1Quels effets, sur des spectateurs, des personnes mandatées par un État, se présentant comme démocratique, imputent-elles à des films pour justifier le fait qu’elles les suppriment ?
2Par supprimer, je désigne ici l’action, exécutée par des personnes appelées des suppresseurs, de faire disparaître, partiellement ou totalement, un film, et cela de deux manières (Esquerre 2019). Premièrement, un film peut être supprimé, partiellement ou totalement, après son examen par des suppresseurs. En cas de suppression partielle, le film est modifié et au moins deux œuvres existent : une œuvre première, à laquelle seuls les fabricants de l’œuvre et les suppresseurs ont eu accès, et une œuvre seconde, amputée. Une suppression peut être organisée à l’échelle d’une salle de cinéma, d’une ville ou d’un État. En Inde, observe Emmanuel Grimaud, un projectionniste peut supprimer des parties d’un film, procédant au montage en amputant la pellicule depuis la salle de projection, ou un producteur peut décider, ayant collecté des réactions de spectateurs une fois le film distribué, de couper des scènes que ces derniers ont peu appréciées (Grimaud 2004 : 462-463). Plusieurs versions d’un même film coexistent lorsque les pratiques de suppression diffèrent d’un endroit à un autre, et des versions de films peuvent être recomposées à partir d’éléments qui avaient été supprimés, lors de restaurations notamment, comme pour Metropolis de Fritz Lang (1927) : je parle dans ce cas d’adjonction. Deuxièmement, il est possible de supprimer un film en coupant, partiellement ou totalement, son accès à des spectateurs, que je qualifie de supprimables. Si une suppression à l’accès d’un film est levée, on adjoindra des spectateurs à ceux qui y avaient déjà accès.
3Les premiers spectateurs d’un film sont ceux qui l’ont fabriqué. Dans certains cas, les suppresseurs s’intercalent entre les fabricants et le reste des spectateurs et décident a priori d’une suppression du film ou de son accès à certaines catégories de spectateurs. Cette action peut être réalisée par des commissions. Mais lorsque l’accès à un film est limité par des suppresseurs – par exemple, des juges à la suite d’une plainte – à d’autres spectateurs après avoir été permis pendant une certaine période, la suppression intervient a posteriori. Que cette dernière soit a priori ou a posteriori, ceux qui la décident se déterminent par rapport à des effets qu’ils attribuent aux films sur des spectateurs autres qu’eux-mêmes.
4Le concept de suppression inclut, au moins, trois termes : la « censure », le « contrôle » et la « classification ». Le choix d’un tel mot, alors qu’en France la « censure » n’est plus institutionnellement revendiquée comme telle ni par l’État, ni par l’Église catholique depuis les années 1970, vise à repérer, le plus précisément possible, les actions à l’œuvre, tout en préservant la manière dont ceux qui les exécutent les désignent.
5Les chercheurs en sciences humaines et sociales appellent souvent « censure » une série d’actions que d’autres nomment, dans des circonstances différentes, « censure », « contrôle », « classification », « sélection » ou « choix », comme dans le cas de bibliothécaires sélectionnant des livres parce qu’ils ne peuvent tous les acquérir (Kuhlmann, Kuntzmann & Bellour 1989), ou dans celui de responsables de chaînes de télévision choisissant des programmes à destination de la jeunesse, en anticipant un contrôle après leur diffusion par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (Méon 2005). Une telle option pose le problème de la position du chercheur : pourquoi ce dernier s’autorise-t-il à nommer « censure » ce que des personnes appellent « classification », précisément pour l’opposer à la « censure » ? En outre, une même action relève, pour certains, de la « classification », tandis que d’autres la qualifient de « censure ». Dans les années 2010, en France, les membres de la Commission de classification, y compris les services qui s’en occupent, sont soucieux de se présenter et d’être reconnus comme classant les films sans exercer de « censure ». En revanche, des professionnels du cinéma extérieurs à la Commission, ou qui, alors qu’ils en sont membres, sont en désaccord avec certains de ses avis, peuvent les qualifier de « censure », y compris publiquement.
