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AccueilNuméros72Du taire au faire taire

Du taire au faire taire

La censure à l’épreuve de la comparaison [introduction]
Matei Candea
p. 04-23
Traduction(s) :
Silencing oneself, silencing others [en]

Résumé

Qu’est-ce que la censure ? À quoi la reconnaît-on parmi les nombreuses manières de faire silence ? Cette introduction examine ces questions à la lumière des contributions de ce numéro et d’autres travaux théoriques et empiriques sur la censure. Au fil d’un parcours comparatiste parmi diverses techniques du faire taire, et les façons dont celles-ci sont justifiées ou critiquées, l’introduction propose quelques observations sur les liens entre censure, expertise et maîtrise de sa propre parole, qui permettent de reposer autrement la question du faire taire.

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Texte intégral

1Qu’est-ce que la censure ? À quoi la reconnaît-on parmi les nombreuses manières de faire taire ou de se taire ? Pour certains, elle est une violence faite à un locuteur conçu comme essentiellement libre et doit donc forcément être dénoncée, qu’elle s’exerce au grand jour dans un régime totalitaire ou qu’elle se niche dans les algorithmes secrets de Facebook. Pour les autres, la censure est le nom par trop péjoratif que l’on donne aux coupes ou aux limites indispensables à tout discours, qu’il soit universitaire, artistique ou quotidien. L’expression aurait partie liée avec le pouvoir et redéfinir les limites du dicible serait un motif de lutte politique parmi d’autres, que ce soit sur les campus, dans les tribunaux ou sur Internet. Ces deux visions sont souvent conçues comme radicalement opposées, à la fois philosophiquement, politiquement et épistémiquement : l’une serait « moderne » ou « libérale », l’autre « postmoderne » ou « relativiste ». Mais les anthropologues sont bien placés pour repérer un terreau commun à ces thèses opposées, celui d’une histoire avant tout européenne et américaine de la philosophie politique.

2L’anthropologie peut venir bousculer les termes de cette discussion, en ajoutant à la scène quelques acteurs et quelques manières inattendues de faire silence ou de s’exprimer. Certains cas ethnographiques contredisent les présupposés ordinaires sur la communication et l’action intentionnelle, en montrant par exemple des contextes où les mots des chamanes soignent par leur « efficacité symbolique » (Lévi-Strauss 1949) ; où des chants silencieux transforment les états mentaux de destinataires qui ne les entendent pas (Taylor 2017) ; où déclarer connaître les intentions d’autrui est un grave impair (Stasch 2008) ; où la confession devient une forme de don compétitif, un flux de paroles que les confesseurs doivent affronter plutôt qu’extirper des pénitents (Rafael 1987).

3Les leçons de ces comparaisons anthropologiques vont au-delà du constat postmoderne, somme toute assez facile, selon lequel la censure est présente dans tout discours. L’attention ethnographique aux variations du faire taire nous rappelle que le terme de censure est autant un jugement de valeur qu’une catégorie descriptive. Parler de censure revient à signaler certaines formes du faire taire comme illégitimes et inacceptables ; cela constitue un acte de distinction faisant fi du relativisme qui renverrait dos à dos toutes les formes du faire taire. Il nous faut donc être attentif aux modalités par lesquelles on autorise ou on critique cet acte de faire taire, par exemple lorsque des pare-feu chinois se heurtent à l’éthique musulmane de la civilité – comme le présente Jing Wang dans son article en ligne –, lorsque l’histoire de l’esclavage devient un secret collectif dans les campagnes malgaches – ce qu’évoque Dominique Somda –, ou encore lorsque des villageois népalais résistent avec passion à la suppression de leurs rituels traditionnels par les révolutionnaires maoïstes (Sales 2009). Sans oublier les enjeux politiques et épistémiques dans lesquels les anthropologues eux-mêmes se débattent quand ils cherchent à entendre le silence et doivent choisir comment en parler – si tant est qu’il convienne de le faire.

  • 1 Les réflexions proposées ci-dessous ont été élaborées dans le cadre du projet ERC « Situating Free (...)

4Ces réflexions nous aident aussi à jeter une lumière nouvelle, ethnographique, sur les débats classiques autour de la censure dans la philosophie politique. Ces derniers, loin de fournir le cadre conceptuel de la comparaison, deviennent une modalité parmi d’autres du rapport entre pouvoir et silence. Au fil d’un parcours comparatiste sondant les diverses techniques du faire taire se profile une observation plus générale : la distinction évanescente entre la censure et la modération légitime a souvent partie liée avec une proportionnalité entre le silence que l’on s’impose et celui que l’on s’autorise par conséquent à exiger d’autrui1.

La censure et l’imagination libérale

5La censure est un concept central dans le vocabulaire libéral moderne et, comme de nombreux autres, il est un emprunt conscient à l’Antiquité classique, en l’occurrence à l’institution romaine du cens et de l’évaluation morale des citoyens (Dury 1995). La notion libérale de la censure ne renvoie donc pas simplement au silence, qui peut être joyeux, fécond ou apaisé, et dont les bienfaits sont souvent appréciés ou imaginés avec nostalgie comme une richesse perdue du bon vieux temps (Corbin 2018). La censure est un mauvais silence, un silence restrictif, abusivement imposé.

