Fig. 1. Le Cri de la radioactivité, Laure Lesage
© Penninghen, 2018
- 1 Patrick Charton est l’ancien responsable du programme « Mémoire » de l’ANDRA.
« Le principal problème, c’est la transmission du sens. Il faut que les générations futures comprennent ce que nous avons voulu dire. » (Charton 20081)
- 2 Ce courrier daté du 24 juillet 1990 figure dans le rapport sur le projet d’enfouissement des déche (...)
1Le courrier avait été adressé à soixante-dix-sept linguistes, soixante-six géologues, cinquante anthropologues, quarante-et-un astronomes, trente-neuf historiens, vingt-neuf biologistes, vingt-huit psychologues, vingt-sept déontologues, quatorze graphistes, treize auteurs scientifiques, dix spécialistes de l’archivage, sept bibliothécaires, quatre sculpteurs et deux peintres. Le Département américain de l’Énergie (DoE) – expéditeur de la lettre – ne semblait manifestement pas savoir précisément ce qu’il cherchait : il lançait un appel. La largeur du spectre des compétences sollicitées devait répondre au défi posé par le confinement de déchets radioactifs en couche géologique profonde : « Le projet d’un site où les déchets nucléaires seraient stockés pendant environ 10 000 ans est l’un des problèmes majeurs auquel notre pays est confronté, affirmait le document en précisant qu’une intrusion volontaire ou non dans le site de stockage pourrait provoquer une fuite de radioactivité2 ».
- 3 Centre WIPP (The Waste Isolation Pilot Plant).
- 4 Au regard des caractéristiques des isotopes des déchets destinés à être enfouis, cette limite temp (...)
2Envisager le monde dans dix mille ans, c’est à une telle expérience de pensée que nous invitent certains textes de science-fiction. Ainsi, dans Demain les chiens, ouvrage de Clifford D. Simak (1953), une période de dix mille ans permet aux humains de maîtriser les voyages interplanétaires et de s’installer sur Jupiter, livrant ainsi la Terre aux chiens, aux robots et aux mutants. Les infrastructures nécessaires à la gestion et au stockage des déchets radioactifs obligent aujourd’hui à interroger cet horizon temporel. Dix mille ans, c’est en effet, la période au cours de laquelle la sûreté des centres d’enfouissement de déchets nucléaires à Carlsbad dans le Nouveau-Mexique3 et à Yucca Mountain au Nevada doit être démontrée selon la réglementation américaine4. Prenant en considération la période radioactive de déchets de haute activité et à vie longue (HA-VL), c’est à partir d’une projection temporelle de cent mille ans que travaille l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) dans le cadre du projet « Cigéo ».
- 5 En s’intéressant notamment au centre WIPP, dans le film documentaire qu’il réalise avec Robb Moss, (...)
3Option parmi d’autres au début des années 1960, l’idée d’enfouir les déchets radioactifs en couche géologique profonde – et donc de recourir à une barrière géologique permettant de contenir la radioactivité le temps de sa décroissance – s’est peu à peu imposée au cours des années 1980 dans différents pays. Considérée comme plus « stable », plus « sûre » et plus « responsable » que l’entreposage en surface, cette solution permettrait de placer les déchets hors de portée de l’homme et de s’affranchir de toute forme de surveillance des dépôts (Barthe 2006). Mais ce choix s’est avéré producteur de nouvelles incertitudes et de questions inédites au regard des échelles de temps considérées : comment garantir la robustesse des colis de déchets radioactifs et l’étanchéité du confinement des sites ? Comment transmettre des informations sur les caractéristiques des dispositifs de stockage et ce qu’ils contiennent ? Comment éviter les intrusions volontaires ou accidentelles – constructions, fouilles, forages – et limiter leurs effets ? Comment rendre tangibles les dangers5 ?
4Protéger, informer, alerter : aucune des questions que nous venons d’évoquer ne peut se contenter d’une réponse technique. Les caractéristiques des colis, la transmission des informations et les avertissements concernant la dangerosité de ces sites reposent sur l’idée que « la responsabilité s’étend aussi loin que nos pouvoirs le font dans l’espace et dans le temps » (Ricoeur 1994 : 44). À cet égard, les projets d’enfouissement semblent répondre aux exigences d’un engagement moral envers autrui. Cependant, ce destinataire possède des caractéristiques foncièrement indéfinissables : les « générations futures », « nos descendants », « la postérité »… Alors que le souci de prendre en considération la question de l’intégrité future de l’humanité indique bien l’horizon d’une promesse (Ricoeur 1990), cette dernière semble prendre ici une forme presque impossible. Il ne s’agit pas tant de savoir si les contemporains seront capables de tenir leur parole, mais de se demander si l’autrui dont ils se soucient reconnaîtra l’attention qu’ils lui portent, s’il comprendra l’information qu’ils souhaitent lui transmettre ou s’il percevra comme tel l’avertissement qu’ils tentent de lui formuler. Pour conjurer les dangers d’une contamination radioactive, la mise en place des centres d’enfouissement ne doit-elle pas affronter l’éventualité d’une sorte de vide, l’évanescence potentielle des formes d’attention réciproque et de communication qui soutiennent une communauté ? N’est-ce pas précisément parce qu’elle trouve son fondement dans cette inquiétude que la signalétique peut devenir un dispositif moral, répondant aux soucis de tenir promesse par-delà les « crépuscules » ? Cet article propose d’envisager certaines conséquences de l’horizon temporel sous lequel se placent les responsables américains et français des projets de centres d’enfouissement des déchets radioactifs.
