1Il est presque 18 heures et Frédéric classe ses dossiers de la journée avant de s’apprêter à quitter l’entreprise. Comme chaque jour, plusieurs familles confrontées au décès d’un proche se sont succédé au sein du petit box où se déroule le premier entretien avec le conseiller funéraire. De loin, il a entendu le téléphone sonner dans le bureau de son responsable hiérarchique. Les porteurs ne sont pas rentrés de convoi, il est seul, s’il faut aller chercher un corps, il ne pourra pas déléguer l’intervention. « Quand il faut aller chercher un corps en mille morceaux, parce qu’il est passé sous le train, c’est 10 heures du matin, qui va y aller ? C’est qu’il faut y aller tout de suite… Les flics nous appellent : « Il faut venir », on ne sait pas si c’est quelqu’un qui… Bon, le sang, c’est moins grave que les odeurs. Si tu découvres des cadavres qui sont morts il y a deux, trois mois en arrière… Tu es là, on nous appelle, tu ne vas pas tergiverser… Au départ, c’est cela qui me faisait souci, j’avais toujours peur de partir sur des trucs… Tu rentres dans ce métier au départ pour faire du travail de bureau, pour accompagner les familles… Ça m’angoissait, quand je voyais le responsable qui cherchait du monde et que l’on n’avait rien à faire. Je me disais : “Oh là là, il y a Henri qui vient, bon, j’y vais.” »
2Pour les multiples intervenants qui peuplent l’espace séparant les vivants et les morts, leur métier ne saurait composer avec la fuite, le déni ou la fragilité. Leur place dans l’arène des émotions autour du défunt s’énonce comme celle de professionnels accoutumés à la mort et aux débordements affectifs qu’elle suscite. En partant à la rencontre des entrepreneurs funéraires et de leurs salariés, notre ambition était bien l’exploration de cet espace professionnel et sécularisé des métiers du funéraire. Il nous intéressait de les décrire comme des travailleurs à part entière, de décoder leurs compétences, d’explorer leurs savoirs, de comprendre leurs techniques de travail, bref, de retrouver la trivialité du travail ordinaire derrière la socialité événementielle de la mort. Garçons d’amphithéâtre, croque-morts en tout genre, embaumeurs modernes (thanatopracteurs), ils forment la trame sociale de cette longue chaîne de production des services au défunt. Ces compagnons des morts sont avant tout des personnels spécialisés et des prestataires de service, dont les interventions sont de plus en plus formalisées dans des référentiels de compétence. C’est ainsi que nous les découvrirons tout d’abord, en visitant quelques-uns des espaces où ils opèrent : morgue, chambre funéraire, boutique de pompes funèbres. Nous y côtoierons cette rigueur professionnelle qui semble de prime abord affranchie de tout engagement de soi dans l’activité… jusqu’à rencontrer les manifestations à peine visibles de l’embarras, du choc, de la peur, et des jeux rituels composant avec l’assaut des émotions.
3Au sein d’une entreprise de pompes funèbres, l’histoire d’une intervention débute régulièrement par un coup de téléphone venant signaler un décès. Les premiers mots de l’interlocuteur, ou même sa simple identité – un membre de la famille, un soignant, un policier ou un pompier –, transportent immédiatement le conseiller funéraire sur l’une ou l’autre des trois principales scènes où surviennent les décès : l’établissement de soins (hôpital, clinique, maison de retraite), le domicile du défunt ou la voie publique. Au fil des paroles échangées, en l’espace de quelques minutes, se dessine le parcours du défunt. Destiné à une ultime rencontre avec ceux qui l’entourent, il doit être soigné, habillé, apprêté, présenté, veillé. Si les histoires sont chaque fois singulières, décrivant des trajectoires et des temporalités différentes selon les circonstances du décès et la demande de la famille, elles s’inscrivent toujours dans des scénarios similaires.
- 1 A l’exception des CHU de Paris où cette situation est très ancienne.
- 2 Au sein des CHU, l’activité des morgues était essentiellement consacrée à l’anatomo-pathologie. « D (...)
- 3 Dans les services cliniques, les infirmières ferment la bouche avec un ruban autour de la tête (œuf (...)
4Le premier prend pour cadre le milieu médical. Les établissements de soins constituent aujourd’hui la principale demeure des mourants. Le médecin atteste du dernier soupir, gratifiant le trépassé d’un certificat de décès… La plupart des grands centres hospitaliers organisent depuis peu 1 le transit du corps par la chambre mortuaire hospitalière et fournissent leurs propres spécialistes et équipements techniques consacrés au traitement du défunt. Des soins thérapeutiques aux soins palliatifs, des soins palliatifs aux soins au défunt : après avoir « encaissé » brutalement 70 % des décès à partir de la fin des années 1960, le monde hospitalier a lentement (ré) intégré le processus de fin de vie et la mort comme objets à part entière de ses missions. L’entrée consacrée du corps défunt dans le giron de l’univers médical a conduit à la réhabilitation d’un segment professionnel spécifique au sein du monde hospitalier : les agents d’amphithéâtre, jusqu’alors totalement oubliés, occultés, vivant en « monde souterrain » 2. Leur participation à la chaîne des soins au défunt demeure cependant très variable selon les lieux, selon le mode local de partage des territoires avec les opérateurs funéraires. Elle peut être limitée à la manutention des corps – entrer et sortir le corps du casier réfrigéré, le transporter dans la salle de soins ou dans un salon – ou au contraire s’étendre à la toilette 3, à l’habillage, à l’accueil des familles, voire à l’ouverture d’espaces consacrés aux activités rituelles. A l’interface entre unités médicales et opérateurs funéraires, les chambres mortuaires sont un lieu où se côtoient quotidiennement le personnel hospitalier et les intervenants funéraires qui prennent plus ou moins immédiatement le relais dans la prise en charge du cadavre.
5Si la médicalisation de la fin de vie éloigne aujourd’hui très souvent les mourants de leur demeure, un quart d’entre eux décèdent encore dans leur foyer ou celui d’un parent. La mort au domicile est synonyme de détresse pour les proches et nombreux lui auraient préféré la froideur hospitalière, au bénéfice d’une prise en charge immédiate par le corps médical… La crainte face au corps en décomposition ou les prémices d’un processus social et symbolique de détachement se caractérisent souvent par un empressement des vivants à mettre à distance le corps du défunt. Lui trouver une place, ailleurs… : telle est l’urgence. Les opérateurs funéraires ont appris à composer avec la pression des familles à leur égard. La nuit ou le dimanche, lorsque les obligations administratives suspendent temporairement le transport du corps vers une chambre funéraire, une équipe de porteurs se rend au domicile pour tenter d’apaiser la cohabitation contrainte avec cet être à la fois proche et soudain si étranger. Allonger le corps sur son lit, l’habiller, faire une première toilette, remettre un peu d’ordre dans la pièce, expliquer aux familles de quoi sera fait le lendemain, ces gestes simples interviennent comme une première réparation face au chambardement provoqué par la mort.
- 4 Le défunt était autrefois gardé et veillé à son domicile. La demeure du défunt était drapée de tent (...)
- 5 Si la législation avait prévu leur existence dès 1889, ces « maisons des morts » (Thomas 1980) n’ex (...)
6Aujourd’hui, la plupart des défunts quittent rapidement le domicile pour être accueillis au sein d’une chambre funéraire 4. Sur le modèle des funeral homes américains, la chambre funéraire est une morgue privée 5, gérée par une entreprise de pompes funèbres, dans laquelle peuvent être déposés, conservés, apprêtés et veillés les défunts. Ils disposent ici d’un lieu de séjour provisoire qui leur est entièrement consacré : conservation au sein de locaux techniques (casiers réfrigérés), toilette et soins (laboratoire), exposition en salons d’accueil pour les familles.
- 6 Les soins thanatopraxiques s’associent à une succession de séquences techniques : drainage du sang (...)
- 7 C’est l’interprétation essentiellement faite par l’auteur. Elle occulte cependant le fait que les p (...)
