société initiatique du N’tomo imposait à ses membres des épreuves physiques et intellectuelles pour leur apprendre à contrôler leur parole et à garder les secrets. Dans cet essai, Jean-Paul Colleyn nous explique son rôle et les raisons pour lesquelles, sur le masque, la bouche est toujours très petite, discrète, à peine visible.

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Texte intégral

Fig. 1. N’tomo kun, Mali, région de Bamako, Samaniana, début du xxe siècle

Fig. 1. N’tomo kun, Mali, région de Bamako, Samaniana, début du xxe siècle

Masque bamana, musée du quai Branly – Jacques Chirac, inv. 71.1931.74.841

Musée du quai Brany – Jacques Chirac, Photo Claude Germain

  • 1 Il fut édité par Jean Jamin dans le volume Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, 1996, p. 1097.
  • 2 Bertrand Goy, Arts anciens du Mali, photographies de Hughes Dubois, Paris, Galerie Renaud Vanuxem, (...)

1Le masque commenté ici est connu sous le nom de N’tomo kun (tête du N’tomo), N’domo kun (tête du N’domo) ou sous d’autres appellations spécifiques à l’un ou l’autre des villages dans lesquels il peut être utilisé. Il s’agit d’un masque à la fois initiatique et récréatif, emblème de la société masculine des jeunes garçons avant la circoncision. Inventorié dans les collections du musée du quai Branly, il présente de nombreuses similitudes avec celui reproduit dans le Préambule à une histoire des arts plastiques en Afrique noire, texte rédigé par Michel Leiris vers la fin de l’année 19601, bien que l’un compte sept cornes et l’autre huit et que l’alignement des cauris du front diffère. Dans toute cette aire culturelle, les chiffres pairs renvoient à la féminité, les impairs à la masculinité. On note deux faits remarquables touchant à la structure de ces objets. Tout d’abord, une stylisation du front bombé, sous la forme d’un mini-crâne prolongé par un long nez filiforme, se retrouve sur de nombreux masques bamana : Korè kun, Kono kun, N’tomo kun. La photographie d’un autre masque présentant le même trait morphologique, mais de facture fort différente, a été publiée dans le livre-catalogue édité par la galerie Renaud Vanuxem2 ; on retrouve cette caractéristique sur un masque à treize cornes dans le catalogue Kaos : Parcours des mondes 2007 et sur un autre, à onze cornes cette fois, dans le catalogue de Sotheby’s 2006. Ensuite, sur les masques du N’tomo, la bouche est toujours très petite, discrète, à peine visible de face ; nous allons voir pourquoi.

  • 3 Paris, Présence africaine, 1977.

2Ce masque était répandu dans toute la vallée du Niger, non seulement au Mali, mais aussi dans la partie nord-est de la Guinée, au nord de la Côte d’Ivoire, au Sénégal oriental, partout où des lignages mandé avaient étendu leur influence. Le terme « mandé » désigne un sous-groupe linguistique important d’Afrique de l’Ouest. Il couvre un grand nombre de peuples ouest-africains qui parlent des langues apparentées : les Malinké, les Bambara (ou Bamana), les Soninké, les Jula et beaucoup d’autres répartis sur dix États (Mali, Guinée, Guinée-Bissau, Sénégal, Gambie, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Liberia, ainsi que de petites minorités en Sierra Leone et au Ghana). Le Mandé est aussi un lieu situé dans la haute vallée du Niger et considéré comme le foyer culturel à partir duquel tous ces peuples se seraient répandus. Ce type de masques n’est donc pas à proprement parler « bambara » car on le trouve aussi chez des Marka (d’origine soninké), des Malinké, des Sénoufo et des Minianka. Dans de nombreux villages, l’association du N’tomo (N’tomo-ton) menait à celle du Korè, l’association des hommes adultes, qui prolongeait ses enseignements ; dans d’autres, le N’tomo existe sans que l’on connaisse le Korè. Cette association se maintient encore, de manière résiduelle, dans certains villages, mais les sociétés initiatiques ont connu un déclin assez rapide à partir des années 1960, sous l’influence de l’islam, de la lutte contre « l’obscurantisme » menée par le premier gouvernement du Mali indépendant et de la scolarisation sur le modèle français. Le roman de l’écrivain malien Seydou Badian Noces sacrées  a pour protagoniste essentiel un masque du N’tomo, dont le rapt provoque le drame3.

