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AccueilNuméros43Peurs et menacesLa peur au ventre ?

Peurs et menaces

La peur au ventre ?

Le risque et le poison
Noélie Vialles
p. 107-122

Résumés

Les réactions des « consommateurs » aux récentes alertes sanitaires sont généralement désignées comme relevant de la peur, ce qui ouvre la possibilité de les disqualifier comme largement « irrationnelles ». Mais la logique de l’argumentaire n’est pas celle des mangeurs, dont le comportement se comprend mieux à partir de l’exigence bien connue de « savoir ce qu’on mange », laquelle a pour revers l’évitement de toute nourriture suspecte, dont l’archétype est le poison. La crise dite « de la vache folle » illustre exemplairement ce que les ainsi nommées « peurs alimentaires », qui relèvent plutôt de la méfiance, comportent de permanences structurelles, dont la production industrielle des aliments amplifie les effets, mais qu’elle ne crée pas ni ne modifie essentiellement.

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Texte intégral

  • 1 L’eau (qui peut causer certaines des maladies énumérées ici) est bien un aliment, au même titre que (...)

1Depuis un siècle et demi environ, et si l’on excepte les périodes de guerre, les disettes et les carences graves ont disparu de l’Europe occidentale. L’hygiène s’y est considérablement améliorée dans les cuisines familiales comme dans les ateliers des métiers de bouche, et les maladies d’origine alimentaire 1 – pellagre, ergotisme, botulisme, saturnisme, dysenterie, fièvre typhoïde, choléra – y ont considérablement régressé (Flandrin 1998). Mais le mangeur contemporain a de nouveaux motifs d’inquiétude : hormones, listeria, salmonelles, nitrates, dioxines, « vache folle » semblent le cerner de toutes parts. « Peut-on encore manger sans peur ? » s’interroge donc un petit ouvrage destiné au plus large public (Feillet 2003). L’auteur s’y adresse directement au consommateur rendu inquiet par les « scandales alimentaires », les « produits artificiels », les « secrets » qui entourent la transformation des produits, les engrais et pesticides dont il reste des traces dans les aliments, etc. Il interroge ce mangeur nostalgique des bons produits d’autrefois : « Mais avez-vous raison de vous laisser guider par vos sentiments ? Et si notre alimentation était plus sûre qu’autrefois ? Certes, il revient à chacun d’en juger. Encore faut-il se déterminer en connaissance de cause » – ce que l’auteur se propose d’enseigner à son lecteur. Opposant aux « sentiments » – nostalgie d’un passé alimentaire enjolivé et peur devant les menaces présentes – la « connaissance », il dresse face à face les protagonistes du débat : d’un côté l’affectivité irréfléchie et l’empirie ignorante, de l’autre la connaissance rationnelle et la décision éclairée. On reconnaît là un stéréotype argumentatif multiséculaire, remis en service chaque fois qu’on souhaite rassurer des populations confrontées à une menace et modérer leurs réactions. Les alertes alimentaires des dernières décennies ont constitué autant d’occasions de marteler l’argument, avec une insistance proportionnelle aux conséquences possibles de l’alerte. La crise dite « de la vache folle » est à cet égard exemplaire.

2Après avoir été signalée en 1985 par des vétérinaires anglais, une nouvelle maladie des bovins est identifiée en 1987 sous le nom d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), plus connue sous le nom de « maladie de la vache folle ». Pendant une dizaine d’années, quoique informé des conséquences de cette découverte pour les éleveurs et la filière agro-alimentaire, le public reste impassible, abrité derrière la « barrière d’espèce » que le prion était réputé ne pas franchir. Or, le 20 mars 1996, le ministre de la Santé britannique annonce officiellement que l’agent de l’ESB est probablement transmissible à l’homme et cause de la nouvelle variante, récemment observée, de la maladie de Creutzfeld-Jakob (nvMCJ), à l’issue toujours fatale. C’est un « séisme » (Fischler 1998 : 49) : la question agro-alimentaire devient une affaire de santé publique, qui menace les consommateurs, et leur fait découvrir le fonctionnement d’une filière et des pratiques d’élevage et de recyclage dont, dans leur très grande majorité, ils ignoraient tout. Les médias font leurs gros titres sur le terrifiant enchaînement de causes et d’effets conduisant des farines animales à la maladie des bovins, puis à celle des humains, et mobilisent pour décrire les réactions des consommateurs tout le vocabulaire de la peur – craintes, inquiétudes, angoisses, panique, affolement, etc. –, peur dont la conséquence économique directe est l’effondrement brutal des ventes de bœuf.

  • 2 Sur l’» observation flottante », voir Pétonnet (1982).

3Dans le même temps pourtant, l’» observation flottante » 2 de la vie courante ne montrait pas d’attitudes ni de propos particulièrement apeurés. Chacun décidait pour son compte de s’abstenir de bœuf jusqu’à plus ample informé, ou au contraire d’en manger « quand même », estimant avec fatalisme que ce n’était pas plus dangereux aujourd’hui en toute connaissance de cause qu’hier en toute ignorance. Les choix se réorientaient vers d’autres viandes que le bœuf, et vers les boucheries de détail plutôt que les rayons des hypermarchés, qui évoquent plus clairement la dimension industrielle de la production et de la distribution des viandes, dont la crise paraissait résulter. Les conversations bruissaient de la découverte indignée ou résignée de pratiques jugées scandaleuses ou répugnantes (vaches « carnivores », « cannibales », nourries de cadavres, de déchets), jusqu’à la conclusion qu’» on ne sait pas ce qu’on mange », et de nos jours moins que jamais. Les professionnels de la boucherie et de la transformation des viandes quant à eux éprouvaient les inquiétudes de qui est réellement menacé dans ses activités et ses intérêts. Et en tant que consommateurs eux-mêmes, leurs propos les montraient, selon les cas, comme d’autres enclins au fatalisme, ou au contraire assurés par leur position de la qualité de ce qu’ils vendaient et mangeaient.