7L’hôtellerie funéraire n’est pas le seul dispositif funéraire moderne qui rapproche le destin des défunts français de celui de leurs homologues américains. Ils sont également de plus en plus nombreux à être traités par une technique de conservation du corps désignée sous le nom de « soin de conservation » ou « thanatopraxie ». Ces derniers s’associent au développement de techniques d’asepsie, de désinfection et de restauration esthétique qui gomment les stigmates de la maladie et de la mort et font obstacle au processus de décomposition 6. Le corps conservé par cette technique d’embaumement moderne (Lemonnier 2004) échappe ainsi au séjour en chambre froide et devient apte à demeurer jusqu’à plusieurs jours dans un salon permanent, que l’entourage aura loisir de visiter à toute heure. Souvent associée à des préoccupations hygiénistes et au contrôle symbolique de la pollution (Saraiva 1993) 7, la thanatopraxie détient avant tout le pouvoir de transfigurer la mort. Expression apaisée du visage, couleur rosée de la peau, intégrité restaurée du corps : la mort se confond ici avec le sommeil éternel. De cette maîtrise de la thanatomorphose du corps après la mort, les thanatopracteurs – cette fois majoritairement des hommes – ont fait leur domaine d’expertise. Salariés des entreprises de pompes funèbres ou indépendants, ils sont activement mobilisés dans ce « back office » des chambres funéraires ou des chambres mortuaires hospitalières pour la préparation du corps. Mais ils n’opèrent pas systématiquement dans ces laboratoires médicalisés dans lesquels ils disposent d’un certain confort technique. Pour tous les défunts qui n’ont pas quitté leur demeure, notamment en milieu rural, les thanatopracteurs se transportent sur les lieux avec une simple mallette et un équipement quelque peu sommaire (pompe manuelle, récipients), assortis d’une certaine ingéniosité pour trouver chaque fois les moyens d’opérer dans des conditions souvent précaires.
- 8 Le transport du corps d’une personne décédée ne peut être légalement effectué que par un opérateur (...)
8La chronique des morts a aussi ses « non-lieux » (la voie publique, les espaces naturels), ses impondérables (accident), ses affaires suspectes (meurtre, suicide, décès remontant à plusieurs semaines), qui deviennent presque immédiatement pour le conseiller funéraire une « réqui », soit une réquisition par un officier de police 8. Ces opérations relativement exceptionnelles sont aussi celles qui concentrent l’essentiel de l’engagement professionnel. L’intervention exige réactivité et efficacité. Elle revêt parfois une dimension spectaculaire ou choquante à laquelle on ne peut échapper. Elle cristallise la manifestation de l’événementiel. Pour ce dernier scénario, le défunt est dirigé vers l’Institut médico-légal où la police et le médecin légiste se chargeront de reconstituer les circonstances de la mort.
9Quelques chiffres
- 9 Etablissement hospitalier, clinique privée, maison de retraite.
- 10 Nous remercions V. Rocchi de nous avoir communiqué ces données statistiques associées à la question (...)
10Personne âgée de plus de 65 ans (79 %), de nationalité française (96 %), décédée au sein d’un établissement de soins 9 (68 %) : ainsi peut-on rapidement caractériser la population que côtoient quotidiennement les professionnels de la mort. La moitié des défunts sont des personnes très âgées, c’est-à-dire de plus de 80 ans. Les principales causes de décès sont les maladies de l’appareil circulatoire (31 %) et les cancers (27,7 %).
Sur le plan de la nationalité, les minorités étrangères (4 %) sont dominées par les Européens du Sud (Espagnols, Italiens, Portugais) puis par les personnes originaires du Maghreb (source : INSEE, 1998).
Le nombre de décès annuel, relativement stable, évolue autour de 530 000 décès annuels. Cette situation devrait sensiblement évoluer dans les années futures : « La population de la France métropolitaine continuera de vieillir. [Les décès] augmenteront en effet de façon importante à partir de 2025 avec l’arrivée aux âges élevés des générations nombreuses du baby-boom » (France, portrait social 2001/2002, INSEE).
Le troisième âge ne constitue malheureusement pas la seule population rencontrée par les pompes funèbres. « Mourir avant de vieillir », soit avant 65 ans, représente le quart des décès, désignés comme « décès prématurés » (INSEE Première, 1996). On approche ici de situations professionnelles plus éprouvantes, considérées comme potentiellement traumatisantes dans le cas de mort brutal ou anachronique : suicide (2 %), enfants à la naissance (0,006 %) ou jeune enfant (0,002 %), mort violente (1,5 %). Ces événements, même minoritaires, ont un impact considérable sur la vie professionnelle des pompes funèbres.
70 % des Français déclarent être attachés à une cérémonie religieuse pour un décès (chiffre stable entre 1981 et 1999) 10. Dans le même temps, 53 % des Français déclarent appartenir au catholicisme en 1999 (en baisse de 25 % entre 1981 et 1999), seulement 12 % d’entre eux disent participer au culte au moins une fois par mois (en baisse de 35 % entre 1981 et 1999) et 44 % disent être quelqu’un de religieux (en baisse de 14 % entre 1981 et 1999, ce chiffre ne concerne pas que les personnes se déclarant catholiques).
La crémation connaît une progression vertigineuse depuis la fin des années 1970. De 0,4 % des décès en 1975, elle atteint aujourd’hui le taux de 21 % des décès. En ce qui concerne la destination des cendres (2001), 71 % des cendres ont été remises aux familles ou sociétés de pompes funèbres, 7 % ont été déposées dans des colombariums ou jardins d’urnes, 20 % ont été dispersées dans des espaces de dispersion, 2 % ont été dispersées dans la nature (source Rapport de branche 2002 réalisé par la CPFM).
Les soins thanatopraxiques ont connu à peu près la même ligne de croisière : « En France par exemple, en 1964, année où l’on commença à traiter les cadavres par le procédé de l’Institut français de thanatopraxie (IFT), on enregistra moins de 400 cas. En 1977, le nombre passa à 37 061 pour atteindre 43 496 en 1978, soit une augmentation de 17,36 % au cours de ces deux années », observe L. V. Thomas (1980 : 128). Il estime à l’époque que le recours à la thanatopraxie concerne 10 % des décès. Dix ans plus tard, le taux est passé à près de 20 % (Barrau 1987), soit plus de 100 000 soins. En 2000, il est à 30 % de la population des personnes décédées.
En 2000, 15 % des décès étaient couverts par un contrat de prévoyance obsèques.
Le nombre d’entreprises de pompes funèbres en France est d’environ 2 000 établissements. Quelques grandes entreprises réalisent près de la moitié du chiffre d’affaires total, face à de très petites entreprises (TPE) à caractère artisanal (80 % des entreprises ont moins de 10 salariés, 58 % moins de 5 salariés). Un peu plus de 17 000 personnes travaillent dans le secteur funéraire. La population des exécutants compose 47 % de la profession, avec 15 % environ de cadres et 37 % d’ETAM (Employé Technicien Agent de Maîtrise).
11Nous avions abandonné le conseiller funéraire à ce premier échange téléphonique au cours duquel il se voyait confier la prise en charge immédiate d’une personne décédée. Nous le retrouvons quelques heures plus tard ou le lendemain, lors de l’entretien consacré à l’organisation des funérailles. Qualifier le mandat de la famille est le premier objet du prestataire qui s’entretient longuement avec les personnes qu’il réceptionne, soit une vingtaine de minutes à plusieurs heures. Face à des interlocuteurs éprouvés, aux attentes confuses et parfois sommairement exprimées, le conseiller déploie une offre de prestations sur une logique du choix à la carte autour des principaux temps clés : la présentation du corps (salon permanent ou conservation en casier, simple toilette ou soins thanatopraxiques), la cérémonie (intime ou publique, religieuse ou civile, etc.) ; la sépulture (inhumation ou crémation).
12Le temps de la « présentation », équivalent à la veillée d’autrefois, peut se prolonger d’un à quelques jours. Il est nécessairement limité par les délais légaux d’inhumation – portés à six jours maximum dans la réglementation française. La décoration des salons, la sophistication du mobilier, l’atmosphère feutrée offrent un environnement propice à voir rétabli l’hommage de la collectivité défilant au chevet du défunt.
