1L’expression les « évènements de Medjugorje » désigne selon le locuteur et le contexte d’énonciation des arrangements différents. Quand cette expression est employée dans la presse, elle se rapporte au fait général qu’en juin 1981, selon le récit initial des intéressés, la Vierge apparut à un, puis à six enfants d’un village yougoslave, Bijakovici, dans la commune de Medjugorje (aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine et plus précisément en Herzégovine occidentale, à l’ouest de Mostar) et continue toujours (en octobre 2001) d’apparaître à deux d’entre eux, aujourd’hui des adultes mariés avec enfants 1. Cette apparition, signalent les voyants, est quotidienne et les accompagne quand ils se déplacent, y compris à l’étranger (aux Etats-Unis par exemple). Outre des messages quotidiens personnels et des dialogues privés, la Vierge leur délivre chaque mois, à date fixe, un « message » qu’elle désire les voir rendre public. Après que les voyants ont répété de leur bouche ce qui leur a été dit, une chaîne de traducteurs se met en place dans les bureaux franciscains et dans ceux d’un groupe du Renouveau charismatique installé à Medjugorje, la Communauté des béatitudes, et les messages sont diffusés par courrier électronique – et papier – dans le monde entier vers les réseaux concernés. Les quatre autres voyants, parce qu’ils ont maintenant reçu de la Vierge « les dix secrets », ne la voient et ne l’entendent plus désormais qu’une fois par an, soit à leur date anniversaire respective, soit lors d’une fête mémorable du calendrier liturgique. Ce jour-là, la Vierge leur recommande à nouveau quelque chose que les jeunes gens s’attachent, là aussi, à faire diffuser (Claverie 1990 ; 1991).
2Toujours quand elle est utilisée dans la presse, l’expression les « événements de Medjugorje » se rapporte aussi au fait qu’un pèlerinage international s’est développé sur ce site désormais fréquenté chaque année par des centaines de milliers de personnes, des Américains notamment, mais aussi des Européens de l’Ouest et, depuis quelques années, des Européens de l’Est 2. Toutefois, dans son emploi par les pèlerins et par les franciscains – qui forment la communauté de prêtres et de religieux qui encadrent le site, assistés de sœurs franciscaines – d’une part, par le gouvernement communiste en place au moment du début des apparitions, d’autre part, le terme prend d’autres connotations. Pour l’anthropologue aussi : elle se doit de montrer à travers quels processus, quels dispositifs, cette désignation d’« événement », qui se réfère d’abord à une incertitude, à la prise en compte individuelle et collective d’une modification du cours ordinaire de choses bien localisées, permet, si l’occasion est saisie, que se mettent en place des réarrangements de faits, de discours, d’interprétations, et, surtout, l’émergence de nouveaux acteurs, porte-parole et objets, jusqu’ici non représentés.
3Il s’agit donc de montrer comment on a pu passer d’une affirmation improbable et singulière (la parole d’une jeune fille s’exclamant : « Regarde ! La Vierge ! ») à une telle mobilisation collective. De comprendre comment ce fut d’abord une « affaire ». Ce terme standard est ici employé comme catégorie analytique. Il renvoie à une innovation critique précise, entreprise par Voltaire et signalée par l’expression l’« affaire Calas » ou l’« affaire du chevalier de La Barre ». Ce modèle politico-judiciaire sera repris par Zola dans ce qui sera l’affaire Dreyfus et deviendra ensuite un outil critique (Claverie 1998). Il s’agit donc, dans ce sens, d’une forme politique possédant une structure : un accusateur désigne, sur une scène judiciaire, au nom d’un collectif (le peuple par exemple) un coupable, en mobilisant des raisons à caractère politique jusque-là valides et consensuelles ; la désignation de victimes collectives ; le coupable mis à mort ; puis le retournement de cette situation par un accusateur non professionnel (un écrivain, la presse) non plus dans une arène judiciaire mais sur la scène publique ; l’accusateur est alors révélé coupable comme le sont aussi les victimes de l’ancienne configuration. Les arguments et preuves de conviction font alors ressortir l’iniquité des fondements de justice de l’ancienne disposition et apparaître les groupes alliés qui permettent, par leur mobilisation, de la déceler et de la montrer, éclairant ainsi le collectif (le peuple, l’opinion, par exemple). Il s’avère donc que l’accusé précédent est innocent, qu’il est une victime. Chacun des rôles est alors inversé et les procédés sur lesquels reposait la démonstration précédente sont révélés comme étant mensongers : le mensonge est porté à la lumière. Sous des espèces atténuées, ce modèle couvrira aux xixe et xxe siècles (jusqu’à la mort de Sartre) l’essentiel du mouvement critique « de gauche » et s’exportera via la presse dans maints contextes nationaux. La crise de ce modèle critique, de moins en moins pertinent, ouvre une perplexité politique nouvelle.
4Les « événements de Medjugorje » se sont en partie constitués de ce modèle : un objet controversé et discuté dans une arène politique contradictoire large mais au sein de laquelle des revendications locales, jusque-là non exprimables, purent émerger, se transformer, atteindre un niveau de généralité. C’est cet accès à l’espace public, via des médiateurs qui surent lui donner forme, des médiateurs nouveaux sur la scène politique, capables de lire l’opportunité créée, qui dans la Yougoslavie communiste fit événement. Il y est aussi beaucoup question de victimes et de coupables voulant être inversés mais sans l’horizon de jugement ou de justice d’un Etat national consensuel quant à ses frontières et à ses ressortissants. Cet accès se fit jour à travers l’affrontement de figures contrastées et inversées d’accusations par des médiateurs adverses qui furent autant d’entrepreneurs politiques. L’objet controversé n’était pas en effet, pour la première fois depuis quarante ans, choisi par le Parti communiste, ni même convenu par lui. Il ne s’agissait pas, cette fois, de luttes entre factions présentant leurs accusations réciproques. Le bruit ne provenait pas non plus de lieux où les choses se passent, ni d’une ville, ni d’un comité, ni même de la rue (au Kosovo, cette année 1981 fut celle des premières manifestations albanaises). Il venait d’une zone silencieuse politiquement, économiquement. Il mettait en scène « un être fictionnel », brutalement surgi d’un autre âge, pour parodier les termes employés. L’incertitude sur l’objet (une Vierge qui apparaît ? Qu’est-ce que ça cache ? Qu’ont-ils encore inventé ? Que veulent-ils ?) permit alors, comme c’est toujours le cas, un éclatement du jeu rodé et érodé des arguments de saisie du cours politique ordinaire. Quelque chose de nouveau se présentait qui demandait à être vu, qui voulait appartenir aux arènes de représentation, qui voulait se faire une place. Mais de quoi s’agissait-il ?