5Rappelons avant tout un paradoxe : l’engagement dans ces très longues durées s’avère étonnamment réversible, voire précaire. L’exploitation des sites d’enfouissement ne cesse d’osciller entre l’état de « projet » et celui d’« objet », entre l’idéel et le réel (Latour 1992). Ainsi, mis en service en 1999 pour stocker – dans une formation géologique de sel – les déchets radioactifs issus des activités de défense américaine, l’exploitation du centre WIPP a été arrêtée en février 2014 suite à un incendie entraînant un dégagement de radioactivité en surface et contaminant une vingtaine de membres du personnel. L’autorisation de reprise d’exploitation du site ne sera accordée par le Département américain de l’Énergie qu’en décembre 2016. Marqué par d’autres incertitudes, le projet « Yucca Mountain », à l’étude depuis la fin des années 1980 et qui devait permettre l’enfouissement de combustibles irradiés, a été suspendu en 2010 après l’élection de Barack Obama. Il est actuellement relancé par l’administration Trump au moyen d’actions budgétaires et législatives susceptibles de reconsidérer son exploitation. Quant à « Cigéo », la demande d’autorisation de création ne sera déposée par l’Andra qu’à la fin de l’année 2019 et l’issue ne sera connue qu’après l’instruction du dossier, en 2022 au plus tôt, selon le calendrier prévisionnel du projet français.
6Loin de reposer sur une procédure de « raréfaction des sujets parlants » (Foucault 1971), la réflexion visant à se donner des « prises sur le futur » (Chateauraynaud & Debaz 2017) assume un éclectisme surprenant. En France comme aux États-Unis, des ressources cognitives totalement hétérogènes sont mobilisées telles que l’archivistique, l’archéologie des paysages ou la sémiotique. Des plasticiens et des auteurs de bandes dessinées accompagnent le travail de réflexion des membres du programme « Mémoire » de l’Andra. Dans un de ses documents de communication, l’agence française justifie le recours à cette « pluralité de solutions envisagées pour le maintien de la mémoire à très long terme » en estimant qu’« il n’y a pas de solution miracle en la matière mais plutôt un cocktail d’initiatives dont la robustesse doit être réévaluée périodiquement » (Andra 2014). On peut parler ici d’un pluralisme stratégique assumé par les responsables de cette institution qui, à l’instar de l’actuel responsable du programme « Mémoire » affirmant « rester à l’écoute de toutes les suggestions » (Andra 2016), pratiquent un « conséquentialisme ouvert » (Chateauraynaud & Debaz 2017), en faisant le choix de ne pas clore la liste des conséquences possibles et de ne pas se limiter à des protocoles de sûreté élaborés dans une perspective de rationalité procédurale (Dupuy 2002).
- 6 Voir le rapport de la commission Hidra (2017).
- 7 Voir par exemple le rapport de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN-OCDE 2000).
- 8 Cette piste a déjà été avancée par les sémiologues Paolo Fabbri et Françoise Bastide dans le cadre (...)
7Mobilisant une pluralité de discours de statuts différents, cette stratégie associe également deux manières d’aborder le futur. Dans une perspective continuiste, elle élabore des prévisions en recensant des précédents, en élaborant des scénarios d’intrusions accidentelles ou intentionnelles6, en listant des « Feps » (Features, Events and Processes)7… Sans totalement le fermer, il s’agit alors de resserrer le conséquentialisme dans une logique de sûreté. Mais en même temps, partant de l’idée que « pour conserver la mémoire des centres de stockage sur des échelles millénaires, il faut envisager d’autres mondes et d’autres sociétés » (Andra 2018), elle imagine des situations inédites, en évoquant des êtres dont nul n’a l’expérience à l’image de « radiochats » devenant phosphorescents au contact de la radioactivité suite à une modification génétique8.
8On comprendra que la réflexion présentée ici invite sans doute à nouer un « pacte de lecture » quelque peu singulier. S’inscrivant dans l’éclectisme assumé par les porteurs de projet pour affronter des questions éthiques et techniques inédites, ne faut-il pas aussi convoquer diverses formes de connaissance afin de se rendre capable de suivre leurs « spéculations » (Beck 2001 : 130-134 ; Galison 2016) ? Que font les porteurs de projet lorsqu’ils « fictionnent » (Latour 1992 : 28), stimulés par les réflexions des chercheurs ou des artistes qu’ils mobilisent ? Cet article fait le pari que les scénarios élaborés pour imaginer un futur plurimillénaire sont non seulement dignes d’intérêt, mais surtout ouvrent d’importantes perspectives anthropologiques permettant de penser les formes possibles de l’apocalypse.
9Sans jamais prononcer le terme, les projections dont il sera question dans ce texte semblent révéler les modalités d’une apocalypse sans catastrophe – c’est-à-dire ne donnant pas nécessairement lieu à un événement d’intensité tragique opérant une rupture particulièrement forte dans le cours des choses. Anticipant la venue d’un ordre culturel d’une altérité radicale, elles invitent plutôt à envisager la progressive altération et dissolution des institutions humaines. Elles permettent également de réinterroger les contours du collectif affrontant le risque d’apocalypse. Si la « fin du monde » est souvent pensée à partir d’un « nous » – c’est-à-dire à partir de « ceux pour qui le monde est monde » (Danowski & Viveiros De Castro 2014) – les réflexions engagées dans ces projets invitent à étendre considérablement les limites de ce collectif. Comment en effet informer et alerter – pour les protéger – les êtres peuplant un avenir aussi lointain ? Comment s’adresser à eux ? Comment faire d’eux des semblables ? Bref, comment faire, avec eux, communauté ?