13La mise en bière est généralement l’acte officiel et symbolique marquant le début du cérémonial des funérailles. Nous découvrons immédiatement ce personnage central du cérémonial que constitue le maître de cérémonie. Hier véritable personnage public exclusivement mobilisé pour l’enterrement des grands de ce monde, la figure du maître de cérémonie s’est démocratisée. Elle a également considérablement « rétrécie » avec la disparition de la pompe ostentatoire pour se rapprocher de celle de simple « ordonnateur » ou régleur du convoi. Il est un discret chef d’orchestre du cortège, rythmant la temporalité du cérémonial et distribuant les rôles entre les différents acteurs, porteurs, prêtre, famille et public.
14Famille et proches sont réunis au départ du convoi, au domicile ou à la chambre funéraire. Fleurs et cercueil sont disposés à l’intérieur du corbillard, avant la lente progression motorisée du cortège vers l’église. Renouer avec la liturgie, prendre le temps de la célébration, se rassembler sur le parvis, l’église du village ou du quartier reste un lieu privilégié pour le déploiement des élaborations symboliques autour du défunt. Au cœur de ce temps d’hommage, la mise en scène orchestrée par les pompes funèbres participe d’une forme de sacralisation de cette démonstration publique du lien personnel. Le travail des porteurs se traduit par un enchaînement de séquences strictement établies et codifiées : porter à l’épaule, marcher au pas, disposer le cercueil et les fleurs devant l’autel, placer la famille, etc. La discipline est permanente.
15Rares sont les prêtres ou mêmes les laïques qui accompagnent le convoi au cimetière, ce qui est d’ailleurs totalement exclu concernant le crématorium. Les maîtres de cérémonie sont aujourd’hui formés à un répertoire de gestes et d’actes symboliques destinés à accompagner ce dernier moment d’adieu précédant la sépulture : quelques mots en souvenir du défunt, parfois la lecture d’un texte, un temps de recueillement, une main ou une fleur déposée sur le cercueil. Ils bricolent ainsi un dispositif rituel sur le mode de l’authenticité du lien et de l’émotion. Souvent, ils proposent une nouvelle bénédiction du cercueil avant l’inhumation ou la crémation.
- 11 La durée de la crémation est d’environ deux heures alors que la réduction du corps via l’inhumation (...)
16Le jour même, une équipe de fossoyeurs s’est rendue au cimetière pour préparer les lieux. Tout doit être prêt avant l’inhumation, de façon à prévenir toute infraction à l’atmosphère recueillie qui entoure l’arrivée du convoi. Il faut éviter le bruit d’une pelleteuse, la vue de fossoyeurs en bleu de travail s’affairant pour le creusement de la fosse ou la pose du caveau, le chantier suscité par cette activité qui s’apparente davantage à une opération de travaux publics qu’à une action rituelle. Pour la même raison, les fossoyeurs attendront que la famille et l’entourage se soient éloignés pour recouvrir le cercueil de terre et combler la fosse, ou fermer le caveau. La crémation permet à la famille d’échapper à ce remue-ménage pratique et symbolique qu’impose l’inhumation, mais elle la surprend souvent par la brutalité de la réduction du corps 11.
17La vie des morts ne s’arrête pas là, notamment pour tous ceux qui peuplent les cimetières. Quelques-uns seront déplacés au gré des changements d’intention des familles à leur égard. La plupart connaîtront une paix certaine, jusqu’au moment où ils devront faire la place aux nouvelles générations… Avec l’engorgement des cimetières, les opérations d’exhumation sont aujourd’hui plus nombreuses. Les restes de dépouilles enterrées de longue date sont ainsi récupérés pour être placés dans un reliquaire, de façon à libérer les places d’une concession familiale pour d’autres défunts.
18En suivant le défunt tout au long de ce processus transitionnel, nous avons rencontré une variété de professionnels : des agents d’amphithéâtre, à l’extrémité de la chaîne des soins, exécutant les premiers soins sur le corps ; des thanatopracteurs, un genre professionnel récent en France, expert dans la restauration du corps et l’esthétisation du cadavre ; des porteurs, population « ouvrière » des entreprises de pompes funèbres, gérant le transport des défunts et participant au convoi ; des commerciaux, premiers interlocuteurs des familles endeuillées pour l’organisation des obsèques ; des fossoyeurs, dont le territoire de compétence est essentiellement la sépulture et le cimetière.
19Comment est-on amené à intégrer cet univers professionnel relativement marginal ? Les petits entrepreneurs ont souvent hérité d’un père menuisier ou fleuriste du village une boutique qui s’est peu à peu spécialisée dans les pompes funèbres. Pour les personnels d’exécution, le passage, plus ou moins occasionnel, par une activité de pompier, ambulancier, porteur en campagne, employé du BTP (fossoyeur) constitue un fil conducteur assez fréquent. Mais il est rare que l’on devienne porteur, fossoyeur ou régleur par vocation. Le hasard, la quête d’un emploi tous azimuts, la cooptation par un proche sont souvent invoqués par les personnels, comme pour justifier qu’ils sont là « malgré eux »… L’expression d’un choix positif pour cet univers professionnel apparaît davantage du côté des segments qui ne sont pas totalement exclus d’une quelconque forme de valorisation professionnelle. La proximité avec le monde médical et avec l’activité de soin participe à cette première forme de valorisation concernant l’activité en chambre mortuaire. On la trouve encore plus affirmée chez les thanatopracteurs, pour lesquels le diplôme d’Etat confère une meilleure attractivité. Alliant expertise médicale dans le traitement du corps et activité de restauration de la personne défunte, la thanatopraxie incarne ainsi la face noble des métiers du funéraire.
20« Faire les réquisitions de police et les transferts de corps, les habillages, les toilettes, même restaurer un corps, ça, on le fait ou on ne le fait pas », commente cet agent d’amphithéâtre après avoir passé une quinzaine d’années à rouler sa bosse dans les entreprises de pompes funèbres. « On le fait ou on ne le fait pas »… Faire du maniement du corps cadavérique un travail ordinaire se décrit immédiatement comme une vertu dont on aurait hérité sans savoir comment. Pudeur ou affichage viril ? Cette « image idéale de métier » a manifestement une fonction défensive contre la peur (Dejours 1988). Elle est imposée aux jeunes recrues qu’on contraint plus ou moins sciemment à une confrontation violente avec le cadavre pour éprouver immédiatement leur capacité à intégrer le métier. « Les réquisitions, on les fait faire à des jeunes, parfois des choses terriblement autocrates, intenables. Et pareil dans le phénomène de violence, de bizutage », raconte un responsable hospitalier à l’encontre des entreprises de pompes funèbres. « Parfois, on était à la bourre, on devait faire un travail, un habillage : « Bon, toi, tu es disponible », on ne sait pas si tu es nouveau, pas nouveau, ou : « Viens avec moi, tu vas voir, tu vas être tout de suite mis dans le bain », en rigolant. Le jeune dit : “Oui, oui”, il ne sait pas ce que c’est », confirme Alain, conseiller funéraire. L’épreuve initiatique de la rencontre avec le cadavre est patente pour quiconque prétend travailler dans cet univers hostile. « Ceux qui restaient, c’était aussi ceux qui psychologiquement pouvaient rester aussi. […] Moi j’ai vu des jeunes, cinq minutes après l’entrée : “Viens avec moi, toi, on va habiller Un tel.” Le gamin il a 20 ans, il n’a jamais vu un mort. Il y a des gens qui ne sont pas revenus l’après-midi. » Mais cette violence symbolique est initiatique à deux niveaux : révéler les capacités d’une jeune recrue à surmonter le choc destructeur, mais également l’intégrer presque malgré lui dans un univers de travail qu’il n’aurait jamais approché s’il l’avait envisagé de quelque façon.
- 12 Cette marginalisation est d’ailleurs équivalente à celle que l’on rencontre au niveau des collectiv (...)
