Traduit de l’anglais par Claudie Voisenat
1Au cours des deux années que j’ai passées chez les Betsileos du Nord, dans le petit village d’Ambohibe, près de la ville de Fandriana, j’ai entendu bien des histoires plus ou moins tenues pour vraies. Celles des voleurs de foies, par leur récurrence, leur pouvoir de conviction, et le fait aussi qu’elles s’adressaient plus particulièrement à moi, en tant qu’Européen, m’ont toujours frappé. La rumeur la plus courante décrit en effet comment des Européens avides s’emparent des cœurs, du sang et des foies des enfants malgaches afin d’en tirer de grandes richesses. Mais les Occidentaux ne sont pas les seuls coupables désignés et de nombreuses rumeurs tiennent également les Malgaches occidentalisés pour des voleurs d’organes. En fait, les récits de ce type existent à Madagascar depuis plus d’un siècle. D’autres, très semblables, ont été rapportés en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie et font l’objet d’analyses sociologiques de plus en plus nombreuses. Nous allons ici tenter de comprendre les spécificités du cas betsileo.
2Les Betsileos sont d’habiles riziculteurs : au cours des siècles, ils ont créé un paysage intensément cultivé de terrasses rizicoles, dotées d’un système d’irrigation complexe de digues et de canaux. Leur environnement a donc été sculpté par la bêche à long manche (angady) dont ils sont les maîtres incontestés.
3Mais, depuis l’arrivée des premiers missionnaires à Fandriana, en 1871, les gens du nord du pays betsileo ont saisi les opportunités fournies par l’éducation scolaire pour chercher de nouveaux moyens d’existence moins dépendants des sols exigus et infertiles de leurs terres ancestrales. Aujourd’hui, beaucoup de Betsileos du Nord vivent à Antananarivo ou dans d’autres grandes villes. Ils y sont fonctionnaires ou enseignants, mais continuent de maintenir des liens avec leur terre natale où ils reviennent régulièrement et construisent des maisons et des tombes. Quelques-uns vivent en Europe. Cette situation a créé des différences socio-économiques visibles, inscrites dans le paysage.
4C’est dans ce contexte qu’il faut examiner les histoires de vols d’organes et la peur qu’elles génèrent. Ce qui suit est donc une enquête ethnographique sur les raisons pour lesquelles les Betsileos racontent ces histoires, sur ce que celles-ci signifient, et sur les causes de la frayeur que les riches étrangers semblent leur inspirer. Les lignes directrices qui se dégagent – relatives à la richesse, aux savoirs ésotériques, aux étrangers, à la jeunesse, aux parties du corps – seront examinées à la lumière d’autres analyses du phénomène dans diverses parties du monde. Mais je m’attacherai à montrer que ces thèmes sont aussi spécifiquement liés à la transformation de la société betsileo et à l’évolution de ses membres du fait de la scolarisation et des savoirs scolaires. Ces histoires constituent en effet un subtil commentaire des peurs des Betsileos du Nord ; peurs relatives à leur propre position, ambiguë, dans l’écheveau des relations, éminemment politiques, qui unissent le savoir et la richesse.
5Le soir, comme nous étions assis autour du feu à attendre que le riz cuise, Rakoto racontait des histoires que les enfants écoutaient bouche bée. D’âge mûr, père de trois d’entre eux, il avait été au collège et parlait sur un ton professoral et péremptoire qui rendait irréfutables les récits les plus bizarres. Il nous expliqua un jour que les êtres humains avaient été infectés par le sida parce que des matelots avaient eu des rapports sexuels avec des créatures marines. Une autre fois, il revint de Fandriana, où il travaillait à temps partiel comme employé, avec l’histoire suivante. « Le député local est en train de construire une nouvelle maison au milieu de la vallée, il a creusé un grand fossé devant et il bâtit un grand mur. Il ne veut laisser personne approcher parce qu’il y garde un biby olona. – Qu’est-ce qu’un biby olona ? demandais-je. – Ah, un biby olona est une bête avec un corps de cheval et une tête humaine. Il est toujours affamé, très vorace, surtout pendant la saison sèche. Son propriétaire doit le nourrir de chair et de sang humains. Mais ce sont les foies d’enfants qu’il préfère. Et leur sang ! Si son propriétaire le nourrit bien, le biby olona lui explique comment gagner beaucoup d’argent. Des quantités d’argent ! On reconnaît ceux qui ont un biby olona, parce que leur maison a une grande clôture et une pancarte marquée “attention au chien”. »
6Les histoires de vols d’organes sont très répandues à Madagascar. Mais, s’il est courant que des individus soient désignés comme voleurs, les détails de leurs crimes présumés restent le plus souvent vagues. Les malfaiteurs sont supposés voler des parties de corps humains – cœurs, foies, sang et os –, soit pour les vendre à des spécialistes qui les transformeront en médicaments très chers, soit pour nourrir un biby olona qui leur indiquera le moyen de devenir fabuleusement riches. Comme les voleurs prennent toujours des organes vitaux, les victimes meurent immanquablement. A Antananarivo, une rumeur récente fait état de cinq corps retrouvés séparément dans un même périmètre et dont les cœurs auraient été arrachés. Chez les Betsileos, on a plutôt tendance à considérer que les voleurs d’organes ont une prédilection particulière pour les foies, même si je ne suis pas sûr de comprendre la raison de cette préférence organique. Quoi qu’il en soit, toutes les rumeurs malgaches de vols d’organes ont un point commun : le fait que les criminels soient toujours des Européens ou des Malgaches occidentalisés. Il est d’ailleurs très significatif que les biby olona soient à demi des chevaux : ces animaux sont en effet fortement associés aux Européens et décrits comme terrifiants dans la plupart des traditions malgaches. Les Européens eux-mêmes sont considérés comme particulièrement effrayants, puissants, imprévisibles et sévères (Bloch 1971 : 59 ; Condominas 1960 : 151-152). Comme les voleurs d’organes sont supposés s’attaquer tout spécialement aux enfants, il arrive que les parents menacent leurs rejetons turbulents de les donner à des Européens qui les emmèneront loin au-delà des mers. Mon statut d’étranger me valut d’ailleurs quelques déplaisantes mésaventures de ce type. Un jour, je croisai un père portant dans ses bras un jeune enfant très calme. L’adulte me montra soudain du doigt et cria : « Regarde ! Un voleur de foies ! Un voleur de foies ! » tout en secouant l’enfant qui, naturellement, finit par hurler. Le père semblait trouver la situation plutôt amusante, moi je la jugeai tout à fait embarrassante, quant au petit, il avait compris la leçon : les Européens sont des gens effrayants. Deux jours après mon arrivée à Ambohibe, je promenais le chien de garde de la famille qui me logeait, lorsque je fis l’erreur de passer devant l’école primaire du village. J’ignorais alors totalement que les voleurs de foies sont supposés utiliser des chiens pour commettre leurs forfaits (Bloch 1971 : 32 ; Jarosz 1994 : 427). Je l’appris à mes dépens quand les enfants de l’école sortirent en criant : « Voleur de foies ! Voleur de sang ! » Si c’était là une manière bien piteuse d’entamer mon intégration dans la vie du village, c’était aussi une façon courante de réagir à la présence d’Européens inconnus dans les régions rurales de Madagascar.