Fig. 2. Le jour de la dissolution du monde, Jeanne de Puybaudet
© Penninghen, 2018
10L’étude des rapports de l’Andra, mais aussi, plus généralement, des travaux internationaux comme ceux de l’Agence de l’Énergie Nucléaire (AEN-OCDE), indique que ces institutions ne veulent pas seulement alerter les générations à venir de l’existence d’un risque ; elles souhaitent aussi les informer. Cela implique deux approches différentes dans l’élaboration des messages et donc « une stratégie à double voie » (dual-track strategy pour reprendre les termes de l’AEN).
11La première forme de communication s’élabore dans la constitution d’archives décrivant la localisation du site de stockage, ses caractéristiques techniques, les modalités de son exploitation, de sa mise sous surveillance et enfin de sa fermeture. Dans ce cadre, s’appuyant sur une solution déjà en vigueur pour le centre de stockage de déchets radioactifs de la Manche, l’Andra envisage de décliner ses archives en quatre niveaux pour le site de Bure. En premier lieu, une « mémoire détaillée » en langue française pourrait réunir des milliers de documents dans plusieurs centaines de boîtes d’archives. Imprimée en trois exemplaires sur du « papier permanent » pour être déposée sur le lieu même du stockage mais aussi dans un lieu d’archivage de l’agence et aux Archives nationales de France, cette mémoire fournirait des connaissances suffisamment détaillées pour « comprendre, corriger ou transformer » le centre de stockage (Andra 2014). En second lieu, une « mémoire de synthèse », d’un seul volume et d’une centaine de pages, se donnerait comme objectif d’informer « le public et les décideurs de l’existence et du contenu du site ». Imprimée à une centaine d’exemplaires, cette « mémoire » serait conservée sur le site de stockage, mais aussi dans divers lieux comme des mairies, des cabinets notariaux ou des associations. Enfin, ces deux corpus mémoriels seraient complétés par une « mémoire simplifiée » d’une trentaine de pages destinée à une large diffusion, ainsi que par une « mémoire d’ultra-synthèse » d’une page, diffusée massivement dans les écoles et auprès du grand public. Si ces quatre types de document ne visent pas le même public et ne fournissent pas le même niveau de détail, tous, cependant, par des effets de redondance ou de multiplication dans la diffusion, cherchent à préserver durablement l’information concernant le site de stockage et à la transmettre de génération en génération.
12La seconde forme de communication rompt avec la recherche d’une continuité temporelle dans la transmission des informations, en mettant l’accent sur des messages de mise en garde qui seraient proposés sur le site même. Elle a pour but de susciter une compréhension immédiate du risque associé au lieu par les êtres qui accéderont au site pendant toute la phase passive, quel que soit le moment de leur « rencontre » avec le message.
- 9 Voir les travaux du programme de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN-OCDE) : « Preservation of (...)
13Informer ou alerter, ces deux niveaux de communication reposent en réalité sur deux types bien différents de scénarios envisagés par les porteurs de projet et explicités dans les documents de travail nationaux et internationaux9.
14Partant de l’hypothèse que chaque génération se chargera de maintenir la transmission, le premier scénario parie sur une « continuité entre présent et futur » (CERES, 2016). Cependant, sur une période plurimillénaire, plusieurs risques surgissent : des incompréhensions liées à la non-intelligibilité des archives constituées, des mécompréhensions entraînées par une mauvaise interprétation des documents et, enfin, la destruction matérielle des supports d’informations. À cet égard, pour l’Andra (2014), « même si tout sera fait pour conserver une mémoire institutionnelle des sites (par le biais des archives), il serait irresponsable d’exclure la possibilité de sa perte ».
15En effet, s’ils s’efforcent de tester la résistance de certains matériaux – céramique, papier permanent, disques en saphir, etc. – afin d’élaborer les supports physiques qui porteront « la mémoire » et le message destinés aux interlocuteurs dans un avenir lointain, les responsables des projets de centres de stockage ont pris conscience de la précarité, sur le très long terme, de certains des éléments signifiants intégrés à ces dispositifs.
16Le premier point problématique concerne la stabilité du langage articulé en lui-même. Les chercheurs sollicités pour l’élaboration des archives relatives aux centres de stockage – et d’une signalétique efficace et résistante sur les sites eux-mêmes – ont rappelé que, compte tenu des transformations permanentes de la langue, l’enregistrement du langage articulé (ou sa transcription alphabétique) ne pouvait transmettre, avec certitude, et à lui seul, un message d’alerte pendant une si longue durée. Il importe à cet égard de prendre en compte les conséquences des changements linguistiques qui rendent impossible toute prévision quant à l’état de la langue dans dix mille ans et encore moins dans cent mille ans (Ledegen & Léglise 2013).
17En convoquant un référent immédiatement reconnaissable visuellement, le signe iconique ne permettrait-il pas de dépasser cette difficulté ? Ainsi, par exemple, prétendant à l’universalité, le pictogramme mondialement connu de la radioactivité n’est-il pas susceptible d’offrir un moyen de communication plus résistant ? Là encore, les travaux de sémiologie sur les signaux d’alerte rappellent le caractère central de l’apprentissage de codes dans la perception et la reconnaissance des symboles – un signe graphique comme celui de la « tête de mort », par exemple, véhiculant un message important de mise en garde vitale, peut donner lieu à une variété d’interprétations plus ou moins éloignées de l’identification considérée habituellement comme conforme (Vaillant, Bordon & Sautot 2009). Dans cette perspective, concevoir une icône avec l’espoir qu’elle soit reconnaissable au-delà de toute variation temporelle, c’est hypostasier un modèle sémantique toujours inscrit dans une culture donnée et, de ce fait, variable (Vaillant 1999).