21Les agents hospitaliers directement affectés au traitement des cadavres ont longtemps constitué aussi un segment excessivement dévalorisé au sein des établissements de santé, situation encore très répandue aujourd’hui 12. On ne peut qu’être frappé de l’extrême marginalisation des chambres mortuaires au sein de l’univers médical. Tout concourt à leur définir une place à part, en dehors des frontières étanches du monde des soignants. « Faire peur » ou « se faire peur » en traversant ces lieux est une façon de rappeler en permanence ces univers à leur étrangeté radicale, notamment pour ceux qui ne les fréquentent qu’épisodiquement (Godeau 1993). « Après 17 ou 18 heures, vous avez des blouses blanches de n’importe quel service qui doivent se rendre à la chambre mortuaire, qui est tenue assez isolée de l’hôpital et où il n’y a plus personne. Et si vous vous intéressez à interviewer ces gens-là, vous verrez bien combien il y a des représentations, des dires, des fantasmes, de tout ce que vous voulez, qui sont presque un rituel aussi qui se transmet. Un mode de bizutage, de faux rituel qui est plus moral que physique, mais dont personne ne parle. […] Il y a quand même eu des bizutages d’une façon ou d’une autre, mais comme il s’agit de personnes mortes, c’est une question de dignité, de respect, de pudeur, tout ce que vous voulez. Mais ils ne le disent pas. J’ai eu à l’hôpital des gens qui sont venus m’apporter des témoignages, du style : “On m’a poussé et éteint la lumière” ou des choses comme ça. Vous voyez, ou alors on a peur du réveil de la personne » (responsable de chambre mortuaire).
22Dans ces collectifs masculins repliés dans une forme de ghettoïsation sociale, la reconnaissance des sentiments de peur est rare. Il arrive cependant que l’affichage des qualités viriles ou l’authentique pudeur fassent place à l’expression des émotions. Les travailleurs des chambres mortuaires ou des entreprises funéraires confessent que la peur est un sentiment inéluctable qu’ils ont appris à apprivoiser. « Quand je suis arrivé dans la chambre mortuaire, la première fois que j’étais de garde tout seul le week-end, dès qu’il y avait un bruit dans l’amphi, dans la chambre mortuaire, je faisais un bond, parce que j’avais peur. D’une certaine manière, cette peur, on l’apprivoise. Et là aussi, nos collègues, nos pairs, nous aident, avant d’être tout seul, ce n’est pas du jour au lendemain qu’on est tout seul dans le service. » L’apprivoisement de la peur ne passe alors plus nécessairement par les comportements ludiques ou violents de bizutage, mais par des formes de compagnonnage. On s’accoutume à fréquenter les cadavres et le silence des espaces qu’ils peuplent. La domestication de la peur, sans être explicitement parlée, est accompagnée. Ces formes de compagnonnage ne s’adressent pas seulement à la jeune recrue assaillie par ses fantasmes à l’abord de ces univers inconnus, mais également à tous ceux qui, même confirmés dans le métier, ne sont jamais totalement à l’abri d’expériences traumatisantes face à des morts violentes. Des expériences initiatiques aux épreuves qui jalonnent la trajectoire professionnelle, la maîtrise de la peur devient structurante de leur identité professionnelle. « Très peu de gens sortent de ce genre de service, explique Yves, responsable d’une chambre mortuaire. Très, très peu. Les gens restent en général. J’ai, par exemple, un aide-soignant qui prépare un diplôme, il me dit : “Tu me promets que je reviens dans une chambre mortuaire.” Donc, c’est vraiment une volonté, parce qu’ils ont quand même sacrément bossé sur eux-mêmes pour appréhender ce travail. Il y a eu un gros effort sur eux-mêmes et, quelque part, ils ne veulent pas perdre ça. Ils ont déjà apprivoisé, je dirai, une certaine particularité et ils apprivoisent leur propre mort. Parce qu’inconsciemment, on projette, même si ce n’est pas toujours identifié, c’est parfois un petit peu confus, tout au moins au début. Après ils le comprennent petit à petit par un cheminement, je dirais, personnel. »
23Qu’elle soit déniée via une idéologie défensive ou tacitement accompagnée par les anciens, la peur apprivoisée désigne une qualité professionnelle à part entière des métiers consacrés au traitement des défunts. Dans un cas, elle se conjugue à l’expression d’un honneur viril qui se manifeste par la force de domination, avec tout ce que cela engage de déni des sentiments. Dans l’autre cas, elle est indissociable d’une capacité à transfigurer la mort : si certains milieux professionnels trouvent d’autres ressorts pour dompter leur peur, c’est aussi parce que leur lien aux défunts, aux endeuillés ou à d’autres lieux que la mort a envahis s’établit dans l’ordre de la réparation. Entre le thanatopracteur et le corps abîmé par la violence d’un choc mortel, la rencontre est médiatisée par son ambition à le restaurer, à rétablir une esthétique, à déployer une expertise propre à offrir la « dernière image » qui accompagnera ceux qui le pleurent. « Les réquisitions, les pendus, les choses comme ça ne vous ont jamais posé problème ? » s’étonne l’ethnologue au bout d’une heure de discussion avec un agent d’amphithéâtre, anciennement employé des pompes funèbres, et qui semble vivre avec une immense légèreté son métier. « Non… Enfin, disons que ça fait toujours quelque chose quand on voit le premier, mais… Non, pas d’appréhension… Non, au contraire… C’est dans l’autre sens, moi. J’adorais les réquisitions de police. – Mais qu’est-ce qu’on y trouve comme satisfaction ? C’est le fait d’arriver à maîtriser les choses ? – D’avoir fait quelque chose pour la famille. Ce n’est pas le fait de surmonter des choses difficiles, parce que je n’irais pas faire du saut à l’élastique pour dire que je suis plus malin qu’un autre… On sent très bien, de toute façon, que l’on a fait quelque chose, déjà pour soi, on est satisfait de soi. J’ai eu à reconstituer des corps, comme par exemple un motard qui était passé sous un camion, la tête, deux centimètres, et je l’ai représenté à la famille. J’ai reconstitué la tête de la personne, de ce jeune. J’ai rembourré à la ouate puis recousu, j’ai donc représenté le corps au père, le père m’a dit qu’il avait reconnu son fils, qu’il allait chercher son épouse. » Parmi les personnels hospitaliers, les infirmiers réussissent mieux cette conversion symbolique que les agents d’amphithéâtre et les ambulanciers, qui se débattent souvent seuls avec leur souffrance dissimulée. Leur identité professionnelle leur permet de transfigurer leur peur en référant à l’image idéale du soignant, investi de la mission d’accompagner la famille, de se situer dans la compassion et la relation d’aide.
- 13 L’introduction du trocart suppose de « planter » violemment à partir du sternum pour introduire la (...)
24Il n’en reste pas moins que manipuler l’« inquiétante étrangeté » du mort exige un travail culturel de gestion des émotions. Regarder, toucher, nettoyer, habiller, planter un trocart 13, etc. peut exiger une mise à distance émotionnelle et symbolique qui conduit à renvoyer le cadavre au statut de simple dépouille, de quasi-« objet ». Du cadavre, on ne retient que le corps inerte, la personne inanimée, le « reste ». Cette attitude s’installe d’autant mieux avec le temps, la répétition des gestes et des situations : ici comme ailleurs, le travail entre dans une banalisation que même l’intensité de la charge émotionnelle et symbolique que véhicule le cadavre ne parvient pas à distraire.