7Comme je demandai un jour à un jeune laboureur de 16 ans, qui venait tout juste de quitter l’école, ce qui pouvait bien pousser quelqu’un à voler des organes humains, il me répondit que certaines personnes savaient comment les transformer en médicaments très chers et que c’était ce qui les rendait riches. Il choisit ses mots soigneusement parce qu’il me parlait à moi, un étranger. C’est qu’il supposait, en effet, que seuls les gens ayant accès au canon spécifique du savoir technique européen pouvaient devenir riches de cette manière. D’où la place singulière dans ces rumeurs de l’école et des savoirs scolaires. Mais, afin de commencer à dégager quelques-unes des spécificités des récits malgaches, je voudrais tout d’abord évoquer un certain nombre de thèmes qui sont communs aux rumeurs de voleurs d’organes tout autour du monde.
8Le corps humain fournit de nombreuses métaphores par lesquelles les différents peuples organisent leur monde : il est un symbole naturel (Douglas 1970) et une incorporation de valeurs sociales (Bourdieu 1977). Pour saisir pleinement la peur des vols d’organes à Madagascar, nous devons comprendre la constitution symbolique du corps malgache et particulièrement des parties du corps qui sont supposées être volées : le foie, le cœur, le sang et les os.
9Mais nous devons tout d’abord analyser ce qui, dans les représentations malgaches des pratiques européennes concernant le corps, peut avoir contribué à ces rumeurs. Il est très probable que des interprétations erronées des pratiques rituelles européennes aient eu une influence sur la formation de ces croyances. Blot (1964) rapporte que les habitants des hauts plateaux malgaches pensaient que les prêtres catholiques prenaient le cœur des croyants après leur mort. Le rite de l’Eucharistie lui-même donnait lieu à des erreurs d’interprétation (White 1993 : 757), tout comme la vénération des jésuites pour le Sacré-Cœur de Jésus (Jarosz 1994 : 431). Un autre facteur important a été la longue bataille verbale qui opposa l’Eglise et les francs-maçons au tournant du xxe siècle. Elle advint du fait des tentatives du nouveau gouvernement français de séculariser les populations des hauts plateaux, fortement christianisées. L’Eglise riposta en répandant le bruit que les francs-maçons se livraient à des meurtres rituels (Bianquis 1907 : 8 ; Gautier 1908) dont les récits circulaient encore à Ambohibe quand j’y vivais, un siècle plus tard. Enfin, il est également possible que l’habitude d’utiliser des cadavres pour enseigner l’anatomie ait ajouté à ces rumeurs (Molet 1979 : 223), de même que les progrès réalisés au début du xxe siècle par les technologies de la transfusion sanguine.
10Pour les Malgaches, un cadavre doit être enterré dans son entier afin de pouvoir devenir un ancêtre. Les Betsileos placent les cadavres à même le sol de terre de la tombe, qu’ils appellent le « four » (fatana). Là, les parties humides vont sécher, ne laissant que les « huit os ». Il s’agit d’une étape essentielle du processus de transition du corps humain, de la personne vivante, molle et humide, à l’ancêtre mort, dur et sec. Les os sont, de fait, les parties essentielles de l’ancêtre, qui comble de bienfaits les vivants qui s’occupent bien de lui. La nécessité que les corps soient enterrés dans leur totalité est illustrée par un fait divers publié dans un journal d’Antananarivo à propos du cadavre abandonné d’un enfant. L’article se réjouissait qu’il ait été « enveloppé dans un sac en plastique, sinon ses os seraient redevenus poussière et se seraient mélangés à la terre » (L’Express de Madagascar 1998). Quoique l’enfant ne fut âgé que de 8 ans, le fait que son corps ait été retrouvé entier signifiait qu’il pouvait être enterré et devenir un ancêtre. Un jour, dans un train de la côte est, un fonctionnaire plutôt éméché proposa de me vendre des os dont il croyait, disait-il, que je pourrais faire des médicaments. En 2003, à Madagascar, 42 personnes furent condamnées à l’emprisonnement à vie pour violation de tombes et vol de 2 tonnes d’os. Les voleurs, rapporta-t-on, pensaient qu’ils pourraient vendre ces os pour 3 500 ariary 1 le kilo.
11Tout comme les os portent les bénédictions des ancêtres, les parties molles du corps représentent la vitalité du vivant. En Asie du Sud-Est, le foie est considéré comme le siège des émotions (Laderman 1996), et il est probablement significatif que le mot malgache pour désigner le foie soit le même que celui qui désigne l’intérieur ou le centre. Le cœur et le sang sont clairement associés à la force vitale, et le mot malgache signifiant le cœur appartient d’ailleurs à un champ sémantique structuré autour de notions de racines et d’origines, centrales pour l’identité de la personne et du groupe. Lorsque du bétail est sacrifié, il est transpercé au cœur afin que le flot de sang et les bienfaits qu’on en attend soient plus importants. Dans les cérémonies de circoncision merinas du xixe siècle, le sang d’une oreille de bœuf prémunissait l’enfant contre les épreuves à venir (Ellis 1838 : 185). Cole (2001 : 243) explique que chez les Betsimisarakas de la côte est, le sang du bétail purifie et transforme ceux qui ont été en contact avec ces lieux non ancestraux que sont la ville, le service militaire ou la prison. Quoique Cole affirme que les Betsimisarakas considèrent le sang humain comme polluant, la raison pour laquelle les Malgaches suspectent les Européens de le voler me semble évidente : les Européens auraient clairement identifié, grâce à leurs mystérieuses pratiques médicales, une façon de convertir le sang humain en instrument de transformation, de guérison et de vie.
12A travers le temps et l’espace, les enfants ont toujours figuré comme les principales victimes des histoires de vols d’organes (par exemple Farge & Revel 1988 ; Sharp 2000 ; Scheper-Hugues 1992). Ils apparaissent en effet comme des incarnations incontestables des notions de pureté et de vitalité potentielle. C’est en cela d’ailleurs qu’ils constituent aussi des cibles idéales pour les sacrifices, qui, de façon caractéristique, visent ce qui est pur (les vierges) et viril (les bovins). Le vol d’organes est en fait une forme de sacrifice perverti.
13A Madagascar, les bovins sont les victimes les plus prisées des sacrifices légaux : leur sang assure en effet la descendance (Bloch 1986 : 143). Parce qu’ils symbolisent une puissante combinaison d’énergie, de sexualité et de richesse, leur mise à mort permet aux humains de se réapproprier ces qualités, s’assurant ainsi fertilité et descendance. La relation entre les bovins et la jeunesse est donc claire et c’est justement elle que les voleurs d’organes corrompent en volant et détruisant ce que le sacrifice convenable cherche précisément à produire.
14Les études sur les vols d’organes en Afrique montrent bien comment les enfants incarnent le potentiel de leur nation (Sharp 2000 : 294). Ainsi, au Botswana, les voleurs d’organes sont-ils supposés voler les mains, les cerveaux, les utérus et les seins des jeunes. Ils accompliraient ainsi, parce que ces parties du corps incarnent le potentiel productif et reproductif de la jeunesse, une forme illicite de sacrifice (Burke 2000 : 211). De même, une rumeur circulait-elle dans les années 1980 à Madagascar, alléguant que des conseilleurs techniques coréens commandaient des testicules et des seins à un bidonville d’Antananarivo (Covell 1987).
