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2019

Un GI pueblo

Quand un anthropologue fait le portrait de son informateur
John Adair
Traduction de Camille Joseph

Résumés

Le texte traduit ici pour la première fois en français est paru dans un recueil de 1960 édité par Joseph Casagrande, In the Company of Man. Vingt anthropologues, parmi lesquels Raymond Firth, Robert Lowie ou encore Margaret Mead, étaient invités à faire le portrait de leur informateur, figure à la fois banale et mystérieuse du travail ethnographique. Ici, l’anthropologue américain John Adair raconte son arrivée dans un village pueblo et sa rencontre avec Marcus Tafoya, vétéran de l’armée américaine. Le retour sur son expérience de l’armée fournit à Tafoya l’occasion d’évoquer un espace de liberté nouveau et de se faire à son tour anthropologue. Mais la confiance et l’amitié entre les deux hommes s’arrêtent aux frontières du village, où le silence et le secret reprennent leurs droits.

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Texte intégral

Introduction

Fig. 1. Couverture de Joseph Casagrande (éd.), In the Company of Man. Twenty Portraits of Anthropological Informant, New York, Harper, 1960.

Fig. 1. Couverture de Joseph Casagrande (éd.), In the Company of Man. Twenty Portraits of Anthropological Informant, New York, Harper, 1960.

Droits réservés

  • 1 La traductrice remercie les évaluateurs pour leur relecture attentive et leurs corrections précieu (...)

1Le texte de l’anthropologue américain John Adair (1913-1997) traduit ici fut publié aux États-Unis en 1960 dans un recueil édité par Joseph Casagrande, In the Company of Man. Twenty Portraits by Anthropologists1. Des anthropologues américains et britanniques y présentent leur informateur privilégié, sa position sociale, sa vie quotidienne, mais aussi les circonstances de leur rencontre. Dans sa préface, Casagrande évoque une « galerie virtuelle » (1960 : xiii) reflétant l’infinie diversité humaine, depuis Pa Fenuatara – l’aristocrate polynésien de Raymond Firth – à Jim Carpenter – l’interprète crow de Robert Lowie – en passant par Phebe Parkinson – fille d’un marin américain et d’une mère samoane qui confia sa biographie à Margaret Mead. Le résultat du projet, constate Casagrande, n’est pas un « portrait composite » de l’informateur comme individu typique de l’expérience anthropologique. Il s’agit au contraire de faire émerger des individualités partageant une même expérience de l’acculturation et de reconnaître, sous « l’habit de la culture », des « personnalités » bien distinctes. Les anthropologues nous livrent ici, selon Casagrande, leur rencontre avec une personne suscitant chez eux des sentiments et pas la description de « prototypes ethniques » (ibid. : xi). Ce projet aux accents immanquablement humanistes déploie ainsi une vision du travail de terrain comme rencontre humaine. À ce titre, l’ouvrage s’inscrit dans un moment particulier de l’histoire de l’anthropologie, qui annonce notamment les réflexions des décennies suivantes sur l’autorité ethnographique et la réhabilitation de l’informateur et de sa participation à l’écriture ethnographique. Cette dimension universaliste rappelle en outre par son format, mais aussi par son titre, un projet contemporain, The Family of Man, ensemble de plus de 500 photographies réunies par Edward Steichen et présentées pour la première fois en 1955 au Musée d’art moderne de New York.

2Dans un compte rendu de l’ouvrage paru dans L’Homme en 1961, Claude Lévi-Strauss regrettait pourtant le caractère disparate de l’ensemble et l’impression « journalistique et moralisatrice » (1961 : 142-143) laissée par des textes somme toute répétitifs, en dépit de l’« originalité » qu’il concédait au projet. Dans leurs portraits, les anthropologues déployaient invariablement la même palette de « bons sentiments » :

« Quels que soient la région où ils ont travaillé et les caractères particuliers de la population dont ils ont fait l’étude, tous les ethnologues ressentent, vis-à-vis de leurs informateurs, des sentiments qui sont d’un ordre assez banal : affection, reconnaissance, etc. […]. » (ibid. : 143)

3Mais Lévi-Strauss reconnaissait malgré tout deux utilités principales à l’ouvrage. La première était précisément de fournir des détails souvent absents des monographies rédigées et publiées de retour du terrain. Il distinguait d’ailleurs à ce titre le chapitre rédigé par John Adair, à côté de ceux de Margaret Mead et de William Edward Hanley Stanner. Adair avait selon lui le mérite de raconter « l’expérience contrastée d’un Indien Hopi [sic] mobilisé pendant la dernière guerre et qui, après avoir connu quelques libres années dans cette société masculine, à lui révélée par l’armée, se trouve lentement et implacablement réabsorbé dans la vie pointilleuse, méfiante et bigote, du pueblo… » (ibid.). La seconde utilité du livre était de permettre aux jeunes ethnologues de se faire une idée du type de difficultés qu’ils étaient susceptibles de rencontrer sur le terrain, ces « conditions de travail bien étranges » qui participent du métier. On trouve dans les premières pages de Tristes tropiques un passage faisant tout particulièrement écho à cette ingratitude du terrain et parfois même à celle de l’informateur, loin de toute image idéalisée :

« L’aventure n’a pas de place dans la profession d’ethnographe ; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin ; des heures oisives pendant que l’informateur se dérobe ; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie ; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire. » (Lévi-Strauss 1955 : 9)

  • 2 En 1966, il réalisa avec Sol Worth une expérience cinématographique chez les Navajos en leur confi (...)

4Le texte que consacre Adair à sa rencontre avec Marcus Tafoya participe de cette même démystification du travail de terrain, dont le ton dépassionné de l’anthropologue rend bien compte. Mais pour lui, l’expérience du service militaire et de la guerre n’est pas le point de comparaison à l’aune duquel mesurer la pénibilité du travail ethnographique. C’est au contraire le cœur de la rencontre avec Tafoya, vétéran comme lui. Plus que l’image condensée d’une culture, le texte d’Adair décrit la manière dont un individu affronte les difficultés concrètes qui sont celles du retour à sa culture d’origine. En faisant la part belle aux dialogues et aux longs récits à la première personne, l’auteur adopte ici la méthode qu’il privilégiera quelques années plus tard, en confiant à des Navajos une caméra pour se filmer eux-mêmes2.

  • 3 Les travaux d’Adair s’inscrivent dans un projet de recherche collectif de l’université du Nouveau- (...)