5L’apparition d’une (sainte) Vierge, à elle seule, en effet, ne suffit pas. La plupart des apparitions mariales qui surgissent, ici et là, s’éteignent en quelques jours ou semaines. Elles ne « réussissent » pas, ne mobilisent pas, ne trouvent pas de porte-parole ni de contradicteurs assez « résistants » pour les faire subsister et agir. Il en fut ainsi d’une Vierge apparue sur un mur de New York en 1990, d’une autre apparue dans la campagne française en Auvergne à la jeune Blandine, il y a une dizaine d’années, et de maintes autres à travers le monde. Certaines connaissent un petit succès local et suscitent quelques dévots (Cœur de Marie au Venezuela, Kibeho au Rwanda) mais elles ne se développent pas.
6Rapidement donc, en Yougoslavie, dès l’été 1981, la presse locale, nationale et internationale parla des « Evénements de Medjugorje ». La presse catholique de Split et Zagreb aussi, comme Glas Koncila, organe de l’évêché 3, mais également les petits journaux franciscains paroissiaux (Nasa Ognjista, Glas Mira) des régions croates rurales. C’est qu’effectivement il se passait bien quelque chose. Mais sur ce qui se passait, sur ce qui apparaissait là, il n’y avait guère d’accord. Tout au contraire, il y avait des désaccords violents. La toute première chose, donc, que fit l’apparition consista à faire parler de ce qui devait être tu, de ce qui était secret, de ce qui jusque-là n’était pas dit : elle révéla de nouveaux porte-parole et fit alors émerger d’autres façons de raconter l’histoire.
7D’abord ce ne fut rien, l’insignifiance même. Il ne se passa rien que l’exclamation improbable d’une fille de 15 ans, Ivanka, dans un village croate pierreux, misérable, de l’Herzégovine socialiste, exclamation adressée à sa compagne de promenade : « Regarde ! La Vierge ! » Puis, cinq ans plus tard, et de plus en plus, malgré l’arrêt de la guerre 4 et après celle-ci, il y eut des visiteurs par centaines de milliers, des mouvements de pèlerins des villes vers un hameau, de l’Ouest vers l’Est, de l’Europe et des Etats-Unis vers la Yougoslavie, bref des mouvements migratoires à contresens. Il y eut des travailleurs d’Herzégovine immigrés en Allemagne revenant travailler au village, venant participer à l’opportunité offerte par ce retournement de situation. Il y eut ce village, Medjugorje, devenu une ville en dix ans, l’arrivée, donc, d’investisseurs. Il y eut l’incarcération du curé franciscain local comme première réponse du Parti communiste, puis les premiers accommodements, les opportunités politiques reconsidérées. De l’argent soudain, en très grande quantité, des devises. Bref une ouverture tissée par des mises en relation jusque-là impensables : des accords douaniers, des avions frétés, des transactions de la province franciscaine avec le Parti communiste fédéral et avec la milice locale, des hôtels construits, du matériel acheminé, des routes le permettant, des trafics, des mafias, des Mercedes, du travail, des accusations politiques, des milices, des conversions, des guérisons, des prières, des réseaux dévotionnels longs, des changements politiques et territoriaux. Et il y eut une guerre. Survenu après dix ans d’établissement de réseaux d’un pèlerinage devenu international, et alors que les apparitions se manifestaient toujours, un intérêt local et international dans le cours de cette guerre put se mettre en place, grâce à la mobilisation de ces réseaux en faveur de ce lieu et de ses habitants. Ressource qui modifiait considérablement la situation d’une région et d’une communauté pauvre, isolée, sans voix. D’où la possibilité, alors, pour cette communauté d’un accès au jeu des négociations dans la guerre qui ravagea la Bosnie-Herzégovine entre 1991 et 1995 et en modifia la carte territoriale et politique. C’est ce que parvint, ensuite, après avoir fait parler, fait voyager, à faire et à faire faire cette apparition : rien de moins qu’un contexte nouveau, qu’une recontextualisation de la situation. De la modalité de requalification de cette situation, par rapport à ce qu’elle était auparavant, et par rapport à qui en commandait alors la qualification, de cette situation politique et du choix opéré pour la transformer, nous parlerons plus loin, c’est le but de l’article, considérons simplement pour le moment qu’il y eut transformation et prise de parole.