15Chez les Betsileos, le fait que les rumeurs mettent en jeu des enfants revêtait aussi une autre signification, incontestablement liée à l’importance de l’école : tout comme le savoir européen était supposé transformer le foie des victimes en richesses fabuleuses, l’école, par un processus similaire, se révélait capable de convertir des enfants malgaches en riches étrangers. Nombre de paysans betsileos sont en effet confrontés à un problème de plus en plus crucial : l’éducation de leurs enfants a été trop réussie. Un après-midi que nous prenions soin de ses jeunes plants, un vieil homme, dont tous les enfants étaient partis travailler à Antananarivo, se plaignait de ce qu’aucun d’entre eux n’était resté au village pour reprendre la ferme et les champs ancestraux. De plus, son fils, un entrepreneur brillant et cultivé, avait refusé d’assister aux rituels liés au tombeau ancestral, en arguant que c’était là une perte d’argent. Sa mère demandait plaintivement : « Alors qui veillera sur mes os dans la tombe ? » L’école, de fait, leur volait leurs enfants en même temps qu’elle procurait à ceux-ci le seul gagne-pain susceptible de leur apporter une certaine prospérité. Autrement dit, les parents qui cherchaient à assurer, par l’éducation scolaire, l’avenir de leurs enfants étaient amenés, par là même et d’une certaine façon, à les sacrifier.
16Partout dans le monde, les accusations de vols de parties du corps tournent autour du problème de l’inégalité de l’accès aux richesses. Elles commentent de façon macabre l’état d’un monde clivé entre la richesse de l’Occident et la misère du reste du monde, et les relations d’exploitation qui ont créé ce déséquilibre (par exemple Burke 2000 ; Masquelier 2000 ; Weiss 1998 ; White 1993). Les rumeurs betsileos suggèrent que les Européens sont riches parce qu’ils savent transformer les foies d’enfants en richesses. Mais ces histoires, les Betsileos les racontent aussi à propos de Malgaches riches et éduqués, comme le montre bien l’histoire du député local et de son biby olona. Pour les comprendre, nous devons donc analyser les inégalités au sein même de la société betsileo.
17A Ambohibe, les disparités sont criantes. A simplement se promener dans le village, on est immédiatement frappé par la grande diversité des maisons. Beaucoup sont immenses et comme dominatrices, grands édifices de brique, carrés, surmontés de toits de tôle : des maisons de ville transplantées à la campagne. Ce sont les maisons des migrants instruits et pour la plupart, elles restent volets fermés, vides et silencieuses, attendant la prochaine visite de leurs propriétaires venus de la ville. Autour, les autres habitations sont bien moins avenantes : vieilles maisons campagnardes branlantes, avec les pièces à vivre et les greniers en haut, les hangars à outils et les basses-cours dessous. Si elles sont souvent vides, c’est que leurs occupants travaillent dans les champs. A l’ouest du village, isolé, se tient un petit groupe de baraques délabrées, de terre et de chaume. Au premier coup d’œil, elles semblent pittoresque et agréablement rustiques mais, à y regarder de plus près, elles dénotent la terrible pauvreté rurale du pays. Dans ces maisons vivent les descendants d’esclaves : ils possèdent très peu de terres et cultivent en tant que métayers les champs des migrants instruits.
18Il existe trois raisons connexes à cette inégalité socio-économique : la terre, l’éducation et les liens avec le gouvernement. Pendant la période coloniale, la région de Fandriana devint connue comme la « pépinière des fonctionnaires » (Deschamps 1959 : 110), une grande partie de la population, désormais instruite, ayant quitté la terre pour travailler au service de l’Etat. Mais les enfants qui réussissaient à l’école étaient ceux dont les familles possédaient assez de terres pour parvenir à assurer leur éducation. Comme ces enfants s’enrichissaient ensuite dans le fonctionnariat, ils devenaient à leur tour capables d’investir plus encore dans l’éducation de leur famille et d’influer pour faire entrer leurs parents parmi les personnels du gouvernement ; ils investissaient aussi en achetant d’autres exploitations agricoles dans la vallée. Les descendants d’esclaves, généralement sans terres, étaient bien entendu tenus à l’écart de ce processus, comme l’étaient beaucoup de familles d’origine libre mais pauvres.
19Le fossé séparant ces catégories peut être illustré par une comparaison des salaires : en 1999, un laboureur gagnait l’équivalent de 0,4 ariary par jour, somme à laquelle s’ajoutait une petite boîte de glume de riz ; un professeur du secondaire (comme il y en avait plusieurs à Ambohibe) gagnait 1,5 ariary par jour. Cette inégalité créait certes des jalousies, mais elle était acceptée comme faisant partie intégrante de la vie du village. Ce que les villageois trouvaient plus difficile à admettre – et difficile à justifier – était la richesse ostentatoire des migrants urbains instruits (politiciens, ministres du gouvernement, entrepreneurs) qui construisaient sur leur terre natale ces immenses maisons où ils revenaient de façon sporadique. Le député accusé de vol de foies avait tout d’abord travaillé comme ambassadeur de Madagascar en Allemagne et sa maison était construite sur le modèle des châteaux rhénans, avec tours et tourelles. Dans les années 1960, pendant la Ire République, un officier occupant un rang élevé dans l’armée construisit à Ambohibe une immense demeure de béton, éclipsant les maisons de terre ou de brique du village. Il venait occasionnellement en visite, sa DS étincelante bringuebalant sur les routes de la vallée (c’était la première voiture qui pénétrait dans le village) et les habitants ébahis la contemplaient avec respect monter et descendre sur ses suspensions hydrauliques. L’officier perdit un jour la faveur du président et ne termina jamais sa maison. Aujourd’hui elle est toujours là, délabrée et sans toit, un eucalyptus poussant à travers ses chevrons pourrissants, ses fenêtres sans volets béant sur la plaine rizicole.
20Dans les années 1960, les Betsimisarakas de la côte est de Madagascar accusèrent les fonctionnaires merinas de vols de cœurs : il s’agissait de « la réaction imaginaire des villageois à la domination administrative » (Althabe 1969 : 39). A la même époque, pour les paysans merinas, les voleurs de cœurs ne pouvaient qu’habiter des lieux à la modernité tapageuse comme les hôpitaux (Bloch 1966). Quant aux Betsimisarakas des années 1990, ces rumeurs représentaient pour eux les souvenirs d’un passé colonial dans lequel ils tenaient le rôle des « infortunées victimes des autres » (Cole 2001 : 243). Les analyses qui attribuent la peur des voleurs d’organes à la psyché malgache sont par contre moins convaincantes, dans la mesure où elles nient la spécificité historique de cette peur : les Malgaches deviennent les victimes d’une mentalité innée présupposée, qu’ils soient angoissés par un complexe de castration (Marx 1959) ou pétrifiés par un sadisme oral réprimé (Gintzburger 1984). Les études ethnographiques, cependant, attribuent généralement les rumeurs aux déséquilibres politiques et économiques créés par la présence européenne à Madagascar. Les rumeurs seraient « une forme de transcription morale des relations d’origine » (Cole 2001 : 244).
21Les analyses récentes concernant des rumeurs de vols d’organes en Afrique suggèrent aussi que ces histoires constituent de puissants jugements métaphoriques sur les relations de production et d’exploitation à l’œuvre dans un monde économiquement divisé. Pour des pauvres gens qui se considèrent comme « vidés de leur sang au profit du marché », ces histoires constituent une « poétique de la prédation » (Comaroff & Comaroff 1993 : xxix, xxvi), et sont des formes d’imagination morale exprimant leur peur « d’accumulation inconvenante et de richesse illicite » (Masquelier 2000 : 91). Le corps humain est une bonne métaphore pour exprimer ces relations car il est justement l’outil par lequel l’origine se donne à voir. Ces rumeurs qui évoquent la consommation par des Européens de parties du corps (par exemple Ceyssens 1975) peuvent aussi être considérées comme des illustrations du processus par lequel l’économie capitaliste s’engraisse sur le travail et la matière première de l’Afrique.