25Cet après-midi de juillet, Michel, thanatopracteur, s’est rendu à l’hôpital pour réaliser un soin thanatopraxique sur une personne âgée. Après avoir déshabillé la défunte, il prépare le début du soin. « Allez, mamie. » Il plante le trocart dans le corps : « Ne vous inquiétez pas, madame, vous n’allez rien sentir. » Il déplace le trocart à l’intérieur du ventre au niveau de l’estomac : « On avait bien dîné ! » Il masse les extrémités du corps puis le visage : « Ne fais pas cette tête là ! » Le corps commence à prendre des rougeurs. « Alors, mamie, vous avez pris un coup de soleil ! Allez encore un petit peu [de liquide rose]… Elle boit vite. Mamie est gloutonne. Elle boit comme un cochon de lait. Je vais lui remettre une petite dose, elle a été sage… Voilà mamie. » Il coud et ferme la bouche : « Je vais arranger ça avec du coton, n’est-ce pas, mamie ? » Elle a un dentier et il a du mal à piquer : « Pardon, madame. » Un peu plus tard, il fait un maquillage léger puis nettoie les ongles : « Ce n’est pas joli de mettre ses doigts dans les oreilles. N’est-ce pas, mamie… » Il croise les doigts : « Voilà, mamie, bon voyage. » Quand les uns déjouent la rencontre avec la mort en banalisant le cadavre, d’autres semblent « jouer » avec… On surprend ici l’agent de chambre mortuaire ou le thanatopracteur dialoguer avec le défunt, justifier ses gestes, commenter ses réactions. Une pointe d’humour teinte son discours… En dialoguant avec « mamie », le thanatopracteur la rétablit dans son identité de personne et de patiente, mais ce statut devient alors incompatible avec le traitement qu’il lui fait subir. L’ironie reconstruit une distance là où le défunt, devenu trop familier, devenait menaçant.
26Ici comme ailleurs, le quotidien du travail n’est pas un long et perpétuel recommencement. La vie des morts n’est pas figée. Les décès sont banals ou tragiques, les défunts changent de visage, les imprévus surgissent à tout moment. Parmi ces perturbations, certaines peuvent déjouer les stratégies de banalisation. La force de caractère, l’expérience du métier, la carapace défensive, le déni des émotions ne constituent pas toujours des remparts suffisants face à des morts injustes, des corps répugnants ou autres histoires. Quels qu’en soient les motifs, les situations violentes ou non anticipées sont prétextes à voir resurgir la peur, voire l’angoisse des opérateurs qui sont les premiers à y faire face. Les affronter et les surmonter participe du développement de leurs compétences et de l’élaboration de l’expérience professionnelle.
27Qu’ils soient porteurs, ambulanciers, thanatopracteurs ou conseillers, partir à la rencontre d’un mort est toujours une tâche envahie d’incertitude. Réquisitionnés ou simplement mobilisés pour aller chercher un corps à l’hôpital ou au domicile, les porteurs qui partent ont pour seule information un nom et une adresse. Les soignants, la police et même la famille sont généralement peu prolixes et ne donnent aucun détail sur les circonstances de la mort. L’incertitude est omniprésente : S’agit-il d’une personne âgée en fin de vie ou d’un jeune décédé prématurément ? Quel est l’état du corps ? Dans quelle disposition est la famille ? Le peu d’informations communiquées aux intervenants funéraires rend l’anticipation du travail difficile, sinon impossible. Si l’incertitude est la règle, quel que soit le décès, les « réquisitions » constituent un genre d’intervention où elle pèse encore plus lourdement. « Quand on voit les policiers qui restent en bas de l’immeuble ou qu’ils nous disent en arrivant : “Vous auriez dû apporter des bottes”, c’est que l’on sait que ce n’est pas très joli à voir… » confirme un porteur. La peur se loge ici dans l’incertitude : c’est moins la mort en tant que telle que l’impossibilité de se mettre en situation de l’appréhender, et d’être contraint à subir le choc, qui est source d’angoisse.
28Ces situations traumatisantes restent gravées dans leur mémoire, au point de ne pouvoir être évoquées sans émotions. Eric se souvient d’avoir ramassé un enfant de 5 ans, décédé dans un accident de voiture : « Rien que d’en parler, j’ai envie de pleurer. Il faut aussi qu’on ait une force pour assumer ce travail, parce que ça n’est pas tous les jours évident. Donc si on ne vient pas préparé, j’ai peur qu’il y ait une déprime ou qu’il y ait, à la longue, quelque chose qu’on vivra très mal. » Là encore, l’épreuve professionnelle peut se métamorphoser en apprentissage, où l’on s’efforce de négocier, sinon la peur, l’incertitude. « La police m’appelle sur un suicide ou sur un accident de la route, forcément, durant tout le temps où je pars de chez moi ou du bureau pour me rendre sur les lieux, je vais me préparer à ce que je vais pouvoir retrouver. J’ai besoin de me rassurer, d’essayer de me raisonner, enfin… je ne sais pas, une petite préparation. »
- 14 La réduction de corps consiste à récupérer les restes de dépouilles enterrées de longue date pour l (...)
- 15 Aujourd’hui de tractopelle !
29D’une autre façon, le fossoyeur part aussi très souvent à la rencontre des morts. L’imaginer essentiellement occupé à creuser des fosses est une méprise. Le fossoyeur est aussi en charge de « faire le ménage » des tombes, déplacer des corps, les « réduire » 14, soit exhumer des cadavres. Selon le climat, le sol, les maladies dont ils sont porteurs, le temps qu’ils ont passé dans les profondeurs de la terre, les uns sont intègres là où les autres sont poussière. Il faudra quelques coups de pelle 15 pour découvrir à quoi ressemblent les restes. Ici, la difficulté d’anticipation se conjugue à une réalité toujours extrêmement crue. Un fossoyeur nous confie ainsi à quel point le travail d’exhumation est éprouvant : fouiller le sol pour trouver quelques os dispersés, compter les crânes, découvrir des corps intacts imbibés de formol. Non seulement l’émotion peut être vive, mais la réalisation du travail devient parfois compliquée, comme le fait de devoir « tasser » quelques os pour qu’ils se logent dans un reliquaire.
30Avec la difficulté de prévoir la situation, « avoir peur » se transforme rapidement en « peur de ne pas arriver à faire son travail ». Un thanatopracteur, même expérimenté, reconnaît ne pas être à l’abri d’un soin raté, car la réaction du corps à l’injection de formol n’est jamais totalement maîtrisable. La réalisation du soin au domicile expose à des contextes souvent inadaptés : le corps est étendu sur un canapé, il n’y a pas d’eau dans la salle de séjour. La présence de la famille, curieuse, suspecte et exigeante tout à la fois, intensifie la pression. Parce qu’ils interviennent seuls et sans aucune assurance sur la qualité de l’environnement, les thanatopracteurs, malgré leur expérience, appréhendent tous ces obstacles à la qualité de leur travail.
31La banalisation de la mort n’est pas une « défense naturelle », elle est une conquête quotidienne. Lui échappent tous ces épisodes où le travail quotidien devient événement. Lui échappent tout aussi bien ces « morts ordinaires », pas nécessairement répugnantes ou injustes, mais qui travaillent insidieusement par trop de familiarité avec soi-même : un homme « qui pourrait être vous », un enfant qui pourrait être le vôtre. Jean-Jacques médite ainsi devant un homme décédé : « On a le même âge, c’est con. Et à qui le prochain tour ?… » Thanatopracteur expérimenté, il « baroude » dans cet univers de la mort depuis de longues années. Les cadavres ne le choquent plus, mais les traitements qu’on leur fait parfois subir l’interpellent. Entre banalisation à outrance et comportements anxiolytiques et pathogènes, certains traitements subis par les défunts en soin ou lors d’une autopsie occultent le respect dû à la personne et le sens de la dignité : faire un soin sur un corps dont la plupart des viscères ont été entreposés sur le visage, voir défiler des porteurs avec voyeurisme devant une belle femme nue… Le voilà « hanté » par l’idée qu’il peut se faire du traitement de son propre corps lorsqu’il rejoindra le cercle des morts… Connaître les grandeurs et misères de l’antichambre des pratiques funéraires signifie aussi démasquer les dérapages possibles de l’éthique professionnelle. De la « peur de mourir », angoisse universelle, à la « peur d’être mal traité », angoisse spécifique, les agents funéraires sont des témoins inquiets, de moins en moins capables d’agir sur le cours des choses.