18S’inscrivant dans une temporalité longue, un monument pourrait-il compenser les fragilités des deux moyens de communication évoqués plus haut ? Si l’on s’en tient à son sens originel d’« avertissement » (monere), le monument n’est pas un simple commutateur temporel (passé-futur) chargé de connecter les âges. Il est aussi ce qui permet de matérialiser la disparition et l’absence (d’un grand personnage, par exemple, ou d’une action d’éclat) afin de les rendre visibles et signifiantes. Mais sa vulnérabilité résulte de son mutisme : il peut devenir énigmatique à mesure que disparaissent les personnes susceptibles de le « faire parler », à l’instar, par exemple, des monumentales et silencieuses statues de l’île de Pâques, qui ont donné lieu à un grand nombre de spéculations depuis près de trois siècles (Diamond 2006). De la même manière, l’ancien responsable du programme « Mémoire » de l’Andra souligne que, s’il dure et se maintient dans le temps, le monument peut cependant se charger chaotiquement de toutes sortes de significations :
« Les mégalithes de Carnac, qui remontent à 6 700 ans, nous sont mystérieux. Pourquoi ces alignements ? Pourquoi à cet endroit ? Rien ne dit que, dans des dizaines de milliers d’années, les monuments que nous laissons ne passeront pas pour un exercice esthétique. Il faut arriver à coupler le signe matériel et le sens, et personne n’a de réponse unique sur les moyens d’y parvenir pour des durées aussi considérables. » (Charton 2008)
19Compte tenu de ces difficultés et incertitudes, on comprend que le second scénario envisagé par les responsables de projet découle, en quelque sorte, de l’échec potentiel du premier : « […] tout a changé, notre civilisation n’a laissé que peu de traces, et la seule chose que l’on communique à ce monde futur est un signal d’alerte. » (Treleani 2016 : 36) Ce second scénario repose sur une rupture d’intelligibilité : envisageant la perte d’informations relatives au site ou la disparition du code sémiotique permettant d’interpréter les informations contenues dans les archives, « il s’agirait de concevoir une forme de communication qui peut se passer du contexte pour fonctionner et concevoir ainsi un message coupé de tout élément culturel ou situationnel risquant de changer avec le temps » (ibid. : 43).
20C’est parce qu’il anticipe, en quelque sorte, une forme d’apocalypse culturelle que ce second scénario mérite une attention particulière. Quelles formes cette « communication déculturalisée » peut-elle prendre ? Quels messages imaginer pour atteindre les êtres qui découvriront les sites de stockage au cours des prochains millénaires ? Parmi l’ensemble des réponses envisagées, nous proposons de nous intéresser à la manière dont les responsables des projets français et américains tentent de se donner des prises sur le futur par-delà l’effondrement possible de la société.
- 10 Entretien avec Jean-Noël Dumont, actuel responsable du programme « Mémoire », Agence Andra, Châten (...)
21Si le responsable du programme « Mémoire » pense que l’élaboration d’outils d’information classiques n’offre pas une solution suffisante pour une période plurimillénaire, il considère que se contenter d’alerter les éventuels visiteurs des dangers du site n’est pas non plus une solution pleinement satisfaisante : « Il faut essayer de pousser la mémoire le plus loin possible et tenter, malgré tout, de transmettre des informations. On ne peut pas se contenter d’inviter les gens à s’éloigner. Il faut satisfaire leur curiosité. Il faut les aider à interpréter les traces que le stockage laissera de toute façon10. » On retrouve cette idée dans le document de communication de l’agence :
« Comment attirer la curiosité de ceux qui découvriront le site dans un futur lointain ? Que peut-on leur dire de suffisamment persuasif et prescriptif ? Se contenter d’alerter “Ne creusez pas, c’est dangereux !” aurait toutes les chances d’aboutir à l’effet inverse… simple curiosité humaine. Il faut donc imaginer un message suffisamment intriguant pour inciter les générations futures à aller déchiffrer les indications plus détaillées laissées à leur intention » (Andra 2014).
22S’appuyant sur l’analyse d’un corpus de connaissances archéologiques dont les acquis sont projetés sur différentes échelles de temps (de mille ans à plusieurs centaines de milliers d’années), l’agence étudie depuis 2011 la pertinence d’un marquage archéologique du site par dispersion d’artéfacts.
« Comme on trouve régulièrement en bordure du Rhin, des vestiges d’un établissement militaire romain (pièces de monnaie et céramiques sont peu à peu libérés par le sol), il s’agirait, précise le document de l’Andra, de déposer volontairement de petits objets sans valeur (pour éviter leur pillage) mais particulièrement durables, disposés de manière à attirer l’attention sur la singularité du site, et porteurs d’un message simple indiquant un danger en sous-sol. »
23Soulevant la question de la résistance et de la durabilité (matérielle autant que symbolique) de ces artéfacts, l’agence s’est associée au département des Sciences des matériaux céramiques et au Centre de recherches sémiotiques de l’université de Limoges afin d’explorer cette piste mémorielle. Cette exploration a également amené à concevoir l’environnement du site de stockage comme « partie d’un ensemble signifiant » (Anquetil & Lloveria 2016), susceptible d’assumer un « rôle actantiel » (Mazzucchelli 2018).