6Il faut déplier la logique culturelle à l’œuvre dans cette vision libérale de la censure. Sa cohérence repose sur deux distinctions. La première, comme l’a avancé le théoricien de la littérature Stanley Fish (1994), est que la parole ou plus généralement l’expression peut être identifiée comme une conduite spécifique qui consiste essentiellement à transmettre des contenus – des significations, des idées, des opinions, des idéologies, des intuitions artistiques. De cette manière, l’imaginaire libéral de la censure tend à réduire des formes très diverses – musiques, films, images, actions – à des versions ou des analogues de la « parole », définie ainsi de manière restreinte comme véhicule de contenus. Cette distinction de l’expression fonde à son tour la distinction de la censure : le pouvoir peut bloquer les actions des individus et réduire leurs libertés de diverses manières, mais parler de censure revient à affirmer que restreindre la liberté d’expression est une chose particulière. La seconde distinction clé, soulignée par le philosophe du droit Frederick Schauer (2006 : 150) dans sa tentative de décrire l’ontologie de la censure qu’implique la pensée libérale, se situe entre les préférences initiales, libres, d’un locuteur potentiel, et l’intervention ultérieure, coercitive, d’un censeur. La censure suppose donc la possibilité d’un locuteur idéalement libre et autonome. Elle suppose aussi qu’il y ait un lieu identifiable à partir duquel elle peut opérer : tel individu, ou plus couramment tel groupe, qui a le pouvoir d’intervenir et de limiter l’expression d’un agent censuré.

7De manière évidente, la censure ainsi définie est une réalité : il y a eu, il continue d’y avoir des collectifs et des individus qui se pensent comme des censeurs, se donnent pour mission d’intervenir, au nom d’une autorité en place, dans les préférences communicatives des autres. Mais la censure ainsi définie, ou mieux son élimination, est aussi un élément d’un certain mythos démocratique libéral. La démocratie libérale conçoit sa légitimité en matière de communication par opposition à une certaine image de cette pratique qu’elle relègue dans un passé prédémocratique ou dans un ailleurs non démocratique.

8L’un des traits importants de la culture politique des démocraties libérales est donc aussi une vigilance perpétuelle contre la réintroduction de la censure sous des formes nouvelles : dans le travail des conseillers juridiques au sein des entreprises, dans la sélection et la formulation du savoir à destination du public par les experts – qu’ils soient commissaires d’exposition, bibliothécaires ou universitaires –, dans les macro-dynamiques structurelles du marché, dans les demandes de représentants de groupes religieux ou minoritaires, ou dans les pressions collectives des commentaires d’opinion sur les réseaux sociaux. Les anthropologues ont à l’occasion participé à ce travail de vigilance collective en cherchant à « démasquer » les nouveaux censeurs dans des lieux apparemment anodins et à identifier les petits pas feutrés qui nous font glisser peu à peu de la censure officielle d’État à l’« autocensure » (Bruyère & Touillier-Feyrabend 2006).

Autres censures, autres silences

9Ceci dit, les contributions anthropologiques autour de la censure se sont souvent intéressées à des problématiques différentes, parfois loin de celles qui viennent d’être abordées. C’est en partie une question de méthode. L’article de Susan Bayly montre à quel degré de finesse peut conduire l’ethnographie dans son étude des mécanismes sophistiqués et surprenants qui animent, entre communication et silence, les relations entre l’État et ses citoyens, même en l’absence de censure manifeste. Selon elle, si certaines affiches officielles vietnamiennes suscitent le silence chez ses interlocuteurs, il ne faut pas y lire un cas d’autocensure, mais plutôt une réaction au fait que ces affiches sont perçues comme des outils rudimentaires et laids exigeant une réponse immédiate, « robotique » de leur part – elles veulent faire des spectateurs des locuteurs particulièrement dociles. Au lieu de répondre à cette demande, les interlocuteurs de Bayly affichent un silence considéré comme un acte moral de volonté et de distinction intellectuelle.

10Inversement, la contribution de Dana Rappoport, en mobilisant l’ethnographie, la musicologie et l’histoire, montre que l’on peut entendre des silences dans ce qui devrait être leur opposé, le chant. L’ethnomusicologue s’intéresse en effet à des chants que les Toraja à Sulawesi entonnent volontiers tout en rappelant qu’ils sont interdits. Elle démêle le contexte et l’histoire de ce paradoxe : les chants étaient autrefois au cœur de rituels de fertilité que les missionnaires ont éradiqués. Après la disparition des rituels, les chants ont resurgi ; ils ont même été présentés comme des « objets culturels ». Cette décontextualisation a laissé les paroles intactes, mais les a rendues étrangement silencieuses, puisqu’elle a effacé les qualités rythmiques et musicales qui animaient auparavant des corps pleins de vie et de désir. Ce qu’on a fait taire ici ne sont pas les contenus des chants mais leurs effets.