22Mais ces histoires ne sont pas toujours entièrement métaphoriques. Dans les bidonvilles brésiliens, la violence quotidienne de la vie, entretenue par une extrême pauvreté et la brutalité des forces de police, ont créé une situation de crise contre laquelle le pauvre réagit par des rumeurs complexes d’enlèvement qui, parce que ces récits en fait sont fondamentalement vrais, existent quelque part entre le fait et la métaphore (Scheper-Hugues 1992). De même, les rumeurs d’enlèvement d’enfants dans toute l’Amérique latine sont une réponse narrative à trois problèmes bien réels : l’extrême pauvreté des gens, le trafic médical des organes humains et l’absence de réglementation de l’adoption d’enfants du tiers-monde par des familles des pays riches (Campion-Vincent 1997). La réalité vient donc corroborer la rumeur.
23Il est certain que les rumeurs betsileos commentent et sont nourries par la réelle disparité économique qui existe non seulement entre les indigènes et les Européens, mais aussi au sein même de la société malgache. Pour autant, elles ne me semblent pas être pour l’essentiel un commentaire des relations (post)coloniales. Le corps, en particulier, n’y est représenté ni comme un moyen d’exprimer l’origine, ni comme un lieu marchandisé de production capitaliste. Il n’est certes pas question de nier l’exploitation des Betsileos et des autres Malgaches pendant la colonisation : les corvées de travail et les impositions astreignantes avaient bouleversé les pratiques communautaires de production coopérative et emprisonnaient les agriculteurs malgaches dans des réseaux d’échanges plus larges, fondés sur l’exploitation des individus. L’image du cœur, centre du corps par excellence, volé pour alimenter des pouvoirs extérieurs, peut bien sûr être lue comme une critique indigène de ce processus (Jarosz 1994). Mais chaque ensemble de récits est situé spatialement et historiquement, et les particularités du cas betsileo demandent une lecture spécifique.
24Les rumeurs de vols d’organes sont persistantes car elles s’adaptent aux contingences historiques, politiques et locales. Elles développent constamment des narrations hybrides, vieux récits retravaillés dans le contexte (post)colonial (Moore 1996 : 8), peut-être à partir de récits européens de faits divers sanglants (Dundes 1991) ou, à Madagascar, à partir des souvenirs populaires de sorcières meurtrières (Gautier 1908). Quoi qu’il en soit, le point crucial dans la production de cette diversité est l’expérience sociale particulière des gens relatant ces histoires.
25Or l’expérience particulière des Betsileos du Nord, à travers laquelle leur peur des vols d’organes doit être comprise, consiste en une forte implication dans l’éducation scolaire. Pour poursuivre notre enquête, nous devons donc analyser le contexte historique de cet engagement, la perception locale du savoir scolaire et le pouvoir qu’il possède de transformer les individus et les communautés.
26Les Betsileos du Nord sont connus à Madagascar pour leur haut niveau d’éducation. Ils le justifient en expliquant que l’école leur a fourni un moyen d’échapper à un environnement agricole peu fertile et aux surfaces trop restreintes. Le sol de latérite est pauvre, sableux quand il est sec, argileux quand il est humide. Et la région est toute entière l’objet d’une culture intense, divisée en parcelles de riz, de manioc, d’arachide, de maïs, de patates douces et d’ananas. Seuls les sommets des collines gardent une couverture de pâturages, sauvés de la bêche par leur valeur pour le bétail et leur altitude.
27Cette pression foncière a provoqué une émigration massive : en 1999, la moitié des gens nés à Ambohibe avaient quitté le village. Dans tout le nord du pays betsileo, l’intensité de la scolarisation au sein des missions avait ouvert la voie vers d’autres secteurs professionnels et les villageois s’étaient saisis de ces opportunités : des parents vendaient leurs récoltes, leurs troupeaux et parfois même jusqu’à leurs champs pour payer les frais d’inscription scolaire de leurs enfants. A l’inverse, on racontait que les Betsileos de l’Ouest, qui cultivaient les grandes terres près d’Ikalamavony, payaient les professeurs pour faire oublier les absences de leurs enfants. Le succès scolaire est ici une affaire de fierté locale. Ainsi, à l’occasion d’un discours saluant la visite d’une ONG, le maire d’Ambohibe s’enorgueillissait-il du profil intellectuel de la vallée, soulignant les succès d’anciens élèves devenus avocats, officiers, politiciens et même, disait-il, « professeur d’université en France, dont les étudiants sont tous européens ! ».
28Ce succès est rendu tangible par les grandes maisons que ces migrants instruits ont construites dans la vallée. Véritables monuments aux succès betsileos, elles n’en constituent pas moins, en particulier pour les enfants, une source persistante de frayeur. Un employé de bureau d’âge mûr, revenu pour quelques jours d’Antananarivo, me racontait comment, lorsqu’il était jeune garçon, ses copains et lui passaient en courant devant la maison du sénateur, remplis de terreur, persuadés qu’il était un voleur de foies. Il avait depuis cessé de le croire mais, à l’époque, cette éventualité semblait très réelle à son imagination d’enfant. Les suspicions des garçons à l’égard du pouvoir et de la richesse du sénateur étaient comme concrétisées par leur méfiance à l’égard des portes coulissantes de son garage, qu’ils soupçonnaient d’être un ingénieux moyen de capturer des victimes. De telles histoires peuvent bien sûr être simplement considérées comme une sorte de jeu enfantin avec la peur, mais ce qui est important, c’est que les Betsileos du Nord créent précisément cette forme de terreur en réponse à – et autour de – la présence parmi eux de gens riches et éduqués. Au contraire des enfants européens, les gosses betsileos n’ont peur ni des loups-garous ni des ogres qui vivent sous les ponts : leurs parents ne leur racontent pas ce genre d’histoires. Ils leur apprennent plutôt à craindre les gens riches et puissants, qu’ils soient étrangers ou betsileos. Chez les enfants, les peurs induites par ces rumeurs sont bien différentes de celles qu’elles provoquent chez les adultes. C’est aux peurs des adultes que nous nous intéresserons maintenant plus particulièrement.
29A Madagascar, l’école est depuis longtemps associée aux Européens. Les missionnaires protestants qui arrivèrent dans les années 1820 gagnèrent les faveurs de la Cour à Antananarivo en transmettant aux Malgaches des savoirs techniques comme l’imprimerie ou la menuiserie et en les alphabétisant. La Cour, beaucoup plus intéressée par ces apprentissages que par le message chrétien du salut, utilisa les écoles missionnaires pour former les membres d’un gouvernement à l’importance grandissante, et des professionnels favorisant le développement des secteurs commerciaux. L’éducation européenne eut donc une grande influence sur l’expansion du royaume merina au xixe siècle. Remplaçant la monarchie malgache en 1896, le gouvernement colonial français mit en application une série de mesures destinées à élargir au niveau national l’accès à l’éducation. Il réduisit aussi l’influence des missions en lançant un programme d’éducation laïque. Il créa des collèges techniques pour former une main-d’œuvre malgache spécialisée. Autant de raisons historiques expliquant que les Betsileos du Nord considèrent le savoir scolaire comme un savoir essentiellement européen.