8La question fut alors pour moi de comprendre, je le répète, comment l’on était passé de l’affirmation singulière d’Ivanka Ivankovic, fille de 15 ans d’une bourgade des Balkans (« Regarde ! La Vierge ! ») à une telle mobilisation collective. Cette mobilisation fut, et est toujours, le produit de deux mouvements de natures très différentes et dont la conjonction créa l’étincelle du succès : une mobilisation dévotionnelle internationale – qui ne sait rien et ne veut rien savoir de la Yougoslavie ni de l’Herzégovine, selon son principe mobilisateur qui vise tout autre chose –, ce qui comprend, d’une part, un engagement individuel et collectif spécifique des personnes, les politiques religieuses et l’inventivité de l’éventail catholique, ses buts spécifiques, et, d’autre part, un mouvement local, de la part des habitants, les Croates, sur place et alentour, qui voit là l’occasion de conjuguer, au moins momentanément, confiance religieuse restauratrice (après les expériences politiques personnelles et collectives locales du communisme), « libération » politique et, aussi, tentative nationaliste. En bref, comment l’on était passé d’une mobilisation locale à une mobilisation internationale, d’expertises locales à des expertises engageant des arguments externes. Autrement dit, je veux montrer comment la situation ouverte par la reconnaissance de l’apparition a pu permettre à une foule immense de pèlerins de toutes origines sociales, sexuelles et nationales de trouver ici un lieu « pour eux », parce que, précisément, c’est un « lieu déterritorialisé », un « site », et permettre aussi, en même temps, une recontextualisation de la position faite à l’Herzégovine ou, en tout cas, aux Croates d’Herzégovine, en la « reterritorialisant ». Il s’agit donc ici de mieux comprendre ce « lieu producteur d’événement », « lieu » nouveau et fréquent aujourd’hui, si l’on en croit l’actualité, qui voit coexister, se croiser et coopérer, à l’occasion, formes en réseaux et territorialité.
9L’exclamation d’Ivanka, ainsi que le doute de Mirjana, par quoi tout commença, fut précisément un commencement parce qu’elle fut d’emblée une relation d’adresse, une interaction et que cette interaction prit instantanément la forme d’une procédure de mise en doute. Quand, en effet, la jeune Ivanka s’était exclamée : « Regarde ! la Vierge ! » sa compagne du même âge, Mirjana, avait rétorqué aussitôt sans regarder ni voir : « La Vierge t’apparaîtrait ? » La réaction de Mirjana s’expliquait par un « bon sens ». Ce bon sens disait un jugement immédiat, une évaluation positive banale, s’appuyant sur une expérience avérée, face à la prétention d’un énoncé signalant l’irruption d’un être surnaturel dans le monde sensible. Mais il exprimait aussi autre chose, quelque chose de plus relatif : sa conscience du faible degré de plausibilité de la proposition en général, celle aussi du degré plus faible encore de sa possibilité d’occurrence « ici » et, plus encore, « ici, à toi Ivanka ». Cela est important pour comprendre l’embrayage de l’« affaire » : Mirjana limitait le caractère absolu du doute – quant à la possibilité d’une visite céleste – par un doute relatif (ou superposait les deux). Le doute concernait en fait la possibilité d’une apparition à une humaine connue de moi Mirjana, la possibilité d’une apparition « à toi Ivanka ». Ainsi, dans l’expression de Mirjana : « Comment ? La Vierge t’apparaîtrait ? », trois éléments se superposent, s’empilent mais visent des cibles différentes. En voici le développement :
-
Forme 1 : « Comment ? Toi, Ivanka, tu dis que la Vierge apparaît ? » (Tu mens ou tu te trompes ?) Ici, le doute porte non pas sur l’objet de l’énonciation, l’apparition (Mirjana ne dit pas simplement : « Je ne vois rien »), mais sur l’énonciateur de l’exclamation. La mise en doute est faite par celle qui a entendu l’exclamation, qui perçoit qu’elle lui est adressée non pas comme à un sujet singulier, mais comme à un récepteur-témoin, anonyme, faisant de lui un témoin de confirmation. Que donc l’exclamation ne lui est pas entièrement et personnellement adressée. Le rôle de témoin de confirmation est alors refusé. L’accusation portera donc sur l’erreur de perception d’Ivanka. L’exclamation d’Ivanka n’est pas reçue ni considérée par Mirjana comme une manifestation de surprise devant une initiative surnaturelle de la Vierge de se montrer à Ivanka, initiative que l’exclamation veut pourtant signifier.
-
Forme 2 : « La Vierge [si tant est qu’elle existe] apparaîtrait ? » Il s’agit ici d’une mise en cause qui s’étend sur un continuum allant de la réalité même de l’existence de la Vierge en général à la possibilité de sa capacité d’apparaître), en termes russelliens : assertion d’existence sur quelque chose qui n’existe pas. Ce continuum s’étend depuis un raisonnement qui dit « Ivanka se trompe, elle a vu autre chose », jusqu’à une notion plus générale : une dénonciation des dieux ou autres objets métaphysiques comme fabrication de moyens idéologico-politiques de domination.
-
Forme 3 : « La Vierge nous apparaîtrait à nous, ou à toi ? » (Problème de la prise en compte du caractère d’incommensurabilité de cette situation, tant statistique qu’ontologique.)
10Ivanka avait prononcé une expression identifiante, une expression référentielle : « la Vierge ». Elle signalait, ce faisant, une reconnaissance. Elle affirmait reconnaître la silhouette apparue et elle la nommait, s’attachant ainsi à la mise en place d’une reprise référentielle : celle d’un monde où les (saintes) Vierges apparaissent, où elles peuvent apparaître et réapparaître. La profération à haute voix de cette opération de reconnaissance, parce qu’elle fut faite devant quelqu’un, conduisit à une seconde opération : soumettre l’énoncé à une épreuve publique, c’est-à-dire sortir de l’espace intime ou, selon l’expression de Russell, sortir « du circonstanciel égocentrique » (Russell 1969). L’épreuve devait changer de format en rencontrant une série d’adversaires et d’alliés. En effet, le caractère d’étrangeté logique de la connexion interne des deux éléments de l’énoncé « Regarde ! la Vierge ! » obligea les protagonistes à entrer dans un régime de confrontations, d’explicitations, de preuves, de disputes. Signalons que quelques instants plus tard Mirjana « vit la Vierge » à son tour, de même que quatre autres enfants du même village. En tout, quatre filles de 15 et 16 ans, un garçon de 16 ans et un de 8 ans virent et reconnurent la Vierge. Ils seront désormais appelés « les voyants ».