11Si ces études donnent de nouvelles perspectives pour aborder les distinctions classiques entre censure et liberté d’expression, d’autres les renversent entièrement, partant d’exemples de sociétés dans lesquelles « la détention, l’articulation et la circulation du savoir sont centrales dans la définition des distinctions sociales liées à l’âge, au genre et au leadership comme dans l’existence des hiérarchies et la distribution du pouvoir. La censure – le contrôle du comportement et de la parole – est ainsi un trait constitutif de ces sociétés, comme le sont dans le même temps l’indépendance et la liberté de choix. » (Marcus 2006 : 229)

12Les contributions de Jean-Paul Colleyn et de Michèle Cros et Pedro Stoichita montrent que des études sur le secret entourant l’initiation, en particulier, mettent à mal la vision classique libérale de la censure, en faisant du silence un élément nécessaire, fonctionnel et fécond. Quand la parole n’est plus simplement un vecteur d’opinions, mais « l’instrument par lequel un homme peut devenir la propriétéd’un autre », comme l’indique Colleyn, enseigner les vertus du silence se teinte d’une nouvelle nuance, invoque d’autres matérialités : « s’alourdir la bouche » (Colleyn) ou « avoir la feuille sur la langue » (Bonhomme 2006 : 1938). Nous sommes loin de la tension classique entre le pouvoir de la censure, d’une part, et un individu cherchant à exprimer son opinion ou à construire son identité, d’autre part. Dans ces cas ethnographiques, ce n’est pas seulement la nature de ce qui est tu – paroles, images, postures, noms de personnes –, mais l’ensemble des relations qui entourent le fait d’être une personne et le fait de s’exprimer qui sont reconfigurées.

13Ces descriptions des effets structurants, constructifs du silence sont parfois lues comme un contrepoint comparatif aux visions de la censure présentées précédemment. Elles semblent inviter à une « comparaison frontale » (Candea 2018), ce mode classique de la comparaison anthropologique qui pose un contraste heuristique entre un « eux » et un « nous » qui inclurait l’anthropologue. Comme l’a remarqué Georges Marcus (2006), le risque de cette forme de comparatisme est de nourrir un imaginaire exotisant, de fournir au lecteur l’image de sociétés « traditionnelles » où le silence serait partout et structurant, à l’inverse de sociétés libérales « modernes », où ce schéma aurait été remplacé, pour le meilleur ou pour le pire.

14La contribution de Cros et Stoichita à ce numéro illustre bien à quel point il est impossible de tracer de telles lignes de démarcation. Les enjeux du silence dans l’initiation lobi engagent aussi l’anthropologue. Elle doit repenser ses pratiques épistémologiques habituelles – documenter, révéler, décrire –, ayant elle-même été transformée par l’initiation. La représentation graphique que permet la bande dessinée s’efforce de concilier les impératifs contraires de dire et de taire, de montrer et de masquer. Plus généralement, les oppositions binaires ne font pas justice à la complexité d’un monde connecté où, comme on l’a vu, des missionnaires chrétiens ou des révolutionnaires maoïstes font taire les rituels traditionnels tandis que des groupes autochtones cherchent à protéger juridiquement leur patrimoine culturel immatériel (Marcus 2006). Sans parler du fait, évident, que tous les « Occidentaux » ne sont pas « libéraux », que tous les anthropologues ne sont pas « occidentaux » – réalités évidentes que les comparaisons frontales font taire, le temps d’articuler un contraste plus ou moins productif ou critique (Candea 2018). Le seul atout – mais il n’est pas des moindres – de cette forme de comparatisme est finalement de faire descendre de son piédestal la vision « libérale » de la censure, pour en faire une logique parmi d’autres, ni plus ni moins accessible à l’analyse anthropologique.

15Une fois cette relativisation posée, on peut donc avancer que la perturbation provoquée par les descriptions anthropologiques de ces autres silences réside moins dans leur potentiel exotisant que dans leur capacité à pointer les similarités et les continuités entre des situations de prime abord très différentes. Ainsi, le lecteur passera sans effort des conclusions sur l’importance du silence dans l’initiation à la description par Dominique Somda de celui qui entoure la mémoire de l’esclavage en Anôsy (Madagascar). Cette pratique y reste marquée par une « censure sans réels censeurs », ce que Michael Taussig (1999) appellerait un « secret public ». Somda s’appuie sur l’analyse d’András Zempléni (1996) du singulier « savoir taire » que constitue le dispositif relationnel du secret initiatique pour suggérer que la société tanôsy dans son ensemble fonctionne comme une version à grande échelle de cette dynamique.