24Les « marqueurs de surface » sont mobilisés pour pallier l’échec de transmission d’une mémoire archivistique. Reposant explicitement sur l’hypothèse d’une rupture d’intelligibilité, un tel système de marquage du lieu de stockage et de son environnement s’adresse, en quelque sorte, aux compétences cognitives d’un visiteur ignorant totalement la nature du site : portera-t-il attention aux « traces » produites et disséminées dans l’espace à son intention ? Sera-t-il capable de les recenser et de les mettre en relation pour reconstruire une totalité cohérente ? Y découvrira-t-il alors un « signe » susceptible de l’informer de la singularité du site (sécurisé à la surface mais dangereux en profondeur) et de lui suggérer un certain programme d’action (s’éloigner ou utiliser les précautions nécessaires) ? Associés à cette réflexion, les chercheurs en sémiotique estiment que « les personnes qui découvriront Cigéo seront probablement dans la même posture que nos archéologues qui, mettant au jour les vestiges de civilisations perdues, tentent de les comprendre en reconstruisant “virtuellement” les cours d’action qui ont produit la configuration du site » (ibid.).
25Faisant un pas de plus en vue d’une interprétation, ne peut-on pas envisager ce système de marquage comme un effort pour stimuler le « geste peut-être le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces de sa proie » (Ginzburg 2010 : 247) ? Pour le théoricien du paradigme indiciaire, le recueil et l’analyse d’empreintes et de marques éparses renverraient en effet à un modèle cognitif très ancien que l’on retrouve déjà dans l’expérience du déchiffrement des hommes du néolithique, « capables de lire une série cohérente d’événements dans des traces muettes et de leur conférer une signification dont la formulation la plus simple pourrait être : quelqu’un est passé par là… » (ibid.). Ce qui caractériserait ce savoir plurimillénaire, explique Carlo Ginzburg, c’est « la capacité de remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n’est pas directement expérimentale » (ibid. : 242). Cependant, pariant sur les compétences présumées de visiteurs capables dans le futur de produire une connaissance indirecte, indiciaire et conjecturale, un tel procédé reste très incertain. Ainsi que le formule Cornelius Holtorf, « si l’archéologie peut fournir des indications précieuses sur la manière dont les sociétés futures donneront un sens aux vestiges du passé, nous ne pouvons pas supposer que les méthodes archéologiques actuelles persisteront, ni que l'archéologie existera encore à long terme » (Holtorf & Högberg 2015). Par ailleurs, « si les traces produites pour transmettre un savoir peuvent ne pas atteindre leur but (ne pas être reconnues comme “signe”), d’autres traces laissées par l’activité humaine sur le site et qui n’ont pas été produites avec une intentionnalité communicative peuvent, elles, être interprétées comme signes » (Mazzucchelli 2018). À cet égard, on comprend qu’au lieu de chercher à éveiller et accompagner la curiosité, d’autres projets choisissent de susciter un sentiment de malaise et de peur.
Fig. 3. No trespassing, Lena Consigny
© Penninghen, 2018
26Les premières propositions relatives au modèle d’une signalétique d’alerte sont lisibles dans le rapport Sandia (Sandia National Laboratories 1993), concernant le projet du centre de stockage WIPP au Nouveau-Mexique, associant, au début des années 1990, des chercheurs universitaires – linguistes, géologues, physiciens, anthropologues, etc. – mais aussi l’écrivain de science-fiction Gregory Benford, le directeur du programme Seti (Search for Extra-Terrestrial Intelligence) de la NASA, Carl Sagan, et l’architecte et designer de l’environnement Michael Brill. Le site était alors envisagé prioritairement comme un « espace d’exclusion » dont les différents éléments cherchaient à éloigner les visiteurs à venir.
27Différents niveaux de message d’alerte étaient envisagés et explicités dans ce rapport : aux entrées du site, proposé en anglais, en espagnol, en russe, en français, en chinois, en arabe et en navajo, un court texte devait dire ceci :
« Cet endroit n’a pas été construit en l’honneur de quelqu’un. Aucun acte d’importance n’est commémoré ici. Aucun objet de valeur n’y a été enterré. Ce qui se trouve ici est dangereux et repoussant pour nous. Ce message est destiné à vous avertir d’un danger. Ce danger est toujours présent à votre époque comme il l’était pour nous. Ce danger peut menacer votre corps et il peut tuer. Ce danger se manifeste par une émanation d’énergie. Le danger ne se déclenche que si vous dérangez physiquement cet endroit. Il faut éviter cet endroit et le laisser inhabité. » (Sandia National Laboratories 1993 : sections F-49-50)
- 11 Voir les dessins de Michael Brill publiés dans le rapport Sandia de 1993 (sections F-61 à 64), en (...)
28D’autres types de signaux, s’appuyant sur un système d’aimants capable de distordre le champ magnétique du lieu, devaient produire des effets dysphoriques. De la même manière, considérant que l’objectif du dispositif communicationnel était prioritairement de repousser les visiteurs éventuels, l’architecte Michael Brill proposait de modifier radicalement l’environnement du site, imaginant un « paysage d’épines » en béton sortant de terre et inclinées en tous sens, de manière à produire un sentiment de malaise et de peur11.