Le danger et le risque

  • 3 Cf. Petit Robert, éd. 2003 « peur » : « (sens fort) phénomène psychologique à caractère affectif ma (...)

4L’attitude ordinaire devant une menace est de s’en protéger, en la supprimant ou en l’évitant. Devant le danger révélé le 20 mars 1996, la réaction des consommateurs a été, très normalement, de
se détourner de la viande de bœuf, et
de s’inquiéter des effets éventuels des consommations antérieures à la découverte du danger. Alliage d’un comportement et d’un sentiment, leur attitude a une double orientation temporelle : au présent et en prospective, l’évitement ; en rétrospective, l’inquiétude. Cette dernière ne peut être qu’un « phénomène psychologique 3 », puisqu’elle a pour objet et pour cause une consommation passée susceptible d’avoir des conséquences fâcheuses, mais que nulle action ne peut désormais changer. En revanche, au présent et à l’avenir, le comportement adopté, qu’il soit d’évitement ou de prise de risque, n’a rien que de prévisible et banal. On a même observé que, « en pleine crise, les meilleurs restaurants se sont félicités d’une sensible augmentation de leurs ventes. Comme si le consommateur, certain de ne pas courir de risque avec les bons produits, les recherchait d’autant plus. On retrouve la même attitude à l’achat : l’achat de viande bovine s’effectue davantage dans des points de vente soigneusement choisis. On a vu ainsi apparaître des comportements tout à fait nouveaux : l’exigence d’information sur l’origine et la qualité de la viande, la préférence pour les races locales, bien identifiées. Des comportements qui répondent de manière finalement avisée à la réalité scientifique et technique de l’affaire » (Paillotin & Rousset 1999 : 93). En résumé, « sur la durée, le mouvement de panique a davantage touché les décideurs et les chercheurs que les consommateurs » (ibid. : 95).

5Ce contraste entre le comportement somme toute rationnel des consommateurs et leur peur irrationnelle supposée suggère que « les décideurs et les chercheurs » ont imputé au tout-venant de la population une peur complémentaire de leur propre crainte d’une « affaire » et d’un désastre économique sectoriel : en interprétant la baisse de consommation de bœuf comme l’expression d’une peur « irrationnelle », ils pouvaient entreprendre de corriger ce comportement dans un sens plus conforme aux intérêts économiques et politiques en jeu, en lui opposant une approche « rationnelle » en termes de risque. Mais, à l’examiner de près, l’argumentation proposée témoigne, au moins autant que de l’intention de déconsidérer comme « irrationnel » le comportement des consommateurs, de l’impossibilité d’en réfuter efficacement le bien-fondé à leurs propres yeux.

6Le point de départ de l’argument est la distinction entre le danger et le risque, défini comme la probabilité de rencontrer effectivement le danger, afin de souligner que la réalité d’un danger n’implique pas nécessairement l’exposition effective au risque, et par conséquent que le risque peut être infinitésimal même si le danger est considérable. On voit bien que cette distinction, d’ailleurs parfaitement exacte, ne peut prétendre dissiper la peur que si le risque est très faible, et s’il a été évité jusque-là : se trouverait-il un raisonneur assez indélicat pour aller exposer cette distinction à une victime de la nvMCJ, la féliciter d’avoir toujours tranquillement mangé du bœuf, et déplorer sa malchance ? Il suffira donc que les indemnes conçoivent qu’ils pourraient, selon la même infime probabilité, être frappés par le danger, pour qu’ils refusent à la distinction valeur d’argument, et n’y voient que sophisme : en effet, quelque mince que soit le risque, son occurrence effective, elle, fait tomber sur la victime l’intégralité du danger. L’exactitude théorique de la distinction ne lui octroie aucune portée pratique, et elle tourne au cynisme à l’égard des malheureux que le risque improbable a frappés. La raison en est que l’écart si souvent constaté, et condamné, entre la perception du risque et sa réalité ne tient pas à quelque effet grossissant que la peur « irrationnelle » aurait sur l’appréciation du risque, mais simplement au fait que nul n’a sur lui-même un point de vue probabiliste, et que par conséquent chacun envisage le risque relativement à lui-même comme réalisé, même si la probabilité en est faible.

7Cette distinction entre danger et risque est complétée par l’argument que « le risque zéro n’existe pas ». Pris au pied de la lettre, c’est une évidence : la définition et l’existence même du risque tiennent tout entières dans sa probabilité non nulle. On ne peut rien en déduire. Pour en tirer quelque conclusion pratique, il faut développer le syllogisme implicite, qui se ramène à ceci : 1/le risque est inhérent à la vie, qui est en elle-même un risque permanent de mort (prémisse majeure, généralement non énoncée) ; 2/à ce risque inévitable, il n’est presque personne qui n’ajoute de son propre chef des risques supplémentaires, de probabilité très élevée (prémisse mineure, illustrée par la conduite automobile et le tabagisme) ; 3/par conséquent, un risque de faible probabilité est a fortiori acceptable, et ne doit raisonnablement pas inspirer plus de crainte que n’en inspirent les aléas courants de l’existence. L’argument ne vaut que si, sur le fond de la prémisse majeure, on accepte une comparaison abstraite des probabilités, qui fera évidemment conclure que les moindres risques sont plus acceptables. Mais si l’on considère que les risques comparés dans la théorie seraient en réalité, dans la pratique, cumulés, la comparaison n’a plus aucune portée si elle ne prend pas en compte l’addition des risques. Si enfin l’on ajoute qu’il existe une différence radicale entre prendre un risque et le subir, la comparaison devient impossible : entre le faible risque subi du fait d’autrui et le risque supérieur pris de sa propre initiative, il y a l’abîme qui sépare une victime d’un coupable, et une position passive d’une position active.