3L’association du N’tomo avait son chef, le N’tomo-tigi, assisté de deux adjoints ou témoins (sèrèw). Lors de son admission, chaque garçon était apparié avec une ngolo-muso, une « petite amie ». Celle-ci lui rendait des services et lui faisait de petits cadeaux, le garçon la protégeait et ils se livraient à des flirts plus ou moins innocents. Les initiés du N’tomo formaient une équipe et allaient cultiver les champs de leurs aînés en échange d’un peu d’argent et d’autres dons. Après les récoltes, ils donnaient une fête au cours de laquelle ils offraient aux villageois des noix de cola, de la crème de mil et de la bière. Avant la circoncision, les enfants vivaient sans contraintes, même s’ils étaient astreints à travailler et à s’éduquer. Le N’tomo était une cèkodaminè, une « chose du début de la condition d’homme ». Le but de la circoncision et de l’excision était de confirmer garçons et filles dans leurs sexes respectifs (en procédant à l’ablation de ce qui appartiendrait à l’autre sexe). Ensuite, l’androgynie perdue ne se reconquérait que par le mariage.

4En tant qu’association masculine, le N’tomo inculquait spécifiquement la maîtrise de la parole : s’éduquer, c’est « s’alourdir la bouche » (k’i da giriya), sens que revêtaient les multiples épreuves, notamment les flagellations rituelles commençant dans l’enfance au sein du N’tomo et se prolongeant dans le Korè. Lors de la fête du N’tomo, les garçons se livraient à ces flagellations sur le mode du duel. Ils se répartissaient par paires, ôtaient leur chemise qu’ils nouaient autour de leur taille, puis l’un levait les bras et mettait les mains derrière la tête, tandis que l’autre le fouettait à l’aide d’une tige souple. Quand il s’arrêtait, l’autre lui « remboursait » le même nombre de coups. Les chants du N’tomo (et de toutes les sociétés initiatiques) disaient : « Tenez bien vos bouches, tenez bien vos bouches ! C’est la bouche qui est l’ennemi de l’homme ! »

  • 4 Dominique Zahan, La dialectique du verbe chez les Bambara, Paris & La Haye, Mouton, 1963.
  • 5 Id., Sociétés d’initiation bambara, Paris & La Haye, Mouton, 1960, p. 9-20.
  • 6 Microcassette 85, no 2, 1985.

5Ce contrôle de la parole était étroitement lié au caractère secret des enseignements dispensés dans toutes les associations masculines, à commencer par le N’tomo. Dans les premières pages de son livre consacré aux sociétés d’initiation bambara et devenu un classique4, Dominique Zahan mentionne certains adages bien connus qui insistent sur la nécessité de protéger le savoir ésotérique des sociétés d’initiation : « Le point de prise de l’homme est la parole de sa bouche » ; « la parole comme la queue marche dans le sillage de son propriétaire » ; « posséder la parole de quelqu’un, c’est posséder sa personne elle-même » ; « origine du pouvoir que nous détenons les uns sur les autres, la parole devient ainsi la force et la faiblesse de l’homme » ; « la parole, kuma, est l’instrument par lequel un homme risque de devenir la propriété d’un autre homme » ; « la bouche est une grande ennemie de l’homme parce qu’elle découvre la personne et la met à nu5 ». Oywale, un chef du culte de Nya, ne dit pas autre chose : « La bouche, c’est le malheur6 » (nyu nyi kara). Si tu racontes tes secrets, tu donnes des armes aux autres.