5Avant de réaliser des travaux importants dans le domaine de l’anthropologie visuelle, John Adair est étudiant à l’université du Nouveau-Mexique. Mobilisé en 1942, il ne reprend ses études qu’en 1945. Sa thèse, soutenue en 1948 mais jamais publiée, portait sur les conditions de retour des vétérans au pueblo, dont l’expérience d’un « autre monde » ne produisait en réalité sur leur société d’origine qu’un impact très faible3. Adair écrit à ce sujet une série d’articles avec Evon Vogt, spécialiste des Navajos, peuple au sein duquel les choses semblent se passer très différemment. Les vétérans, qui représentent des forces potentielles de changement (cultural innovators), sont acceptés en tant que tels chez les Navajos alors qu’ils font l’objet d’un rejet sévère chez les Zuñi. Adair évoque même la « résistance » des Zuñi à cette puissance novatrice, le statut de soldat n’étant pas valorisé socialement comme chez les Navajos.

Fig. 2. Photo de code talker navajo, Saipan, juin 1944

Fig. 2. Photo de code talker navajo, Saipan, juin 1944

Source : Wikicommons

6L’ancien GI dont Adair nous fait entendre la voix décrit ainsi l’impossible circulation entre deux mondes opposés, l’armée américaine et le pueblo, où règnent cancans et sorciers jaloux. La photographie ouvrant le chapitre qui lui est consacré montre Tafoya en blue-jean et chemise militaire, entouré de ses moutons. Il est saisi en mouvement, le regard vers l’appareil photographique, la moitié de son visage disparaissant dans l’ombre de son chapeau. À l’arrière-plan, le plateau semi-désertique évoque l’espace de liberté où le vétéran peut se laisser aller à parler. C’est dans ces montagnes que Adair et Tafoya remontent le temps jusqu’à l’époque quasi bénie de l’armée, moment de suspension de la surveillance constante qui règne au village. Les pâturages semblent offrir aux deux hommes une parenthèse, un espace de sociabilité masculine où déployer leur amitié au-delà du simple contrat de travail, avant que la société du pueblo n’impose de nouveau le silence et que l’informateur ne détourne définitivement le regard.

Fig. 3. Portrait de Marcus Tafoya, l’informateur de John Adair

Fig. 3. Portrait de Marcus Tafoya, l’informateur de John Adair

Source : extrait de Joseph Casagrande (éd.), In the Company of Man. Twenty Portraits of Anthropological Informant, New York, Harper, 1960

Texte

Fig. 4. Carte du territoire Zuni

Fig. 4. Carte du territoire Zuni

Les Zuñi occupent la vallée de la rivière Zuñi, au sud de Gallup, à la frontière entre l'Arizona et le Nouveau-Mexique.

Source : Google Maps

  • 4 Entre février 1941 et mars 1946, 213 Zuñi furent mobilisés. Voir Adair & Vogt 1949 : 547.
  • 5 Chez les Zuñi, les prérogatives religieuses se transmettent en lignée matrilinéaire principalement (...)

7Peu de temps après mon arrivée au pueblo, on m’a dit que Marcus Tafoya ferait un bon informateur. C’était un vétéran de la Seconde Guerre mondiale4 d’environ 30 ans, marié à une femme dont la famille occupait un rôle important dans la vie religieuse de son pueblo. Elle appartenait à un clan « possédant » de nombreux offices, dont l’une des grandes prêtrises du village5.

8Fort de ces renseignements sur Marcus, j’arrivai devant la maison de sa femme, Maud Arviso. Située non loin du centre du village, c’était une imposante bâtisse en pierres creusées de mortaises, avec un toit pignon de style moderne et un porche. Aux fenêtres, des persiennes conféraient à l’endroit une atmosphère de prospérité contrastant avec les maisons voisines en terre et au toit plat.

9Une femme de 22 ans environ, que je jugeai être son épouse, me salua depuis le pas de la porte.

« Entrez, venez vous asseoir, dit-elle dans un anglais impeccable.
— Est-ce que Marcus est là ? demandai-je en m’asseyant dans un fauteuil lourd et trop rembourré.
— Non, il est parti faire des courses, mais il revient tout de suite. Qu’est-ce que vous voulez ? »

  • 6 Le metate est un mortier ; la mano désigne le pilon.

10L’audace dont elle faisait preuve face à un étranger la distinguait des autres femmes pueblo que j’avais jusqu’à présent rencontrées. Son attitude était à l’image de sa maison : il y planait un air de révolte, mais pas suffisamment fort pour effacer complètement les marques de la tradition. D’un côté de la cheminée se trouvait une radio ; de l’autre un bol de farine de maïs sacrée. Je parcourus du regard la pièce et repérai d’autres traces des traditions pueblo : un porte-bébé, un fétiche bénissant la maison accroché à une poutre du plafond, et plus loin, dans la cuisine, à côté de la gazinière en céramique, un metate et une mano6. Les traditions étaient bien présentes, mais le revêtement moderne était ici beaucoup plus visible qu’ailleurs.

11« J’ai parlé à des vétérans du village, et si j’ai bien compris, lui aussi en est un, ai-je répondu. »

12Elle me proposa du café pour me faire patienter et, pendant que je le buvais, elle s’assit et la conversation se poursuivit. D’où est-ce que je venais ? Qu’est-ce que je faisais ? Combien de temps avais-je l’intention de rester ? Avais-je obtenu l’accord du gouverneur pour travailler dans le pueblo ? Une pluie de questions s’abattit sur moi. Je restai aussi élusif que possible tout en satisfaisant sa curiosité. Et puis, tout à coup, elle demanda :

« Est-ce que vous êtes anthropologue ?
— Oui, je suis étudiant à l’université, avouai-je.
— Est-ce que vous connaissez X ? Il était au village il y a quelques années. »

13Je lui répondis par la négative, et je fis bien car elle poursuivit :

« Je n’ai jamais vu ce qu’il avait écrit, mais ça ne devait pas être bien bon. Il avait travaillé avec Y. »

14Elle évoqua ensuite un rival vivant de l’autre côté du village qui s’était rapproché d’anthropologues pour travailler avec eux.

15Je commençais à me tortiller sur ma chaise. Je me demandais si son mari allait finir par arriver. Mais à chaque fois que la conversation s’arrêtait, Maud repartait de plus belle et disait quelque chose qui retenait mon attention. Elle n’allait pas risquer de voir son mari passer à côté d’un salaire d’informateur.

16Enfin Marcus arriva, des courses à la main. Il n’était pas aussi petit et trapu que la plupart des jeunes pueblo, la finesse de ses traits lui conférait un air navajo. Il portait un blue-jean, des chaussures de travail et une chemise de GI – comme beaucoup de vétérans du pueblo.