8Il faut donc convenir que le calcul des risques ne peut en rien combattre la peur ni modifier les comportements, et qu’» il serait la plupart du temps préférable de présenter les choix comme des questions politiques, au lieu de les aseptiser et déguiser en termes de théorie des probabilités » ; « ni la précision ni la rigueur ne gagnent à utiliser le mot “risque” dans ces débats », parce que cette notion n’éclaire en rien les choix, qui portent sur le degré de sécurité ou d’insécurité acceptable pour celui qui décide : “How safe is safe enough ?” (Douglas 1992 : 39-41). En effet, la rhétorique probabiliste laisse entière l’indétermination du risque pour l’individu, qui est prioritairement intéressé à savoir si l’infime probabilité tombera sur lui ou sur un autre – ce qu’aucun calcul ne peut lui dire. La peur n’est d’ailleurs pas, en elle-même, fonction directe des risques ; des risques graves bien connus ne suscitent ni peur ni évitement, et, à l’inverse, des risques infinitésimaux peuvent être refusés : tel qui depuis 1996 craint de manger du bœuf n’en reste pas moins un fumeur invétéré. Le risque, réel ou perçu, peut au contraire être un ingrédient essentiel du plaisir, comme en témoignent maintes activités dangereuses et recherchées comme telles : en matière d’alimentation, le fameux fugu japonais est à cet égard exemplaire. En revanche, la relation au risque est puissamment discriminante : on peut accepter de prendre un risque que l’on ne voudrait pas subir. Ainsi de ceux qui « prennent le risque » de continuer à manger du bœuf, mais restent choqués d’avoir été sans le savoir exposés à ce même risque. Quant à ceux qui ont pris le parti de s’abstenir de bœuf, ou d’en diminuer la consommation, ils ne l’ont pas fait nécessairement parce qu’ils n’auraient pas bien compris la différence entre risque et danger et resteraient en proie à une peur insurmontable, mais simplement parce qu’ils jugent ce choix préférable, pour toutes sortes de raisons qui leur sont propres. Leur choix n’a d’inconvénient que pour les professionnels de la filière bovine – dont les motifs d’inquiétude sont jugés assez sérieux pour que nul ne tente de les leur faire accepter au motif que le « risque zéro » n’existe pas. De fait, ils sont de toute évidence des acteurs du processus de production des viandes, tandis que le consommateur semble, dans l’argumentation d’apaisement de ses peurs supposées, n’en être qu’un élément passif, dont il convient de corriger les défauts, pour l’ajuster à la production et au marché. Il n’en est pas moins réellement le destinataire final, et d’autant moins malléable à souhait qu’il s’agit de son alimentation, c’est-à-dire de sa santé et de sa vie. Celui que la filière de production et de distribution appelle « consommateur » est, dans sa réalité quotidienne, un mangeur légitimement soucieux de sa santé et de sa vie. A ce titre, il a besoin de « savoir ce qu’il mange ».

9Sur ce point également, la crise « de la vache folle » est exemplaire, en ce que ce sont des bouchers détaillants, au plus près des « consommateurs », qui ont aussitôt de leur propre initiative affiché dans leurs magasins l’identité des éleveurs qui les fournissaient, avec parfois leur photographie et celle de leur bétail. Très vite du reste, un étiquetage « viande bovine française » puis un dispositif de « traçabilité » continue et des labels de qualité ont été créés, qui permettent une surveillance sanitaire améliorée et qui, pour les acheteurs-mangeurs, se substituent à l’identification directe et personnelle devenue impossible, et valent engagement moral et juridique quant à la qualité des produits. En effet, le modèle idéal de la sécurité alimentaire (même si ce n’est pas toujours à juste titre) est l’autoconsommation : là seulement, on « sait ce qu’on mange », parce qu’on l’a soi-même produit, transformé, conservé, cuisiné. C’est la distance à partir de cet idéal qui définit les degrés de sécurité présumée, les degrés de fiabilité des aliments : la connaissance des lieux et modes de production, l’interconnaissance et la confiance personnelle, bref, les « circuits courts » sont jugés plus sûrs (Ferrières 2002 : 436 et passim). Par conséquent, dans les circuits très longs et fragmentés de la production industrielle, « il est bien plus pertinent de raisonner, non plus en termes de “risque zéro” mais de “zéro faute”. C’est le principe qui sous-tend la mise en place des “démarches qualité” dans les entreprises. Appelé due diligence en Amérique du Nord, il signifie que les pouvoirs publics et les acteurs du secteur agro-alimentaire doivent être en mesure de montrer que tout a été mis en œuvre pour garantir la sécurité du consommateur » (Raoult-Wack 2001 : 81). Dans tous les cas, c’est l’anonymat des nourritures produites en masse qui est réellement ou symboliquement levé, remplacé par une identification directe ou indirecte qui vaut engagement de qualité, ou du moins d’innocuité.