16Ayant fait ce premier pas de l’initiation au secret collectif, le lecteur trouvera ensuite sans peine des points communs avec le récit poignant de Léonore Le Caisne consacré aux configurations sociales qui construisent le silence autour d’un cas d’inceste ayant eu lieu dans un village français. L’anthropologue documente de manière précise comment certains indices verbaux – changement de sujet de conversation, refus de parler et, de manière surprenante, aveux très directs (« tout le monde savait ! ») – contribuent à annihiler l’idée qu’il y ait quelque chose à en dire afin de rétablir une sorte de banalité et de normalité. Les effets puissamment inhibiteurs de ces comportements sur sa propre capacité à ethnographier le sujet, évoqués par Le Caisne, rappellent les non-dits qui émaillent les descriptions de l’initiation, à la différence qu’ici, dans son propre pays, l’ethnographe se fait un devoir – aussi difficile soit-il à accomplir – de parler, de crever le secret.

17Dans ce passage d’un texte à l’autre, les continuités – ou du moins les contiguïtés – entre les mécanismes qui conduisent au silence sont contrebalancées par des différences radicales quant à la position de l’anthropologue face à ce qui est décrit. Les situations vont d’une volonté de préserver la cohérence culturelle et la continuité vues comme des valeurs positives en gardant le silence sur des points choisis, jusqu’à la dénonciation d’un silence collectif qui a couvert et d’une certaine manière permis un crime indicible, en passant par un inconfort ressenti face aux tensions que peut masquer le consensus.

18Quoi qu’il en soit, au regard de la définition libérale de la censure, ce glissement sans effort d’un mécanisme à un autre de ce qu’on pourrait appeler le « faire taire social » est perturbant en ce qu’il rend la logique de la censure inconfortablement banale. Car derrière les rapprochements se devine l’ombre d’une idée plus générale, somme toute assez commune, selon laquelle la censure serait, en dernier ressort, un aspect inévitable et omniprésent de toute vie sociale.

La censure in(dé)finie

  • 2 Voir Cody 2011 pour une synthèse de ces arguments.

19En mettant en lumière ces questions, les anthropologues sont en accord avec un tournant plus général de ces dernières décennies qui a été parfois désigné comme la « nouvelle théorie de la censure » (Bunn 2015). Celle-ci est d’ordinaire associée à un ensemble d’intellectuels au carrefour de la philosophie et des sciences sociales comme Michel Foucault (1976), Pierre Bourdieu (2002) ou Judith Butler (2004). Elle s’appuie cependant, comme le remarque Matthew Bunn, sur une tradition bien plus ancienne en philosophie politique, à savoir les critiques marxistes de la sphère publique libérale. Marx et ses disciples ont longtemps condamné l’affirmation libérale selon laquelle la levée de la censure d’État ouvrirait une zone de communication libre et sans entraves. Nombreux sont ceux, notèrent-ils, qui sont de facto exclus de cette sphère publique, principalement, mais pas seulement, selon des critères de classe, d’éducation et de richesse. Et ce soi-disant libre « marché des idées » ne va pas sans ses subtils déterminations, silences et exclusions2. Quoique s’opposant au marxisme à bien des égards, les tenants de la nouvelle théorie de la censure ont cependant radicalement étendu ces percées critiques en proposant la déconstruction des deux distinctions relevées ci-dessus comme constitutives des visions libérales de la censure : le caractère spécifique de l’action communicative d’un côté, la séparation entre agents libres et coercition externe de l’autre.

20Considérons d’abord la distinction entre la communication et d’autres types d’actions. Dans de nombreux contextes, ces auteurs ont détaillé combien, partout et toujours, le discours est structuré, informé et constitué par le pouvoir. Inversement, ils ont développé l’idée du philosophe John L. Austin (1970) selon laquelle le langage a des effets réels sur le monde. En élargissant le propos d’Austin pour l’appliquer à l’expression en général, ils ont sapé l’idée que l’action de communication pourrait être radicalement séparée d’autres types d’actions. Bien sûr, les régimes légaux libéraux qui par ailleurs évitaient la censure ont souvent été trop heureux de réprimer la parole dès lors qu’elle n’était pas définie comme telle, mais comme autre chose – incitation à la violence, discrimination ou diffamation par exemple. L’argument vaut aussi pour les images et d’autres formes d’expression : elles peuvent être légitimement bâillonnées dès lors qu’elles ne sont plus envisagées comme des équivalents de la parole, mais comme des actions incitatives . Lorsque les membres de la commission française chargée de la classification des films, étudiée par Arnaud Esquerre, décident de rendre un film inaccessible à des catégories de spectateurs, ils appuient leur décision non sur l’identification d’opinions ou de points de vue illégitimes, mais sur des préoccupations quant aux effets des images à caractère sexuel ou violent sur la psychologie et le comportement des jeunes spectateurs. Ces controverses sur ce qui relève de la communication et ce qui relève de l’action ne remettent néanmoins pas cette distinction elle-même en question.