17Je lui répétai en partie ce que j’avais déjà dit à sa femme et ajoutai :

« J’aimerais savoir comment les vétérans s’en sortent au village, quel genre de boulots ils font, et comment on fait pour se sentir chez soi après des années passées dans l’armée.
— J’ai vu que vous portiez des lunettes de soleil, dit-il. Au début, j’ai cru que vous étiez un sergent recruteur venu me faire signer pour que je rempile. »

18Nous éclatâmes tous les deux de rire. Indirectement, cela nous offrit l’occasion d’en apprendre un peu plus l’un sur l’autre. À la différence de sa femme, Marcus paraissait presque timide. Pendant qu’elle préparait le souper, chacun raconta à l’autre quand il avait fait l’armée, combien de temps, et quand il avait fini. C’est comme ça que j’appris que Marcus était revenu dix-huit mois plus tôt. Mais les membres de la famille se réunissaient pour le repas du soir et je décidai d’attendre un autre moment pour poursuivre l’entretien. Je lui demandai si je pouvais le voir le lendemain, non sans un peu d’appréhension. D’autres vétérans avaient accepté mais ne s’étaient finalement pas montrés.

19Le jour suivant, Marcus était là à l’heure prévue. Après avoir échangé encore quelques mots à propos de la guerre, je lui demandai s’il serait d’accord pour passer un test que je donnais aux vétérans. Il était trop gêné pour refuser et n’avait pas d’excuse toute prête. Il accepta donc sans enthousiasme et nous nous assîmes à une table dans une pièce reculée de la maison.

  • 7 Inventé dans les années 1930 aux États-Unis, ce test projectif utilisé dans l’étude de la personna (...)

20Il s’agissait d’un test de type projectif, le célèbre « test thématique d’aperception » (Thematic Apperception Test)7. Pendant que nous regardions les images et que je l’interrogeais sur chacune, je pouvais sentir son malaise avant même qu’il ouvre la bouche.

« Et maintenant, qu’est-ce que je suis censé dire ? Je ne suis pas sûr de savoir quoi dire pour celle-ci. »

21Je lui expliquai qu’il n’y avait pas de bonne réponse, mais ça ne le rassura pas.

« Je ne suis qu’un idiot d’Indien, je ne connais pas tous ces trucs. Vous devriez aller voir Joe Mirabal. Il vous donnera les bonnes réponses. Il est étudiant à l’université. »

22Je rangeai le test dans son dossier et, à ma grande surprise, s’ensuivit une autre salve de questions. Où est-ce que je logeais au pueblo ? Est-ce que je vivais au même endroit que la famille ? Et Maud, qui était venue de temps en temps voir comment ça se passait, en rajouta.

23Combien me prenaient-ils pour la chambre ? Pour les repas ? Me donnaient-ils assez à manger ?

« Ce sont de vrais radins, ajouta-t-elle. Lors de la dernière fête, ils avaient à peine de quoi nourrir leurs invités et pourtant, regardez tous les moutons qu’ils possèdent. »

24Après une courte pause, elle continua :

« Vous auriez d’abord dû venir ici. Nous ne vous aurions pas pris si cher. Ma sœur a une maison avec quelques chambres libres. Je suis sûre qu’elle aurait été ravie de vous les louer. »

25Je lui dis que j’aurais en effet aimé pouvoir faire comme ça. Puis je revins à Marcus et lui demandai si on pouvait se revoir. Avant de répondre, il regarda Maud et je compris à l’expression figée de son visage qu’il ne pouvait pas refuser. Je sortis de la maison pour rejoindre ma voiture, Marcus me suivait. Je lui dis que je voulais le payer pour le temps qu’il m’avait accordé.

« Vous ne me devez rien. J’ai loupé le test, dit-il. »

***

26Les choses ne se passaient pas aussi bien dans la maison où je logeais. L’attraction touristique annuelle – Les Percussions indiennes – qui se déroulait dans une des villes situées le long de l’autoroute venait de fermer. Quelques jours plus tard, j’appris qu’une rumeur courait dans le village selon laquelle j’avais écrit un article dans l’édition spéciale du journal local à propos des clowns sacrés du pueblo. L’article avait été tiré d’un dossier de la rédaction et se basait sur le récit d’un ethnologue vieux de plus de 70 ans. Ils ressortaient ce texte tous les ans et l’adaptaient à chaque nouvelle fournée de touristes.

27Plus tard, j’appris qu’un des hommes de la maison où je vivais était entré dans ma chambre pendant mon absence et avait regardé les notes que j’avais pris soin de cacher sous le matelas. (Je devenais aussi secret et suspicieux que les Indiens eux-mêmes.) C’est là qu’il avait trouvé les noms locaux des clowns cités dans un récit de vie qu’un vétéran était en train de me raconter.

28Il va sans dire que cette découverte n’a pas arrangé les relations avec mon propriétaire et ses fils vétérans. Je savais qu’ils cherchaient une excuse pour se débarrasser de moi, car ils devaient commencer à penser que j’allais apporter la honte sur leur maison. Puisque ma famille allait me rejoindre au pueblo, j’avais besoin d’un logement plus grand ; cela me fournit l’occasion du « départ » que mon propriétaire et moi attendions.

29La maison que Maud avait évoquée nous conviendrait à condition d’y faire quelques travaux. J’allai voir la sœur pour en discuter, elle se réjouit de cette perspective. Elle se mit à me parler affaires très sérieusement, tel un concierge pressentant un bon locataire. Entre autres, nous nous mîmes d’accord sur le fait que je devrais acheter tout le bois de chauffage auprès des hommes de sa famille.

30Marcus réalisa une bonne partie des travaux et je l’aidai de diverses manières. Mais c’est en le conduisant à la ville pour acheter du matériel que je lui étais le plus utile. En route, nous nous sommes mis à parler de l’armée. Nous avions tous deux fait l’Armée de l’air.