6La description des actions de suppression permet d’éviter le flou associé à une certaine idée de « censure », qui serait répandue partout, qu’elle soit imposée collectivement et de manière cachée dans des rapports de pouvoir – et qu’il faudrait traiter comme une « euphémisation » du discours (Bourdieu 1984 : 138) – ou qu’il s’agisse d’« effets de censure », qui existeraient dès lors que les œuvres ne pourraient pas « trouver les conditions d’une exposition ou d’une discussion publique illimitée » (Derrida 1990 : 348). Les « conditions » que Derrida évoque n’ont été et ne sont, en pratique, jamais réunies, ce qui a pour conséquence que ces « effets de censure » existeraient immanquablement. Une « censure » subsistant uniquement sous une forme d’accusation ne permet plus de caractériser la « censure » institutionnellement reconnue comme telle, par un État ou par une Église, car elle peut s’appliquer à tout acte expressif, l’accusation de « censure » pouvant se prolonger, en dernier ressort, jusqu’à une action intérieure inconsciente dans les rêves, comme le défend Freud (1899). Le concept de suppression permet donc d’éviter de s’enliser dans le débat sur la disparition ou la permanence de la « censure » – le terme n’étant plus utilisé par ceux accusés de la pratiquer – et de dissiper la brume entre la censure – concept employé par le chercheur – et la « censure » – terme employé par les personnes sur lesquelles porte l’enquête – qui coïncideraient parfois, mais pas toujours.
7Pour comprendre comment l’accès à un film peut être supprimé dans les années 2010, j’ai utilisé trois méthodes : le dépouillement d’archives administratives, la conduite d’une vingtaine d’entretiens et, élément le plus important de l’enquête, une observation ethnographique de vingt-quatre débats de la Commission de classification (en 2017 et 2018). Ceux-ci étant couverts par le secret, il n’en reste qu’un avis, elliptique, de quelques mots, sur le film. Il est donc impossible de savoir à partir des seules archives comment discutent les membres d’une commission pour supprimer l’accès à un film.
8Lorsqu’un film susceptible d’être interdit à une catégorie de mineurs ou d’être assorti d’un avertissement est examiné, avant sa sortie en salles, par la Commission de classification, sa projection est suivie d’un débat interprétatif, au cours duquel les commissaires recourent à divers procédés pour parvenir à une seule interprétation. En cas de désaccord, les commissaires votent pour aboutir à une proposition unique. Leur avis est, ensuite, transmis au ministre de la Culture et de la Communication qui délivre un visa d’exploitation, assorti généralement de la restriction ou de l’avertissement préconisés par la Commission.
9On ne peut parler, ici, ni d’une « évaluation », comme celles des catholiques membres du comité de rédaction des Fiches du cinéma se réunissant, depuis les années 1930, pour discuter de la « valeur morale » d’un film (Béguin 1995 : 122), ni d’un jugement : il s’agit d’un acte collectif d’interprétation, réalisé par une commission, suivi d’une décision d’un ministre du gouvernement. Les responsables du service des visas, au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), et les membres de la Commission veillent d’ailleurs scrupuleusement à ne pas exprimer de « jugement de valeur ». En témoigne cet extrait du dossier de Dracula 3D de Dario Argento (2012), examiné en novembre 2013 par la Commission de classification. Sur l’avis manuscrit du procès-verbal, deux termes ont été rayés, et un autre (« convenus ») a été ajouté pour les remplacer :
« Avis : “La reprise du thème de Dracula dans un film de genre aux effets grossiers et racoleurs [convenus] justifie, malgré les scènes de violence attendues compte tenu du sujet, une interdiction aux mineurs de moins de douze ans.” »
10Dans le dossier, un feuillet rendant compte d’un échange de mails entre un responsable du CNC et le président de la Commission de l’époque permet d’expliquer ce rayage. Le premier a, en effet, interrogé le second pour lui proposer de remplacer « grossiers et racoleurs » par « convenus » : « Ne craignez-vous pas – même si cela correspond très vraisemblablement à la réalité – que ces deux qualificatifs ne soient considérés comme des jugements de valeur sur le film […] ? » (Je souligne.) Chacun prend donc garde à ne pas émettre de jugement de valeur pour se tourner vers un spectateur projeté.
- 1 Archives de la Bibliothèque nationale de France, Département des Arts du spectacle, 4°-COL-80/28 ( (...)
11Dès la première circulaire, datée du 11 janvier 1909, adressée aux préfets afin d’interdire tout film représentant des exécutions capitales, et donnant aux maires le pouvoir de l’appliquer (Bancal 1934 : 71-72), la question des effets des images filmées se pose, pour l’État français, à propos de l’ensemble des spectateurs. À cette époque, il ne s’agit pas de viser une catégorie particulière de la population. Certes, en 1917, le sénateur Étienne Flandin, dans un rapport défendant la mise en place d’une « commission de contrôle » du cinématographe, souhaite « empêcher que le Cinéma mérite le triste reproche qu’on a formulé contre lui d’apporter une douloureuse contribution à l’accroissement de la criminalité juvénile » et demande à « en finir avec les exploits de bandits qui fascinent et pervertissent de jeunes imaginations1 ». Malgré cette inquiétude à l’égard de l’effet des films policiers sur les jeunes générations, la « censure » cinématographique, à ses débuts, est conçue comme étant à un seul degré : un film est autorisé ou interdit pour l’ensemble des spectateurs supprimables.