21L’idée que l’expression elle-même, en tant qu’action signifiante, pourrait faire taire représente un défi autrement plus important. Elle est centrale chez beaucoup d’auteurs de la nouvelle théorie de la censure : certaines formes d’expression empêchent d’autres acteurs de s’exprimer selon leurs propres termes. Ainsi, par exemple, la philosophe Rae Langton (1998) avance que l’omniprésence de la domination masculine dans la pornographie mainstream déforme la compréhension en situation réelle des paroles féminines sur le désir – un processus qui peut dans certains cas rendre inaudible que le « non ! » d’une femme signifie bel et bien non. Comme le remarque Schauer (2006), les critiques comme celles de Langton sont dans un certain sens fidèles à l’image libérale de la censure, en particulier en ce qu’elles présentent certaines formes de faire taire comme « mauvaises ». Pourtant, elles déconstruisent de l’intérieur la séparation libérale entre un locuteur libre et un censeur répressif en montrant comment certaines formes d’expression en font taire d’autres. Si la pornographie est en elle-même une censure – indirecte –, semblent-elles demander, alors sur quelle base souhaiterait-on la protéger contre la censure ?

22Se défaire d’une distinction conduit à se défaire de l’autre. Une fois que l’on a montré que la capacité des mots à signifier (tout comme la capacité de tout locuteur ou auteur à s’exprimer dans un certain genre, registre ou style) repose sur un ensemble d’événements de communication antérieurs, on a du mal à justifier la recherche d’un moment qui précéderait l’intervention du censeur ou d’un sujet d’énonciation préexistant à toute détermination sociale ou linguistique. La censure n’apparaît alors plus seulement comme une force négative, une limitation. Tout comme le pouvoir en général dans la conception foucaldienne, la censure est productrice : elle ne fait pas que bloquer l’expression, elle la suscite, elle la permet à de nombreux niveaux. Elle réside au cœur de la communication car « le langage des autres crée les règles qui rendent possible le langage, précisément en rendant impossibles certains langages » (Schauer 2006 : 153).

23Plus généralement, la censure et l’autocensure peuvent donner plus de force au processus créatif des auteurs, en guidant des choix stylistiques et en engendrant des genres à part entière, comme Nora Gilbert (2013) l’a montré pour les romans victoriens et les films hollywoodiens du xxe siècle. Carna Brkovic, dans son article en ligne, analyse différents aspects de la productivité de la censure pour le travail des réalisateurs yougoslaves pendant la période socialiste. Les censeurs, engagés dans de complexes négociations avec les cinéastes, transformaient les films plus qu’ils ne les interdisaient. De plus, les pratiques de censure pouvaient faire parler d’un film, ce qui augmentait sa visibilité locale et internationale, au point que certains réalisateurs se plaignent aujourd’hui avec nostalgie que la fin de la censure d’État ait aussi sonné le glas de la créativité du cinéma postyougoslave. Dans sa contribution en ligne, Lotte Hoek se penche sur une autre facette de la fécondité de la censure, en montrant, sur les documents produits par le comité de censure bangladais dans les années 1980, un curieux mélange de réglementation bureaucratique et d’affirmation politique. Au comité qui voulait les contrôler en exigeant d’elles de produire de grandes quantités de documentation réglementaire intrusive, les associations de cinéphiles répondaient en glissant dans les marges des documents eux-mêmes, par l’iconographie des logos qu’ils se choisissaient, de complexes messages sur les valeurs du cinéma d’art et d’essai.

24Les effets combinés des critiques et des changements de regard associés à la nouvelle théorie de la censure ont été de montrer que la censure était un aspect intrinsèque et inamovible de la production du sens. Dans cette perspective, « être pour ou contre la censure revient à imaginer une liberté que nul ne détient. La censure est, tout simplement. » (Holquist 1994)

Censure, expertise et arts du taire

25Pourquoi alors la censure demeure-t-elle néanmoins un motif de dénonciation et de plainte ? Comment expliquer les résistances passionnées et puissantes qu’elle provoque ? Un jugement désabusé réduirait le problème à un mécanisme simple de lutte compétitive pour l’expression publique conçue comme une ressource limitée. Si la censure est partout, on pourrait conclure avec Stanley Fish (1994) qu’« il y aura toujours quelqu’un pour être réduit au silence ; il vous revient de vous assurer que ce ne sera pas vous ». Une alternative à cette façon de voir existe pourtant, prêtant davantage attention à ce que disent les acteurs lorsqu’ils se plaignent d’un faire taire illégitime et qui ne se réduit pas à la logique des intérêts particuliers qu’exprime l’argument relativiste selon lequel on est toujours en faveur de « la protection de la parole que l’on veut entendre et de la réglementation de la parole qu’on veut faire taire » (ibid. : 110). Paradoxalement, cette alternative part d’une idée qui ressemble au premier abord à une déconstruction supplémentaire des frontières entre la censure et d’autres formes de faire taire : fondée sur des observations fines de ce que les censeurs font concrètement, elle fait de ces derniers un type particulier d’experts.