30Les Betsileos des zones rurales ont envers l’apprentissage scolaire une attitude singulièrement compliquée et ambivalente. L’éducation, je l’ai déjà décrit, est fortement valorisée comme moyen d’accéder à une vie plus confortable. Elle est aussi appréciée comme source de développement intellectuel. Un maître d’école recourait, pour décrire l’éducation, à une métaphore botanique : « L’école fait pousser l’esprit des enfants de sorte qu’il fleurisse quand ils grandissent. » Mais elle génère aussi un sentiment de peur persistante. La peur que le type de connaissances techniques, académiques et étrangères apprises à l’école ne finisse par contrebalancer le savoir moral et comportemental considéré comme caractéristique des Betsileos, et particulièrement le respect mutuel au sein de la communauté et la déférence due aux aînés et aux ancêtres. (Il faut noter que ces « matières » un peu particulières figurent, quoique brièvement, dans le cursus national.) La conversation que j’eus un jour avec un père et un maître d’école illustre bien les fondements de cette peur. Le père expliqua : « Quand les Français viennent, ils dénigrent les savoirs malgaches. Ils disent que les bons savoirs ce sont des choses comme voler dans un aéroplane ou travailler dans un bureau – des savoirs qui vous donnent un diplôme. » Le maître d’école ajouta : « Ils nous ont enfoncé dans la tête que le savoir français était le bon savoir. » Je revins plus tard sur cette conversation avec mon jeune assistant de recherche, âgé de 19 ans et étudiant à l’université. C’était la première fois de sa vie qu’il réfléchissait aux politiques du savoir et il résuma son expérience avec une grande concision : « Les Français, dit-il, ont vraiment colonisé nos esprits. »
31Les enfants scolarisés, eux, ne partageaient généralement pas les inquiétudes des adultes. Ils étaient heureux d’apprendre. Lors d’une de mes visites à l’école secondaire, je pris une classe de jeunes de 16 ans pour une leçon d’éducation civique. Je profitai de l’occasion pour leur demander pourquoi ils jugeaient important d’étudier. Ils me donnèrent des réponses diverses, à la fois idéologiques et pratiques : « Parce que le savoir enrichit la vie » ; « Pour avoir un bon métier à cause du manque de terres » ; « Pour savoir trouver son chemin en Europe » ; « Pour que les gens ne puissent pas nous berner ».
32Cette dernière raison revenait étrangement souvent. Elle s’inscrivait dans un ensemble de considérations fréquemment exprimées sur la ruse et la crédulité. les Betsileos étaient conscients que les autres Malgaches avaient coutume de les décrire comme des benêts de village, et que l’éducation était pour eux une façon de se libérer de ce stéréotype. La dictée suivante, proposée en malgache à une classe d’enfants de 6 ans à l’école primaire d’Ambohibe illustre bien l’importance donnée à ce thème : « Nous étudions. Tout le monde doit étudier. Que l’on soit grand ou petit. Pourquoi devons-nous le faire ? Les hommes ont besoin de savoir. Les gens illettrés sont facilement bernés. Ne soyons pas paresseux. »
33J’ai passé bien des jours dans l’école primaire du village et le collège local, étudiant la façon d’enseigner et les attitudes des professeurs et des élèves à l’égard du savoir. Un jour, au collège, je demandai à une classe de jeunes adolescents d’où venait le savoir qu’ils étaient en train d’acquérir. Ils me répondirent qu’il venait du professeur. Le professeur, quant à elle, me répondit qu’il venait du ministre (de l’Education), et que le ministre l’avait acquis de l’étranger, probablement de France. Nous avons vu que des raisons historiques expliquent que le savoir scolaire soit aussi intrinsèquement associé à l’Europe. Mais cette association est bien plus profonde encore. Il était ainsi courant d’entendre les gens justifier ce qu’ils percevaient comme le manque de développement de Madagascar en expliquant que les Malgaches ne possédaient pas les compétences techniques leur permettant d’exploiter les ressources naturelles de l’île. En bref, l’Europe était économiquement développée parce qu’elle possédait les savoirs techniques, Madagascar était sous-développée parce qu’elle ne les détenait pas. Les rumeurs de vols de foies se réfèrent à cette relation entre richesse et savoir. Elles suggèrent que les voleurs sont des gens qui ont développé des compétences techniques leur permettant de convertir une matière première malgache, bon marché et largement disponible, en produits élaborés et précieux, exactement comme les ressources naturelles telles que la vanille ou la bauxite sont extraites de Madagascar pour être transformées par l’Europe qui en tire profit. La provenance étrangère du savoir scolaire est encore accentuée par le fait que beaucoup de leçons sont enseignées en français. Les efforts déployés, dans les années 1970, par le gouvernement malgache pour aboutir à une éducation vraiment nationale échouèrent, en partie simplement parce que la langue malgache ne possédait pas les termes scientifiques permettant d’enseigner des sujets très spécialisés comme la chimie ou l’algèbre. Quoique souvent résumés dans la langue nationale, la plupart des cours dispensés dans les écoles d’Ambohibe consistent en un simple recopiage sur le cahier d’exercices de mots, de locutions, de phrases, de paragraphes, de formules, d’équations, de diagrammes et de graphes écrits en français au tableau. Le soir, les enfants emmènent leurs cahiers à la maison pour apprendre les leçons par cœur, préparant ainsi l’examen du lendemain, et ce en dépit du fait qu’ils sont incapables de tenir une conversation, même sommaire, en français. Je suis un jour tombé sur un frère et une sœur s’interrogeant mutuellement sur la reproduction sexuelle – un sujet qu’ils n’auraient jamais abordé en malgache – dans un français complexe, truffé de termes biologiques, auquel ils ne comprenaient pratiquement rien. Le directeur du collège expliquait que comme les lycées et les universités utilisaient le français, il était nécessaire de préparer les enfants dès le plus jeune âge. Il n’en reste pas moins que pour ceux qui ne vont pas au-delà des études primaires et secondaires, l’éducation scolaire doit sembler un processus incroyablement mystérieux, au cours duquel ils n’apprennent guère plus que les savoirs de base de l’alphabétisation.
34Ce processus leur paraît d’ailleurs sans doute doublement mystérieux, dans la mesure où, de tout ce que les enfants apprennent à l’école, presque rien ne revêt une quelconque signification dans la vie de tous les jours. Quand je demandai à une classe de jeunes de 15 ans à quelles occasions ils utilisaient dans le village les savoirs acquis à l’école, ils ne purent en citer qu’une seule : ils leur servaient à faire leurs devoirs ! Même si la plupart des gens à Ambohibe étaient globalement alphabétisés, leurs pratiques de la lecture ou de l’écriture étaient très rares. Il n’y avait pas de journaux, pas de publicité, et presque pas de denrées achetées avec un emballage. Personne, à part moi, ne lisait pour le plaisir – en partie parce qu’il n’existait rien en malgache qui permette de le faire. Un jour, à court de lecture, j’eus la chance de trouver une édition française des Frères Karamazov. Il s’agissait malheureusement du tome II, que je renvoyai donc à sa fonction de butoir de porte. Les papiers officiels requièrent normalement de savoir lire et écrire, et occasionnellement la connaissance du français. Les villageois qui ne parviennent pas à se dépêtrer des formulaires administratifs font généralement appel à quelqu’un de plus instruit, comme le maire ou l’instituteur. Mais ils le font prudemment, comme s’ils s’aventuraient les yeux bandés dans un monde obscur et mystérieux de savoirs où il serait aisé de les berner.