Un corps ouvert

10Ce besoin de savoir tient autant à la fonction objective de la nourriture qu’à la représentation humaine de cette fonction. Objectivement elle pourvoit à la croissance et à la conservation du corps en bonne santé, en lui procurant les nutriments nécessaires. Se nourrir, c’est prélever hors de son propre corps des aliments de valeur optimale pour entretenir cette vie humaine : l’alimentation est, comme les autres fonctions biologiques, solidaire d’une vision du corps et des interactions avec les autres corps dans son milieu. Les représentations communes des fonctions biologiques ont pour point de départ les données les plus immédiatement apparentes dans ces fonctions : les états et mouvements du corps et les zones corporelles par où s’effectuent les entrées et sorties de substances. Elles inventorient et explorent les différentes modalités d’interaction du corps physiologique avec les autres et avec son milieu, en même temps qu’elles les régulent, délivrant directement ou indirectement des conseils, des mises en garde et des normes en distribuant la louange ou le blâme, la compassion ou la moquerie. Elles sont exprimées dans des discours de tout registre, depuis ceux des praticiens du corps en tout genre, des (ethno-) sciences, des parlers courants ou des œuvres des lettrés, jusqu’au répertoire coloré des injures, en passant par les contes, légendes et mythes. Les représentations de la modernité occidentale ne s’écartent guère sur ce point des traditions reçues de son propre passé, comme en témoigne l’enquête conduite à Lyon de 1986 à 1994 auprès d’adultes « de toutes origines sociales » par C. Durif-Bruckert, qui observe : « Il est troublant de constater combien les propos que j’ai recueillis font resurgir des contenus très anciens qui se réactualisent dans le présent », et qui constituent « quelques bases anthropologiques » (1994 :181). Pour ce qui est de la nutrition, le tableau est en effet sans surprise.

11« La nourriture, c’est le pilier du corps » (ibid. : 127), déclarent souvent les personnes interrogées, considérant que, de tous les organes, « le ventre, rond, central et creux, c’est “le vrai cœur du corps” » (ibid. : 32). Pour elles en effet, « c’est, fondamentalement, la nourriture qui inaugure les processus d’échanges, et crée un lien continu et régulier avec l’extérieur, au même titre que la respiration. […] Dans l’acte de manger, il se joue une rencontre effectivement vitale, puisque c’est de cette substance alimentaire que le corps peut survivre. Mais c’est aussi une rencontre dangereuse qui, dès qu’elle a eu lieu, fait courir le risque de contenir, de devenir, même, la chose mauvaise, sale ou toxique. […] Questions primordiales : Est-ce que c’est bon pour moi ? Qu’est-ce qui va m’arriver si je le mets en moi ? » (ibid. : 128). Les aliments sont très banalement opposés comme bons ou mauvais, les bons aliments étant eux-mêmes de deux types : « nourrissants », énergétiques, ils cheminent lentement dans le corps ; ou bien « frais » ou « froids », ils le traversent et ainsi « le drainent et l’aèrent » ; leur assimilation est comprise sur le modèle de la diffusion ou de la ponction. Les mauvais aliments au contraire ne sont ni assimilés ni évacués (la digestion « ne se fait pas », disent les informateurs), ils envahissent le corps et l’engorgent (ibid. : 139-145). Et comme il arrive que des aliments soient « bons au goût, mais pas au corps » (ibid. : 129), il faut savoir « traiter avec eux, savoir en extraire les pièges et en utiliser les merveilles » (ibid. : 161) pour entretenir le corps en santé.

12En bref, dans la nutrition comme dans d’autres fonctions vitales, si les contours du corps restent bien définis, il n’en est pas moins « en permanence vu comme étant ouvert sur / et à l’extérieur » (ibid. :187). Etant variables selon les fonctions biologiques et selon les situations, les modalités d’échange, d’ouverture et de fermeture du corps, d’entrée et de sortie des substances, prennent alors une importance cruciale. Par exemple, s’il est bien vrai que la nourriture « inaugure les processus d’échange […] au même titre que la respiration », il reste entre ces deux fonctions également vitales cette différence que la relation établie avec l’extérieur dans l’alimentation est, sauf exceptions, plus active que dans la respiration – c’est au point que la respiration est prise pour terme de comparaison lorsqu’on veut illustrer l’automatisme d’un comportement : « Il ment comme il respire », dit-on par exemple. Dans son fonctionnement ordinaire et normal, la respiration est involontaire et inaperçue, ouverture et échange permanent avec l’extérieur, si bien que lorsqu’elle peut être source de dommage ou de désagrément (pollution, odeurs), la seule protection durable possible consiste à épurer ou à filtrer l’air, comme l’illustrent, avant les masques à gaz de la Première Guerre mondiale, les masques en bec d’oiseau des médecins de la peste. Il en va tout autrement de la nutrition, qui ne peut s’effectuer que sur un mode actif, à l’initiative du mangeur, auquel il appartient de discerner ce qui lui convient ou non. Pour le dire brutalement : une grève de la faim est possible, une grève de la respiration ne l’est pas. Les modalités – actives ou passives – d’échanges possibles avec l’extérieur définissent donc en même temps des modalités différentes d’exposition aux dangers, et des moyens de protection différents, comme le montre la comparaison entre les réactions face aux dangers alimentaires et face aux dangers des « miasmes » (Corbin 1982) ou du nucléaire (Zonabend 1993 ; Thomas 1993).

Que manger ?

13Les dangers en matière d’alimentation ne sont rien de moins que la maladie ou la mort, par le manque ou la rareté des aliments, ou par leur inappropriation au mangeur. La quantité et la qualité des aliments apparaissent ainsi comme deux variables fondamentales pour définir la sécurité alimentaire, et l’on peut estimer que « la peur qui se porte sur la quantité et celle qui touche à la qualité varient grossièrement en fonction inverse, mais c’est la peur de manquer qui est première » (Ferrières 2002 : 435). On peut pourtant se demander s’il ne s’agit pas là d’une seule et même peur, différemment modulée : un produit disponible, mais insalubre, nocif, inadapté, est-il encore vraiment une nourriture ? Les témoins de famines passées évoquent régulièrement la consommation de « nourritures immondes ». Même si elles permettaient quelquefois de survivre encore un peu, elles étaient certainement d’abord des trompe-la-faim, des sortes de leurres pour ventres et bouches vides, dans le but premier de calmer la sensation de faim, à défaut de nourrir, voire au risque d’être malade. Que l’on ait pu mastiquer du cuir ou des écorces ne suffit pas pour en faire des aliments.

