Fig. 1. Puissance divine, Laura Schott
© Penninghen 2018
« Taki unquy : la maladie de la danse » de CRISTÓBAL DE MOLINA
Il y a environ dix ans, les Indiens de cette terre tombèrent dans les filets d’une hérésie, qui les faisait s’adonner à une sorte de chant qu’ils appelaient taqui hongoa. Le premier à découvrir cette hérésie ou idolâtrie fut un prêtre de la province de Parinacocha, un certain Luis de Olivera qui, à ce moment-là, était le curé de cette province située dans l’évêché de Cuzco. Voici son témoignage qui explique comment agissaient les adeptes de cette hérésie et pourquoi.
Luis de Olivera s’aperçut que non seulement dans la province de Parinacocha, où il exerçait son ministère, mais également dans les autres provinces, ainsi que dans les villes de Chuquisaca, La Paz, Cuzco, Huamanga et même à Lima et à Arequipa, la plupart des Indiens s’étaient rendus coupables d’un grave crime d’apostasie, en se détournant de la foi catholique qu’ils avaient reçue pour retomber dans les pratiques idolâtres du temps de leur infidélité. On ne put découvrir qui était à l’origine de cette affaire mais on soupçonna qu’elle était l’œuvre des sorciers que les Incas rebelles avaient à Vilcabambab, car on crut la même chose [au sujet de ce qui était arrivé] dans ce royaume en l’année 1570c, lorsque le bruit circula parmi les Indiens que les Espagnols avaient été envoyés pour se procurer de la graisse d’Indien, et cela dans le but de soigner une certaine maladie pour laquelle on n’avait trouvé d’autre remède que cette graisse particulière. À cause de cette fable, les Indiens avaient peur et se tenaient à l’écart des Espagnols, à tel point qu’ils refusaient d’apporter chez eux le bois, l’herbe pour le bétail ou toute autre chose, de crainte qu’ils ne les tuent pour leur prendre leur graisse. On découvrit que toute cette histoire avait été créée dans ce repaire de voleurs qu’est Vilcabamba, afin de semer la discorde entre les Indiens et les Espagnols. Et comme les Indiens de cette terre avaient beaucoup de respect pour tout ce qui touchait à l’Inca et qu’ils croyaient que cette histoire venait de Vilcabamba, ils tombaient très rapidement dans n’importe quel […] jusqu’à ce que le vice-roi don Francisco de Toledo se débarrassa des Incas de Vilcabamba en les faisant sortir de leur repaire, pour la gloire de Dieu notre Seigneur.
Pour revenir à l’artifice que le diable trouva pour tromper ces misérables, il leur fit croire que toutes les huacasd du royaume, toutes celles que les chrétiens avaient renversées et brûlées, étaient ressuscitées et s’étaient regroupées autour de deux d’entre elles : les unes autour de la huaca Pachacama et les autres autour de la huaca Titicacae. Et que toutes ces huacas se mouvaient dans les airs, en ordonnant de livrer bataille à Dieu et de le vaincre car elles allaient désormais triompher de lui. Ils croyaient que, lorsque le Marquis [Francisco Pizarro] était entré dans cette terre, Dieu avait vaincu les huacas et les Espagnols avaient vaincu les Indiens, mais que maintenant le monde se renversait, Dieu et les Espagnols seraient défaits, ces derniers périraient tous et leurs villes seraient inondées. La mer monterait et les noierait afin qu’il ne restât aucun souvenir d’eux.
Dans leur apostasie, ils étaient persuadés que Dieu notre Seigneur avait créé les Espagnols et la Castille, ainsi que les animaux et la nourriture de Castille, alors que les huacas avaient créé les Indiens, cette terre et la nourriture dont les Indiens se sustentaient avant la venue des Espagnols. De cette manière, les sorciers du diable privaient Notre Seigneur de son omnipotence.