Fig. 5. Affiche de recrutement de l’armée américaine, 1939-1945

Fig. 5. Affiche de recrutement de l’armée américaine, 1939-1945

Source : https://digital.library.unt.edu/​ark:/67531/​metadc531/​?q=follow%20me

« Je me sentais libre comme un oiseau quand j’étais à l’armée, dit-il. Pour la première fois de ma vie, je pouvais faire tout ce que je voulais. Il n’y avait personne pour m’espionner, pour commérer. Ça faisait du bien.
— Est-ce que tes copains qui venaient d’autres coins ressentaient la même chose ?
— Oh non, répondit-il. Ils passaient leur temps à se plaindre. Il n’y avait rien de bon – la nourriture, les exercices, l’inspection –, tout ça, c’était nul. Mais pour moi, c’était un changement qui tombait à pic.
Juste avant de faire mon service, j’avais décidé de tout envoyer balader. Autant s’amuser un peu avant de partir. Je n’en avais rien à faire de savoir ce que les gens du village diraient après mon départ. J’allais partir longtemps. Je n’allais peut-être même pas revenir.
Alors je me suis trouvé une caisse de vin et j’ai passé deux semaines complètement saoul. Avec d’autres gars, on s’est bien amusés avec les filles. On en ramenait une presque chaque soir. C’est sûr que, quand on est partis, on a laissé derrière nous un sacré paquet de cancans. »

31Maud et Marcus ne se marièrent qu’une fois la guerre finie. Il lui avait fait la cour quelques années auparavant, mais elle avait fini par épouser un autre gars et il était allé avec une autre fille. Mais Maud était toujours intéressée par Marcus et lui écrivait quand il était au camp militaire.

« Elle avait eu mon adresse par mon petit frère, dit Marcus. On s’écrivait et les lettres sont devenues de plus en plus torrides. Un jour, son mari est allé à la poste et en a ouvert une. Ils se sont séparés en 1943.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Il buvait trop et il était fainéant, répondit Marcus. »

32Après plusieurs conversations de cet ordre, je demandai à Marcus s’il accepterait de me raconter son histoire. Je lui expliquai que je comprendrais mieux ce qu’il pensait du village et de l’armée si j’en savais plus sur sa famille, son enfance, ses années d’école, etc.

33Il eut d’abord la même réaction que quand je lui avais fait passer le test. Avant même qu’il ne réponde, je pouvais deviner qu’il n’en avait pas envie. Mais il ne voulait pas me laisser tomber. Il finit par accepter, mais seulement après que je lui eus promis que nous travaillerions chez moi et à la nuit tombée.

« Si je viens ici dans la journée, ou si les gens nous voient en train de parler chez moi, ils diront que vous écrivez pour le journal un autre article sur la religion de mon peuple, dit-il d’un rire nerveux. Ces vieux ne savent pas qu’il ne reste plus aucun secret. Tout ça, c’est déjà vendu depuis bien longtemps, ajouta-t-il. »

34J’étais d’accord avec lui et lui dis :

« Je sais, ne jetons pas de l’huile sur le feu. Il y a déjà bien assez de rumeurs qui circulent sur mon compte.
— Et moi, alors, dit-il, les gens m’appellent déjà newista.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je.
— Celui-qui-aime-les-Blancs. »

***

35Quand il a commencé à me raconter sa vie, Marcus n’était pas du tout à l’aise, et je ne pouvais jamais être bien sûr qu’il n’allait pas trouver une excuse pour tout arrêter. À chaque épisode, il demandait : « C’est le genre de choses que vous voulez que je vous raconte ? »

36La meilleure façon de le rassurer était de lui demander de m’en dire plus. Très vite, il revenait à son enfance, qu’il revivait et prenait plaisir à raconter.

37Mais la mémoire de ces premières années était plutôt factuelle, comme si cette vie-là m’était si étrangère qu’il était futile d’essayer de la partager. Il était plus facile de parler de notre expérience commune de l’armée, comme lors de nos virées en ville. Même son initiation à la danse rituelle de la tribu me fut rapportée très froidement, à la deuxième personne, comme s’il résumait ce qu’il avait lu dans une monographie ethnographique au lieu de me raconter ce qui lui était arrivé à lui. L’excitation qu’il avait dû ressentir, la tension, les danseurs dans leurs magnifiques costumes : son récit insipide n’en faisait aucune mention.

« Alors les danseurs se mettent en ligne au milieu de la plaza. Ils vous déshabillent et vous revêtent de seulement deux couvertures recouvertes de toile ; cette fois, vous êtes sur le dos de votre gardien une nouvelle fois. Ils se faufilent, passent la ligne des danseurs, chacun vous frappe quatre fois ; cette fois, on sent bien la douleur. Des garçons appellent à l’aide. Les gens rient. »

38Mais au fur et à mesure qu’il me racontait sa vie, Marcus s’impliqua plus personnellement, et cette autre personne dont il parlait finit par devenir lui-même.

39Il évoqua sa vie à l’école, ses batailles avec les autres garçons dans la cour et il me conta avec un intérêt tout particulier les aventures estivales au ranch où sa famille habitait, à plus de quinze kilomètres du pueblo.

***

Tous les ans, quand l’école était finie, je rentrais à la maison au ranch familial. C’était le même boulot tous les ans, rien de nouveau. Un jour, Robert et moi, on se baladait dans une forêt de pins, la pluie s’est mise à tomber fort, on a dû s’arrêter. On était à cheval. La foudre a manqué de nous toucher, elle est tombée sur un pin situé à environ cinq mètres plus loin. Les chevaux ont rué et se sont mis à tourner comme des toupies. On a senti l’odeur de la foudre et, parce qu’on connaissait la superstition indienne, on s’est dépêché de rentrer, sur un seul cheval, l’autre s’étant échappé quand j’avais lâché les rênes.

Mon père était dehors dans le corral et il a commencé par me demander si j’étais blessé. Il croyait que le cheval m’avait éjecté. On lui a raconté ce qui s’était passé et il ne nous a pas laissé entrer dans la maison. Il nous a dit de rester dehors. Pendant ce temps-là, il pleuvait toujours. On a dû rester dehors pendant qu’il allait dans le champ chercher ces petits insectes noirs, des punaises, je crois qu’on les appelle. Il est revenu et nous a dit de nous déshabiller, de laisser la pluie nous laver. Et puis il a dit à ma mère de faire des tortillas à moitié cuites, et la viande elle aussi à peine cuite. Il a mis les insectes entre la viande et les tortillas. Avant de manger, il nous a emmenés près du petit ruisseau, un de ceux qui sont formés par la pluie. On s’est baignés de la tête aux pieds, on est remontés à la maison et on a mangé les sandwichs aux insectes. Diable, c’était amer. Comme le chili, c’était fort. Il a ramassé des trucs, des branches amenées par l’eau, a dit des prières, il a fait des gestes en l’air et a jeté les branchages. Une fois qu’on a eu mangé, il nous a laissé entrer dans la maison.