11Accusations et mises en garde se mirent à pleuvoir de toutes parts sur les six jeunes gens. Elles n’eurent d’égal que les marques de dévotion débridée dont ils furent accablés quelquefois par les personnes mêmes qui les mettaient en doute. C’est que les révélations qu’ils avaient faites à leurs parents, en descendant de la colline le premier soir, s’étaient propagées rapidement dans le voisinage immédiat, dans le hameau entier et dans les villages environnants. Chaque soir se répétait leur course vers la Gospa 5, chaque soir, elle était là, chaque soir, des groupes plus nombreux de personnes les suivaient. Rapidement, il y eut foule sur la colline et accusation de trouble de l’ordre public. Ces accusations, ces mises en doute furent portées par des acteurs dont le poids et la position institutionnelle étaient très différents. C’est ainsi qu’il y eut d’abord les mises en doute formulées par le cercle rapproché des familiers de la sphère domestique et villageoise : les parents des jeunes gens, leurs parentèles, leurs voisins, leurs amis et cousins de même génération du village et des villages proches. Bref, les accusations venant du monde rapproché. Les parents, furieux, inquiets, d’abord ne crurent pas un mot de ces histoires. Ils accueillirent le récit des enfants en s’exclamant « Pourquoi à toi ? » avant même de leur dire : « Tu as rêvé, tu mens. » Il y eut ensuite les accusations de provenance plus lointaine : les interrogatoires et enquêtes de la milice et de l’administration du Parti. Leurs bureaux étaient situés à Citluk, la ville qui était en position d’immédiate supériorité hiérarchique sur Medjugorje dans l’organigramme administratif de la République socialiste de Bosnie-Herzégovine 6. A Bijakovici, bien sûr, il y avait (en 1981) des personnes affiliées au Parti et qui avaient un emploi dépendant de ses divers comités. Ainsi, par exemple, Mica Ivankovic, travailleuse sociale, liée au comité d’aide sociale de Citluk, est la cousine d’Ivanka, leurs pères sont frères, de même que Tomo, le président du syndicat, est son cousin. Le président du comité exécutif, Marinko, est le neveu de la mère d’Ivan, c’est-à-dire le cousin maternel de ce dernier.
12Parmi les interrogateurs les plus coriaces, il y eut les prêtres de la paroisse : des franciscains. Le vicaire d’abord, en l’absence du curé, puis celui-ci dès son retour. Cela dura des semaines à raison de plusieurs heures par jour. Pendant assez longtemps, milices et franciscains posèrent à peu près les mêmes questions, avec les mêmes outils critiques en tête (une psychologie et une sociologie critiques) : jeu ? invention ? manipulation ? Qui était derrière tout ça ? Enfin il y eut les interventions de la presse yougoslave, notamment de la presse communiste de Belgrade et de la presse catholique locale, la presse de Zagreb, de Split et Dubrovnik. Enfin, la presse internationale entra dans le jeu.
13Ainsi, pendant les premiers mois qui suivirent l’exclamation d’Ivanka, ces controverses, menées par des institutions de taille variable, donnèrent forme aux « événements de Medjugorje » : une forme critique. Je distinguerai donc, envers les voyants, deux formes d’intervention, l’une et l’autre critiques. L’une et l’autre sont à l’œuvre dans les conseils, les admonestations, les interrogatoires, les accusations ou les panégyriques de la famille, de la milice, des franciscains, de l’évêque, des médecins, de la presse locale ou internationale. C’est ce que j’appellerai les mises à l’épreuve de l’apparition. Il s’agit, dans la première configuration, des procédures de mise en doute effectuées avec des critères qui limitent l’objet de leurs investigations à l’affirmation des voyants selon laquelle ils ont vu la Vierge. Ce sont des critères internes. On y voit défiler les experts locaux qui essaient, avec les moyens qui leur paraissent appropriés, de soumettre à examen l’authenticité, ou non, du caractère visionnaire de l’expérience des enfants, comme aussi la nature de la vision, en leur faisant passer toutes sortes d’épreuves (interrogatoires, recoupements des descriptions, sel béni jeté sur la « forme », piqûres dans le dos des enfants pendant la vision, avec une aiguille, confrontations avec d’autres silhouettes s’étant manifestées localement « mauvais morts », interprétations de « signes », etc.). Nous n’en parlerons pas ici. Il suffit de savoir qu’après de nombreuses épreuves « la forme » fut identifiée comme la Gospa et qu’elle se fit dans les villages alentour de nombreux alliés, et aussi de nombreux ennemis.
14La deuxième forme d’intervention critique porte sur ce que j’appellerai l’« affaire Medjugorje », forme politique qui, comme la première, est une forme critique mais qui, contrairement à elle, déplace et débaptise l’objet du délit en allant chercher plus loin que dans la relation voyants-Vierge ou Vierge-voyants ses arguments, et rassemble des accusations plus étendues. Plutôt que « mensonge », son maître mot est « manipulation ». Elle tend à « défaire » l’apparition, à la dissoudre dans des causes lointaines, comme les « menées nationalistes », « le réveil oustachi », « la traditionnelle aliénation paysanne régionale au clergé », « la résistance aux Turcs », « la lutte anticommuniste », « la guerre des franciscains contre les séculiers », « la question d’Herzégovine », etc. Cette forme d’intervention fut menée par les mêmes protagonistes que dans le premier cas, à l’exception des parents. C’est cette forme critique que j’évoquerai ici.
15La Vierge qui apparut en Herzégovine en juin 1981 fut prise instantanément dans une accusation de crime. Cette accusation, exprimée au travers de caricatures de presse et d’articles de journaux, faisait équivaloir la Vierge à la milice oustachi 7. C’est ainsi qu’on pouvait voir dans le journal Zadrugar de Sarajevo une caricature représentant un milicien oustachi. Il avait un couteau entre les dents, un fusil-mitrailleur dans les mains et apparaissait dans un nimbe à des enfants au berceau. Un moine montrait le soldat-apparition et la légende notait : « Voici le vrai visage de la Vierge. » La mention « oustachi » renvoyait à cette milice fasciste qui, pendant la Seconde Guerre mondiale 8, dans l’Etat indépendant croate (NDH 9 en croate) installé par Hitler et Mussolini sur une étendue couvrant la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, avait perpétré sur tout ce territoire, entre le 10 avril 1941 et le printemps 1945, date de la chute du régime pronazi en Yougoslavie et de la victoire des partisans de Tito, des crimes de masse à l’égard des Serbes, des Tziganes et des Juifs. Le NDH comprenait lors de sa fondation 30 % de Serbes, 50 % de Croates et 20 % de Musulmans.