29Le rapport américain concernant le WIPP était explicite : « Nous avons développé une approche systémique dans laquelle les différents composants du dispositif de communication sont liés les uns aux autres, agissent comme des indices les uns des autres, se renforcent réciproquement » afin de « concevoir un paysage non naturel, un endroit hostile et inhabitable, inquiétant et répulsif, susceptible de décourager tout type d’intrusion » (Sandia National Laboratories 1993 : sections 3-2 et F-11-12). L’aspect le plus remarquable de ce type de marquage résidait dans la tentative d’élaborer ce que l’on pourrait désigner comme des « affordances négatives » (Mazzucchelli 2018) : une invitation à « ne pas utiliser » et à s’éloigner, une forme de Keep out destinée à rester opérante au moins dix mille ans pour répondre aux exigences de sûreté de la réglementation américaine. Dans cette approche, un élément semblait cristalliser cette logique de construction du site comme « dispositif communicationnel négatif » : il s’agissait d’une reproduction libre d’une œuvre d’Edvard Munch.
Fig. 4. Warning, Hanna Müller
© Penninghen, 2018
« Un soir, je marchais sur une route avec deux amis, écrivait Edvard Munch dans son journal, le 22 juillet 1892. Le soleil se couchait – il venait de se cacher sous l’horizon. C’est alors qu’une immense tristesse s’abattit sur le ciel ; il devint comme empourpré de sang. Je m’arrêtai et pris appui sur une rambarde qui longeait le port. Les nuages striés de flammes étaient comme des épées rouge sang qui venaient se refléter dans l’eau. Mes amis avaient continué leur chemin. Mais moi, je fus saisi. Je ressentis un grand cri déchirant monter de la nature. » (Holland 2005 : 64-65, nous traduisons)
- 12 Voir notamment AEN-OCDE 2013.
30Sur la base de cette expérience saisissante, Munch produira, l’année suivante, un tableau oppressant, précurseur de l’expressionnisme : Le Cri (1893). Un peu plus d’un siècle plus tard, des reproductions de ce tableau circuleront dans les workshops internationaux réunissant les représentants des différentes agences responsables de la gestion des déchets nucléaires12. Dans ce contexte très particulier, il s’agit alors d’évaluer et de considérer sa force en tant qu’« image agissante », pour reprendre les termes d’historiens de l’art et de la culture visuelle (notamment Bartholeyns & Golsenne 2010 ; Bredekamp 2015) : quelles peuvent être ses potentialités sémantiques et signifiantes ?
31Prenant en considération l’ensemble des difficultés évoquées précédemment dans le cadre d’une transmission plurimillénaire – incertitudes quant à l’état de la langue et des conventions symboliques –, une des pistes explorées par les porteurs de projet américains consistait à élaborer et à tenter de transmettre un message volontairement « simple ».
« Nous devons, précisaient-ils dans un des rapports concernant le WIPP au début des années 1990, nous appuyer sur un mode de communication non linguistique, non enraciné dans une culture particulière, et donc non affecté par les transformations attendues des cultures. Ce mode de communication doit utiliser des archétypes à l'échelle de l'espèce. Nous avons donc décidé d'inclure des visages représentant l’effroi car la peur est une émotion qui traverse les millénaires et nous faisons l’hypothèse que la morphologie de l’homme n’aura que peu changé. » (Sandia National Laboratories 1993 : section F-33)
32Quinze ans plus tard, interviewé par l’essayiste américain John d’Agata concernant le projet « Yucca Mountain », un porte-parole du Département américain de l’Énergie précisera :
« Il est question de vie et de mort, voyez-vous ? Dans ce cas, notre responsabilité est de donner des informations faciles à interpréter. Or il se trouve que Le Cri de Munch est certainement le tableau le plus reconnaissable au monde ! Il est probable que la culture humaine aura changé de manière spectaculaire d’ici dix mille ans, mais pas les émotions humaines. Donc tous ceux qui se trouveront face à ce visage dans les dix mille prochaines années comprendront de quoi il retourne. Ils sauront que ce site a quelque chose de dangereux et d’effrayant, quelque chose qui pourrait leur soulever le cœur. » (cité dans d’Agata 2012 : 122-123)
33Des stries de couleurs vives, un tourbillon de ciel menaçant et, contre la rambarde, nous regardant droit dans les yeux, un personnage effrayé dont l’expression n’est pas sans évoquer les traits des damnés jetés en enfer dans le Jugement dernier de Michel-Ange (1541). On retrouve l’expression de cette terreur dans la Méduse du Caravage (1597), dans les visages convulsés de certaines sculptures de Permoser Balthasar (1725), dans l’illustration de L’Effroi proposée par Charles Le Brun dans son Expression des passions de l’âme (1727). On la ressent lorsque Clytemnestre pousse son cri dans le dénouement de l’opéra de Strauss, mais aussi dans la réinterprétation de Francis Bacon du portrait d’Innocent X par Velasquez (Pape hurlant, 1953). Cette expression, et l’image qui la représente, serait-elle susceptible de « traverser les millénaires » (Sandia National Laboratories 1993 : section F-43) ? Il semble en tout cas possible de reprendre ici la réflexion de Georges Didi-Huberman (2000 : 10) lorsqu’il s’attache à comprendre l’épaisseur temporelle de toute image : « […] devant elle, nous avons humblement à reconnaître ceci : qu’elle nous survivra probablement, que nous sommes devant elle l’élément fragile, l’élément de passage, et qu’elle est devant nous l’élément du futur, l’élément de la durée, ayant plus de mémoire et plus d’avenir que l’étant qui la regarde. » Si l’image ne constitue certes pas un bloc d’éternité insensible aux conditions du devenir historique, n’instaure-t-elle pas néanmoins une forme de durée fondée sur des expériences émotionnelles qui seraient intemporelles ?