  • 4 On serait ainsi fondé à distinguer entre « aliment » et « nourriture » : est aliment ce qui présent (...)

14Si les effets bénéfiques de la nourriture ne peuvent être produits que par certaines qualités, celles-ci ne sont pas pour autant toutes de même valeur : l’innocuité a valeur générale (pour tout le monde l’amanite phalloïde est mortelle et le manioc amer à l’état brut est toxique), la digestibilité est plus variable (en l’absence de lactase, la consommation de lait est déconseillée, et d’ailleurs généralement évitée), et les apports nutritifs demandent à être ajustés individuellement selon divers paramètres. Il n’est pas nécessaire de souscrire à la théorie pythagoricienne des humeurs pour savoir qu’un même aliment, de même qualité, ne produit pas les mêmes effets sur des mangeurs différents, ni sur le même mangeur selon son état de santé. Il peut se trouver qu’un aliment soit de qualité irréprochable et néanmoins inadapté à tel ou tel mangeur, si par exemple il déclenche une réaction allergique ou s’il est inapproprié à son état physique. C’est donc bien la juste adéquation de l’aliment au mangeur qui est le critère de la bonne nourriture. Ce qui signifie que la valeur d’un aliment n’est pas dans les qualités de l’aliment en lui-même, qui ne peuvent donner qu’une garantie de comestibilité générale (ce que l’on entend couramment lorsqu’on parle de la « qualité » des produits alimentaires), mais dans sa relation au corps du mangeur ou, si l’on préfère, au mangeur à travers son corps 4.

  • 5 Ce n’est pas du tout en manière de révérence rituelle que l’on rappellera ici le propos de C. Lévi- (...)

15En effet, bien que physiologiquement omnivores, les hommes ne tiennent pas pour nourriture tout ce qui serait susceptible d’être utilement assimilé par leur organisme. Le moindre doute à ce sujet sera dissipé par la comparaison avec d’autres omnivores : on ne mange pas « comme des cochons », et cela ne vise pas seulement les manières de table, mais aussi le choix des aliments et leur préparation, que les sociétés humaines n’abandonnent jamais à la simple naturalité physiologique, mais ordonnent selon leurs propres perspectives. A partir d’un socle de donné biologique universel (« les exigences du corps »), l’alimentation humaine relève d’élaborations qui, en le « cultivant », le décalent et font des usages alimentaires des activités à la fois éminemment physiologiques et éminemment culturelles, placées à une jonction entre le corps biologique et le corps social 5. Si donc les qualités des aliments consistent en des propriétés physico-chimiques de compatibilité générale avec le corps humain, le statut d’aliment obéit, lui, à des critères qui vont bien au-delà de la simple conservation du corps.

  • 6 Depuis quelques années est apparu ce que les professionnels appellent un « marché » nouveau : celui (...)

16Dans toutes les sociétés, les usages locaux excluent du régime des humains quantité de produits comestibles, que seule l’extrême pénurie conduira parfois à reconsidérer comme chose éventuellement mangeable au titre de succédané d’aliment. Les interdictions religieuses sont à cet égard les plus connues, mais les exclusions les plus larges, dont la plupart du temps nul ne sait rendre compte, ni ne cherche à le faire, ne doivent apparemment rien aux religions. Ainsi par exemple, chiens, chats et rats ne sont pas des aliments aux yeux de la plupart des Européens, qui ne manquent pas de s’étonner que les Chinois en jugent autrement quant aux chiens. Mais pendant le siège de Paris, chiens, chats et rats ont été mangés, et l’anthropophagie, dans l’histoire d’une Europe où elle est un tabou absolu, est attestée maintes fois et jusqu’à nos jours dans les cas d’extrême famine (Rouche 1987 ; Fossier 1987). L’octroi du statut d’aliment à un produit consommable résulte donc de choix culturels très restrictifs, qui ne doivent rien aux qualités intrinsèques des produits et à leur aptitude à entretenir la vie et à conserver la santé. Qu’une substance puisse être ingérée sans danger ou même avec profit ne suffit pas pour en faire un aliment (le chewing-gum est-il un aliment ? un médicament est-il un aliment ? 6), il faut encore qu’elle ait le statut d’aliment, culturellement institué.

17Dans ce cadre des aliments statutaires, le simple entretien du corps en santé n’est pas le tout de l’alimentation. Le choix des aliments prend également en considération leurs effets sur l’apparence du corps, laquelle est appréciée selon des normes très variables : l’engraissement des fiancées, traditionnellement pratiqué dans plusieurs cultures d’Afrique de l’Ouest, nous paraîtra moins singulier si nous voulons bien nous rappeler que l’embonpoint a été en Europe pendant des siècles un critère de beauté, tant féminine que masculine. La minceur n’est que depuis un petit siècle la norme esthétique occidentale dominante, qui régit de plus en plus rigoureusement les repas ; changement qui est généralement rapporté décisivement à l’élévation générale du niveau de vie : lorsque tout le monde est bien nourri, c’est la minceur qui est jugée belle, distinctive et distinguée (Nahoum-Grappe 1979 ; Fischler 1990).