- 2 Archives nationales, F/21/8665.
12Après la Première Guerre mondiale, un décret du 25 juillet 1919 organise la suppression des films, en la confiant à partir du 1er janvier 1920 à l’administration des Beaux-Arts2. Selon ce décret, aucun film cinématographique, à l’exception de ceux reproduisant des faits ou des événements d’actualité, ne doit être représenté en public s’il n’a pas obtenu, avec son titre, le visa du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.
- 3 Archives nationales, F/21/8665, Rapport sur le fonctionnement du Service de contrôle des films cin (...)
13Il reste de la première année d’exercice du Service de contrôle des films cinématographiques un rapport rédigé par le « censeur-chef » Paul Ginisty3 précisant les effets des images dont il s’inquiétait : l’activité de cette commission serait une « œuvre d’assainissement », une « épuration des films », ayant dû faire face à une « collection de forfaits et d’horreurs ». Elle serait guidée par des principes orientés, d’une part, vers le maintien de la paix avec les autres États et, d’autre part, vers la préservation de l’ordre public :
« Éviter ce qui pourrait blesser une puissance étrangère ; ne pas laisser présenter des tableaux révolutionnaires, notamment en ce qui concerne le bolchévisme ; ne pas permettre que des scènes de grève, que des contrastes trop prononcés entre la richesse et la misère risquent de provoquer des mouvements dans les salles de cinéma ; ne pas tolérer les inconvenances […] ; essayer d’atténuer les scènes de violence et diminuer, au moins sur l’écran, le nombre des crimes. »
14La division du public entre adultes et enfants en France se met en place pendant la Seconde Guerre mondiale. En « zone libre », l’arrêté du 20 décembre 1941 puis le décret du 16 juillet 1942 introduisent une interdiction des films pour les moins de 18 ans. Or le droit allemand prévoit que l’interdiction concerne les moins de 16 ans. Afin de s’harmoniser avec lui, le régime de Vichy établit l’interdiction aux moins de 16 ans par l’arrêté du 23 septembre 1942 (Bertin-Maghit 1989). En France, la division du public des salles de cinéma entre adultes et enfants a été instaurée conjointement par les régimes de Vichy et nazi, et reprise après-guerre : le décret du 3 juillet 1945 conserve l’interdiction aux moins de 16 ans, puis le décret du 10 octobre 1959 l’élève aux moins de 18 ans. Loin d’être une initiative d’après-guerre, qui s’illustrerait notamment par la loi du 19 juillet 1949 instituant une Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse (Crépin & Groensteen 1999), la protection de la jeunesse en la matière a donc une origine vichyste souvent oubliée.
15La division des spectateurs en fonction de leur âge structure toujours, dans les années 2010, la suppression de l’accès aux films en France. Les spectateurs supprimables sont, en effet, segmentés en trois classes d’âge : moins de 18 ans, moins de 16 ans et moins de 12 ans. Les personnes responsables du tri dans l’accès aux films selon ces catégories d’âge – 27 membres de la Commission de classification et leurs suppléants (au total 81 personnes) – viennent d’horizons variés : l’État dans l’une de ses fonctions administratives (le « collège des administrations »), le secteur du cinéma (le « collège des professionnels »), une partie de la population française (le « collège du jeune public », individus âgés de 18 à 25 ans au moment de leur nomination) et diverses composantes d’organisations principalement spécialisées dans l’encadrement des mineurs (le « collège des experts »). La Commission est présidée par un membre du Conseil d’État et sa vice-présidence revient à un haut fonctionnaire désigné par le ministère de la Culture et de la Communication.
16Les commissaires, lorsqu’on les interroge, affirment, pour la plupart, ne pas recevoir d’instructions, ni justifier leur vote auprès de ceux qui les ont nommés ou qu’ils représentent. Ils peuvent néanmoins se fréquenter dans le cadre du travail, qu’il s’agisse des professionnels du cinéma ou de ceux de la protection de la jeunesse et quelques commissaires admettent qu’ils se coordonnent parfois en amont si un film risque d’être interdit à des catégories de spectateurs : soit des professionnels du cinéma, afin d’éviter une telle « classification », soit des membres du collège des experts ou des administrations, pour essayer de faire en sorte que cette « classification » soit votée.
17Du fait du nombre important de films à regarder et d’une organisation à deux niveaux (des « comités » qui opèrent un premier tri, une commission pour les cas litigieux), chaque suppresseur ne voit qu’un nombre limité d’entre eux. Entre 2010 et 2015, la Commission de classification a visionné entre 110 et 136 longs-métrages par an, tandis que les comités en ont vu entre 612 et 771. Parmi ces films, elle a considéré que l’accès aux seuls moins de 12 ans devait être supprimé pour 45 à 63 films par an et l’accès aux moins de 16 ans pour 5 à 16 films par an. Le nombre de films dont l’accès est supprimé pour les moins de 18 ans a été nul en 2012 et 2013, et il s’est élevé à quatre en 2015.