6Dominique Zahan assimile les cornes du masque du N’tomo aux épis du mil pénicillaire. Appelé, par opposition au sorgho, « petit mil », il s’agit de la céréale la plus cultivée de la zone soudanaise occidentale. Elle est nourricière, sous forme de to, le plat paysan par excellence, et de dolo, la bière de mil qui demeure populaire malgré les interdictions de l’islam. Les premiers ethnologues s’étaient donné pour tâche de déceler les lois qui gouvernent les sociétés traditionnelles et ils se sont donc comportés en véritables législateurs. Aussi le cursus éducatif de l’homme bambara tel qu’il est exposé par Zahan doit-il plus à la philosophie grecque, à la Bible et au ministère français de l’Éducation nationale qu’à la réalité culturelle telle qu’on peut l’appréhender sur le terrain. L’enseignement progressif à travers six sociétés d’initiation se succédant de manière ordonnée – N’tomo (N’domo), Komo, Nama, Kono, Tyiwara et Korè – n’a jamais revêtu cette forme de cursus linéaire qu’il décrit. La progression à partir de la connaissance de soi (N’domo ou N’tomo) vers la connaissance elle-même (Komo), le savoir-faire social (Nama) et la métaphysique (Kono) relève ainsi plutôt de la spéculation intellectuelle. Les sociétés d’initiation se présentaient dans le désordre selon les territoires et il régnait entre elles un esprit de sévère concurrence. Les qualités – favoriser la fertilité, la fécondité, la santé, le travail agricole et le mariage, et dispenser un savoir secret, protéger contre les ennemis – attachées spécifiquement à une société d’initiation particulière se retrouvent en fait dans toutes les autres. Dominique Zahan décrète à tort qu’à chaque société d’initiation (Korè, Komo, Nama, Tyiwara) correspond une faculté sensorielle : ces correspondances ne sont pas exclusives et varient selon les lieux. Seule l’étape du N’tomo est correctement décrite car c’est en effet lors de cette phase préliminaire que l’enfant prend conscience de lui-même et se transforme en adulte capable de respecter sa parole. Avant d’être initié au N’tomo, l’enfant peut impunément parler à tort et à travers : il n’a pas encore appris que les mots peuvent tuer et qu’engager sa parole c’est mettre sa vie en jeu. C’est le N’tomo – un être griffu et cornu qu’il est interdit de définir – qui est chargé de surveiller le contrôle du verbe par les jeunes initiés.

7Hormis ce principe général, les différentes familles de N’tomo présentent des caractéristiques particulières qui défient tout effort de généralisation. C’est le principal reproche que l’on peut adresser à Germaine Dieterlen et Dominique Zahan, qui ont adopté une posture de législateur en cherchant, par une généralisation hâtive, à trouver des lois qui seraient propres à chaque ethnie. Le mot piège par excellence de la littérature africaniste est celui de « tradition ». Il est, en fait, presque impossible de définir une « tradition » tant le monde mandé a connu de péripéties historiques, de retournements de situations, d’emprunts et de greffes. L’invocation de la tradition – le fameux chemin des ancêtres – est toujours un acte politique aussi bien de la part des locaux que de celle des observateurs extérieurs : un acte politique lié à une conjoncture particulière et qui doit donc s’étudier en « situation ». De quoi compliquer la tâche des rédacteurs de cartels d’expositions.

Remerciements

8Je remercie l’Institut des mondes africains (IMAF) et ses tutelles (EHESS, IRD, CNRS, Université Paris I, EPHE, AMU).

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Notes

1 Il fut édité par Jean Jamin dans le volume Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, 1996, p. 1097.

2 Bertrand Goy, Arts anciens du Mali, photographies de Hughes Dubois, Paris, Galerie Renaud Vanuxem, 2007.

3 Paris, Présence africaine, 1977.

4 Dominique Zahan, La dialectique du verbe chez les Bambara, Paris & La Haye, Mouton, 1963.

5 Id., Sociétés d’initiation bambara, Paris & La Haye, Mouton, 1960, p. 9-20.

6 Microcassette 85, no 2, 1985.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. N’tomo kun, Mali, région de Bamako, Samaniana, début du xxe siècle
Légende Masque bamana, musée du quai Branly – Jacques Chirac, inv. 71.1931.74.841
Crédits Musée du quai Brany – Jacques Chirac, Photo Claude Germain
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/19206/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 835k
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Paul Colleyn, « Tenir sa bouche »Terrain, 72 | -1, 186-191.

Référence électronique

Jean-Paul Colleyn, « Tenir sa bouche »Terrain [En ligne], 72 | 2019, mis en ligne le 21 novembre 2019, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/19206 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.19206

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Auteur

Jean-Paul Colleyn

École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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