18Enfin, l’alimentation est réputée porter ses effets dans la personne entière du mangeur, et atteindre ses composantes immatérielles. Les choix alimentaires veillent donc à préserver les bonnes dispositions du caractère et la douceur des mœurs, aussi bien qu’à tracer la voie vers le salut de l’âme et la sainteté. Rousseau préconise pour Emile un régime quasi végétarien car, dit-il, « il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes » (Emile, livre II). Mais il se montre indulgent à l’égard de la gourmandise, que l’Eglise au contraire compte au nombre des péchés capitaux : « Naturel pour l’homme, le désir de nourriture constitue la voie royale de la tentation et l’accès privilégié à l’univers du péché. […] La nourriture est indispensable au corps, et la refuser entièrement revient à le tuer. D’où l’exigence d’une sorte de compromis avec l’alimentation, d’une prise de distance mais aussi d’un accommodement avec la folie de l’estomac » (Casagrande & Vecchio 2003 : 199). Dans les monastères, c’est la distance qui est privilégiée, de façon à « ins-
taurer un “système de privations”, qui transforme une nécessité physiologique en instrument de sanctification » (ibid. : 201). Cet idéal ascétique n’est pas totalement périmé : le Manuel du séminariste, en usage jusque dans les années 1950, reprenait les prescriptions de Thomas d’Aquin concernant l’attitude à tenir devant les « périls de la table » (Dibie 1997) ; maints mouvements de spiritualité préconisent des régimes sans concessions à la gourmandise, tandis que les divers végétarismes fondent généralement leur refus de toute viande sur une éthique à l’égard des animaux.

La peur du poison

  • 7 « Sain, loyal et marchand » : c’était depuis la loi de 1905 sur les fraudes et falsifications alime (...)

19Un aliment est donc un produit qui, présentant les qualités requises pour être utilement ou du moins sans danger assimilé par l’organisme, est culturellement institué comme convenable à des humains. Sa valeur tient dans son adéquation au mangeur qui s’en nourrit, selon des critères d’ordre physique tels que la santé et la beauté, mais aussi d’ordre psychologique, moral et religieux. Dans les critères qui définissent la qualité, la valeur et le statut des aliments sont inscrits en creux les dangers qui menacent le mangeur : ce sont le toxique, l’insalubre, l’infectieux, qui atteignent la santé ou la vie même ; l’inadéquat pour quelque raison que ce soit (santé, beauté, caractère, mœurs, religion) ; l’interdit religieux ou l’exclu culturel. Les attitudes – comportements ou émotions – vis-à-vis de ces dangers dépendent, quant à elles, de la relation individuelle effective à leur égard. C’est en effet au présent que le mangeur est à la gouverne de ses relations vitales avec son milieu, en situation de décider de l’attitude à tenir face aux dangers auxquels il est exposé. Or, pour les éviter, il lui faut d’abord en connaître l’existence possible, et en reconnaître la présence réelle. Si on ignore jusqu’à l’existence de champignons toxiques, on ne peut pas en soupçonner le danger, et on n’aura aucune conscience du risque encouru en mangeant quelque amanite aux belles couleurs. Aucune peur, donc. Si l’on ignore seulement quels champignons sont toxiques, on aura raison de s’abstenir de tous. Aucune peur non plus, mais cette fois par conscience d’ignorer, qui dicte une décision de prudence. Aucune peur non plus chez le bon connaisseur, à qui l’on pourra faire confiance pour éclairer un choix hésitant. La peur n’est donc pas fonction du danger, qu’il soit connu ou ignoré. En revanche, le risque encouru est fonction de la connaissance, au moins sous cette forme minimale qu’est la conscience d’ignorer, qui inspire des comportements de prudence, conformément à l’adage « Dans le doute abstiens-toi » – dont le récent « principe de précaution » est la formulation aux fins de réglementation. Le mangeur est donc fondé à éviter tout aliment sur lequel il n’a pas de connaissance, et donc d’assurance suffisante. Ce que l’on appelle « néophobie » (Fischler 1990 : 341 sqq.), et qui semble commun à tous les omnivores (Apfelbaum 1998 : 281), est un réflexe de prudence devant l’inconnu privé du crédit de confiance dont jouissent les usages alimentaires familiers. La décision de manger ou non tel ou tel aliment repose en effet directement sur la connaissance ordinaire qu’on en acquiert, par l’expérience de son innocuité et de ses bienfaits, et par la présomption qu’il est toujours aussi « sain et loyal 7 » qu’il a été jusqu’à présent et que son apparence le laisse présumer.

  • 8 Sauf évidemment lorsqu’il est absorbé délibérément, auquel cas il n’a plus rien d’un aliment, et po (...)

20Par conséquent, le moindre motif de suspecter la présence d’un danger sous les aspects inchangés d’un produit ordinairement fiable suscite immédiatement l’image du poison : c’est le mot qui vient avec une régularité parfaite pour évoquer la perfidie du toxique indécelable (voir par exemple Jaillette & Thillier 2003). Archétype de l’aliment trompeur 8, « perversion de l’aliment » (Collard 1992 : 337), caractérisé par sa « nature insidieuse » (id. 2003 : 145), le poison est la traîtrise même, qui répand au plus intime du corps la maladie et la mort sous les apparences de ce qui entretient la vie. Sous le masque de l’aliment, il en subvertit la valeur, le dénature en son contraire, jouant sur l’ignorance confiante de la victime qui ne peut voir que la bonne apparence familière. Le poison ne se révélant comme tel qu’après que le mal est entré dans le corps, les modes habituels de connaissance et de décision sont inopérants. Donc, si un mangeur a quelque raison de suspecter tous ses aliments, il n’a le choix qu’entre l’inanition ou le test préalable par un goûteur – usage largement attesté au fil des siècles et dont il nous est resté la crédence et divers ornements de table (Collard 2003 : 82-91). Si, sans intention criminelle, comme c’est plus communément le cas, seuls certains aliments sont suspects de toxicité invisible, la seule décision prudente, propre à éliminer tout risque, est l’abstention. Or, « la technologie alimentaire parvient aujourd’hui à manipuler et contrôler à sa guise tous les caractères sur lesquels se fondait notre reconnaissance des aliments : forme et apparence, texture, couleur, odeur, goût. S’appuyant sur ce pouvoir, elle en use et en abuse pour stimuler la consommation », offrant au mangeur un « festin empoisonné » (Fischler 1979 : 200-201).