18Même si un suppresseur considère qu’il agit pour protéger l’enfant le plus « vulnérable », ou « normal », il prête des interprétations, dont il va faire dépendre sa demande de classification ou d’avertissement, à un spectateur qui est « largement un inconnu » (« Le jeune, on ne le connaît pas vraiment. ») Son problème est de regarder un film à la fois depuis sa place et depuis celle d’un autre, comme l’exprime un commissaire, membre du collège des experts : « Comment se mettre à la place, parce que c’est un peu ça, comment essayer de visualiser ou d’anticiper les émotions que pourrait ressentir quelqu’un qu’on n’est plus ? »
19Le recrutement des commissaires privilégie une activité liée à la jeunesse – éducateur, pédiatre, etc. –, soit dans leur parcours professionnel antérieur, soit dans leur pratique actuelle. Ceux qui ont exercé ou exercent ce type d’activités y puisent de quoi imaginer un spectateur âgé de moins de 18 ans. Des membres du collège des jeunes s’appuient sur leur expérience de garde d’enfants (« Est-ce que je laisserais voir ça aux petits que je garde, pourquoi ? »). Il y a, enfin, des commissaires qui se réfèrent aux enfants qu’ils connaissent, ceux de proches ou leurs propres enfants : « Je serais moi aussi sur moins de 12 avec avertissement. C’est vrai que je ne suis pas forcément un adepte de ce genre de film. C’est pile dans la tranche d’âge de mon fils, qui a 12 ans. C’est vraiment le genre de film qu’il a envie de voir », dit un commissaire lors d’un des débats.
20Cependant, pour les suppresseurs de films, se mettre à la place d’un jeune, c’est avant tout faire surgir cette période de sa vie de sa propre mémoire. L’enfant projeté est composé de souvenirs d’enfance, comme le raconte ce membre de la Commission :
« Avec l’école, nous allions voir des films, et la programmation n’était absolument pas adaptée à notre âge et, moi, il y a beaucoup de films qui m’ont choqué et qui m’ont vraiment fait faire des cauchemars quand j’étais plus jeune. C’est davantage ça que je prends comme référence maintenant : est-ce que, à huit ans, quand ce film-là me choquait, est-ce que ce film m’aurait choqué aussi ? »
- 4 Loi du 30 décembre 1975 portant loi de finances pour 1976.
- 5 Décret du 23 février 1990.
- 6 Décret du 12 juillet 2001. À celui-ci s’ajoute le décret du 8 février 2017.
21Depuis le milieu des années 1970, deux catégories d’images filmées sont particulièrement considérées comme « perturbatrices » pour les spectateurs supprimables : les images d’actes sexuels et les images d’actes violents, auxquelles se sont ajoutées officiellement, depuis 2009, les images portant atteinte à la « dignité humaine ». Ces catégories sont fixées juridiquement, dans des textes législatifs et réglementaires : création d’une liste des films pornographiques ou d’incitation à la violence4, instauration d’une Commission de classification à la place d’une Commission de contrôle5, mise en place de la possibilité d’une interdiction aux moins de 18 ans indépendamment de l’inscription sur la liste précitée6. Les films dans lesquels des actes sexuels sont mis en scène peuvent susciter des opinions très divergentes, observables aussi bien dans les avis écrits des comités que lors des débats de la Commission de classification, s’interrogeant principalement sur la nature du « plaisir » qui pourrait éventuellement en être tiré. Les images d’actes violents sont quant à elles interprétées afin de déterminer si leurs effets sont « perturbants », voire d’une force telle qu’ils inciteraient à commettre des actes violents. Comme l’explique un commissaire lors d’un débat sur un film qui montre des meurtres à caractère sexuel :
« J’ai essayé d’imaginer un enfant, un jeune enfant qui n’ait pas toute cette distanciation, toutes les clés pour comprendre ce film, et je crois qu’il peut être extrêmement perturbant pour un enfant de moins de 16 ans, en sachant, ce que je dis souvent, que vers 13, 14 ans, il y a une différence de développement extraordinairement étendue, donc un certain nombre d’enfants pourraient le voir sans dommage, mais je pense que beaucoup d’autres pourraient être extrêmement perturbés par ce film. C’est pour ça, je proposerais plutôt un moins de 16 ans. » (Je souligne.)