35Ce savoir mystérieux est à l’évidence considéré avec suspicion. Même si les Betsileos du Nord valorisent l’école pour les opportunités éducatives et économiques qu’elle apporte, il n’en reste pas moins que ce savoir étranger, qui pour un Betsileo ordinaire semble vraiment incroyablement puissant, est transmis de façon très opaque. Son manque de validité dans la vie de tous les jours au village, le fait qu’il soit enseigné dans une langue étrangère rendent les gens plutôt méfiants envers lui et ceux qui le pratiquent. Par bien des points, ce savoir obscur et spécialisé appris à l’école est comparable à la sorcellerie et à la divination, et bien sûr aux procédés mystérieux par lesquels les voleurs de foies transforment les organes de leurs victimes en médicaments dont ils tirent grand profit. Il n’est pas étonnant que les gens qui racontent ces histoires de vols restent assez vagues sur la façon dont les organes sont utilisés : reconnaître le savoir reviendrait évidemment à se désigner soi-même comme criminel, aussi ces procédés demeurent-ils obscurs et mal définis. Les voleurs d’organes, comme les sorcières, sont supposés opérer furtivement et mystérieusement la nuit (Bloch 1971 : 32) ou, à tout le moins, dans des endroits sombres (Cole 2001 : 240). Le contraste est total avec l’intensité et la visibilité du travail agricole quotidien. Le fait de se livrer à des pratiques inintelligibles se solde d’ailleurs souvent par des accusations de malversation, auxquelles les guérisseurs par exemple sont particulièrement exposés. Michael Lambek (1993 : 220) a montré, à propos des guérisseurs de langue malgache aux Comores, comment l’exclusivité de leur savoir les rendait puissants, intrigants et moralement douteux. Si les guérisseurs betsileos utilisent leurs vastes connaissances de l’astrologie et des herbes médicinales pour guérir un ensemble de maux, ils sont aussi fréquemment accusés de les provoquer. Le savoir divinatoire peut être utilisé à de bonnes ou de mauvaises fins : son orientation morale est entièrement entre les mains de celui qui le pratique et c’est pour cette raison que les guérisseurs sont tout à la fois respectés et craints par les gens ordinaires. Il est d’ailleurs significatif que ces connaissances proviennent elles aussi d’une source étrangère : l’astrologie arabe.
36Les Betsileos vivant dans les zones rurales ont une attitude globalement similaire envers un autre monde de savoirs : celui de la loi et de ses représentants. Cette caractéristique est parfaitement illustrée par la figure du maire d’Ambohibe. Issu d’une famille d’enseignants, le maire s’était instruit en autodidacte de tous les aspects des lois de la propriété avant de se lancer avec enthousiasme dans une série de procès. Il eut un conflit bizarre avec la compagnie d’électricité à propos de vieux poteaux électriques qu’il affirmait, en tant que maire, lui appartenir. Il eut aussi une bataille de vingt ans avec l’Eglise luthérienne qui déclarait être propriétaire de terres qu’il avait néanmoins plantées d’eucalyptus. Il apportait une représentation légale aux villageois impliqués dans des disputes territoriales, et se payait en terres s’il gagnait. Les habitants moins éduqués du village faisaient preuve à son égard d’une attitude ambivalente. Même s’ils avaient fréquemment recours à son expertise juridique et à ses relations politiques, ils n’en demeuraient pas moins un peu méfiants. Ils avaient tendance à considérer qu’il y avait dans les questions de loi et de gouvernement quelque chose d’obscur, hors de portée de ceux qui n’avaient pas son niveau d’éducation. La même magie dont il faisait preuve en manipulant la loi et l’Etat pouvait toujours se retourner contre eux. Aussi le maire était-il à la fois le personnage le plus puissant et le plus moralement ambigu d’Ambohibe. Par bien des aspects, il était semblable à un guérisseur, puisque le manque de transparence de ses pratiques pouvait conduire à des accusations de malversation. Et il était le sujet de bien des commérages et des spéculations.
37Conséquences du peu de terres disponibles dans la région, les conflits fonciers étaient monnaie courante. Les fréquentes batailles de succession opposant les membres d’une famille aboutissaient souvent à des accusations réciproques de sorcellerie. Chacun craignant que l’autre ne cherche à l’empoisonner, les adversaires refusaient de manger ensemble, marquant ainsi symboliquement la rupture des relations de parenté. Les principaux ingrédients supposés être utilisés dans ce genre d’empoisonnement étaient des pierres de briquet pulvérisées et un additif utilisé dans la cuisine chinoise : deux substances non malgaches. Une fois de plus, les dangereux savoirs occultes étaient liés à la science étrangère.
38Autre domaine de connaissances et de pratiques considéré avec suspicion : le commerce. Dans les communautés rurales traditionnelles de Madagascar, on a tendance à éviter les relations monétaires contractuelles (Bloch 1971 : 98), aussi le commerce de gros est-il généralement l’affaire de gens extérieurs. Dans les zones rurales isolées, les accusations de vols d’organes sont souvent prononcées à l’encontre de commerçants venus du dehors (par exemple Cole 2001 : 240). Dans tout le pays betsileo, on trouve des villes et des villages fondés au xixe siècle par les colons Mérinas. Il s’agissait soit de réfugiés politiques, soit de commerçants frontaliers du puissant royaume Merina. Le plus proche de ces villages est à environ un kilomètre et demi à l’ouest d’Ambohibe, et ses habitants sont considérés comme de très habiles escrocs, capables de nourrir leurs truies d’herbes spéciales pour qu’elles paraissent pleines lorsqu’ils les mènent au marché. Les commerçants sont ainsi doublement suspects : d’abord du fait de leur statut de gens extérieurs, ensuite à cause de leur capacité à tirer profit d’un processus apparemment invisible. Il y a, là encore, un contraste total avec le labeur visible et communautaire de l’agriculture. Bien sûr, les Betsileos eux-mêmes pratiquent le commerce. Il est courant de voir des jeunes gens éduqués, ayant échoué à trouver un travail salarié, utiliser leurs aptitudes en écriture et en calcul pour commercer dans les autres régions du pays. Là comme ils sont étrangers on se méfie d’eux, et à leur grand dam on les prend pour des Merinas.
39Les rumeurs des Betsileos du Nord décrivent les Européens comme possédant un savoir technique qui transforme la matière première des parties du corps malgache en richesses fabuleuses. La nature mystérieuse de ce savoir peut le rendre effrayant pour ceux qui ne le possèdent pas. Nous avons déjà vu que les Betsileos caractérisent le savoir scolaire comme un savoir européen, et j’ai démontré ses similarités avec des pratiques qui inspirent la méfiance comme la sorcellerie, la divination et le commerce. Leur grande implication dans l’éducation scolaire, le fait qu’elle est pour eux un facteur d’enrichissement sont une réelle source de peur chez les Betsileos : ils sont parfaitement conscients que depuis de nombreuses générations
ils ont étudié cette dangereuse forme de savoir européen susceptible de transformer
un quelconque paysan malgache en un individu du genre de ceux que l’on soupçonne d’être des voleurs de foies.