Cet été-là, il y avait un aigle, le même aigle qui avait son nid à environ trois kilomètres de chez nous. Mon père et moi, on cherchait cet aigle. Alors un jour, on est allés voir si ses petits étaient prêts à voler. Il y en avait deux, il avait fait son nid au sommet de la falaise la plus haute. C’était à peu près quatre fois plus haut que le pin le plus grand. Avec mon lance-pierres, j’ai tiré un grand coup, mais je les ai manqués. J’ai essayé de leur faire peur pour qu’ils tombent. Il y avait un accès par le côté ouest. Mais quand on monte en haut de la mesa, on voit que cette falaise monumentale est séparée de la mesa par une crevasse qui fait à peu près quinze mètres de profondeur. Il y a longtemps, un Navajo a essayé d’escalader cette crevasse : il a seulement réussi à grimper jusqu’à mi-chemin et il est tombé en arrière. Depuis, personne n’essaie de passer.

Mon père possédait un pistolet .38 et le lendemain on l’a pris avec nous. Il a visé à environ un mètre du nid, jusqu’à ce qu’un des oisillons prenne peur et s’envole. On l’a regardé disparaître dans les pins. On l’a suivi et on l’a cherché pendant près d’une heure avant de le trouver. Il s’est envolé quand on s’est approchés, et quand il a voulu de nouveau s’envoler il a seulement fait des bonds de quatre ou cinq mètres. On a réussi à l’attraper quand il a commencé à fatiguer. On a enroulé une ficelle autour de ses pattes et on l’a rapporté à la maison. On a fabriqué une cage avec un poteau au milieu comme perchoir. Dès qu’il pleuvait beaucoup, je sortais attraper des chiens de prairie en faisant couler l’eau dans leurs trous et je les donnais à manger à l’aigle. Ou je sortais tôt le matin et tard le soir pour les lapins. Les gens se servent des plumes d’aigle pour leurs bâtons de prière. Mon père appartenait à la Société du Serpent, c’était leur patron, leur chef, il mettait beaucoup de plumes sur son bâton de prière. Donc on a bien pris soin de l’aigle.

L’école recommençait toujours trop tôt. J’avais été très occupé pendant l’été et quand l’école reprenait, je détestais revenir au pueblo. À cette époque, j’étais toujours timide à la rentrée, en particulier avec les filles. Tout le monde avait l’air bien habillé. Alors je devais faire un effort. J’avais toujours des coups de soleil, parce que je passais tout mon temps dehors durant l’été. Lors de ma huitième année à l’école, mon frère aîné Teddy est parti à l’école indienne de Santa Fe, comme ma sœur Dolores. Moi et Bill, mon frère cadet, on est les seuls à être allés à l’école du village cette année-là.

J’avais manifestement un peu la bougeotte. Je ne restais pas à la maison, surtout le soir. J’avalais vite fait un morceau parce qu’il y avait toujours des copains qui m’appelaient pour sortir. Mme Umberto, chez qui je logeais cette année-là, n’aimait pas que je traîne tard le soir, alors je faisais le mur. Les parents ne voulaient pas que les enfants sortent tard le sort, c’est pour ça que les jeunes se sifflaient pour sortir. Quand ils voulaient s’appeler, ils sifflaient, c’est tout, ou alors il y avait un endroit spécial où ils pouvaient se retrouver à une certaine heure. De nos jours, ils ont le droit de se rendre visite chez les uns ou chez les autres. Mais ce jour-là, quand je suis parti parler à ma petite amie, elle a dû trouver une bonne excuse pour sortir alors qu’il faisait nuit. Parfois les filles ont des excuses marrantes : par exemple, s’il n’y a rien à laver, elles pensent à des choses qui ont besoin d’être lavées pour pouvoir aller jeter l’eau dehors. Des mouchoirs, des bandanas ou des torchons par exemple. Juste pour avoir l’occasion de sortir jeter l’eau et retrouver leur petit ami. Ou alors elles disent à leurs parents qu’elles veulent couper du bois. Parfois, si ça se passe bien, elles laissent leur petit ami couper le bois.

À cette époque, c’était difficile de rendre visite à nos amies le soir. Les jours où il faisait froid, l’hiver, les garçons mettaient toujours leur couverture, qui est souvent noire pour ne pas être vu la nuit, j’imagine. C’est toujours un style en vogue chez nous. Ils mettent aussi un joli bandana autour de la tête.

***

Fig. 6. Exemple d’architecture pueblo, 2016

Fig. 6. Exemple d’architecture pueblo, 2016

Source : Pixabay, 2019, image libre de droits

40Après trois ou quatre sessions chez nous, Marcus annonça qu’il devait interrompre son récit parce que c’était son tour d’aller garder les moutons du troupeau familial. Je lui demandai si nous pourrions continuer son histoire là-bas.

« Ça serait bien. Je m’ennuie ferme à garder ces foutus moutons. Je suis le mouvement comme si moi aussi j’étais un mouton. Je déteste ça. Mais je suis sûr que toi non plus, tu n’aimerais pas ça. Tu es habitué à la ville. C’est rude là-bas, c’est comme au campement. »

41J’arrivai quelques jours plus tard, installai mon matelas au pied d’un buisson de sauge et me mis en marche à travers les pâturages vallonnés qui s’étiraient de chaque côté jusqu’à l’horizon. Quelques pins à pignons éparpillés ici et là donnaient l’impression d’un espace encore plus grand. Loin au sud, j’aperçus Marcus derrière les moutons qui se dirigeaient vers le réservoir d’eau signalé par un moulin se détachant sur le ciel.

42Je m’approchai, saluai Marcus et l’aidai à préparer des sandwichs que nous mangeâmes sous un genévrier, près du ranch.

« Je suis sacrément content de te voir, John. On se sent vraiment seul ici, c’est pire que tous les tours de garde que j’ai pu faire.
— Oui, dis-je, ça fait du bien de quitter le village et de partir pour les grands espaces. Je pense que je suis en train de devenir comme vous. J’imagine que, derrière mon dos, les cancans n’arrêtent pas.
— Si c’est vraiment ce que tu penses, alors c’est un signe qui ne trompe pas, répondit Marcus.
— Mais il n’y a pas que ça, dis-je, c’est bien pire : depuis qu’on a entendu toutes ces histoires de sorciers que tu nous as racontées chez toi, ma femme ne se sent pas bien. Elle dit qu’elle a entendu quelqu’un rôder dans la pièce vide d’à côté. En fait, elle ne voulait pas rester seule à la maison avec les enfants pendant que je suis ici. (Tout ça était très sincère.)
— Ma femme, c’est pareil. Elle a une peur bleue des sorciers. Elle refuse de rester seule à la maison quand je ne suis pas là. Elle prend les enfants et va chez des parents. On est tous comme ça. On est toujours sur nos gardes avec les gens jaloux. Rien que l’autre jour, ma femme était au comptoir d’échange et a entendu une autre se vanter de la bonne série d’agneaux bien gras que sa famille avait eus cette année. Ma femme m’a raconté que ça l’avait fait trembler de l’entendre parler comme ça, parce que derrière elle se tenait l’un des plus grands sorciers de tout le village. »

43Comme nous nous levions et reprenions notre marche à la suite des moutons, nous continuâmes de parler des sorciers.