26Des anthropologues comme Dominic Boyer (2003) ou William Mazzarella (2013), et des historiens à la sensibilité anthropologique comme Robert Darnton (2015), dans leurs travaux sur les censeurs d’État d’Allemagne de l’Est, de l’Inde coloniale et post-
coloniale ou de la France d’Ancien Régime, ont mis à mal le portrait stéréotypé du censeur en bureaucrate sans âme jouant des ciseaux, aux ordres d’un État totalitaire. Les figures qui émergent de ces recherches sont autrement plus complexes. Leurs talents et leur expertise apparaissent comparables – de fait souvent en directe continuité – avec ceux des autres travailleurs intellectuels. Ils sont souvent eux-mêmes auteurs, critiques ou acteurs. Leur travail n’implique pas seulement d’effacer et de réduire au silence, mais souvent aussi d’éditer les contenus dans ce qui était parfois un processus collaboratif – quoique inégal – avec les auteurs. En définitive, ces travaux nous montrent que certains au moins se voyaient comme participant à un travail important, positif et chargé de signification, « un labeur passionné d’artisanat culturel » (Boyer 2003 : 538). La censure n’était donc pas si différente, selon cet anthropologue, des

« compromis avec la vision d’un autre individu qu’impose l’évaluation par les pairs dans les humanités et les sciences sociales et par lequel passe la majeure partie des publications académiques. Naturellement on pourrait simplement avancer que le processus d’évaluation par les pairs et autres pratiques de “garantie” visent à préserver les standards professionnels, loin de toute “censure” véritable (qui elle dénote une interdiction idéologiquement orientée). Mais le professionnalisme académique lui-même n’implique-t-il pas la socialisation des auteurs, la définition des paramètres d’une activité intellectuelle légitime, la culture de standards “disciplinaires” partagés en matière de méthodes, d’interprétation, de représentation, etc. ? » (ibid. : 513-514)

27Cette position a tous les atours d’un nouveau nivellement relativiste et Boyer lui-même semble prévoir cette difficulté quand il note que ses arguments n’ont pas pour but de « minimiser l’indignation contre les abus politiques du travail intellectuel » (ibid. : 540). Mais il ne pointe pas vraiment la manière dont cette démarcation cruciale entre les « abus politiques » et le « professionnalisme » pourrait être maintenue ou repensée.

  • 3 Sur ces débats en anthropologie, voir par exemple Hage 2017.

28On pourrait, pour combler cette lacune, emprunter l’observation de Schauer (2006) : décrire les censeurs comme des experts, c’est aussi parler de leur légitimité à décider des contenus – et donc pouvoir remettre celle-ci en cause. Cet auteur remarque par exemple que beaucoup de gens qui protesteraient si un gouvernement (ou un groupe de pression) interdisait certains livres aux bibliothèques ne s’opposent pas au fait que les bibliothécaires opèrent eux-mêmes des choix dans les ouvrages qu’ils ont en stock. Seuls ces derniers sont reconnus comme des experts légitimes en la matière. Naturellement, ces démarcations ne sont pas figées. Elles sont le terrain de luttes en cours pour la légitimité, comme l’attestent les débats contemporains, notamment aux États-Unis, sur la question de la « décolonisation des bibliographies » à l’université, au cours desquels des étudiants critiquent frontalement les choix et donc l’expertise de leurs professeurs et proposent d’autres critères d’inclusion et d’exclusion des auteurs à enseigner3. Schauer conclut que la « censure », qui, vue sous un aspect purement descriptif, n’est qu’une sélection des contenus, « est inévitable, nécessaire et désirable – mais il est moins inévitable, nécessaire ou désirable que tel groupe l’exerce plutôt que tel autre. […] Le langage de la censure est ainsi le langage du professionnalisme, le langage de l’expertise, le langage de la compétence institutionnelle, le langage de la séparation des pouvoirs. Cela peut être aussi, plus malicieusement, le langage des prés carrés. » (2006 : 162)

29Il existe une différence subtile, mais cruciale, entre les positions de Boyer et de Schauer. Alors que le premier relativise l’idée libérale selon laquelle la censure est nécessairement illégitime, par opposition – par exemple – à un travail éditorial dans un journal, le second note que les censeurs, les éditeurs et les autres experts sont toujours sujets à des procès en légitimité. Le but n’est pas simplement de décrire la censure comme une forme d’expertise, mais de montrer que l’expertise – y compris en matière de censure – est une catégorie vivement contestée.

De la proportionnalité

30La censure serait donc le nom que l’on donne à une expertise jugée illégitime. Cette observation propose déjà un premier pas hors du nivellement relativiste de la censure en « faire taire ». Mais peut-on en dire plus sur les fondements et les ressorts d’un tel jugement ? La comparaison de trois contributions à ce numéro nous permet de proposer une hypothèse.