  • 9 En son sens premier, « frauder », dit Littré, c’est « tromper, décevoir ».

21Si un aliment fiable a été altéré tout en gardant même apparence, et vient à se révéler tout autre qu’on ne croyait, voire toxique, le mangeur a le sentiment que sa confiance a été trahie. Sur ce point encore, la crise de l’ESB est exemplaire, en ce qu’elle a fait découvrir que des animaux que l’on tenait pour d’honnêtes herbivores étaient nourris de farines obtenues à partir de déchets de viandes et de cadavres de leurs congénères. Vive émotion devant ce qui a aussitôt été compris comme une dénaturation des animaux (transformés en « carnivores ») et comme une transgression inadmissible (« cannibalisme »). Car, en vertu de la transitivité des qualités résumée par la formule « On est ce qu’on mange », les humains consommant de tels animaux transgressaient l’interdit tacite portant sur les carnivores (Vialles 1988, 1998), et devenaient eux-mêmes quasi « cannibales » : indignation morale. De surcroît, ces transgressions impliquaient la consommation indirecte de déchets et de cadavres : dégoût. Lorsqu’enfin il apparut que la viande de ces animaux malades pouvait transmettre à l’homme une variante de leur maladie, on s’inquiéta d’autant plus des effets des consommations passées que l’incubation est particulièrement longue : dans combien d’années serait-on assuré d’avoir échappé au poison ? Et l’on se scandalisa : la modification du procédé de fabrication des farines animales, qui est à l’origine de toute l’affaire, n’aurait-elle pas dû être accompagnée de tests avant leur mise sur le marché ? Même en l’absence de fraude au sens juridique, le mangeur eut le sentiment d’une fraude morale 9 à son égard, dès qu’il découvrit que son rumsteack et son pot-au-feu avaient été transformés sans qu’il en soit averti, en un sens qu’il n’approuvait pas, à des fins qu’il ne partageait pas, et avec des conséquences qui le menaçaient.

Peur ou méfiance ?

22Ce n’est donc pas une peur irraisonnée qui conduit à éviter les aliments concernés par les alertes sanitaires, mais une méfiance qui n’est pas sans fondements ; le choix inverse suppose que d’autres considérations (au premier rang desquelles la gourmandise) viennent motiver la prise de risque. Mais le choix de l’une ou l’autre option n’est possible que si chacun dispose des connaissances nécessaires pour prendre sa décision, pour choisir de prendre ou non des risques, « en toute connaissance de cause ». C’est sans aucun hasard que la demande d’informations sur les produits alimentaires est devenue plus insistante depuis cette crise, et que les professionnels ont admis qu’il était de leur intérêt de la satisfaire pour échapper au soupçon chronique d’altérations inacceptables, voire dangereuses pour certains consommateurs, sinon pour tous. De façon générale, la production
et la transformation industrielles ont substitué un circuit long impersonnel au « traditionnel circuit court [qui] comportait des éléments de confiance interpersonnelle » (Apfelbaum 1998 : 9), en même temps qu’elles ont introduit dans la composition ou les propriétés des aliments des modifications peu ou pas du tout visibles, dont il est quelquefois indispensable, et toujours souhaitable, d’être informé. En effet, aucun critère de qualité, pas même l’innocuité, n’a une valeur universelle : un aliment en lui-même inoffensif peut être temporairement ou constamment exclu par tel état de santé, tel choix éthique, ou telle appartenance religieuse. Une allergie au gluten ou à l’arachide doit faire exclure quantité de produits où leur présence n’est pas évidente, et l’hypothétique transfert d’un gène d’origine porcine dans une plante « devrait être porté à la connaissance des consommateurs, afin que ne soient pas transgressées à leur insu leurs règles de vie ni leurs convictions religieuses » (Paillotin & Rousset 1999 : 13). Dans tous les cas, le mangeur exclut les aliments sur lesquels, à tort ou à raison, il a quelque doute, auxquels il ne se fie pas et ne confie pas sa vie, sa santé, et son humanité même telle qu’il la conçoit. Attitude que l’on peut, par commodité ou par goût du sensationnel, appeler « peur », et qualifier d’» irrationnelle » afin de la disqualifier, mais qui à l’analyse apparaît plutôt comme une méfiance raisonnable, de la prudence raisonnée. De quelque nom qu’on veuille l’appeler, méfiance ou peur, c’est le doute et le soupçon dans un aliment d’un « vice caché » – une sorte de poison – qui le fait éviter.