« Voilà autre chose que j’aimais bien à l’armée. Il n’y avait pas de sorciers là-bas. Ça faisait du bien d’être loin de tous ces tracas. Mais tout ça a refait surface dès mon retour.
— Est-ce qu’il existe des moyens de se débarrasser de ces sorciers ? demandai-je.
— Non, c’est le problème, répondit Marcus. Dans l’ancien temps, on y arrivait. On les attachait par le coude aux poutres du plafond jusqu’à ce qu’ils avouent ou qu’ils meurent. En tout cas, c’est ce que m’ont raconté mes parents.
— Et aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, le gouvernement ne nous laisse plus faire ça, et donc les sorciers n’arrêtent pas de se multiplier.
— Qu’est-ce que vous faites pour essayer de les oublier ?
— Hé bien, quitter le village, ça aide. Mais même ici, on n’est pas complètement à l’abri. Les sorciers s’en prennent aussi aux moutons. Le mois dernier, on a fait venir un homme-médecine pour sucer un truc et le faire sortir d’un des moutons. Ça avait été mis là par un de ces individus. On pense savoir qui a fait le coup. »

44Les moutons étaient maintenant tous entassés, paissant là où l’herbe était haute et grasse.

« Je vois que tu as apporté avec toi un paquet de feuilles. On ferait bien de se remettre à mon histoire, ou on ne finira jamais, dit Marcus. Où en étions-nous ? Oh, je me rappelle. Je venais d’arriver en Angleterre avec les troupes.
Autre chose que j’ai trouvé drôle, c’est tous ces Anglais sur des bicyclettes ; et aussi la première fois que j’ai vu ce village avec toutes ces cheminées sur les maisons, toutes les mêmes, alignées. Ce village s’appelait Little Stockton, à une vingtaine de kilomètres de Bedford. Et aussi, le sergent nous a donné à chacun une bicyclette anglaise. On allait sur les routes de campagne. Ça m’a surpris, car toutes les routes étaient pavées, ce n’était pas des routes de terre. Tous ces travailleurs anglais, ils m’ont épaté. Là-bas, tous les matins à 10 heures, c’est l’heure du thé servi dans des cruches anciennes. Ils s’installent sur le ciment et prennent le thé. Il y a un autre thé à 14 heures. Les ouvriers portent des habits noirs et des pantalons serrés. Ils ont l’air drôle. Et puis il y a ces petites autos, qui ne sont pas aérodynamiques. Et ils nous ont dit que seuls les riches pouvaient s’en payer une. »

45Comme Marcus continuait son histoire, il était de plus en plus absorbé dans son récit. Je repensais aux débuts hésitants, quelques semaines seulement auparavant. Désormais, c’est lui qui me pressait. Chaque fois que nous étions interrompus par des moutons qui s’écartaient du troupeau, il nous ramenait à notre sujet par la même phrase : « Reprenons notre histoire. » Ces interruptions semblaient lui être presque pénibles, comme s’il voulait rester un peu plus en Angleterre.

  • 8 Dans la version originale, on peut lire : « What time are you going to get knocked up ? » Le verbe (...)

« Et puis j’allais à Winchester pour voir une fille, elle avait 15 ans. Je l’avais rencontrée à un carnaval à Bedford, elle et ses parents avaient fait tout le chemin. Ils appellent ça une foire, c’est une sorte de carnaval. J’étais là, debout, à regarder le manège. Elle avait un peu la tête qui tournait. Je lui ai proposé de faire un autre tour. Elle a dit qu’elle avait le droit d’aller sur un manège seulement si sa mère et sa grand-mère étaient là. Ils étaient sur le point de rentrer chez eux. Elle m’a donné son adresse et a pris la mienne. C’est elle qui m’a écrit la première, une première lettre, j’imagine que c’est ce qu’on pourrait appeler une lettre de présentation – où elle vivait et tout ça. Dans la suivante, elle me disait de la retrouver à la gare de Winchester. J’avais une permission de deux jours et, quand je suis arrivé là-bas, il y avait plein de gens qui attendaient. Je ne l’ai pas reconnue avant qu’elle s’avance vers moi. On est sortis de la gare et on a été en ville, on a fait quelques pas. D’abord j’ai pensé qu’on devait aller manger quelque chose, des fish and chips, leur plat principal, et des choux de Bruxelles. Ces feuilles croquantes, ça ne m’a pas plu.
Et puis on est allés voir un spectacle, un film sur la 8e Air Force. Elle savait que j’étais dans l’Armée de l’air et j’imagine qu’elle devait être assez fière de moi. Quand nous sommes sortis, il commençait à faire nuit. Je lui ai demandé si elle avait le droit d’aller dans un pub. Elle a dit qu’elle était trop jeune, mais on est allés à l’extérieur de la ville où on l’a laissée entrer. On a bu de l’ale et de la bière légère, ça l’a rendue pompette. Moi aussi. J’ai bu deux fois plus qu’elle. Puis j’ai dit : “Il vaut mieux que je rentre.” Elle a suggéré que je la ramène avec le train de 22 heures jusqu’à son village à huit kilomètres de là. Il n’y avait que trois wagons derrière la locomotive, ça a pris une demi-heure pour ces malheureux huit kilomètres. On avait le wagon pour nous tout seuls. Au début j’étais très gêné. Je ne l’ai pas embrassée cette fois-là, mais plus tard, à la gare. Elle a proposé que je passe la nuit chez Mme Hicks. Elle a dit qu’elle pouvait facilement me loger. La maison de Mme Hicks ressemblait à n’importe quelle ferme, avec un toit de chaume, une vieille ferme. Les murs étaient verts de mousse. Il y avait de vieux meubles anglais, une cheminée. Le lit grinçait. Elle m’a donné du thé avant que je me couche. Le matin, tôt, elle m’a apporté le petit-déjeuner au lit. Ça me faisait bizarre, je me sentais bizarre. Je me sentais mal ce matin-là avec ma gueule de bois, et la voilà qui m’amène le petit-déjeuner sur un grand plateau. Mais j’ai bien aimé les œufs frais qu’elle avait apportés. Le soir, elle m’avait dit : “À quelle heure est-ce que tu veux que je sonne du clairon8 ?” “Quoi ?”, j’ai fait. Je ne connaissais pas cette expression.
— Est-ce que cette fille ou celles avec lesquelles tu es sorti en Angleterre savait que tu étais un Indien d’Amérique ? demandai-je.
— Je leur disais que j’étais Indien, mais elles ne me croyaient pas.
— Pourquoi ?
— Elles disaient que j’étais trop pâle pour être un Indien. Vous savez qu’il y a des nègres là-bas en Angleterre. Ils sont arrivés avant nous et ont dit à toutes ces filles que c’étaient eux, les Indiens. »