31Arnaud Esquerre décrit les délibérations des membres de la commission française chargée de la classification des films. Qualifiés parfois de censeurs, ces derniers résistent fermement à cette étiquette et se définissent comme des « classificateurs », tandis qu’Esquerre emploie le terme de « suppresseurs » afin de distinguer ses catégories analytiques du discours de ses interlocuteurs. Ce qu’ils sont sans conteste : des « experts » d’un genre particulier, un ensemble d’acteurs divers dont les âges ou les professions sont censés créditer certaines formes d’autorité sur les effets que les films peuvent avoir sur divers publics. La prétention à l’expertise se voit aussi dans le caractère réglé de leurs modes d’interprétation, que l’auteur présente en détail. Qu’on les appelle censeurs, classificateurs ou « suppresseurs », les membres du comité illustrent l’intersection de deux formes du faire taire au sein de la pratique de l’expertise. D’un côté, le comité est le lieu légitime de l’« autorité de détermination du contenu » (Schauer 2006) ; en matière de films en France, il a l’autorité de faire taire. De l’autre, la légitimité à laquelle il aspire se fonde en partie sur un ensemble de coupes et de silences qu’il s’impose à lui-même. Pour être légitimes, ces classificateurs doivent s’abstenir de parler de certaines choses – comme des intentions des réalisateurs – ou de s’exprimer de certaines manières – en formulant par exemple des « jugements de valeur ».

32Les articles de Marc Aymes et Fabien Provost nous éloignent des terrains évidents de la censure, mais ils n’en montrent pas moins la même interrelation formelle au cœur de l’expertise et de la compétence institutionnelle, entre des silences qu’on s’impose et le discours d’autorité, le genre de parole qui peut légitimer de faire taire autrui. Aymes détaille les différentes couches et les différentes manières de faire taire entremêlées dans un document ottoman du xixe siècle : un rapport écrit par le grand vizir au sultan à propos d’un incident diplomatique impliquant l’ambassadeur de Russie et la saisie d’un navire russe potentiellement illégal. Tout comme dans les travaux historiques sur la censure en France durant l’Ancien Régime (Darnton 2015) ou en Grande-Bretagne au xviie siècle (Shuger 2006), ce qui doit être tu dans ce contexte politique délicat n’est pas un message particulier ou un contenu idéologique, mais cette matière spécifique qu’est la « rumeur » ou le « racontar », agissant directement, politiquement, sur la réputation, l’honneur et la confiance. Les acteurs sont aussi guidés par ce qu’Aymes décrit comme une volonté de « faire taire la contradiction », de saper toute possibilité d’un discours contraire en alignant les évidences les plus incontestables. Enfin, le document lui-même doit prouver au sultan que cela a été fait, et bien fait. Et de manière cruciale, comme dans le cas précédent, la compétence institutionnelle du grand vizir est démontrée en partie par ce que le document ne dit pas. L’étude de Provost sur les médecins légistes à New Delhi se situe dans un autre cadre où les experts doivent fournir à une autorité supérieure des rapports écrits sur leur activité. Ils y construisentleur légitimité en s’imposant des silences – par exemple concernant l’interprétation de la manière de la mort – et s’appuient sur cette légitimité pour tenter d’imposer leur lecture du cas, afin de « faire taire la contradiction ». Les documents produits par les légistes doivent être lus, selon Provost, comme le résultat d’un jeu pragmatique tendu avec les silences que leur impose leur professionnalisme.

33En somme, l’examen de la censure au prisme de l’expertise, du professionnalisme et de la compétence institutionnelle met en évidence une dynamique selon laquelle les silences que l’on s’impose légitiment de faire taire des points de vue alternatifs ou des contenus particuliers. La légitimité de ce faire taire se fonde en partie, pour les acteurs, sur des limites professionnelles conventionnelles avec lesquelles ils peuvent jouer, mais qu’ils ne peuvent pas ignorer. Il y a donc une relation étroite entre la manière dont les collectifs d’experts se taisent et la manière dont ils font taire les autres.

  • 4 L’historienne citée par Carna Brkovic, selon laquelle les réalisateurs yougoslaves pouvaient respe (...)

34Ce constat offre un début de réponse à la délicate question de savoir comment les acteurs distinguent « la négociation sociale du savoir accrédité » de « l’abus politique du travail intellectuel » (Boyer 2003) : la capacité à maintenir comme légitimes certaines formes de censure institutionnelle pourrait bien dépendre en partie d’une proportionnalité perçue entre les silences et les contraintes que ces institutions imposent à leurs propres experts et les silences et contraintes que ces experts sont ainsi autorisés à imposer aux autres. C’est là peut-être une clef pour comprendre la différence entre le caractère largement accepté – quoique contesté parfois – du principe de l’évaluation par les pairs dans les revues scientifiques et le caractère largement critiqué de la censure d’État des régimes socialistes pendant et après leur chute. Cette différence ne se réduirait pas – n’en déplaise à Boyer – à « une sorte de levier commode au service de la distinction intellectuelle » (ibid. : 512). Les prétentions à l’expertise culturelle des derniers étaient peut-être jugées moins solides que celles de premiers aux yeux de beaucoup de personnes, en partie à cause d’une disproportion perçue entre ce qu’ils exigeaient des autres et ce qu’ils exigeaient d’eux-mêmes. Les critiques adressées à la censure impliquent souvent cette sorte d’évaluation : quels sont les principes auxquels adhèrent les censeurs ? À quelles règles de conduite professionnelle sont-ils soumis ? Quelle éducation et quelle formation strictes ont-ils suivi pour se retrouver dans la position où ils sont4 ?