22Que les images soient celles d’actes sexuels ou violents, l’enjeu est de déterminer si leurs effets sont tels qu’elles « heurteraient la sensibilité », selon l’expression couramment utilisée, comme dans cet avertissement à Love de Gaspard Noé (2015) – « les très nombreuses scènes de sexe sont susceptibles de heurter la sensibilité du public » – ou dans cet avis rendu par la Commission à propos d’Annabelle de John R. Leonetti (2014) – « interdiction aux mineurs de moins de douze ans pour ce film d’horreur dont le climat et plusieurs scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité du public jeune ».
- 7 Tribunal administratif de Paris, no 1502353/9, Ordonnance du 3 mars 2015.
23Les images « sadomasochistes » sont considérées comme les plus susceptibles de troubler l’ordre social, car elles montrent qu’une jouissance sexuelle peut être tirée d’actes qualifiables, par certains, de violents, au sens où ils mettent en scène un rapport de domination. C’est pour empêcher que de tels actes « sadomasochistes » soient visibles par les plus jeunes qu’une association de défense de la jeunesse a demandé que le tribunal administratif interdise aux moins de 18 ans Cinquante nuances de Grey de Sam Taylor-Johnson (2015), distribué avec une interdiction aux moins de 12 ans. D’après le recours en suspension de cette association, « on sait que les jeunes adolescents (les plus vulnérables en tout cas) sont portés à reproduire dans leur vie ce qu’ils voient dans les films mis à leur portée, surtout si la présentation est positive ». Le recours conteste le consentement du personnage féminin, soumis au personnage masculin dominant (« Initiez-moi ! »), en le qualifiant de « langage de violeur » ; il énumère des actes présentant un « véritable danger pour les mineurs » : « un dépucelage brutal de la jeune fille, avec coups sur les fesses », « retournée comme une crêpe pour [être mise] à quatre pattes, sans qu’on sache du coup, à vrai dire [si le personnage masculin dominant], la sodomise ou la pénètre “vaginalement” », « “fesser” une femme, la fouetter, l’attacher pour la pénétrer, la réduire au silence pendant qu’elle fait l’objet de traitements humiliants ». Un juge du tribunal administratif de Paris a pourtant constaté, à propos de ce film, que la large diffusion d’images mettant en scène des pratiques sadomasochistes contractuellement consenties ne produit guère de ravages : alors que « le film Cinquante nuances de Grey dont la requérante entend obtenir la limitation d’accès aux plus de 18 ans et subsidiairement aux plus de 16 ans a réuni en deux semaines de projection en France une audience de près de 2, 5 millions de spectateurs sur 800 salles […] la requérante n’invoque aucune conséquence, autre qu’isolée, qu’aurait provoquée sur ce public la projection de ce qu’elle présente comme un dangereux manifeste sado-masochiste7 ».
24La durée du débat interprétatif qui suit la projection d’un film examiné par la Commission de classification peut varier de quelques minutes (avec deux prises de parole convergentes et une décision à l’unanimité) à environ une demi-heure, voire trois quarts d’heure. S’accorder sur les effets perturbants des images n’est pas toujours évident.
25Les suppresseurs peuvent hésiter entre plusieurs interprétations (« J’ai envie d’entendre tout le monde car je ne me suis pas encore fait ma propre opinion, entre moins de 12 avec avertissement et moins de 16 », déclare ainsi un commissaire, alors que sept autres se sont déjà exprimés au cours d’un débat). Un commissaire constate ainsi les différences d’interprétations alors que plusieurs autres ont déjà donné leur avis et que se pose notamment la question de savoir s’il faut centrer son attention sur une scène ou sur la totalité du film : « Cette question du sens du film, on est tous d’accord que c’est important, le sens du film. On voit bien que là, nous adultes, on n’a pas tous mis le même sens au film. » Comment, à partir d’une pluralité de points de vue sur les effets des images, des commissaires procèdent-ils pour converger vers une unique interprétation ? L’exercice est d’autant plus difficile que chaque suppresseur doit démêler l’effet que le film a exercé sur lui de celui qu’il projette sur un spectateur supprimable.
26Chaque suppresseur est donc invité à interpréter ou est placé, a minima, dans la position d’entendre des interprétations qui peuvent coexister ou s’exclure les unes les autres. Les membres de la Commission ne se réfèrent ni à des traditions culturelles, ni à un goût cosmopolite, ignorant la manière dont les films étudiés ont été supprimés dans d’autres États. Distinguons huit procédés interprétatifs, auxquels les suppresseurs de film ont eu recours lorsque j’ai observé leurs débats pendant les séances de la Commission de classification. Trois d’entre eux reposent sur la comparaison ; ils sont les plus importants à la fois parce qu’ils sont les plus fréquents et parce qu’ils sont utilisés, souvent, pour inaugurer le débat.