46Depuis un moment déjà, nous étions en train de ramener les moutons vers l’enclos. Comme Marcus les conduisait et les mettait à l’abri pour la nuit, je m’assis et jetai un œil sur ce que j’avais écrit. C’était une expérience étrange. Marcus, l’Indien, était un informateur enthousiaste quand il s’agissait d’un autre mode de vie que le sien. L’écouter raconter ses expériences anglaises, c’était comme écouter un anthropologue fraîchement revenu de son terrain. Tout ce qui était lointain s’animait de manière captivante. Les choses plus proches restaient pour l’instant à l’écart.

47Marcus racontait son histoire avec une telle délectation que je croyais qu’il n’allait jamais finir. Il ajoutait toujours autre chose ; il racontait le moindre détail de la vie dans les baraquements et faisait le récit quotidien de chaque permission.

48Il me raconta un vol en avion au-dessus de l’Europe après la fin des combats :

« On est passés par Aix-la-Chapelle aussi, c’était à flanc de colline, en lisière de forêt, en miettes, des squelettes de bâtiments, il n’y avait pas âme qui vive, rien que des grandes routes à travers la ville. Diable, cet endroit était truffé de cratères de bombes, des tranchées le long des collines. Je n’avais pas le mal de l’air, mais j’avais la gueule de bois ce jour-là et j’avais sommeil. Une fois passé Aix-la-Chapelle, je me suis endormi. Un copain m’a réveillé. Il a dit qu’on arrivait à Cologne. On a passé le Rhin, l’eau était très boueuse. J’avais déjà vu des images de cette ville, c’était comme voir les actualités, toutes ces ruines, d’un côté la cathédrale, qui n’avait pas une égratignure, et des rails avec pleins de cratères autour. Sans doute que les gens brûlaient tout ce qui s’était effondré. Le pont, on le voyait bien, était coupé en deux. Puis on est allés jusqu’à Coblence avec le pont dans l’eau. Puis, de Cologne, on a longé de nouveau le Rhin. Il y avait d’autres villes, j’ai oublié les noms. Je me sentais mal et je me suis assoupi pendant une demi-heure.
Puis on a survolé Francfort. C’est une grande ville, avec plein d’usines. On nous a raconté ce que les villes fabriquaient, pourquoi elles avaient été bombardées. De là on est allés à Münster où on fabriquait des avions, et il y avait une usine d’obus là-bas. C’est là qu’on a fait demi tour et qu’on est revenus vers le Rhin. Oh oui, on suivait la grande route d’Hitler. On voyait les Alpes au loin, c’était un jour sans nuage. À un moment, on est passés au-dessus de trois ou quatre terrains d’aviation allemands. On a vu beaucoup de carcasses d’avions et des B-17 en morceaux, écrasés. Toutes les pistes étaient truffées de cratères. On a survolé, comment s’appelle ce camp de concentration très connu ? On pouvait voir de longues bâtisses grises entourées de barbelés, grouillantes de gens. Puis on est revenus à Aix-la-Chapelle et on est rentrés. On est rentrés vers 18 h 30. Ça faisait un long voyage. »

49Désormais, on se parlait comme entre amis et il me raconta sa vie en Angleterre comme il l’aurait fait avec un copain de caserne et non à un anthropologue muni d’un test projectif. Il a conclu l’histoire de son passage par l’armée avec le récit de son voyage de retour aux États-Unis et jusqu’au Sud-Ouest en traversant le pays.

  • 9 Le rite de purification destiné aux soldats de retour faisait vraisemblablement partie des anciens (...)

« Le lendemain après-midi, j’ai pris un bus pour Z. C’était comme un petit village, tous ces Indiens partout, c’était un peu étrange. J’ai oublié ce que je ressentais. Je me cachais des gens du village. Je me planquais dans les magasins.
— Pourquoi ? demandai-je.
— À cause des rumeurs, répondit-il.
— Quel genre de rumeurs ?
— Je ne sais pas, je ne voulais pas qu’ils sachent que je venais de rentrer. Il y avait la Croix-Rouge dans la Première rue où j’avais laissé mon sac. Il y avait plein de GI mexicains dans le coin. Et donc je me suis dit que j’allais remonter la rue, et voilà Jim S., le premier que je croise. Tout de suite il a voulu m’embarquer. Il m’a dit que Robert et Mère étaient en ville.
Robert se moquait de la vieille superstition et, quand je l’ai vu, il s’est tout simplement avancé vers moi et m’a salué. Mais quand j’ai vu ma mère, elle a juste dit : “Mon fils, je suis contente de te voir après tout ce temps que tu as passé loin de la maison, mais selon la superstition je ne suis pas censée te toucher avant que tu fasses la cérémonie du retour des guerriers. Tu n’as pas fait de rite à ton départ9, tu ferais bien de faire celui-là maintenant. Beaucoup de vétérans sont rentrés et l’ont fait.” J’ai trouvé ça un peu amusant. Je n’avais jamais encore entendu parler de cette cérémonie. On est allés au village et un homme est venu jusqu’au pont et a dit des prières. Après ça, elle a pu m’embrasser. »

50Marcus n’avait participé qu’à quelques-uns des rites collectifs de fertilité qui jouent un rôle si important dans la vie religieuse du pueblo. Je l’avais noté pendant qu’il me racontait son histoire, mais je ne lui avais pas directement posé de questions à ce sujet avant ce moment.

« Est-ce que tu crois que les danseurs apportent la pluie ? lui demandai-je.
— Non, je crois que c’est juste une danse, que personne n’a le pouvoir de faire la pluie. La météo, c’est la météo. Ce n’est pas un truc fait par l’homme. »

51Et plus tard, il ajouta : « Je ne suis pas quelqu’un de très croyant. »

52Ce soir-là, au ranch, nous bûmes du rhum et, au fur et à mesure, tous les soucis du pueblo s’évaporèrent. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point j’étais angoissé par le fait de vivre constamment sous surveillance.