34En effet, ce qui dans cette image semble ouvrir le temps et lui conférer une puissance de transmission singulière, repose peut-être sur ce qu’elle donne à voir : l’expression du personnage en train de crier renverrait à une intention significative de portée universelle. Bien que très controversée, cette idée ressort avec force des entretiens que John d’Agata a réalisés dans le cadre de son essai consacré au projet « Yucca Mountain » (2012). Alors que le langage se réalise toujours dans une langue définie, dans une structure linguistique particulière, propre à une société distincte et à un temps déterminé – comme le rappelle Frederick Newmeyer, professeur de linguistique à l’université de Washington à Seattle et membre du comité d’experts réunis par le Département américain de l’Énergie (cité dans ibid. 2012 : 84) –, le cri serait peut-être lui une émission vocale commune à l’espèce entière. Renverrait-il à un ancrage physiologique capable d’une généralisation dont l’ampleur dépasserait les limites propres à toute structure linguistique ?
« L’homme crie parce qu’il a besoin d’aide, explique Aaron Sell, professeur de psychologie de l’Université de Californie à Santa Barbara interrogé par d’Agata. Cet instinct, poursuit-il, a commencé à se développer il y a plusieurs centaines de milliers d’années avant que nous ayons un langage, et cette forme d’appel est si simple et si profondément ancrée en nous que lorsqu’on entend un cri, on en perçoit immédiatement le sens. » (cité dans ibid. 2012 : 117)
- 13 Pour Lévi-Strauss, « la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanism (...)
35Universel et atemporel ? Le cri tendrait-il à opérer dans le domaine du sens ce que la solidité du granite accomplit dans le domaine de la matière ? C’est bien dans la recherche d’archétypes émotionnels que semblent s’inscrire les réflexions des porteurs de projet américains : par-delà « l’arbitraire du signe » – qui renvoie toujours à l’état historique d’une culture –, par-delà les conventions sémantiques sur lesquelles reposent les symboles, le cri pourrait être le moyen de communication capable de stabiliser l’expression d’expériences similaires pendant de très longues périodes. On comprend ici l’intérêt qu’offriraient, pour les millénaires à venir, les reproductions libres du tableau d’Edvard Munch. Ce visage hurlant sera-t-il l’élément ultime d’un dispositif de la peur appelé à être efficace sur une très longue durée ? Permettra-t-il d’étendre la communauté morale après l’effondrement potentiel de la société et de faire de l’autre qui vient un semblable ? Il semble que les projets d’enfouissement de déchets radioactifs – par les risques qu’ils ouvrent et qu’il faut surmonter – invitent à déployer une perspective entropologique (Lévi-Strauss 1955)13.
36Certains experts américains interviewés par John d’Agata estiment que, dans dix mille ans, le site désertique de Yucca Mountain sera entouré d’une plaine verdoyante. Une des pancartes de mise en garde imaginée par le comité de chercheurs réuni par le Département américain de l’Énergie y sera peut-être visible. Un ensemble de mégalithes de six mètres de haut, sculptés dans le granite, s’y dressera peut-être aussi, au sommet desquels apparaîtra le visage effrayé imaginé par le peintre norvégien. Dans ce scénario, le spectateur regardant cette image ne saura probablement pas ce qui fait crier celui qui crie, mais il pourra pressentir que c’est quelque chose de terrible… D’autant plus qu’à ce moment-là, il pourra peut-être entendre « les plaintes », un effet d’écho créé par des sculptures en pierre qui auront été taillées pour émettre un son unique porté par le vent. « En ré mineur, avait proposé le physicien et auteur de science-fiction Gregory Benford, parce que cette tonalité provoque chez l’homme une certaine tristesse. » (1999)
- 14 Voir l’article de Giordana Charuty publié dans le présent numéro : https://journals.openedition.or (...)
37À la fin des années 1970, l’anthropologue Ernesto De Martino posait cette question qui anime aujourd’hui les porteurs des projets de sites de stockage des déchets nucléaires dans leur exploration des systèmes signifiants : « Demain y aura-il un monde14 ? » Il rappelait que « le monde, en tant que monde culturel produit par l’action humaine, peut finir et que n’importe quelle réponse à ce que peut et doit être le monde “demain” implique la question préalable de savoir si “demain” il y aura un monde » (De Martino 2016 : 61). Le monde peut finir, non pas seulement dans le sens d’une catastrophe qui détruirait ou rendrait la planète inhabitable, mais aussi au sens où « s’écroulerait l’ethos culturel lui-même qui le conditionne et le soutient » (ibid. : 62). N’est-ce pas à une forme de fin du monde que certains des scénarios de l’Andra et du Département américain de l’Énergie nous confrontent, en nous amenant, en quelque sorte, à faire l’expérience des confins des fondements culturels de notre ordre mondain ?