27Un suppresseur de film peut comparer les interprétations formulées par d’autres suppresseurs d’un même film dans le temps. De telles interprétations ont été émises peu de temps auparavant – quelques jours, voire une ou deux semaines –, car l’avis des commissaires du comité qui ont déjà visionné le film est joint à la convocation à la séance, puis rappelé, avant l’ouverture de tout débat en séance plénière de la Commission de classification. Cette manière de comparer est aussi à l’œuvre quand un film est réexaminé par la Commission, soit à quelques semaines d’intervalle, à la demande du ministre avant de délivrer un visa, soit à plusieurs années, voire plusieurs décennies d’écart quand un producteur ou distributeur souhaite, avant de ressortir un film, modifier sa « classification ». Le réexamen, dans les années 2010, d’un film doté d’un visa des années 1970, par exemple, fait ressortir la permanence de la suppression des films dans le temps – que masque la transformation de la « censure » et du « contrôle » en « classification ».
28Un film peut, ensuite, être associé par des suppresseurs à un genre, ce qui conduit à le comparer à d’autres films de ce genre. L’attribution d’un genre oriente une manière d’interpréter une œuvre et, fréquemment, lors d’un débat, il est évoqué dès les premières prises de parole, voire par le président de séance après qu’il a rappelé l’avis du comité. Un commissaire dit ainsi au début d’un débat :
« On a tendance à dire que c’est un film de guerre, et que la guerre c’est violent. Même si c’est pendant la guerre, ce n’est pas un film de guerre. C’est un film particulier, un film historique, mais ce n’est pas un film de guerre où on sait qu’il y a des gentils et des méchants. »
29Un film dont le genre est difficilement identifiable est plus compliqué à discuter. Ouvrant un débat, le président affirme ainsi considérer que le deuxième film regardé lors d’une séance appartient au même genre que le premier (« Je crois qu’on est un peu dans la même situation que tout à l’heure »), tandis que des commissaires contestent cette qualification (« Ah bah non ! Non ! Là, pour le coup, ce n’est pas une comédie familiale ! »).
30Mettre une étiquette de genre sur un film, c’est l’associer à une série d’effets probables et, implicitement, à un âge en dessous duquel son accès sera supprimé, ainsi qu’à une manière de voir attendue d’un spectateur supprimable : « Moi, je ne suis pas d’accord de dire que si on met moins de 16 ans, on sanctionne le film. Je suis un grand amateur de films d’horreur. Plus la classification est basse, moins j’ai envie d’aller voir le film. Plus la classification est haute, plus on a envie d’aller voir le film », note un commissaire durant un débat. Mais les frontières d’un genre étant toujours floues, la discussion portant sur un écart dans le film par rapport à ces frontières peut porter à controverse, les uns considérant que l’écart est trop grand pour que le film relève de ce genre – « On est globalement un peu au-dessus de ce qu’on peut voir habituellement dans les films d’épouvante, qu’on voit très souvent ici et qui sont estampillés moins de 12 ans assez facilement, parce qu’on a l’habitude, nous ! » –, les autres estimant au contraire qu’il n’existe pas ou peu d’écart, si bien que le film est un modèle du genre : « Moi, je pense que c’est un film assez classique dans le genre, et je pense qu’il n’est pas nécessaire de mettre un avertissement. Je suis pour un moins de 12 ans ordinaire. »
31Les suppresseurs peuvent, aussi, comparer les films entre eux au-delà de leur genre principal d’appartenance. Des commissaires ont recours à ce type d’approche lorsqu’ils estiment qu’un film correspond à un genre, sauf pour quelques scènes qui y dérogent (« Ça rappelle Massacre à la tronçonneuse, ça oscille entre [ce dernier film et] Cinquante nuances de gris [sic] », déclare un commissaire, discutant de scènes qui ne relèvent pas du genre du film d’horreur et les rapprochant de deux films relevant de genres différents). Parfois, ils comparent des films en rapprochant des manières de filmer des actes, notamment sexuels ou violents, et leurs effets sur le spectateur : « À ce moment-là, j’ai l’impression que dans un James Bond, moi je subis des agressions physiques beaucoup plus fortes que dans ce film-là », déclare un commissaire à propos d’un film ne relevant pas du film d’action. La comparaison peut, par ailleurs, dépasser les genres lorsqu’il s’agit d’évoquer des films présentés comme des références historiques, tels ceux de Pasolini lors d’un débat à propos d’un film en 2018 :
« Si ce film n’est pas interdit aux moins de 16 ans, je ne sais pas lequel peut l’être. C’est quand même le spectacle le plus malsain qu’il nous soit possible de regarder. Et encore une fois, on peut aimer le cinéma de Pasolini, il est même difficile de ne pas l’aimer, mais pour autant, tous les films de Pasolini ne doivent pas être montrés à des enfants, ou alors c’est des regards accompagnés, on leur explique. »
32En comparant des films, les suppresseurs attaquent, lors des débats, une idée qu’ils disent pourtant défendre lorsqu’ils sont questionnés avant ou après, selon laquelle les œuvres d’art seraient incomparables les unes aux autres, et sans commune mesure : « Chaque film est différent » revient souvent lors des entretiens ou lors des conversations. Certains commissaires affirment refuser de procéder à des comparaisons afin de recevoir l’œuvre en tant qu’événement inouï. Ils s’expriment comme s’il leur était possible de maîtriser leur mémoire ou comme s’ils étaient dotés d’une capacité à oublier complètement les films une fois vus. La comparaison des interprétations d’une même œuvre fait également apparaître le caractère arbitraire de celles-ci : certains commissaires, ayant vu davantage de films, sont dotés d’une plus grande capacité à comparer que d’autres. Toutefois, les commissaires peuvent considérer que ce problème du caractère arbitraire est surmonté par le nombre de personnes s’alignant sur une même interprétation. Enfin, la comparaison suppose que le spectateur est lui aussi capable de comparer les films, alors que, pour les commissaires, l’enfant ou l’adolescent ne l’est pas.