16Dès les semaines et les mois qui suivirent les premières apparitions, en effet, les accusations de complot clérical et nationaliste avaient fusé dans la presse yougoslave 10, plus spécifiquement le terme de « menées oustachi ». Très vite, on le voit, les « événements de Medjugorje » furent saisis par la presse et portés dans l’espace public, dans l’espace politique. Ainsi, le 4 juillet 1981, au cours d’un grand rassemblement populaire d’une organisation du Parti, un orateur officiel déclarait devant plus de 100 000 personnes : « Les cléricaux nationalistes ont inventé la Gospa pour effrayer les gens incultes et leur faire prendre des vessies pour des lanternes, en les mobilisant contre les intérêts de nos peuples et de nos nations 11. »
17On eut ainsi rapidement un format bien intégré : la désignation d’un complot, ou plutôt de la réédition d’un complot, de ses auteurs, de ses objectifs. Le 10 juillet 1981, Pavle Pavlovic, journaliste de l’hebdomadaire communiste Arena, vient à Medjugorje pour y faire un reportage et rencontrer le curé Jozo, les voyants et des « miraculés ». Dans son article publié le 22 juillet 1981, intitulé « Le miracle dans la rocaille », il écrivait : « […] Près du trou, nombre de jeunes en vêtements dernière mode. Sur les flancs de la colline, les voitures de Kotor, de Split, d’Osijek, de Subotica, de Makarska cherchent le chemin pour monter sur la colline. »
18Avec l’évocation du rassemblement en un même lieu de tous les habitants des régions croates, Pavlovic faisait lui aussi un travail de reprise référentielle : sous la forme d’une bénigne liste de noms de villes, il renvoyait à des faits et lieux saillants de l’histoire croate (Makarska est un sanctuaire marial), installant ainsi, pour les lecteurs communistes (ici en fait assimilés à « serbes »), la liste des lieux ennemis, ceux du champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Il installait sciemment une toile menaçante faisant référence à la nature criminelle des Croates, à leur désir de reprise des représailles. De plus, il montrait, ce qui était tacitement redouté par le régime comme possibilité d’union nationaliste, que gens des villes (« à la mode »), c’est-à-dire Croates de Croatie, et gens des champs (Croates d’Herzégovine) se retrouvaient en un même lieu, ce qui en disait long. Nombre d’articles firent suite à celui-ci entre juillet et septembre 1981. Un peu plus tard, le 2 octobre 1981, dans Vecernje Novosti, grand quotidien de Belgrade, parut un article de Milenko Vesnic intitulé « La mère de Dieu sur le lieu du crime ». L’article commençait ainsi : « Près de la fosse où reposent les 2 500 victimes innocentes tuées par les Oustachi, on a organisé les apparitions de la Vierge. A la consécration du village de Strazman (Croatie du Nord), le cardinal Seper est venu en personne dans l’intention de réhabiliter le cardinal Stepinac, qui a été jugé par la Cour suprême de Croatie, pour sa collaboration avec l’ennemi. Il faut absolument savoir faire la différence entre l’activité religieuse et l’activité subversive. Il faut combattre sur le terrain la renaissance du cléricalisme dans les communautés religieuses. C’est la décision qui a été prise à la dernière session du comité de l’Union socialiste des peuples de la Yougoslavie. On y a discuté du rôle du Parti socialiste vis-à-vis de la religion et de l’activité des communautés religieuses. A cette occasion, on a souligné qu’il fallait absolument identifier les phénomènes sociaux qui favorisent la manifestation du cléricalisme, et la manière dont la société peut s’opposer à leur action néfaste. »
19Cinq ans plus tard, le 24 septembre 1986, ce même Vecernje Novosti, journal de Belgrade, publiera la première version, semi-légale, du manifeste ultranationaliste des intellectuels serbes, le Memorandum de l’Académie serbe des sciences et des arts. Ce manifeste ouvrira les grandes campagnes ultranationalistes serbes à l’égard des Albanais du Kosovo, mais surtout lancera dans la sphère publique l’autorisation ouverte (et non plus tacite) d’emploi public du vocabulaire de désignation de l’ennemi en terme de « nations », réactivant le vocabulaire de la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie. Dès 1981, le journal abandonnait ainsi la tradition du lexique des accusations du répertoire communiste (« valet de l’impérialisme », « fractionnaire », « suppôt de tel ou tel », « mauvais communiste », « vipère lubrique », « traître », etc.) qui valait jusque-là pour désigner l’ennemi et annoncer la dernière (ou la prochaine) ligne de justification des purges pour s’orienter vers la désignation de nouveaux collectifs d’ennemis. Mais on voit bien ici, dans le cas de l’article précité, que ce vocabulaire était déjà employé et formait un fonds politique stable depuis toujours tenu en réserve. De longue date, les deux lexiques s’entrecroisaient à l’occasion : on y trouvait des traîtres, des complots, des ennemis de classe et des nations coupables.
20La presse catholique de l’évêché, quant à elle, ne s’avançait pas trop ; prudente, elle déclara qu’en tout cas il devait bien y avoir quelque chose puisqu’une foule aussi nombreuse se rendait à Medjugorje… Les journaux franciscains de paroisse s’engageaient beaucoup plus, parlant de « personnes miraculées », de « grâces reçues ». Mais, lorsque les accusations de revival oustachi se firent plus nombreuses dans la presse, l’évêque prit publiquement position et déclara fermement par cette voie que, s’il n’y avait peut-être pas là un cas d’intervention surnaturelle, il n’y avait pas complot nationaliste, sécessionniste, oustachi. Et d’ailleurs, à son avis, les enfants ne mentaient pas sciemment. Peut-être étaient-ils un peu « ruraux », un peu « imaginatifs »… Il décida d’enquêter et devint quelques mois plus tard un irréductible adversaire des apparitions. Il s’agissait, déclara-t-il dans de nombreux communiqués, d’un complot franciscain dirigé contre le clergé séculier à propos de territoires de paroisses 12.