23On doit à M. Ferrières, en 2002, la première grande étude historique des peurs alimentaires en Occident, du Moyen Age à l’aube du xxe siècle. Confirmant la permanence d’une peur alimentaire – « peur de la pénurie » en tout premier rang, et peur « de l’aliment insane » –, elle repère une permanence dans l’exigence de « savoir ce qu’on mange », qui ne peut être idéalement (sinon réellement) satisfaite que dans l’autoconsommation qui « rassure », de sorte que « plus le circuit est court, plus le consommateur est tranquille ». Sur ce fond premier se diversifient, dans des contextes économiques et sociaux différents, des peurs différentes, ou du moins des réactions différentes aux dangers alimentaires. Le xxe siècle s’ouvre, aux Etats-Unis, sur un énorme scandale alimentaire : « les empoisonneurs de Chicago » (Ferrières 2002, ch. xvi). Il est déclenché par la publication d’un roman, La Jungle, où le journaliste Upton Sinclair décrit le fonctionnement des abattoirs de Chicago et les effrayantes conditions de travail des ouvriers dans ces établissements. C’est sur ce dernier point que Sinclair souhaitait attirer l’attention. Mais le public n’a massivement retenu que ce qu’il découvrait ainsi de la qualité sanitaire catastrophique et de la composition ahurissante des viandes, conserves et charcuteries qui sortaient de ces usines – tant il est vrai que le souci de son alimentation est indépendant de tout choix politique ou humanitaire, et importe à chacun au premier chef. Le compréhensible effroi éprouvé devant ces révélations a obligé les pouvoirs publics à réglementer peu à peu la filière alimentaire, si bien que les crises alimentaires ultérieures n’ont pas eu jusqu’ici la même ampleur. Néanmoins, « les controverses alimentaires de l’Amérique progressiste ne sont pas si éloignées de nos discussions sur l’ESB ou les OGM (Organisme génétiquement modifié). Visibilité médiatique, mobilisation des consommateurs, intervention de l’État et des experts scientifiques en sont l’horizon commun, témoignant ainsi des continuités du siècle des biotechnologies » (Gaudillière 2001). Objet de controverses, les peurs alimentaires du xxe siècle ont en commun avec cette première grande alerte d’être directement liées à la production alimentaire industrielle, avec ce qu’elle comporte d’opacité quant à ses modalités et d’allongement des circuits depuis la production jusqu’à la consommation ; avec, en conséquence, ce qu’elle implique d’ignorance des consommateurs, et par suite de possibilité de suspecter autant que de nécessité de faire confiance. Ayant au jour le jour à entretenir son corps de diverses nourritures, à décider de ce qui entrera dans ce corps ouvert et deviendra sa substance même, le mangeur contemporain, qui n’a ordinairement d’autre possibilité que de se fier aux apparences et aux images anciennes de ses nourritures, ne peut que se détourner de tout aliment à ses yeux suspect. Cet évitement peut être lourd de conséquences économiques et politiques ; il importe donc de le rassurer ; mais pour y parvenir, il faut s’adresser à lui tel qu’il est, et non à un hypothétique consommateur abstrait. Or le mangeur réel ne mange que s’il n’a pas de motifs de craintes : qui a peur ne mange pas, et qui mange n’a pas peur. La peur exclut de manger. Ce qui a contrario donne toute sa signification de confiance à la nourriture et à la boisson offertes et acceptées sans craintes.

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Notes

1 L’eau (qui peut causer certaines des maladies énumérées ici) est bien un aliment, au même titre que le lait et d’autres boissons qui contribuent à la nourriture du corps.

2 Sur l’» observation flottante », voir Pétonnet (1982).

3 Cf. Petit Robert, éd. 2003 « peur » : « (sens fort) phénomène psychologique à caractère affectif marqué, qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou imaginé, d’une menace. […] (sens faible) appréhension ; souci, désir d’éviter une chose considérée comme désagréable. »

4 On serait ainsi fondé à distinguer entre « aliment » et « nourriture » : est aliment ce qui présente les qualités générales de comestibilité, est nourriture l’aliment adapté au mangeur effectif. La force de l’usage courant invite cependant, par commodité, à se limiter à la distinction entre qualité et valeur.

5 Ce n’est pas du tout en manière de révérence rituelle que l’on rappellera ici le propos de C. Lévi-Strauss : « Répondant aux exigences du corps, et déterminée dans chacun de ses modes par la manière particulière dont, ici et là, l’homme s’insère dans l’univers, placée entre la nature et la culture, la cuisine assure plutôt leur nécessaire articulation. Elle relève des deux domaines, et reflète cette dualité dans chacune de ses manifestations » (Lévi-Strauss 1968 : 405). Ces lignes et quelques autres sont devenues une banalité mille fois ressassée parce qu’on y a reconnu une vérité d’évidence. Mais elle est de ces évidences que l’on ne voit qu’après coup, après que d’autres les ont formulées. Variante de ce que Baudelaire appelait « créer un poncif »…

6 Depuis quelques années est apparu ce que les professionnels appellent un « marché » nouveau : celui des « alicaments », néologisme peu séduisant pour signifier qu’il s’agit d’aliments dotés de vertus thérapeutiques, préventives sinon curatives. Où l’on peut voir, comme dans la diététique, un avatar des thérapies d’inspiration hippocratique et galénique, qui faisaient du régime – de la diète au sens propre de « genre de vie », qui ne se bornait pas à l’alimentation, et que nous appellerions plutôt une « hygiène de vie » – un usage médical. Mais que l’aliment ait d’heureux effets sur la santé et puisse même (contribuer à) la rétablir n’implique pas que la réciproque soit vraie, c’est-à-dire que le médicament soit un aliment.

7 « Sain, loyal et marchand » : c’était depuis la loi de 1905 sur les fraudes et falsifications alimentaires la formulation légale des critères auxquels devaient satisfaire les produits comestibles. Elle a été remplacée en 1993 par la législation européenne (Stanziani 2004 : 155-171)

8 Sauf évidemment lorsqu’il est absorbé délibérément, auquel cas il n’a plus rien d’un aliment, et pourrait au contraire figurer l’anti-aliment par excellence.

9 En son sens premier, « frauder », dit Littré, c’est « tromper, décevoir ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Noélie Vialles, « La peur au ventre ? »Terrain, 43 | 2004, 107-122.

Référence électronique

Noélie Vialles, « La peur au ventre ? »Terrain [En ligne], 43 | 2004, mis en ligne le 05 septembre 2008, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1852 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1852

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Auteur

Noélie Vialles

Laboratoire d’Anthropologie Sociale - noelie.vialles@college-de-france.fr

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