33C’est pourquoi, lorsqu’on interroge les suppresseurs siégeant ou ayant siégé à la Commission, ils affirment généralement, en parlant de leur pratique : « Les comparaisons sont interdites. » Mais entre ce qui est affirmé, dans la présentation de la pratique, et la pratique telle qu’elle peut être observée, il y a un écart qui conduit à repérer un déni de la comparaison, partagé par les commissaires quel que soit leur collège, ou qui est présenté comme l’expérience d’une contradiction.
34Par ailleurs, les suppresseurs sont invités à considérer le film dans sa totalité, et non pas de manière partielle. Cet ensemble est, généralement, désigné de deux manières : par son récit et par son climat (son « ambiance », son « atmosphère »). Le climat est une manière de saisir la totalité du film sans la rapporter aux événements qui forment le récit : c’est le hors-récit du film qui ne peut être repérable ni dans une image précise, ni dans un énoncé, mais qui appartient à l’ensemble. Ce climat ne peut être exprimé que parce que le suppresseur, en regardant le film, l’a expérimenté : « Moi, je suis plutôt favorable à [moins de] 12 ans avec un avertissement exprimant le fait que le climat est très anxiogène. »
35En outre, les suppresseurs établissent parfois des degrés d’interprétation d’un film et hiérarchisent donc des catégories de spectateurs supprimables se référant au contexte, non pas de fabrication de l’œuvre, mais dans lequel le spectateur projeté et supprimable est placé pour regarder le film. Ce qui transparaît dans cette remarque d’un ancien membre du collège des professionnels :
« À la classification, on pense vraiment au film tel qu’il va être reçu là, à l’instant T, maintenant. On ne se dit pas : “dans dix ans”, “dans quinze ans” – alors que le film aura la même classification, sauf s’il repasse [devant la Commission de classification]. »
36Il existe, encore, deux autres procédés, moins usités : celui de l’invocation de textes juridiques et la prise en compte de la dimension économique d’un film. Une restriction de la circulation d’un film à la suite d’une « classification » peut, en effet, avoir des conséquences économiques négatives sur sa carrière, non seulement en salles, mais, ultérieurement, lors de sa programmation éventuelle par une chaîne de télévision.
37Pourquoi, dans certains cas, le débat, très long, conduit-il à un clivage nécessitant un vote tandis que, dans d’autres, l’unanimité est rapidement acquise ? La réponse à cette question reste obscure pour nombre de commissaires. C’est moins, me semble-t-il, la différence d’attribution des effets que la difficulté à établir une comparaison entre le film examiné et d’autres autorisés qui empêche les commissaires de clore un débat. Si le film est comparable, c’est-à-dire si les suppresseurs parviennent à réduire les différences entre lui et une série d’autres, alors il y a rapidement unanimité. En revanche, s’il présente des différences que certains suppresseurs maintiennent comme irréductibles avec les autres films similaires, il se trouve pris entre deux séries, qui tendent vers deux « classifications » différentes.