21On eut donc, ici, contrairement à ce qu’avaient affirmé les experts locaux, une apparition transportant tout autre chose que des messages du ciel. Ici « ce qui apparaît » ce sont des « vessies » et « lanternes », « un peuple inculte », des « menées subversives et nationalistes », des « entreprises contre-révolutionnaires » et des « prêtres criminels ». Comme on le voit, les « événements de Medjugorje » sont partie intégrante des « événements yougoslaves » et de la partie mortelle qui s’y joue de très longue date.
22C’est qu’en effet l’Herzégovine occidentale, à l’ouest de Mostar, fut bien le cœur, avec la Lika, autre région à dominante croate, du recrutement des milices oustachi du NDH pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces recrutements étaient effectués sur une base locale, microlocale et familiale. Ils pouvaient ne concerner que quelques clans dans un hameau, puis se faire plus loin. Et il y a bien un charnier sur la commune de Medjugorje. Et dans le charnier il y a bien des Serbes. Jamais les Croates en général ni les Croates d’Herzégovine en particulier n’ont exprimé au sujet des massacres commis, massacres de grande ampleur assortis de camps de concentration, de conversions forcées, le moindre regret sur la scène publique. Jamais, non plus, le régime de Tito ne permit que soit ouverte une enquête, une procédure judiciaire concernant (entre autres crimes de masse) les 90 hommes croates assassinés par les partisans à Bijakovici, le village des voyants. Ni sur les massacres commis par les partisans en général. Il n’y a ici de part et d’autre que des victimes, pas de bourreaux. L’histoire est confinée dans les récits familiaux, récits de crimes perpétrés sur soi et les siens. Jamais non plus il ne fut clairement dit que la plupart des gens dans cette Herzégovine de la Seconde Guerre mondiale ne participaient en rien à ces milices, ni que les rangs des partisans comprirent rapidement aussi, à côté des Serbes, nombre de Croates et de Musulmans.
23Depuis les « événements » et tout ce qu’ils ont absorbé en eux, y compris une guerre dont je ne parlerai pas ici, on a vu apparaître beaucoup de choses nouvelles. Notamment, depuis peu, depuis la guerre de 1992-1995, une nouvelle station cultuelle au sein du complexe « Medjugorje » : un culte des martyrs. Il s’agit de la mise en martyr des Croates tués par les « Cetniks » serbes pendant la Seconde Guerre mondiale et de ceux qui furent tués lors des opérations d’épuration menées par les partisans en 1945 à l’égard des Croates suspectés d’avoir été oustachi. S’installe un dispositif politique et religieux de présentation de ces morts comme martyrs et porte-parole d’une tentative de reprise d’un récit s’opposant au récit historique jusque-là légitime. Tentative ouverte à la fois par la chute du régime communiste et par les revendications nationales et nationalistes de la guerre, par la présence de milices et d’entrepreneurs politiques nationalistes locaux, par la difficulté d’insérer les actions menées par les milices serbes (l’ennemi) dans cette guerre de 1992 sous l’affiche d’un mobile glorieux. Ainsi, les morts « de chez nous, d’ici », qui étaient réputés honteux, « traîtres », « ennemis du peuple et de la nation » par le régime précédent, sont désormais publiquement affichés, rendus visibles, honorés. Ce sont « nos morts, nos martyrs, des victimes ». Cela s’accomplit dans le cimetière local et est rendu politiquement possible par ce qui s’accomplit, dans le même temps, dans un lieu hautement symbolique : à Siroki-Brijeg, dans les murs de l’église du grand monastère-école franciscain. Ce monastère était réputé être un « nid d’Oustachi » et considéré ainsi par les partisans puis par les communistes, au pouvoir après la Seconde Guerre mondiale. Ils y conduisirent une opération de « nettoyage » et de représailles en brûlant vifs les moines qui l’occupaient. Le monastère de Siroki-Brijeg est aujourd’hui, depuis le début des apparitions et dans leur sillage, un lieu satellite du pèlerinage, un lieu source, un lieu culte du trajet pèlerin. Mais il est aussi, ce qui n’entre pas dans les préoccupations et les savoirs pèlerins, un lieu culte de l’histoire de la région et de l’historiographie franciscaine. Ce monastère – avec celui de Humac où s’organise, le jour de l’indépendance de la Croatie (nous sommes en Bosnie), un trajet Medjugorje-Humac et Humac-Medjugorje, mêlant Croates d’Herzégovine avec drapeaux et pèlerins internationaux – revendique aujourd’hui la place de fondement et de moteur de l’histoire régionale et de ses revendications, via des dispositifs d’héroïsation. Ainsi, après la guerre de 1992-1995, en 1996 et 1997, on pouvait voir devant le monastère de Siroki-Brijeg, dans la cour d’honneur, l’agglomérat de métal calciné, reliquat-relique de l’autel de la cathédrale de Mostar pilonnée par les Serbes, et, sur la montagne, en face, un immense damier croate blanc et rouge fait en blocs de pierres peintes. Il a aujourd’hui été enlevé. Les couloirs du monastère, quant à eux, où passent les pèlerins alors assignés à jouer un rôle de témoins captifs, montrent des cartes dessinées à la main, retraçant l’histoire des frontières locales, des firmans du sultan donnant autorité aux franciscains moyennant impôts, des photos de classe dont le maître franciscain, une chéchia turque sur la tête, se tient à côté des élèves paysans, année après année, tous de rares et maigres signes d’appartenance, figurant ensemble dans une piètre collection, exposant amoureusement les rares débris, supports de mémoire, échappés aux guerres incessantes et constamment dévastatrices. Ils figurent la lutte ancestrale contre les Turcs 13, puis contre le centralisme habsbourgeois et sa volonté de séculariser le clergé, contre le régime de Tito, enfin. Ainsi, « Medjugorje », dont le culte comme les voyants sont encadrés par le clergé franciscain à coloration charismatique de la paroisse et par ses réseaux dans le monde anglo-saxon, a donné l’occasion, occasion saisie, d’organiser le récit fondateur d’une possible identité nationale pour les Croates d’Herzégovine. Ce récit fait état d’un peuple opprimé, mais toujours soutenu par son seul clergé, les franciscains, comme ce fut le cas pendant les siècles d’esclavage turc, le reste des cadres politiques et religieux s’étant enfui, converti ou laissé corrompre, comme ce fut le cas, aussi, pendant les « années de fer » du communisme. On vit ainsi, pendant la guerre de 1992-1995, et lors des combats de frontières et d’épuration ethnique, la construction d’une identité nationale de l’Herzégovine occidentale croate – alors que des Musulmans en grand nombre, avec des villages majoritaires, et des Serbes vivaient dans la région, tentant de se séparer de la Bosnie (vue comme musulmane et communiste), soit pour se rattacher à la Croatie, qui, de son côté, ne voulut plus, une fois la paix faite et son besoin en milices éteint, s’embarrasser de cette région « archaïque », soit pour former son propre Etat national, l’« Herceg-Bosna ». Cela fut tenté pendant la guerre de 1992-1995. Il faut ici préciser que cette démarche n’est pas celle de tous les franciscains d’Herzégovine, ni du clergé séculier, ni des franciscains de Bosnie qui sont, eux, « panbosniaques », adeptes et promoteurs d’une Bosnie multiethnique.