53À mesure que nous parlions et buvions davantage, je comprenais mieux Marcus. Je sentis que je n’avais jamais été aussi proche d’un Indien. Il me révéla ses croyances les plus intimes sur la sorcellerie et les pouvoirs des hommes-médecine pendant que nous étions assis près du feu à discuter.

54Cette nuit-là, alors que je me glissais dans mon sac de couchage, j’eus le sentiment exaltant d’avoir un regard nouveau et profond sur l’esprit et le cœur de Marcus et, à travers lui, sur la vie dans le pueblo. Quand je me réveillai le lendemain matin, tout était perdu. Je me souvenais très peu de ce dont nous avions parlé. Mais je me rappelais que la nuit d’avant, je m’étais dit : « Écris tout ça. Garde trace de ce que Marcus te raconte. » Tout groggy dans la lumière éblouissante du petit matin, je m’assis, sortis mes feuilles et commençai à écrire. Mais il n’y avait plus rien à écrire. Tout avait disparu, sauf le souvenir de l’excitation intense que j’avais ressentie. Même cela était devenu flou. J’avais pour seule consolation l’espoir que Marcus, lui aussi, aurait tout oublié et ne regretterait pas son absence de retenue.

55Je quittai les pâturages le lendemain et revins au pueblo. Ce n’était pas la dernière fois que je devais voir Marcus. Nous avons passé une nouvelle fois en revue toute son histoire et je l’interrogeai en détails sur tout ce qu’il m’avait raconté. Mais la camaraderie facile du campement avait disparu. Comme nous reprenions le travail à la maison, les mêmes tensions resurgirent chez moi et, j’en suis certain, chez lui aussi.

56Nous avions retrouvé cette atmosphère d’anxiété qui règne dans le pueblo et affecte tous ceux qui s’en approchent. Se diffusant par de multiples biais – les cancans, les messes basses, la suspicion, l’envie, le secret et un système de surveillance discrète –, cette caractéristique fondamentale de la culture pueblo représente à la fois un moyen puissant de contrôler la vie du village et un mode de défense très efficace vis-à-vis de l’extérieur. C’est grâce à cela que les Indiens ont pu préserver leur manière de vivre et protéger du regard inquisiteur des étrangers les rouages les plus intimes de leur religion, de leur médecine et de leurs cultes de fertilité.

57Quelques semaines plus tard, je me rendis au comptoir d’échanges. Comme j’attendais mon tour, je vis Marcus avec des amis de l’autre côté de la boutique. Je l’ai salué, mais il ne m’a pas répondu – son regard est passé sur moi sans un soupçon de reconnaissance. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai vraiment compris ce que c’était d’être un vétéran pueblo. Je représentais l’autre monde, celui dont ils avaient tous bien profité chacun de leur côté mais auquel, collectivement, ils devaient maintenant renoncer afin de garder le contact avec le monde qui était le leur.

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Bibliographie

ADAIR JOHN & EVON VOGT, 1949.
« Navaho and Zuni Veterans. A Study of Contrasting Modes of Culture Change », American Anthropologist no 4/49, p. 547-561.

CASAGRANDE JOSEPH B. (éd.), 1960.
In the Company of Man. Twenty Portraits by Anthropologists, New York, Harper.

LÉVI-STRAUSS CLAUDE, 1955.
Tristes tropiques, Paris, Plon.

—, 1961.
« Joseph B. Casagrande éd., In the Company of Man », L’Homme no 1-2, p. 142-143.

WYACO VIRGIL, 1998.
A Zuni Life, A Pueblo Indian in Two Worlds, Albuquerque, University of New Mexico Press.

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Notes

1 La traductrice remercie les évaluateurs pour leur relecture attentive et leurs corrections précieuses.

2 En 1966, il réalisa avec Sol Worth une expérience cinématographique chez les Navajos en leur confiant une caméra (Through Navajo Eyes. An Exploration in Film Communication and Anthropology).

3 Les travaux d’Adair s’inscrivent dans un projet de recherche collectif de l’université du Nouveau-Mexique auquel participent également John Alan Jones, Carrol Riley et Virgil Wyaco, d’origine Zuñi. Tous les trois vétérans, ils se rencontrent à l’université après la guerre, mais c’est dans les années 1990 seulement qu’ils publient la biographie de Wyaco (1998).

4 Entre février 1941 et mars 1946, 213 Zuñi furent mobilisés. Voir Adair & Vogt 1949 : 547.

5 Chez les Zuñi, les prérogatives religieuses se transmettent en lignée matrilinéaire principalement.

6 Le metate est un mortier ; la mano désigne le pilon.

7 Inventé dans les années 1930 aux États-Unis, ce test projectif utilisé dans l’étude de la personnalité consiste à montrer au sujet des images et à lui demander de raconter pour chaque planche une histoire.

8 Dans la version originale, on peut lire : « What time are you going to get knocked up ? » Le verbe knock up signifie à la fois « mettre en cloque » et « passer voir (quelqu’un) ».

9 Le rite de purification destiné aux soldats de retour faisait vraisemblablement partie des anciens rituels guerriers de la tribu. Il avait lieu à l’écart du village, près d’une rivière (Adair & Vogt 1949 : 549-550).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Couverture de Joseph Casagrande (éd.), In the Company of Man. Twenty Portraits of Anthropological Informant, New York, Harper, 1960.
Crédits Droits réservés
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18507/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 41k
Titre Fig. 2. Photo de code talker navajo, Saipan, juin 1944
Crédits Source : Wikicommons
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Fichier image/jpeg, 74k
Titre Fig. 3. Portrait de Marcus Tafoya, l’informateur de John Adair
Crédits Source : extrait de Joseph Casagrande (éd.), In the Company of Man. Twenty Portraits of Anthropological Informant, New York, Harper, 1960
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18507/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 32k
Titre Fig. 4. Carte du territoire Zuni
Légende Les Zuñi occupent la vallée de la rivière Zuñi, au sud de Gallup, à la frontière entre l'Arizona et le Nouveau-Mexique.
Crédits Source : Google Maps
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18507/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 132k
Titre Fig. 5. Affiche de recrutement de l’armée américaine, 1939-1945
Crédits Source : https://digital.library.unt.edu/​ark:/67531/​metadc531/​?q=follow%20me
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Titre Fig. 6. Exemple d’architecture pueblo, 2016
Crédits Source : Pixabay, 2019, image libre de droits
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Pour citer cet article

Référence électronique

John Adair, « Un GI pueblo »Terrain [En ligne], Portraits, mis en ligne le 20 mai 2019, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/18507 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.18507

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Traducteur

Camille Joseph

Université Paris 8

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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