38Avant même que la Commission ait vu le film, une interprétation a déjà pu lui être associée : celle de son auteur. Les suppresseurs pourraient ainsi s’en remettre à quelqu’un qui connaît l’œuvre mieux qu’eux. D’ailleurs, une idée souvent défendue par des historiens de l’art comme par des anthropologues est que les effets d’une œuvre et la manière dont celui qui est en contact avec elle en est affecté ne pourraient être compris qu’en intégrant dans l’analyse les intentions de ses fabricants. Suivant un modèle anthropologique d’analyse des images, comme celui de Philippe Descola qui propose de les considérer comme une interface entre leur auteur, humain ou non-humain, et le spectateur, celles-ci sont potentiellement dotées d’une capacité d’action, d’une agentivité, qui est déléguée au sens où elle prolonge les intentions de l’auteur, qu’ils les aient exprimées ou qu’on les lui ait attribuées (Descola 2010).
39Or, à l’inverse des dispositifs tels que les conférences de presse données par un réalisateur – comme au festival de Cannes –, visant à connecter ses intentions à son œuvre (Esquerre 2012), la suppression des films a pour objectif de déconnecter les images de leur auteur. Le spectateur supprimable étant considéré comme n’ayant pas connaissance des intentions du créateur d’un film, celles-ci sont rejetées par des membres du collège des experts ou de celui des professionnels du cinéma. Un commissaire s’adresse ainsi à un autre pour lui rappeler qu’ils doivent interpréter le film en le détachant du réalisateur :
« Tu as dit : je m’attendais à pire parce qu’on connaît [nom d’un réalisateur], etc., je rappelle qu’un jeune public ne connaît pas [ce réalisateur], comme toi tu le connais, avec toutes les références cinématographiques, etc., et que ça, quand même, ce sont des clés de lecture ou d’analyse qu’un gamin de 14 ans n’a pas. »
40Les suppresseurs de films considèrent donc que leur interprétation l’emporte sur celle de l’auteur, ou sont mis dans cette position. L’interprétation d’une œuvre ne peut être réduite à celle émise par son auteur, et le spectateur supprimable est considéré comme ignorant celle-ci. Pourtant, bien que les commissaires affirment ne pouvoir connaître l’intention authentique d’un réalisateur, celle-ci peut être rappelée lors du débat. Cette intention s’avère même parfois déterminante à propos d’images filmées sur lesquelles les suppresseurs sont appelés à veiller particulièrement : celles d’actes sexuels. Car en faisant appel à l’intention « artistique » de l’auteur, ils peuvent justifier la distinction entre des images d’actes sexuels classifiés comme « pornographiques » et celles relevant d’une seule interdiction aux mineurs de moins de 18 ans.
41Un État se présentant comme démocratique a la possibilité de fixer des limites à la liberté d’expression. Celles-ci sont fondées sur les effets qu’on prête aux énoncés – l’État peut y interdire notamment l’apologie de crimes de guerre, contre l’humanité, du terrorisme, l’incitation à la haine, et à commettre des violences –, ou sur leur caractère véridique ou mensonger. Cette limitation en fonction de la vérité, définie par l’État, est temporaire ou permanente.
42Les images de cinéma ne peuvent circuler qu’à l’intérieur de ces limites. Mais les membres de la Commission de classification des films sont chargés de s’inquiéter d’autres effets attribués spécifiquement aux images. Premièrement, ils veillent au psychisme des sujets, à leur « sensibilité » qui ne doit pas être heurtée, particulièrement pour les plus jeunes. Cette attention particulière de l’État s’est amorcée à partir du milieu des années 1970, lorsque la loi dite X a été votée, visant non seulement les films « pornographiques », mais aussi ceux « incitant à la violence ». Elle peut être comprise comme une composante d’un mouvement étatique plus large investissant le psychisme des sujets par le droit, qui n’a cessé de se développer depuis les années 1980 jusqu’au début du xxie siècle, et qui s’étend de la lutte contre la « manipulation mentale » ou la « sujétion psychologique » (Esquerre 2009) à la prise en compte du « travail de deuil » pour empêcher les cendres d’être localisées dans des espaces privés (Esquerre 2011).
43Deuxièmement, l’État s’inquiète des effets des images sur les relations sociales et particulièrement sur celles qui conduisent les plus jeunes spectateurs à de potentielles actions violentes. On est loin, ici, des actions imputées à des images ou à des objets – tel un fétiche à clous dans le cadre de rituels (Gell 2009 [1998] : 73-76 ; Severi 2017) –, souvent décrites cependant comme s’il n’existait nul flottement, ni conditions d’échec de ces actions. De leurs effets sur des spectateurs projetés, les commissaires chargés de les déterminer savent peu de choses : il y a une évanescence de l’effet « perturbant » des images. C’est la raison pour laquelle les commissaires procèdent principalement en comparant les films entre eux, indexant, sans le formaliser, des catégories d’âge sur des genres de films. En isolant des jeunes spectateurs, ils participent au toujours difficile tracé des frontières de la liberté d’expression, frontière délimitée par les effets attribués aux énoncés et aux images.