Bientôt, nombre de prêcheurs indiens colportaient ces histoires dans les punasf comme dans les villages, annonçant la résurrection des huacas. Ils disaient que celles-ci se déplaçaient maintenant dans les airs, desséchées et mortes de faim parce que les Indiens ne leur faisaient plus de sacrifices et ne leur versaient plus de bière de maïs. Ils ajoutaient qu’ils avaient semé des vers dans un grand nombre de champs pour qu’ils se plantassent ensuite dans le cœur des Espagnols et du bétail de Castille, dans le cœur des chevaux et aussi dans celui des Indiens qui demeuraient dans le christianismeg. Les huacas étaient en colère contre ces derniers parce qu’ils avaient reçu le baptême et elles les tueraient tous s’ils ne se ressaisissaient pas en reniant la foi catholique. Ceux qui demandaient leur amitié et leur pardon vivraient dans la prospérité, la grâce et la santé. Afin de revenir en grâce auprès des huacas, ils devaient jeûner plusieurs jours sans manger de sel ni de piment, sans dormir avec leur femme ou leur mari et sans toucher au maïs coloré, aux denrées et vêtements venus de Castille. Ils ne devaient pas les utiliser ni pour manger ni pour s’habiller. Il leur était également interdit d’entrer dans les églises, de prier et de répondre à l’appel des curés, ainsi que de porter des prénoms chrétiens. De cette façon, ils seraient à nouveaux aimés des huacas, qui ne les tueraient pas. Ils disaient également que le temps de l’Inca allait revenir et que les huacas ne se mettaient plus dans les pierres, dans les nuages, dans les sources pour parler, mais qu’elles entraient désormais dans le corps des Indiens et s’exprimaient par leur bouche. Les Indiens devaient balayer leurs maisons et les préparer avec soin au cas où quelque huaca déciderait de leur rendre visite.
C’est ainsi que beaucoup d’Indiens tremblaient et se roulaient par terre, tandis que d’autres lançaient des pierres comme s’ils étaient possédés par le diable et faisaient d’abominables grimaces avant de tomber inanimés. Les autres Indiens s’approchaient alors avec crainte et leur demandaient ce qu’ils ressentaient. Ils répondaient que telle huaca était entrée dans leur corps. Alors on les soulevait et on les transportait dans un lieu particulier, où on leur préparait une alcôve avec de la paille et des couvertures, puis on les barbouillait de rouge et tous venaient les adorer avec des offrandes de lamas, de molle, de chicha, de llipta, de mullu et d’autres choses encoreh. Les réjouissances se prolongeaient pendant deux ou trois jours dans tout le village. On dansait et buvait, et on invoquait la huaca que le possédé représentait et disait héberger en lui, en veillant toute la nuit sans dormir. De temps en temps, les prêcheurs des huacas faisaient des sermons devant tout le village, en enjoignant avec sévérité de ne plus servir Dieu car le temps était venu de servir les huacas. Ils menaçaient les villageois, si ces derniers n’abandonnaient pas complètement la religion chrétienne. Ils réprimandaient le cacique [chef autochtone] ou l’Indien qui se faisait appeler par son prénom chrétien et non par son nom indien, qui portait une chemise, un chapeau, des sandales ou toute autre pièce de vêtement importée d’Espagne ou du Portugal. Ces sorciers du diable demandaient dans les villages s’il y avait des reliques des huacas brûlées. Et dès que les gens leur ramenaient quelques morceaux de pierre ayant appartenu à une huaca, ils se couvraient la tête avec un pan de tissu devant la population rassemblée, versaient de la bière de maïs sur ces pierres et les frottaient avec de la farine et du maïs blanc. Puis, ils poussaient des cris en invoquant la huaca, se levaient avec les débris de pierre dans les mains et disaient à la population : « Voici votre protection, voici celui qui vous a créés et vous donne la santé, votre progéniture et vos récoltes. Mettez-le à la place qui est la sienne, là où il se trouvait au temps de l’Inca. » C’est par ces nombreux sacrifices que procédaient ces sorciers, qui vivaient reclus et en pénitence, revenus à leur ancien office en toute liberté et au milieu des Indiens, transformés en huaca et recevant des Indiens lamas et cochons d’Inde pour leurs sacrifices.