24La situation des Croates d’Herzégovine est aujourd’hui tout autre : ils sont maintenant la minorité croate catholique de Bosnie-Herzégovine, partie de la Fédération croato-musulmane, ou, peut-être, une nouvelle Krajina : c’est-à-dire de nouveaux « confins militaires » dans lesquels on viendra recruter des milices quand nécessaire, et des mafias…
25Replaçons-nous maintenant dans le régime de dévotion et quittons, en partie, le régime local du politique. L’église franciscaine de Siroki-Brijeg fait depuis longtemps les délices des pèlerins, pour lesquels elle est, depuis le début des apparitions, une étape très appréciée. On l’atteint en car depuis Medjugorje, le monastère étant distant de 40 kilomètres. Si les pèlerins ignorent tout de l’histoire de ce monastère, ils savent qu’il recèle le prêtre le plus aimé, l’icône, le héros du complexe « Medjugorje » : le père Jozo. Il était le curé de la paroisse lors des premières apparitions et fut relégué ici, après être passé dans une autre église de relégation, Tihelina, elle aussi objet d’un culte, après une peine de dix-huit mois de prison. On dit beaucoup entre pèlerins que la Vierge est souvent venue l’y visiter. Les autorités communistes l’avaient arrêté le 17 août 1981 à Medjugorje dans son église, six semaines après le début des apparitions. Il fut jugé et incarcéré en compagnie d’un autre franciscain, mais la Vierge apparaissait toujours. Relâché au bout de dix-huit mois, avant la fin de sa peine, il lui fut interdit longtemps de retourner dans sa paroisse où, cependant, on le voyait beaucoup. Désormais, à Siroki-Brijeg, il donne des bénédictions spéciales et, à « Medjugorje », il prêche chaque jour dans l’église, malgré l’interdiction de séjour, prie « sur les malades », bénit les objets et organise, pour les pèlerins étrangers, des sessions spirituelles. Appartenant à une tendance du Renouveau charismatique et personnellement plein de charisme, il a mis en place des rituels de guérison. L’église, après son passage et ses impositions de mains, est jonchée de corps tombés au sol « dans le repos de l’esprit », corps de gens de l’Ouest venus se débarrasser des « corruptions du libéralisme, de l’argent, de l’égoïsme ». La « guérison du cœur » et la guérison politique étaient construites ensemble dans ses discours qui tentent d’élaborer une posture antilibérale et anticommuniste, fondée sur une eschatologie 14. Mais il y a désormais autre chose. Dans une chapelle latérale, que les pèlerins sont invités à voir, un dispositif nouveau est installé depuis la fin de la guerre en 1995 ; au centre d’un autel figurant une chapelle ardente est posé un tableau qui décline une liste de noms écrits à l’encre et à la main : le nom des prêtres tués ici, sur place, brûlés vifs ou jetés, à Mostar, dans la Neretva par les partisans de Tito. Des cierges votifs mis dans des coupelles rouges brûlent devant ce tableau de noms. Et, depuis peu, la photo de l’autre franciscain célèbre de Medjugorje, le père Slavko, mort le 24 novembre 2000 en gravissant la colline cultuelle de Krisevac à Medjugorje et objet, désormais, d’un culte d’intercession. Ce culte se partage entre sa tombe installée dans le cimetière de Medjugorje et son effigie placée, parmi les martyrs, dans la chapelle ardente de Siroki-Brijeg. Et c’est ainsi que lorsque le car de pèlerins arrive, que les personnes entrent dans l’église du monastère, le père Jozo, montrant la liste des noms, explique à ces Américains, à ces Français, à ces Italiens et Australiens : « Ce sont nos martyrs, tués par les communistes. » Et les pèlerins prient, que les exactions communistes « en général » n’étonnent guère : c’est un topoî ici, une généralisation consensuelle d’amalgames admis, comme les « prêtres sanguinaires oustachi 15 » le sont, en bloc, pour la propagande « d’en face ». Je ne symétrise pas ici les faits ou les camps mais le fonctionnement des propagandes et la mécanique de leurs appuis. Et c’est ainsi que les étrangers prient devant ceux qui, jusque-là cachés, honteux, mis à l’index par Tito, essaient de devenir des martyrs légitimes. Ils font alors partie du dispositif qui réactive ces morts, comme symbole d’autres morts connus des seuls Croates d’Herzégovine, saints et héros éponymes du nouvel Etat qui veut émerger. Mais l’émergence de ces martyrs provient d’un jugement qui, s’il prend bien ses racines dans la réalité (des prêtres franciscains ont réellement été collectivement assassinés et brûlés vifs dans ce lieu par les partisans de Tito), n’est là que pour désigner un ennemi bouc émissaire et engager un procès de victimisation généralisé : « Loin d’être des bourreaux, nous sommes des victimes. » Processus de justification qu’on voit se propager en Europe de l’Est, en Roumanie notamment. En ce sens, les « événements de Medjugorje », qui ne se réduisent pas, loin de là, à cela, sont exploités par des entrepreneurs nationalistes qui réactivent les morts sans sépulture et sans jugement et pourraient leur donner un sens sinistre. Déjà, chaque cimetière, dans la région, fait lui aussi ressortir de ses tombes des morts qui crient