38Une partie de la réflexion des porteurs des projets de centres de stockage repose sur l’hypothèse de l’effondrement des systèmes symboliques – sans pouvoir dire ce qui leur succédera. Pour appréhender ce futur lointain, dépourvu de figure, les scénarios qu’ils produisent semblent se rapprocher d’une expérience de pensée qui avait déjà questionné la consistance du monde social à partir de la représentation d’une insocialité originelle (Hobbes 1651). En effet, comme pour l’auteur du Léviathan, il s’agit de considérer la société « comme si elle était dissoute ». Faisons comme si l’État n’existait plus, faisons comme si le cadastre, les archives, la langue, les symboles, etc., n’existaient plus et tirons de là toutes les conséquences… Retombé dans une sorte de chaos primitif, caractérisé par une incertitude radicale, le monde envisagé dans certains scénarios évoqués précédemment rappelle l’« état de nature » imaginé par le philosophe anglais. Dans dix mille ans, et plus encore dans cent mille ans, le temps sera-t-il à la guerre comme il est parfois à la pluie (ibid.) ? Ces questions témoignent bien de l’anticipation d’une apocalypse. Non pas celle inscrite dans l’horizon mythique de l’eschatologie religieuse, ni même celle du catastrophisme technologique qui résulterait, ici, d’une intrusion humaine dans les galeries souterraines du centre de stockage. Mais la révélation d’une vulnérabilité inscrite dans les fondements même des institutions sociales : altération du signe linguistique, effritement du sens des monuments comme de celui des conventions sociales… N’est-ce pas l’anticipation de cet effondrement progressif d’un monde historique – cette forme d’« apocalypse culturelle » (De Martino 2016) – que les responsables de l’Andra, comme ceux du Département américain de l’Énergie, ont rencontré alors qu’ils cherchaient à neutraliser les risques d’« apocalypse technologique » au cours des millénaires à venir ?
39En faisant le choix de confier les déchets radioactifs à certaines formations géologiques – connues pour leur grande stabilité et dont le comportement peut faire l’objet de prévisions –, nous n’échappons donc pas complètement aux aléas de l’histoire (Barthe 2006). Même enfermés dans un « coffre-fort géologique » situé à 400 m de profondeur, ces résidus dangereux ne seront pas totalement déconnectés des événements qui se dérouleront « en surface » : c’est en ce sens qu’ils nous obligent aujourd’hui. Le « nous » ne se réfère pas seulement ici aux conditions de possibilité d’opérateurs d’universalité (Jonas 1990 ; Hache 2011). Plus radicalement, il trouve son sens dans le « choc anthropologique » que Ulrich Beck envisage lorsqu’il appréhende le danger nucléaire comme « une menace qui concerne au même titre chacun et toute chose » (2001 : 136) :
« Ce que nous a appris la contamination radioactive depuis Tchernobyl, c’est que c’en est fini de l’autre, fini de nos précieuses possibilités de distanciation. Les dangers de l’ère nucléaire abolissent toutes les zones de protection et toutes les différenciations de l’âge moderne. Cette dynamique du danger qui abolit les frontières ne dépend pas de l’intensité de la contamination ni des divergences d’appréciation sur ses conséquences potentielles. C’est plutôt l’inverse qui se produit : chaque fois que l’on jauge l’ampleur d’un risque, on envisage qu’il soit universel. » (Beck 2001 : 13)
40Ainsi, en transformant en profondeur le rapport au temps, les projets de confinement géologique ne nous engagent pas seulement dans un nouveau régime d’historicité ; ils réclament un positionnement inédit à l’occasion duquel un groupe social – plus large que celui des responsables des sites – fait l’expérience intellectuelle de sa propre fin potentielle. Celle-ci ne se fait pas abstraitement dans un exercice de pure spéculation, mais à propos d’éléments très concrets de sa culture : par-delà les conventions sociales et culturelles, quel signe peut rester efficace pour exprimer le danger ? Comment ce signe peut-il durer alors que les sociétés qui les produisent – envisagées ici comme des relais plus ou moins efficaces – sont vulnérables ? Sur une durée aussi considérable que celle que nous impose la dangerosité des déchets radioactifs, la question de la transmission – à quelles conditions matérielles et sociales un héritage est-il possible ? – devient celle d’un possible dépassement de l’effondrement : que reste-t-il lorsqu’il ne reste rien ? Demeure peut-être l’émotion universellement ressentie devant la figure d’un être qui se prend le visage entre les mains et dont les traits sont déformés par un cri sans fin. Ceux qui font ce pari sont certainement des « apocalypticiens » d’un nouveau genre – ne sont-ils pas, à leur manière, ces « entropologues » attachés à étudier dans ses manifestations les plus tangibles les processus de désintégration qu’évoquait Lévi-Strauss ? Si le monde peut disparaître dans le fracas d’une catastrophe, il peut tout aussi sûrement s’éteindre au terme d’une dissolution discrète, à bas bruit, mais continue – un « crépuscule » de notre culture que l’auteur des Mythologiques anticipait dans les dernières lignes de L’Homme nu (1971 : 620-621). Inscrite dans les projets des « dispositifs de mémoire », cette possibilité pourrait bien nous inviter à reconsidérer l’étendue de nos pertes à venir : non plus seulement la « dissolution de l’homme » dans le jeu des structures, mais la ruine de ces structures mêmes ; non plus seulement l’effacement de l’homme, en tant que figure discursive, « comme à la limite de la mer un visage de sable » (Foucault 1966 : 398), mais une interrogation profonde quant à l’existence même d’une civilisation portant son nom. À cet égard, les récits légendaires que se racontent depuis des siècles innombrables les « Chiens » de Clifford D. Simak (1953) – lorsque, réunis en cercle autour d’un feu clair, les jeunes chiots posent maintes questions : « qu’est-ce qu’une cité ? » demandent-ils, mais aussi « qu’est-ce que l’Homme ? », « est-il apparu à l’aube de la culture canine comme un être mythique dont les Chiens pouvaient invoquer l’assistance ? » – semblent rejoindre les anticipations exprimées dans certains des scénarios évoqués précédemment : brusque catastrophe et lente dissolution culturelle, il se peut que l’apocalypse puisse avoir lieu deux fois.