32L’engagement moral des intervenants funéraires à l’égard des familles endeuillées est partout décliné comme un registre de compétence essentiel, indissociable de la « qualité de service » que prônent les managers. « Ce qui est important, c’est tout l’aspect relationnel, explique un cadre d’une grande entreprise. La prise en charge, l’accompagnement. Parce que dans une profession comme la nôtre, qu’un corbillard soit propre, c’est normal, qu’un porteur se comporte bien et qu’il ait une tenue propre, c’est normal. Par contre, que l’on aille vers la famille, que l’on s’occupe d’elle, qu’elle sente une présence, là, cela devient un investissement personnel. C’est un état d’esprit, c’est de la qualité, mais de la qualité qui est apportée par son propre investissement. […] Je crois que l’on ne peut pas faire autrement, c’est un métier, si on veut bien le faire, il faut s’investir. On ne peut pas faire autrement. » Ces commentaires enflammés sur le sens de l’écoute, de la « juste présence », de l’accompagnement, nous n’eûmes de cesse de les croiser à chaque fois que nous interpellions les conseillers funéraires (commerciaux) ou les responsables de chambre mortuaire sur le sens de leur mission. La rencontre avec la réalité n’en fut que plus brutale. Cet « art de l’accompagnement », qui venait de nous être conté avec une finesse qui ne pouvait laisser croire qu’il n’y avait là que discours lénifiants, avait totalement disparu. En lieu et place se dévoilait l’immense fossé qui sépare des familles submergées d’émotions et des professionnels dissimulés derrière une façade d’indifférence. Le contraste était trop saisissant pour ne pas être questionné ou être simplement réduit à la production d’une image humaniste là où il n’y aurait que vulgaires marchands.
- 16 « Dans beaucoup de métiers, les praticiens ou les travailleurs perçoivent comme une routine quotidi (...)
33La famille frappée par le deuil vit un événement unique dans son histoire personnelle. A l’inverse, le professionnel qu’elle rencontre enchaîne quotidiennement le traitement des décès. Les employés des pompes funèbres sont constamment absorbés par les urgences dans la coordination professionnelle et logistique et gèrent convoi sur convoi. La rencontre entre l’un et l’autre n’est pas sans rappeler ce que Hugues qualifiait de « drame social du travail » 16 La quotidienneté expose à une forme de détachement dans la confrontation au deuil des familles, à la manifestation de la douleur et du désarroi.
34Mais le détachement moral n’est pas seulement le résultat d’une quelconque forme de familiarité acquise au fil de l’expérience. Il se rapprocherait davantage d’une forme à part entière de défense professionnelle face à la charge des émotions que transmettent les familles ou les situations rencontrées. De façon plus ou moins consciente et de façon plus ou moins systématique aussi, les conseillers funéraires se protègent en évitant les pièges de la compassion (Goffman 1968). Ils se tiennent à une distance qui les préserve de l’envahissement des émotions, qui vient quotidiennement emplir leur espace de travail. « Souvent, par rapport à des morts violentes, toute mort est violente, mais surtout quand il s’agit d’accident de la voie publique ou de la mort d’un enfant, quand vous entrez en relation avec une famille, c’est vraiment la boîte de Pandore que vous ouvrez, vous êtes complètement submergé par ça », commente un responsable de chambre mortuaire. Il ajoute : « Il faut arrêter de faire cette notion d’empathie, il faut se protéger à tout prix. »
35Le face-à-face entre un commercial de services funéraires ou un responsable de chambre mortuaire et une famille endeuillée est d’une densité sociologique extrême. Après l’annonce du décès, l’un comme l’autre sont les premiers interlocuteurs des proches, qui oscillent entre un état de choc, d’amertume, de rancœur, de tristesse, et mille autres sentiments qui n’excluent d’ailleurs pas totalement la désaffection pour nombre d’entre eux. Mais l’opérateur funéraire peut toujours suspecter une agressivité latente à son égard : parce qu’il impose un rapport marchand là où la famille est à mille lieues de considérations économiques ; ou tout simplement parce qu’il est là alors que d’autres ne sont plus… « Les gens sont énervés, quand ils arrivent chez nous, explique un conseiller. On est souvent la première personne après l’hôpital, après le docteur qui a annoncé le décès, on est la première personne professionnelle qu’ils rencontrent. Souvent, on prend tout. Le docteur n’a rien pris, parce qu’il sait faire. Et nous on arrive là : pompes funèbres. 1. Ils n’aiment pas y aller. 2. On va leur prendre de l’argent, ce qui n’était souvent pas prévu au programme. 3. “Vous m’embêtez, c’est malsain, etc.” Normalement, on en prend plein la tête. » Paradoxalement, c’est souvent lorsque le commercial se sent lui-même le mieux accueilli qu’il oublie ses craintes pour déployer ses qualités humaines. Ailleurs, il oppose une froideur professionnelle qui le protège temporairement des attaques, à moins qu’il ne soit interpellé par le défi de convertir cette agressivité latente en confiance ouverte.
36Le conseiller accueille ou se dérobe au flux des émotions, par peur d’un trop-plein envahissant. A proximité de lui, d’autres métiers doivent également affronter les familles, y compris en leur imposant une forme d’intrusion dans l’univers domestique. Les porteurs ou les thanatopracteurs pénètrent ainsi très souvent une intimité familiale déjà éprouvée par la perte soudaine d’un membre de la famille. Même s’il possède une expertise technique élevée, le thanatopracteur qui intervient à domicile peut avoir à opérer au sein de communautés culturelles relativement fermées, comme celle des gitans. Il peut devoir manipuler un défunt d’une confession différente de la sienne et franchir l’interdit qui le situe radicalement du côté de l’impur (musulman). Quelle va être la portée symbolique de son intervention au sein de cette communauté ? Le thanatopracteur sait qu’il va « brutaliser » le corps, qu’il va entrer dans l’intimité d’une personne qui appartient à une communauté à laquelle il est étranger. Comment va être perçue cette ingérence ? Jean-Jacques, thanatopracteur, travaille depuis longtemps chez les manouches. Il en a fait sa clientèle particulière. Au début, explique-t-il, il avait « la frousse ». Il se souvient encore avec angoisse de son premier soin réalisé dans une roulotte, sans eau. Autour de la caravane, les manouches l’observent, silencieux, par la fenêtre. La pression lui fait perdre ses moyens. Ses gestes sont moins aisés, il fait six points de ponction là où, habituellement, un ou deux suffisent. Le corps réagit mal et « vire ». Le soin est raté. En sortant de la roulotte, ils sont tous là à l’attendre. Il a bien cru y rester. Depuis, il a appris quelques-unes des règles indispensable pour se faire accepter : aller à la rencontre du chef de la communauté, venir le remercier. Se familiariser avec ces univers étrangers que l’on va immanquablement rencontrer est un moyen de déjouer la peur. Apprendre à tenir la famille à distance durant l’exécution du soin est aussi une façon d’échapper à cette pression excessive des proches. Le conseiller funéraire doit aussi apprendre à négocier avec des univers quelque peu inquiétants… « Quand il y a des gens, avec des têtes de tueurs… J’ai reçu des gens avec des flingues ! Le mec cherchait son portefeuille, ça brillait. Je disais : “Espérons que…” Là, d’ailleurs, j’appelais quand même deux ou trois fois, pour savoir si le marbrier ne s’était pas trompé de côté pour la concession, parce que là… »
- 17 Celle qui traverse les BD Pierre Tombal, de Raoul Cauvin et Marc Hardy, consacrées à la profession (...)