Ce mal fit l’objet d’une telle dévotion et d’une telle adhésion que non seulement les Indiens qui vivaient dans les communautés mais aussi ceux qui habitaient en ville parmi les Espagnols y crurent, jeûnèrent et renièrent Jésus-Christ. Dans ce temps-là, un nombre considérable d’entre eux se condamnèrent aux flammes de l’enfer car ils mouraient dans cette fausse croyance. Finalement, lorsque Luis de Olivera se mit à châtier les Indiens de sa province et de celle d’Acarí et qu’il en informa l’Audience royale de Lima, monseigneur l’Archevêque, les évêques de Charcas et des autres évêchés, ainsi que le frère Pedro de Toro, qui administrait l’évêché de Cuzco, cette hérésie commença à s’affaiblir. Elle dura en tout plus de sept ans.
Ils se livrèrent à cette apostasie car, étant persuadés que Dieu et les Espagnols allaient être vaincus, ils essayèrent de soulever la population, ce qui devint de notoriété publique en 1575, à l’époque où le licencié Castro gouvernait ces royaumes. Lorsqu’il fut prévenu par les corregidoresi de Cuzco, Huamanga et Huanuco […], ces villes furent mises en état d’alerte. Pendant ce temps, l’apostasie se propagea dans diverses provinces sous différentes formes : les uns dansaient en manifestant qu’ils avaient une huaca dans le corps, d’autres tremblaient de crainte en montrant qu’ils l’avaient aussi, d’autres s’enfermaient dans leur maison en pierre sèche en poussant des cris, d’autres encore se mutilaient et se tuaient en se jetant dans les précipices ou les rivières en offrande aux huacas. Tout cela dura jusqu’à ce que Notre Seigneur, dans sa miséricorde, consentit à répandre sa lumière sur ces misérables. Ceux qui vécurent plus longtemps comprirent qu’ils avaient été dupés lorsqu’ils virent que l’Inca était mort, Vilcabamba prise par les Chrétiens et que rien de ce qu’ils avaient cru n’était arrivé, bien au contraire.
Texte de Cristóbal de Molina traduit de l’espagnol par Rossella Martinj
a. Taki unquy dans sa graphie contemporaine.
b. Vilcabamba est le siège de la résistance inca qui s’écroule en 1572 lorsque Tupac Amaru est capturé puis exécuté par les Espagnols.
c. Ces dates ont été contestées par certains historiens qui font remonter le phénomène aux années 1564-1571. À ce jour, il est impossible de trancher avec certitude puisque les sources judiciaires qui traitent de la question ne sont pas concordantes.
d. Wak’a dans sa graphie contemporaine.
e. Pachacamac et Titicaca sont des sanctuaires d’origine pré-inca qui abritaient les wak’a du même nom. Les Incas les ont intégrés à leur système politico-rituel et leur offraient d’importants sacrifices.
f. La puna est une écorégion des Andes située entre 3 500 m et 4 800 m d’altitude.
g. Le texte transmet l’image d’une contamination : les vers semés dans les cultures par les wak’a se logeraient ensuite dans les corps des créatures qui consomment ces produits pour les ronger de l’intérieur.
h. Il s’agit d’une liste d’offrandes courantes. Le faux-poivrier (molle) est un arbre à la résine odoriférante dont les fruits servaient à fabriquer une boisson fermentée. La chicha est la bière de maïs. Le llipta est une pâte de cendres végétales, généralement issues du quinoa, qui est combinée à la coca pendant la mastication pour en activer les substances alcaloïdiques. Enfin, le mullu désigne non seulement la coquille du mollusque spondylus, mais aussi tout objet confectionné à partir de ce matériau.
i. La vice-royauté du Pérou était composée de neuf divisions administratives et territoriales majeures, appelées audiencias qui étaient dirigées par des gouverneurs régionaux. Ces audiencias étaient elles-mêmes divisées en unités mineures (corregimientos) administrées par des corregidores.
j. Relación de las fábulas y ritos de los Incas (1574-1575), manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale d’Espagne, Madrid.