40Pour explorer cette peur, nous devons considérer la scolarité betsileo à la lumière des concepts malgaches de transformation de la personne. Rita Astuti (1995) a montré que chez les Vezos du sud-ouest de Madagascar, l’identité sociale est malléable et indéterminée, ne devenant définitivement fixée qu’avec la mort. Vivre sur la côte et gagner sa vie en pêchant est ce qui vous définit comme vezo, même si vous êtes originellement un agriculteur ou un éleveur d’une autre région. De même, plus je vivais à Ambohibe et plus j’adoptais les pratiques betsileo comme travailler avec une bêche à long manche ou m’arrêter pour laisser passer les anciens, plus les gens me faisaient remarquer que « je devenais betsileo ». A Madagascar, l’endroit et les pratiques transforment l’identité personnelle.
41Or, chaque étape de leur scolarisation emmenait les jeunes gens d’Ambohibe plus loin du village. L’école primaire est en bordure du village, le collège se tient, seul, sur une colline, à un kilomètre et demi environ, le lycée est à Fandriana, l’université est à Antananarivo ou peut-être même en France. La scolarisation entraîne une lente progression loin du monde betsileo du village et des champs de riz vers le monde européen et merina de l’école et de la ville. Les Européens et les Merinas fournissent un contrepoint à l’aune duquel les Betsileos du Nord évaluent leur propre caractère. Et les Betsileos qui pénètrent dans leur monde doivent nécessairement apprendre leurs manières et sont supposés commencer à leur ressembler. Les Betsileos du Nord se livrent à cet exercice périlleux depuis de nombreuses années.
42Pendant la plus grande partie de la période coloniale, seuls les enfants des colons français allaient au-delà du collège. En éduquant les jeunes Malgaches, le but du gouvernement était de créer des auxiliaires administratifs qui constitueraient le lien entre le gouvernement et le peuple, intérioriseraient les valeurs européennes, et se soumettraient idéologiquement et politiquement à la domination française (Hugon 1975 : 85). La combinaison du formidable appétit des Betsileos pour le travail, la profusion des écoles missionnaires dans la région et l’installation d’une école régionale à Ambositra – à 40 kilomètres seulement de Fandriana – permit aux Betsileos du Nord de se saisir des opportunités offertes par l’éducation. L’école était un lieu de privilège et d’avancement social (Hugon 1975 : 507). Elle créa des cadres betsileos préparés à – et heureux de – servir dans les rangs les plus bas de l’administration. Cette nouvelle classe professionnelle betsileo accéda à un statut économique, social et intellectuel qui les mit à distance de leur base rurale et les différencia de leurs compatriotes moins éduqués. Et lorsque Madagascar conquit son indépendance en 1960, leurs perspectives et leur influence dans l’administration ne firent que croître.
43A Ambohibe, on disait des gens qui avaient beaucoup étudié et acquis la richesse et le mode de vie des Européens qu’ils avaient « traversé » (tafita) – une métaphore qui reflète le déplacement spatial impliqué par le cursus scolaire. Elle est aussi liée à des considérations malgaches plus englobantes, à propos de l’isolement géographique de Madagascar et de sa séparation d’avec le reste du monde, considéré comme « l’autre côté » (an-dafy). Dans la perception betsileo de l’école, ses manières et son savoir viennent tous de « l’autre côté ». Même au sein du village, les élèves et les enseignants qui prenaient chaque matin le court chemin menant vers les classes entraient dans un espace social avec des hiérarchies, un langage, des savoirs et des codes de comportement différents.
44Les institutions éducatives sont des dispositifs produisant ce que Foucault (1977 : 176) appelle les « coutumes de l’école ». Ainsi, chaque matin, les élèves devaient-ils se mettre en rang devant un drapeau décoloré perché au sommet d’un mât branlant et exécuter un rapide exercice militaire avant de rentrer dans les classes, en file et par ordre de taille. De même, lorsque l’on donnait les résultats des examens, les élèves étaient-ils alignés dans la cour de récréation, et appelés un par un par les professeurs, dans l’ordre décroissant des résultats, jusqu’à ce que les élèves les plus faibles demeurent seuls et malheureux, debout au milieu de la cour. Ce système était totalement différent de la vie normale du village où toute comparaison directe de compétence ou de caractère était généralement évitée. En passant, jour après jour, de l’école au village, les enfants apprenaient à changer de codes comportementaux, mais à mesure que leur scolarisation se prolongeait, ils étaient amenés à avoir des relations durables avec des gens, des lieux et des professions (comme les secteurs de la loi ou du commerce) associés aux Merinas et aux Européens, risquant ainsi de se mettre à leur ressembler.
45Et avec la distance, les savoirs scolaires des étudiants devenaient aussi plus obscurs aux yeux des villageois moins instruits. La nature ésotérique de ces savoirs, la richesse accumulée et les mystérieuses relations liant les deux transformaient l’enfant de la campagne en un genre d’individu tout à fait susceptible d’être accusé de vol d’organes. Je n’ai jamais vu un adulte accuser frontalement une autre personne d’être un voleur de foies. Mais les accusations circulaient, sous la forme de rumeurs murmurées, le plus souvent fondées sur l’enrichissement inexplicable ou soudain du suspect. Pour les migrants instruits, le savoir n’était plus ésotérique et le processus d’enrichissement n’avait rien de mystérieux, mais ils comprenaient que leur richesse, leurs liens avec des individus ou des lieux d’influence et leur éducation spécialisée les transformaient, aux yeux de beaucoup de leurs cousins de la campagne, en personnages potentiellement effrayants et puissants.
46Ces rumeurs et accusations parlaient finalement de la transformation sociale aliénante subie par les gens instruits lorsqu’ils acquéraient ces savoirs mystérieux et redoutables, et elles opéraient comme une critique fantasmagorique des relations de domination créées par l’économie politique du savoir scolaire. Des parents issus du village deviennent de riches étrangers. D’anciens pairs deviennent des maîtres potentiels. Des enfants innocents deviennent d’astucieux politiciens.
47La scolarisation entraîne donc des transformations. Et la plus cruciale de ces transformations, celle dont parlent les histoires de voleurs de foies, est celle qui fait de membres de la communauté, de parents, d’avides étrangers.
48Il faut ici insister sur les idées – ou l’idéal – des Betsileos du Nord concernant la communauté traditionnelle, une valeur qu’ils soulignent en permanence. Leur idéal est fondé sur la collectivité, la parenté et la réciprocité qui existaient « du temps des ancêtres », mais que l’on considère aujourd’hui comme disparues, sacrifiées à l’opportunisme individuel. Je pense que l’opportunisme individuel a toujours existé, et que l’image du passé est incontestablement enjolivée, mais il ne fait aucun doute que le système traditionnel ait été gravement bouleversé par la nécessité de s’acquitter en argent liquide des impôts introduits par le système colonial.
49Dans le système traditionnel, les prêts réciproques de bétail entre parents pour fouler les champs de riz sont un des multiples exemples de la puissante obligation morale d’agir communautairement. Le vieux tabou ancestral d’intermariage entre Ambohibe et le village voisin d’Ambalamena est expliqué par le fait que les habitants de ce dernier aient un jour refusé de prêter des bœufs aux frères de leur mère à Ambohibe. Les anciens d’Ambohibe ont immédiatement proscrit les mariages entre les deux villages : ainsi la dissolution de la coopération conduit-elle inévitablement à celle des liens de parenté. Comme le souligne Bloch (1971 : 98), la coopération est la base même de la parenté dans le système traditionnel : on coopère avec ses parents. Ceux avec qui l’on procède à des transactions économiques ne sont donc pas des parents, et les parents qui esquivent leurs obligations communautaires pour poursuivre leurs buts personnels ne sont plus considérés comme tels.