37Si l’on conçoit aisément la pénibilité du travail des fossoyeurs, on imagine que l’une des contreparties à cette ingratitude est la « tranquillité des cimetières ». L’image d’Epinal 17 est celle d’un personnage sympathique campé avec sa pelle au pied d’une tombe dans un cimetière désert. L’autonomie de travail de ces petites équipes de fossoyeurs qui sillonnent le territoire local de cimetière en cimetière est effectivement l’un des rares privilèges de ces travailleurs qui vivent dehors, au gré des conditions climatiques. Mais ils n’échappent pas totalement à la rencontre avec les familles, au contraire. Et celle-ci est souvent lourde d’intensité émotionnelle. Parce que l’inhumation transporte avec elle tous les fantasmes de la mise en terre… Ou parce que l’exhumation est une confrontation sans détour à la mort et à la décomposition. Les fossoyeurs savent que les proches qui ont souhaité assister à l’exhumation sont souvent à mille lieues de se représenter ce qu’est une exhumation. « Le problème, explique un fossoyeur, c’est d’avoir la famille sur le dos à l’exhumation. C’est plus long quand il y a quelqu’un. Il faut leur expliquer la couleur des ossements, ce n’est pas simple ! » D’un côté, une famille esseulée dans un cimetière, face à son défunt réduit à quelques ossements, voire à une image momifiée ; de l’autre, un simple ouvrier négociant un planning de travail souvent très serré, le creusement précédant de quelques heures les enterrements. Pour négocier cette tension, il met à distance la famille. Il l’accueille et lui suggère avant de commencer l’exhumation : « Voilà comment ça va se passer… et je vous conseille d’aller boire un café et quand ce sera fini vous viendrez voir. » Lors des inhumations, le fossoyeur est souvent la dernière personne que voit la famille, celui qui recouvre le cercueil de terre, moment d’émotions fortes du dernier adieu.
- 18 Définition du Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 1992 (t. 1 : 535). La dénomin (...)
- 19 De telles pratiques seraient absurdes de la part des professionnels qui, de tout temps, ont été à m (...)
38Pour oser côtoyer quotidiennement cet « impur anthropologique » qu’est le cadavre, les pompes funèbres appartiennent à ces métiers privés d’une forme quelconque de grandeur sociale pour, au contraire, négocier constamment leur relation au déshonneur social. La marginalisation des pompes funèbres ne tient pas seulement à leur intimité avec la mort et les morts, mais également au rôle social qu’elles assument, celui de les faire disparaître… Cette condamnation symbolique est ancienne et nous est rappelée par l’étymologie de l’appellation populaire du « croque-mort »… « Croquer : […] Au xve siècle, le verbe a développé le sens transitif de “broyer sous la dent avec un bruit sec” […] Par métonymie il a pris celui de “manger entièrement”, aujourd’hui disparu, sauf avec la valeur figurée de “consommer entièrement, dilapider” (de l’argent). […] Croque-mort, n. m. (1788) “employé des pompes funèbres”, réalise le sens figuré de “faire disparaître (le mort)” 18. » Il est ici très significatif que la parole populaire ait substitué à cette étymologie une légende qui rapproche le croque-mort d’une inquiétante anthropophagie : ne dit-on pas qu’il doit cette appellation à une pratique dont il serait coutumier, celle de mordre un doigt de pied du cadavre pour s’assurer qu’il a bien passé trépas 19 ? Nous faisons l’hypothèse que cette fonction sociale – assurer la disparition des morts – constitue bien l’une des clés de compréhension de la mise à distance des pompes funèbres par la société civile : leurs employés tiennent lieu de « passeurs » qui accompagnent les morts jusqu’à leur dernière demeure et accomplissent, au cœur des ritualités funéraires, un travail de mise à distance symbolique et pratique. « Il y a un client qui m’a appelé, raconte ce cadre dirigeant d’un grand groupe. Il m’a fait au téléphone des menaces physiques. Parce qu’il a perdu un fils de 28 ans, il ne l’a pas supporté. Et il a eu des problèmes dans la cérémonie, j’ai fait une enquête, il ne s’est rien passé de spécial : on est arrivé en avance, ils n’ont pas voulu attendre le début de la cérémonie, ils ont voulu amener le cercueil avant que le prêtre arrive, ils ont voulu faire différemment, de leur propre autorité. On leur a dit : “Ça ne se fait pas, attendez le prêtre. – Non, non, on le fait nous-mêmes.” Et, de là, ils nous reprochent le fait que les porteurs n’étaient pas là. Du coup, ils font une fixation, et je sens que tout ce travail de deuil est en train de se faire. Il m’a menacé, il a menacé le directeur local. Comment faire ? »
39Si de nombreux métiers négocient quotidiennement avec le rejet social, ajoutons que celui-ci est assigné à un surcroît d’illégitimité quant au gain économique qu’il tire de cette activité. A l’abord d’un conseiller funéraire, la plupart des clients ne voient qu’un marchand peu scrupuleux osant tirer quelque bénéfice économique d’une activité taboue : ils ignorent d’autant mieux la compétence du professionnel qu’ils sont enclins à tout ignorer de ce qui se joue « côté cour », dans ce « back office » où séjourne un être dit « proche » mais dont ils se détournent radicalement. Les employés des pompes funèbres sont loin d’avoir gagné leurs galons auprès du public. Ils sont toujours et perpétuellement ceux qui « croquent », et qui font disparaître les morts.
40Le cloisonnement social des services mortuaires hospitaliers apparaît plus marqué encore que celui des pompes funèbres, probablement parce qu’ils sont justement situés au cœur du monde médical. Tout se passe comme si celui-ci marquait radicalement ses distances avec ceux – les défunts – qui lui signifient ses limites (Romiguière 1997). Au point que nombreux sont ceux qui n’hésitent plus à parler de « ghetto » pour évoquer ces îlots d’infortune. « Assurez-vous que ça soit propre pendant la visite », exige du haut de sa superbe le médecin chef de service de la chambre mortuaire, à l’encontre de ses agents. Pourtant, le visiteur en question, une infirmière diplômée militante pour la réhabilitation des unités consacrées aux défunts au sein du monde hospitalier, n’appréhendait d’aucune façon la vétusté des lieux : « Et cela, ça m’est arrivé x fois, on leur a fait nettoyer la chambre mortuaire en disant qu’il y avait quelqu’un de l’administration qui arrivait. L’agent, en soulignant la remarque, voulait témoigner de ce taux de répugnance que certains pouvaient avoir pour ce lieu, cela n’est pas péjoratif, mais c’est un constat avéré dans beaucoup de services. »
41Gérer l’agressivité latente des familles à leur égard, les professionnels en sont coutumiers. « On passe bien souvent pour des obsessionnels, des alcooliques ou des mafieux, même si ça commence à avancer d’une façon positive, explique Laurent, agent depuis quinze ans en chambre mortuaire. Et puis, vivons cachés, vivons heureux, c’est vrai que les chambres mortuaires étaient mises dans une position de ghetto qui était d’ailleurs bien pratique pour certaines personnes. » Autour des défunts, les frontières d’appartenance se recomposent, s’étoffent, s’enrichissent de liens affinitaires et professionnels. Brancardiers, ambulanciers, agents d’amphithéâtre, porteurs, thanatopracteurs : entre ces différents professionnels de la mort qui appartiennent à des organisations différentes et relèvent de spécialités distinctes, les chaînes de coopération, l’intensité des échanges professionnels et une même communauté de sort tissent des liens parfois étroits.
42Aujourd’hui comme hier, les croque-morts et autres compagnons des défunts paient cher leur familiarité avec les cadavres : alors qu’il y aurait matière à leur reconnaître une véritable fonction sociale, s’agissant notamment de la prise en charge totale des défunts, qu’ils sont de fait les seuls à assumer, les professionnels de la mort figurent au bas de l’échelle du prestige social. La peur du rejet se caractérise par une relative clôture de cette communauté professionnelle sur elle-même, se traduisant parfois par une fermeture des réseaux sociaux et amicaux.