Fig. 2. Un médicament efficace, Marina Popadic
© Penninghen 2018
1En 1533, l’exécution par les Espagnols du dirigeant inca Atahualpa scelle l’effondrement du plus vaste empire amérindien de l’époque moderne. Les Incas étaient pourtant parvenus à dominer en moins d’un siècle et demi d’innombrables chefferies et petits royaumes dispersés entre les hauts plateaux d’Amérique du Sud et la côte ouest du continent. Leur territoire s’étendait alors sur plus de 1 500 km du nord au sud. Mais cette rapidité d’expansion et leur système de gouvernement indirect avaient rendu leur souveraineté précaire, facilitant l’intrusion de l’expédition conduite par Francisco Pizarro au nord de l’empire au début des années 1530. Profitant de la diversion créée par une guerre de succession sanglante déchirant la noblesse inca, les Espagnols avancent à l’intérieur des terres et tentent d’obtenir une entrevue avec l’un des prétendants au trône, Atahualpa. Après quelques tractations ardues, une rencontre est enfin organisée dans la cité de Cajamarca. La suite des évènements appartient aux grands récits de l’histoire : Atahualpa, sans doute exaspéré par le manque de respect protocolaire des étrangers, jette à terre le livre saint que lui tend le missionnaire de l’expédition espagnole. Ce geste sacrilège marque le début de l’attaque. Les hommes de Pizarro s’emparent du dirigeant inca et massacrent ceux à ses côtés. Atahualpa est alors maintenu en captivité pendant de longs mois avec les égards dus à son rang. Les visites qui lui sont accordées lui permettent d’organiser à distance l’exécution de Huascar, son rival à la succession, et de rassembler une rançon d’or et d’argent qui doit assurer sa libération. Mais l’emprise qu’il exerce hors les murs de sa prison inquiète les Espagnols qui se résolvent finalement à le condamner au garrot. La mise à mort d’Atahualpa ouvre un autre chapitre de la conquête avec l’avancée des troupes vers Cuzco, la capitale de l’empire déchu, pour s’emparer de ses richesses. En octobre 1534, la cité est officiellement divisée en lots et chaque parcelle répartie entre les conquérants de la première heure.
- 1 Au xvie siècle, la Couronne espagnole met en place l’institution de l’encomienda qui récompense le (...)
2Mais cette conquête militaire n’instaure pas immédiatement la domination hispanique. Les deux décennies qui suivent sont en effet le théâtre de rapports de force mouvants qui ne tournent en faveur des Espagnols que dans les années 1550, lorsque le régime colonial pose ses premières fondations. Les conquérants, conscients de la précarité de leur ascendant, décident entre-temps de placer sur le trône vacant un jeune membre de la noblesse inca. Celui-ci meurt inopinément après deux mois d’un règne factice. Son successeur, Manco Capac II, se montre plus endurant et stratège. Car tout en flattant les espoirs de richesse des Espagnols, il assemble secrètement une armée. En 1536, le jeune dirigeant assiège Cuzco et remporte plusieurs victoires consécutives. Son ascendant sera toutefois de courte durée puisque les troupes rebelles sont finalement contraintes de se retrancher dans une enclave à la frontière des hautes terres et de la selva. C’est là, à Vilcabamba, que la résistance inca en exil se perpétue ensuite sous le commandement de plusieurs souverains successifs. Le dernier d’entre eux, Tupac Amaru, est exécuté par les autorités coloniales en 1572. Au cours de ces années de tumulte, la Couronne espagnole observe à distance une situation qui lui échappe en grande partie. Les conquérants, désormais scindés en deux factions, s’affrontent pendant une quinzaine d’années pour le contrôle des richesses du pays. L’assassinat de Pizarro en 1541 ne met pas un terme à ces violences, bien au contraire. Quelques années plus tard, le premier vice-roi commissionné par Charles Quint est tué à son tour pour avoir tenté d’appliquer la réforme des encomiendas1 qui devait contrecarrer le pouvoir local des colons.