vengeance ; et l’on peut voir partout des plaques commémoratives à la mémoire des Oustachi, avec la mention « A ceux qui sont morts pour que vive l’Etat indépendant croate ». Dans le cimetière de Medjugorje, on trouve désormais de nombreuses tombes familiales recouvertes de marbre neuf ostentatoire et portant, accompagnée de la croix poignard, de la Vierge blanche et de la tresse croate, l’inscription : « Poginuo u Beogradu » (« Tué à Belgrade en 1945 »). Par exemple : « Djed Stjepan 1892-1945, Baba Iva 1894-1982, Ujak Jozo, 1924-1945 Poginuo Beogradu » (« grand-père Stjepan, grand-mère Iva, oncle maternel Jozo, tués à Belgrade »). Près de ces tombes se trouvent celles des deux garçons du village morts pendant la guerre, en 1992. Et les cimetières ici sont investis d’une force mnésique. Comme lieux clés de la revendication d’autochtonie, dans cette région depuis toujours bouleversée par de violentes ruptures identitaires, les cimetières déclarent mille et une choses : on y mène les enfants de l’école pour leur montrer « ce qu’ont fait les partisans aux gens de notre village ». Ils sont des lieux de culte, des messes y sont souvent célébrées par les franciscains. C’est là qu’est conduit tout rituel concernant la vie familiale et la célébration des fêtes des fondateurs de clans sur un modèle réinterprété des slava, rituels Serbes de commémoration, introduits dans cette région par les franciscains à des fins de conciliation entre ces deux groupes (Bax 1992).
26Sortir de cette confusion, qui prit racine dans d’épaisses strates de mensonges collectifs et institutionnels, sur fond d’archives, de bibliothèques et de cimetières rasés, est, sans doute, une tâche urgente. L’apparition de la Vierge près d’un charnier, qui n’est certes pas seulement attachée à la formation de revendications nationalistes, fut un événement parce qu’elle permit, entre beaucoup d’autres choses, de montrer que le régime de Tito, malgré ses dénégations, s’exprimait déjà en terme d’« ethnies » dès qu’il portait des accusations, mais que ces accusations n’étaient jamais relayées par des procédures judiciaires complètes, établissant de claires responsabilités ou, à défaut, un discours politique moins déconnecté des pratiques réelles de gestion politique. Cela était vrai aussi au point de vue économique. En effet, malgré les allégations officielles, une politique souterraine et constante des intérêts régionaux – chacun défendant les intérêts économiques de sa propre région et recrutant selon le critère de l’appartenance ethnique – fut toujours à l’œuvre dans la Yougoslavie de Tito (Burg 1990).
27Devant ce défaut de réalité, si une médiation n’intervient pas et ne trouve pas de prise pour une forme différente de mobilisation, le sentiment d’injustice se maintiendra, encadré par la seule mémoire familiale et microrégionale, monnayable par n’importe qui.
28Comme tout complexe cultuel, « Medjugorje » est un lieu qui concentre des activités, des dispositifs, des sites, des dispositions, des passions, des compromis, enchevêtrés et fort divers. Mais ici le site montre à un degré extrême tout ce qui, dans un passé proche et plus lointain, n’a pas été réglé ou régulé dans des arènes plus propices ou réputées plus spécialisées dans l’ordonnancement de la paix civile : une politique, des tribunaux. « Medjugorje », tout ensemble, donne la sensation d’une configuration essayant, difficilement, de contenir sa force d’implosion entre les mains d’entrepreneurs politiques et religieux, hors de tout contrôle institutionnel. Lorsque sa transformation commença, avec l’arrivée d’une apparition de la Vierge à des enfants en juin 1981, c’était un village de Bosnie-Herzégovine, Medjugorje sans guillemets, appréhendable par des caractéristiques alignées sur une géographie et une sociologie classiques : région du Karst, population rurale pauvre dont les hommes émigraient dès que possible en Allemagne fédérale. Situé quelque part en Bosnie-Herzégovine dans une économie de plan. Région affectée, comme le Kosovo et la Macédoine, en zone prioritaire du fait de son sous-développement chronique. Sur le plan de l’évaluation politique à l’intérieur du pays toutefois, sa réputation était moins transparente : cette région, l’Herzégovine occidentale, avait été, pendant la Seconde Guerre mondiale, un des lieux de recrutement des milices oustachi, des milices fascistes, au sein de l’Etat indépendant croate mis en place par Hitler et Mussolini. Pendant toute la période titiste, la région resta implicitement suspecte, mais le mot d’ordre du Parti, « Fraternité et unité », empêchait une expression ouverte de cette méfiance si ce n’est des dispositifs répressifs. Puis vinrent les pèlerins, des pèlerins de toutes nationalités avec leurs buts propres, individuels et collectifs. J’ai voulu brièvement ici faire état du déplacement, ce qu’on nomme « un événement », qui transforma Medjugorje en « Medjugorje », site qui aujourd’hui empile et déploie des intérêts de natures très diverses, dépassant de beaucoup ce que pouvait espérer le village précédent, sans lequel pourtant rien ne se serait passé.