43Au-delà de l’ingratitude de la société civile à l’égard d’un « sale boulot », il leur faut gérer l’appréhension et le dégoût de l’environnement professionnel ou familial à leur égard. La relation avec le hors-travail est ainsi déterminante dans les choix professionnels. La réaction de l’entourage au début d’un travail dans le secteur n’est pas évidente à gérer : « Travailler dans les pompes funèbres, moi ça ne m’effrayait pas. J’étais plutôt inquiet par rapport à mon entourage, comment ça allait être perçue. » La peur de « contaminer » ses propres enfants ou sa famille est souvent évoquée. « On entend parler à l’extérieur, dans les médias ou les familles, en mal de soi. Cela amplifie. Quand on rentre à la maison, que l’épouse dit : “Avant de dire bonjour aux enfants, tu vas prendre ta douche vite fait…” Ce genre d’attitudes d’éviction au sein même de l’espace domestique nous avait déjà été relaté. « Cela n’est pas exceptionnel » ; « Il y en a beaucoup. Ceux qui font des réquisitions, ils partent à minuit, 1 heure du matin, chercher des défunts : des suicidés, des accidentés. Quand ils rentrent chez eux en pleine nuit, vous imaginez ? L’épouse dit : “Qu’est-ce que tu es allé faire ?” » Ce n’est pas bien vécu partout. « On peut comprendre qu’avec le temps, ces personnes se construisent une protection. »
44Les proches, l’entourage amical, l’univers domestique sont plutôt tenus éloignés, comme s’il fallait bâtir des frontières étanches qui les préservent des impuretés drainées au fil des échanges avec les cadavres. Ce sont souvent les compagnes, épouses et mères qui imposent à leur conjoint des traitements contre la souillure, pour se préserver de toute pollution, apparemment biologique, mais indissociablement symbolique. « Quand ils rentrent chez eux, commente ce dirigeant, généralement, leur famille leur dit : “Tu commences par prendre ta douche parce que tu viens de faire un service, tu viens de faire une mise en bière.” C’est cela, c’est tout un ensemble, il faut se mettre à la place de ces gens-là. Il y a quelqu’un qui m’a dit : “Ma femme m’a mis des couverts à part.” Oui, parce qu’il touche des morts… Et ce n’est pas un cas isolé. » L’ostracisme domestique conduit parfois à l’isolement. La peur édifie ses barrières, protégeant les vivants de toute contamination par la mise à distance radicale et installant ces compagnons des morts dans une solitude souvent cachée. « A ses amis, on n’en parle pas trop, parce que ça les fait rire, ou alors on ne parle pas de ça. […] Il y a pas mal de gens qui vivent seuls, il y a une solitude, soit parce qu’ils ont construit et cela s’est détruit, soit parce qu’ils ne trouvent pas. J’ai découvert cela il n’y a pas très longtemps. L’isolement dans la vie privée. Dans le monde ouvrier, cela se retrouve pas mal. Il y a une solitude chez ces gens-là. »
45Ces travailleurs constamment assaillis par la peur, de celle des cadavres à celle d’endeuillés prompts à répandre leur douleur, connaissent pourtant un certain bonheur au travail, fait d’apprentissages, de solidarité communautaire, de dérision voire d’une gaieté soutenue (Halbwachs 1947).
46Composer avec la peur n’est pas seulement une conquête individuelle. On découvre aussi des réponses collectives à la peur, même s’il s’agit souvent de règles tacites. La distribution informelle des rôles et des tâches est l’une des modalités de régulation courantes au sein des collectifs de travail (Peneff 1992). Ici, elle se traduit notamment par une spécialisation en fonction des types de populations. On affecte à des situations éprouvantes ceux pour lesquels le détachement moral est le plus facile, par exemple s’occuper des décès d’enfants lorsqu’on n’est pas soi-même parent. Cette régulation collective relève de l’évitement pour se préserver (Logeay 1988 ; Dejours 1993). Les équipes de conseillers s’organisent ainsi de façon informelle, afin de se protéger de certaines situations et de mettre à profit leurs compétences professionnelles. Dans certaines chambres mortuaires, les agents se répartissent aussi selon des spécialités : accueil des mères, de mort-nés, maquillage des visages, accompagnement de la population musulmane aux rituels. La spécialisation donne une possibilité plus grande d’expertise dans un domaine d’activité, d’où une meilleure maîtrise de la gestion des émotions.
47Mais le collectif est loin d’être une ressource exclusivement vouée à la reconstruction de régulations autonomes propres à satisfaire l’exercice de la distanciation. En fait, sa vocation première est davantage de se constituer comme une formidable échappatoire à la dramaturgie quotidienne. La réplique à la peur est dans la dérision et l’humour, et c’est dans la camaraderie qu’elle s’invente le mieux. L’ambiance d’une chambre mortuaire ou d’une entreprise de pompes funèbres est rarement mortifère, au contraire. Les fous rires sont presque quotidiens. La dérision s’attaque à toute situation ordinaire, celle qui ne prête pas excessivement à l’affliction et qui autorise ainsi plaisanteries et drôleries. Il est rare qu’elle attente à la dignité des personnes, même « réduites à l’état de dépouilles ». Au contraire, elle se détache des événements graves pour déplacer l’attention du côté des choses encore légères : les bizarreries de certaines familles, les situations loufoques, les petits incidents, parfois invisibles aux non-initiés, mais qui n’auront pas échappé aux professionnels.
48Il est 18 heures, la journée a vu se succéder de nombreuses familles dans chacun des bureaux où sont répartis les quatre ou cinq conseillers funéraires du centre. Les plaisanteries vont bon train : « On se raconte sa journée, on singe les gens qu’on a rencontrés. C’est une soupape. – Vous n’avez jamais eu besoin d’un psychologue ou d’un spécialiste ? – Non ! [Rire.] Quand on a un coup dur ou qu’on en a marre, on fait une bonne bringue, une bonne bouffe et on le fait pendant quinze jours s’il le faut. » Rire nerveux, plaisanteries, détente compensatoire. « On n’a pas systématiquement envie de rire dans les églises. Il faut quand même tenir son rang. Mais parfois, c’est vrai, il y a des fous rires qui s’installent, même nerveux. Il faut gérer tout ça. » L’humour rétablit le cours ordinaire de la vie sur l’atmosphère événementielle. Entre chaque moment de représentation d’un convoi, dans le corbillard, sur le parvis de l’église, après le départ de la famille au cimetière, l’équipe de porteurs oublie quelques instants la mise en scène cérémonielle pour redevenir un petit groupe de jeunes gens insouciants. Humour et dérision font partie des règles du jeu, dont la hiérarchie établit le cadre, les limites. « Ce sont des petits jeunes, ils font un métier pas facile – c’est comme ça que je l’entends –, souvent c’est leur premier boulot. Le tout, ce n’est pas de les casser encore plus en leur disant : “Tu fais ça et tu te tais.” Pour eux, c’est un métier dévalorisant, pas enrichissant. J’ai un bon contact avec tout le monde, je discutais avec eux : “Qu’est-ce tu fais ?”, on discutait, on rigolait. On rigolait, dans le camion, comme il n’y a pas de famille, on discute d’autre chose, on fait le vide. Mais après, par contre, quand on descendait du camion, là il fallait que ça marche droit, mais ils le savaient. Il ne fallait pas dévier, il ne fallait pas qu’il y en ait un qui se marre, ou un chewing-gum ou quelque chose comme cela. »
49Rempart à la charge morale et émotionnelle, le collectif apporte de nombreux remèdes aux tourments du travail quotidien. Il n’est pas rare que cette solidarité professionnelle se prolonge dans des relations affinitaires et amicales qui participent de la vie hors travail. Dans une petite ville de province, les personnels d’une entreprise de pompes funèbres ont formé une équipe de foot qui joue au tournoi inter entreprises. Un agent de la morgue de l’hôpital a rejoint l’équipe, dans les cages. Au bal annuel, les personnels d’entreprises concurrentes sont de la partie… Pendant de longues années, le réseau hospitalier de l’AP-HP a connu l’Amicale des agents de chambre mortuaire, union professionnelle façonnée sur un mode quasi corporatiste. La désaffection de l’encadrement hospitalier à l’égard de ces personnels et leur appartenance à une même communauté de sort participent à l’expression d’une solidarité sociale, y compris dans la garantie de privilèges économiques clandestins. Ici comme ailleurs, la marginalité se conjugue à l’expression de diverses formes de solidarité communautaire de ce groupe professionnel, au-delà des frontières institutionnelles d’appartenance et par-delà celles de l’espace de travail. Les compagnons des morts ont ainsi inventé leur propre genre professionnel, dans une partition où se conjugue le déni et la ruse, l’honneur viril et la maîtrise professionnelle, la réponse communautaire et l’échappée dans le rire.