3Si les témoignages produits par les Espagnols à cette époque détaillent abondamment leurs faits d’armes, en revanche, ils n’accordent pas ou peu d’attention aux populations amérindiennes. Pourtant, nous le savons, à la même période, les autochtones sont décimés par les maladies importées de l’Ancien Monde. Bien que dévastatrices, ces épidémies ne sont pas la première cause de la chute démographique qui frappe les Andes en quelques décennies d’occupation : celle-ci est tout d’abord liée à la violence directe exercée par les Espagnols. Les archives judiciaires attestent en effet de l’impunité avec laquelle les conquérants pillent et saccagent les terres qu’ils traversent, commettant des exactions dont la brutalité ne se réduit que rarement à de succinctes mises à mort. Pour l’un des accusés poursuivi ultérieurement par l’administration coloniale, il s’agissait « d’une guerre de feu et de sang comme il était coutume de le faire aux Indiens » (Alonso de Alvarado (1545), cité dans Assadourian 1994 : 30). Mais les plus grandes pertes indigènes ont lieu sur deux fronts : sur les champs de bataille où s’affrontent les factions espagnoles et lors des expéditions lancées par les conquérants à la recherche de nouvelles terres. Dans ces deux cas de figure, les autochtones sont des participants actifs et nombreux qui aspirent à tirer leur épingle du jeu. Les conséquences de leur engagement sont cependant dramatiques. Déplacées en masse, massacrées, enrôlées et souffrantes, les populations indigènes peinent désormais à faire face aux demandes économiques des Espagnols. Au milieu des années 1570, la zone côtière a perdu 96 % de ses habitants depuis le début de l’invasion européenne, tandis que sur les hauts plateaux, deux tiers de la population aurait péri au cours de la même période (Cook 1981).
- 2 Après l’enthousiasme initial qui a suivi la publication de ces documents dans les années 1960, plu (...)
- 3 Cristóbal de Molina est l’auteur du plus important document à nous être parvenu sur la cosmologie (...)
- 4 Taqui hongo dans le texte de Molina.
4C’est dans ce climat que l’annonce d’une apocalypse imminente se propage parmi les populations des hautes terres de Huamanga (actuel Ayacucho). Ce phénomène, qui aurait fleuri à la fin des années 1560, nous est connu par une poignée de documents publiés au xxe siècle et dont l’interprétation a divisé les historiens2. La traduction que nous proposons ici est celle d’un témoignage inséré dans la chronique du prêtre séculier Cristóbal de Molina3. Il y fait état d’un culte de possession appelé taki unquy4 ou « maladie de la danse » prêché par des sympathisants de l’Inca réfugié à Vilcabamba. L’ampleur du mouvement est telle, écrit Molina, qu’il s’est diffusé depuis sa région d’origine jusque dans les grandes villes, y compris dans la métropole espagnole de Lima. Le scénario est partout le même : après avoir ingéré un certain breuvage, les possédés sont pris d’une transe incontrôlable, agissent de manière incohérente et s’infligent des souffrances corporelles avant de s’écrouler au sol. Puis, transportés en lieu sûr, ils reçoivent quantité d’offrandes destinées à l’entité qui s’est emparée de leur corps.
- 5 Huaca dans le texte de Molina.
5Les êtres puissants de ces séances de possession étaient un reliquat de la période préhispanique. Le terme générique qui les désigne, wak’a5, se référait aux individus d’une époque lointaine, transformés en pierre à la suite de certains exploits et qui assuraient la prospérité des humains des temps présents en leur insufflant une essence vitale. Ils étaient présents dans les rochers, les cavités ou les crevasses qui formaient les aspérités du paysage. Des sanctuaires leur étaient parfois dédiés sur les lieux qu’ils avaient fréquentés sur terre. Et dans les Andes centrales, nombreux étaient ceux qui étaient affiliés à la figure suprême du Soleil dont les Incas prétendaient être issus.