35À l’horizon de ces interrogations se situent les censeurs qui ne rendent de comptes à personne, ces agents non humains comme les algorithmes, les pare-feu, les filtres et autres dispositifs semi-automatiques qui peuplent les espaces réticulaires de l’expression collective. Ces censeurs sont déployés à l’échelle mondiale, phénomène dont Jing Wang, dans ce numéro, donne un exemple très localisé dans son étude de la résistance et de l’autocensure d’un espace musulman en ligne en Chine. Le complexe « assemblage de surveillance, de blocus, de fuites, de diversions, de friction et d’écarts » développé par le gouvernement chinois signale le transfert de l’expertise en matière de censure vers l’automatisme des machines. En distinguant son propre travail de « modération » (guanli) – guidé par « la civilité élémentaire et la conduite éthique de l’islam » – de la censure d’État (shencha), l’interlocuteur de Wang fait écho au thème de la proportionnalité entre le contrôle exercé sur sa propre parole et le contrôle exercé sur celle des autres.

  • 5 Je remercie Emmanuel de Vienne de m’avoir suggéré cette clarification de la nature formaliste de l (...)

36En somme, cette hypothèse propose une sortie formaliste du problème de « l’indéfinition » de la censure. Plutôt que de distinguer la censure des « bons » silences selon les contenus ou l’identité des acteurs, l’approche consisterait à identifier des formes récurrentes dans les jugements par lesquels les acteurs légitiment, ou au contraire dénoncent, la censure. Ce que j’ai décrit comme une relation de proportionnalité entre se taire et faire taire représente une de ces formes récurrentes de légitimation de la censure. Il y en a d’autres : parlons par exemple de la réversibilité entre censeur et censuré (le censuré d’aujourd’hui pourrait – en fait ou en droit – être le censeur de demain) qui peut dans certains contextes définir le sentiment d’appartenance à une communauté de « pairs5 ».

Coda : sur l’absence de censure

37Cette observation nous ramène à l’examen de la logique culturelle à l’œuvre dans les attitudes libérales face à la censure. Il y a peut-être davantage ici, après tout, que deux distinctions philosophiquement intenables – la distinction entre l’action et la communication, d’une part, entre agent libre et censeur répressif, d’autre part. L’idée que l’on puisse établir ces distinctions est plutôt l’indice d’une utopie – ou d’une dystopie – libertarienne d’un monde sans conventions sociales. Une antipathie libérale envers la censure n’a pas besoin somme toute d’aller si loin. Elle doit simplement témoigner d’une volonté de départager le faire taire légitime du faire taire illégitime. Comme je l’ai suggéré plus haut, une des manières de tracer cette limite est d’établir une proportionnalité entre les silences qu’on s’impose et ceux qu’on exige des autres.

38Pourtant, cette vision attire notre attention sur un fait qui devrait finalement sembler étrange à ceux qui ont vraiment intégré le message de la théorie de la nouvelle censure, selon lequel la censure serait inévitable et omniprésente. Parfois, en effet, certaines formes d’expression, qui transgressent délibérément les conventions sociales, qui sont parfaitement désagréables pour la plupart des gens, qui peuvent être une menace pour les individus ou l’ordre social et que l’État est en mesure de faire taire, ne sont néanmoins pas censurées. Paolo Heywood examine l’un de ces cas dans ce numéro : l’étonnante clémence de la justice italienne quand il s’agit d’appliquer une loi qui proscrit la propagande fasciste. La vision théorique qui voudrait que la censure soit partout redonne la fraîcheur d’un problème ethnographique à de telles situations de « non-censure » – et ce faisant dévoile aussi ses limites.

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Notes

1 Les réflexions proposées ci-dessous ont été élaborées dans le cadre du projet ERC « Situating Free Speech: European Parrhesias in Comparative Perspective » (ERC 683033).

2 Voir Cody 2011 pour une synthèse de ces arguments.

3 Sur ces débats en anthropologie, voir par exemple Hage 2017.

4 L’historienne citée par Carna Brkovic, selon laquelle les réalisateurs yougoslaves pouvaient respecter les censeurs car ils étaient membres comme eux d’une élite culturelle connaissant l’expressionnisme et familière de la biographie de Marinetti, fournit un bel exemple – a contrario – de cette logique.

5 Je remercie Emmanuel de Vienne de m’avoir suggéré cette clarification de la nature formaliste de l’hypothèse.

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Pour citer cet article

Référence papier

Matei Candea, « Du taire au faire taire »Terrain, 72 | -1, 04-23.

Référence électronique

Matei Candea, « Du taire au faire taire »Terrain [En ligne], 72 | 2019, mis en ligne le 21 novembre 2019, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/18745 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.18745

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Auteur

Matei Candea

University of Cambridge

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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