50Ce sont précisément les gens du pays qui s’enrichissent pour leur propre compte sans être utiles à la communauté qui sont accusés de vols d’organes. L’exemple par excellence est ce politicien accusé d’être un voleur de foies et de tenir caché un biby olona. Il avait été élu à la députation locale grâce à sa promesse de réparer la route principale allant d’Ambohibe à Fandriana. Son salaire de député lui permit de se faire construire une grande maison dans la vallée, sans qu’il fît jamais entreprendre les moindres travaux de restauration de la route. Non seulement il ne fut pas réélu, mais son échec à honorer sa promesse au terme de son mandat coïncida avec les accusations de vols d’organes.
51Les Betsileos du Nord sont très fiers de leurs succès scolaires. Ils aspirent à s’enrichir et sont heureux de la fortune de leurs parents. Ils comprennent qu’il est très important d’avoir des politiciens issus du rang pour soutenir leurs causes locales au niveau national. Mais les rumeurs concernant les voleurs de foies sont une indication de la peur qu’inspirent et qu’éprouvent les gens riches et instruits. Ces accusations leur rappellent leur devoir de servir la communauté plutôt que de l’utiliser à leurs propres fins. Si nous considérons le corps comme une métaphore des idéaux sociaux (Mauss 1935), la raison pour laquelle des individus égocentrés sont accusés de voler des parties du corps devient évidente : ils arrachent le cœur moral de la communauté pour en tirer un profit personnel.
52Partout dans le monde, les rumeurs de vols d’organes nous parlent des relations politiques, sociales, économiques, entre des pays ou des individus riches et puissants et des pays ou des individus pauvres et exploités ; relations le plus souvent violentes et assujettissantes. Chez les Betsileos pourtant, et au contraire des histoires des autres pays, en particulier de l’Afrique, ces rumeurs parlent moins de leur exploitation par des forces extérieures que de leur propre participation à ce phénomène, en tant qu’agents mineurs des gouvernements coloniaux et postcoloniaux. Et ils sont moins concernés par le détournement des parties du corps que par la forme de savoir mis en œuvre pour les transformer, et qui est exactement le genre de connaissances que les enfants betsileos apprennent à l’école. Bien plus qu’ils ne craignent la marchandisation de leur corps, les Betsileos craignent la poursuite de la colonisation de leur esprit. De sorte que les rumeurs évoquent moins la peur des paysans betsileos ordinaires envers des Européens avides et instruits, que la peur que l’éducation puisse faire des premiers des créatures semblables aux seconds. La possibilité de cette transformation est incarnée dans des personnages comme le politicien local qui s’enrichit sans tenir compte de sa communauté.
53C’est d’ailleurs bien là ce qui rend les histoires betsileos si effrayantes et vivaces. Les autres analyses sur les rumeurs de vols d’organes à Madagascar (à l’exception de Cole 2001 : 244) ont clairement identifié les voleurs comme des étrangers par excellence : colons européens (Gintzburger 1984 ; Jarosz 1994 ; Molet 1979 : 227), fonctionnaires merinas ou commerçants extérieurs aux Hautes Terres (Althabe 1969 : 39-40). La différence des rumeurs rapportées par les Betsileos et ce qui les rend particulièrement convaincantes, est que le voleur de foies n’est pas un envahisseur dangereux et cupide, un Autre caricatural et stigmatisé, mais quelqu’un de leur propre peuple, de l’intérieur, un parent qui a été transformé par l’école. Ils racontent ces histoires à propos d’eux-mêmes. Ils deviennent leur propre hantise. Ces récits reflètent leurs incertitudes à propos de leur collaboration avec les économies et les projets merinas et européens, leur désir d’atteindre la prospérité collective sans basculer
du côté de l’avidité individuelle, leurs propres ambiguïtés concernant leur implication historique dans l’éducation à l’européenne.
54Les Betsileos du Nord considèrent leur histoire récente comme une colonisation de l’esprit. C’est une conséquence de la relation particulière, et de la dépendance, qu’ils ont développée pendant et après la période coloniale vis-à-vis de l’éducation scolaire. Même les villageois incultes ont bénéficié des aides ou des salaires versés par les professionnels instruits. Et même les enseignants déplorent que l’éducation technique finisse par dominer l’éducation morale. Aussi différenciée que soit la communauté, elle est néanmoins inextricablement impliquée dans le projet éducatif. Ces histoires de voleurs de foies issus de la communauté et vivant parmi eux trahissent la peur des Betsileos d’avoir été les bénéficiaires tout autant que les exploités de la situation coloniale. Elle les a transformés d’une façon tout à la fois bénéfique et perturbatrice. Leur relation à l’école est pleine de cette ambivalence. Le savoir technique est utile, mais également redoutable. L’école fait fleurir l’esprit, mais menace le cœur moral. La richesse est tentante, mais rend les gens dangereux. L’école apporte la prospérité aux enfants de la terre ancestrale, mais les vole à la communauté. Le village a besoin et tire parti de ses représentants puissants et riches, mais ceux-ci manipulent des pouvoirs imprévisibles. Le village est fier de la réussite de ses migrants instruits, mais les attaque s’ils oublient de partager les fruits de leurs succès.
55La plupart des analyses des récits de vols d’organes à Madagascar et ailleurs dépeignent les gens qui les racontent comme les victimes soit de leurs propres prédispositions psychologiques, soit de la modernité, soit encore de relations interculturelles plus larges et sur lesquelles ils ne possèdent aucune prise. Une telle description spolie les peuples de leur propre action et ignore le subtil processus dialectique de dépendance mutuelle et d’accommodation qui existe à un niveau ou un autre jusque dans les pires relations d’exploitation. Cet article montre que les Betsileos du Nord ne sont pas simplement des victimes passives de processus dominants d’exploitation et d’aliénation culturelle. Ils sont d’autant plus conscients que l’économie politique du savoir est porteuse de forces destructurantes que leur communauté a composé avec elle depuis de nombreuses années. Et loin d’être de simples paysans crédules mystifiés, dupés et exploités par la richesse et le savoir européens, ce sont des gens compliqués dont les peurs reflètent des critiques élaborées de leur propre destinée et de leur propre position ambiguë vis-à-vis de l’usage moral et politique du savoir.
56Les rumeurs de vols de foies des Betsileos du Nord n’expriment pas simplement leur peur de la technologie et de la mystérieuse capacité des Européens à transformer ces organes en richesses. Elles traduisent la crainte qu’ils éprouvent que leur longue confrontation avec l’éducation scolaire ne les rende semblables à ceux qu’ils accusent de tels crimes. Lorsque je vivais à Ambohibe, j’étais toujours frappé de voir combien les villageois étaient effrayés de sortir seuls après la tombée de la nuit. Ils se justifiaient en expliquant qu’ils avaient peur des sorcières qui, la nuit, rôdent et commettent leurs méfaits. Je réalise aujourd’hui que cette peur de sortir dans le noir était moins la peur déclarée de la sorcellerie, que la peur d’être à son tour accusé d’être un sorcier. C’est là une autre forme de peur, peut-être bien plus grave que la précédente.