6Mais l’arrivée des chrétiens bouleverse cet univers. Les missionnaires organisent de vastes campagnes de destruction contre les wak’a et interdisent à leurs paroissiens de déposer des offrandes sur les anciens lieux de culte de ces êtres puissants. Le taki unquy apparaît en réponse à ces évolutions. Les wak’a, fatiguées d’errer affamées et dépourvues d’enveloppes matérielles, organisent leurs représailles et s’emparent des corps humains pour exprimer leur colère. Leur message est sans équivoque : elles sont revenues pour vaincre le dieu des Espagnols et anéantir tout ce que ces derniers ont apporté sur leurs terres. D’après Molina, deux puissantes wak’a associées au Soleil sont à la tête de cette révolte : Pachacamac et Titicaca. La première possède un sanctuaire à une trentaine de kilomètres au sud de Lima, sur la côte centrale du Pérou actuel. La seconde se trouve dans les hauts plateaux, sur l’île du Soleil du lac Titicaca. Elles se situent donc respectivement au nord-ouest et au sud-est du lieu d’émergence du taki unquy. Pour certains historiens, ces emplacements sont significatifs car ils évoquent les points culminants de la course du soleil observé depuis la sierra centrale (Gose 2008 : 104). Les wak’a rebelles seraient donc liées à l’astre fondateur des Incas déchus. Menées par Pachacamac et Titicaca, elles annoncent désormais le renversement de l’apocalypse provoquée par les envahisseurs.
- 6 Cette représentation de l’homme blanc prédateur perdure aujourd’hui sous le nom de pishtaku. La ré (...)
7Ce renversement doit débuter par la séparation stricte du monde andin de celui des colons. Par l’intermédiaire des possédés, les wak’a interdisent aux autochtones d’entrer en contact avec les conquérants. Elles prétendent que ces derniers ont traversé les mers afin de s’emparer de la graisse des Indiens car cette substance est l’unique remède à une étrange maladie qui affecte les Blancs6. Les natifs doivent donc cesser de côtoyer les Espagnols, de manger leur bétail, de porter leurs habits et d’adorer leur dieu. Car lorsque le temps sera venu, les wak’a engloutiront par les eaux tous les êtres et toutes les choses que les étrangers ont introduit au Pérou, n’épargnant que celles et ceux qui n’auront pas perverti leur mode de vie et leurs relations aux wak’a.
8Cette apocalypse sélective renvoie à une conception de l’espace qui est étroitement liée à la temporalité. En effet, les populations autochtones des Andes coloniales découpent le temps historique en unités spatio-temporelles appelées pacha. Ce terme quechua désigne à la fois « l’époque » passée ou présente, mais aussi le « lieu ». Chacune de ces unités est peuplée par une humanité distincte et se substitue à la précédente à la suite d’un cataclysme appelé pachakuti, littéralement « renversement du temps-lieu ». C’est ainsi que l’univers indigène, s’il est strictement séparé de celui des colons, peut survivre à la destruction du monde hispanique.
9Mais en définitive, l’anéantissement des Espagnols n’aura pas lieu. Les colons interceptent les préparatifs militaires organisés par les dirigeants autochtones associés au taki unquy et y mettent fin. De leur côté, les autorités cléricales dépêchent un « extirpateur d’idolâtrie » afin d’éradiquer cette « apostasie » et de punir les coupables. Pour les simples adeptes, des repentances publiques sont organisées. Pour les organisateurs du mouvement, des sentences plus fermes sont prononcées. Les uns sont fouettés, tondus, et promenés publiquement à dos de lama, vêtus de la coroza, le bonnet pointu des condamnés de l’Inquisition. Les autres sont incarcérés ou bannis. Dans ce dernier cas, ils doivent porter un signe distinctif sur leurs habits partout où ils se rendent (une pièce de cuivre ou une croix). D’autres encore doivent s’acquitter de la construction d’une église (Duviols 2008 : 131-132). Une fois les procès rendus, le joug colonial se cimente. Le nouveau vice-roi Francisco de Toledo démantèle l’enclave de Vilcabamba et introduit une série de réformes administratives qui vont façonner le paysage social andin pour les siècles à venir.
Fig. 3. Huacas apocalyptique, Sixtine de Préval
© Penninghen 2018