La fascination de Gog et Magog
Résumés
L’aspect des Gog et Magog dans l’illustration éthiopienne de l’Apocalypse de Jean est issue du Roman chrétien d’Alexandre. Les auteurs de l’image talismanique de Gog et Magog ont puisé à la même source, mais leurs représentations sont radicalement différentes. Les serpents ont été transformés en regards fascinants destinés aux esprits habitant le corps des malades. L’art talismanique éthiopien, multicentenaire, est aujourd’hui en voie d’extinction, vaincu par la médecine moderne, banni par les autorités civiles et religieuses. Toutefois, à la fin du xxe siècle, deux créatifs auteurs de talismans, Gera et Gedewon, ont développé des expressions artistiques de leur art, ce qui les a fait accéder à une notoriété mondiale.
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- 1 Mot d’origine grecque – diphthera, « parchemin, peau » – passé en guèze et en amharique.
1Le titre est volontairement ambivalent. Cette image talismanique de Gog et Magog nous fascine, tandis que dans la conception des auteurs de telles images, elle fascine plutôt, à travers nos yeux, les Gog et Magog qui sont en nous. Le thérapeute, en forçant la personne malade à regarder l’image, espère provoquer une réaction qui lui ouvrira une voie pour communiquer avec les esprits responsables des troubles. Ce type de thérapeute savant, versé dans la sagesse (tebeb) dont fait partie l’art talismanique, est communément appelé debtera1, terme désignant en principe un ecclésiastique très instruit, non ordonné prêtre.
Fig. 1. Gog et Magog, xixe siècle
Parchemin, rouleau protecteur, 20 x 9,2 cm, Musée du quai Branly – Jacques Chirac, A.95.2.37 © Musée du quai Branly – Jacques Chirac
2L’image de Gog et Magog présentée ici date du xixe siècle. Un autre exemplaire produit par le même debtera est légendé, à même l’image, par l’inscription « Gog et Magog ». Certes, elle n’est pas le seul témoin fascinant de l’art des rouleaux éthiopiens, mais elle en constitue la quintessence. Aujourd’hui cet art, dans sa dimension thérapeutique, est en voie d’extinction, vaincu par la médecine moderne, banni par les autorités civiles et religieuses. Sa compréhension est désormais du ressort autant de l’histoire de l’art que de l’anthropologie.
3Gog et Magog ne sont pas des entités familières au commun des Éthiopiens. Leur connaissance relève d’un savoir littéraire et/ou ésotérique. À ces deux types de savoir correspondent, d’un côté, des images illustratives de Gog et Magog et, de l’autre, des images prophylactiques qui en diffèrent profondément.
- 2 La première Apocalypse est conservée à la British Library ; la seconde dans le trésor d’une église (...)
- 3 Vie légendaire d’Alexandre le Grand.
4Seules deux anciennes copies illustrées de l’Apocalypse de Jean subsistent. La première fut commanditée par ou pour le roi Bekkaffa (qui régna de 1721 à 1730). L’épisode du rassemblement des Gog et Magog par le Diable pour assaillir le camp des saints à la fin des temps y est illustré. Curieusement, la moitié de ces envahisseurs sont dotés d’une tête de lion ou de chacal, ce qui n’est pas fondé dans le texte. Dans la seconde copie, produite une vingtaine d’années plus tard par un autre peintre, l’image des Gog et Magog est une version simplifiée de sa prédécesseure2. Son auteur illustra aussi une version chrétienne du Roman d’Alexandre3. Là, les portraits des Gog et Magog, semblables à ceux des Apocalypses, correspondent au texte, qui est donc la source de l’image apocalyptique. Les faces animales sont plus variées et il n’y a plus qu’une face humaine, attribuable, par son nez et le costume associé, à un bourreau du Christ et, par-delà, à un « Franc ». Les lances, qui figuraient dans l’image de l’Apocalypse, ont disparu des poings fermés, mais les boucliers sont encore là. La troupe est placée dans une fenêtre de la muraille érigée par Alexandre dans un défilé montagneux aux confins du monde afin de prévenir son intrusion avant le temps fixé par Dieu. Des instruments de musique sont accrochés sur le côté gauche du mur, comme pour s’opposer au passage des Gog et Magog. De fait, non loin de cette passe, Alexandre avait découvert une cité peuplée d’automates jouant de la musique et dansant perpétuellement. Tous les habitants étaient morts, châtiés par Dieu pour leur richesse excessive. Le roi, ayant remarqué que les Gog et Magog étaient effrayés par la musique, installa ces automates à proximité du mur, dans l’idée que, si d’aventure certains venaient à s’approcher, le son des instruments animés par le vent les ferait fuir. Le rectangle jaune figure un des talismans que le roi inscrivit sur le mur. Sur la page de gauche, Alexandre est figuré assis à l’entrée de sa tente, entouré de son armée. Il est vêtu d’un camail guerrier. Son geste, de la main droite, accompagne sa prière. Des timbaliers et des porte-étendards exaltent son offensive à l’encontre des Gog et Magog.
Fig. 2. Alexandre le Grand contenant les Gog et Magog, Godjam, Éthiopie, c. 1740
Illustration extraite du Roman chrétien d’Alexandre, parchemin, 22,5 x 40 cm, fo 16v-17r © Photo : Alain Mathieu
- 4 État ancêtre de l’Éthiopie.
5Les Gog et Magog du rouleau correspondent au même épisode du Roman d’Alexandre, mais seul est retenu leur aspect serpentesque, non repris dans l’image religieuse si ce n’est comme tête. Le prototype ne fut pas créé pour illustrer le roman, mais pour fournir un équivalent visuel de la « Prière prononcée par le roi Alexandre contre Gog et Magog » écrite sur les rouleaux. Cette prière consiste en une suite de mots asémantiques performatifs – vulgairement, des abracadabras – ou bien de noms de rois des Gog et Magog. Elle se termine par la liste des maux dont elle protège. Les esprits n’y sont pas décrits. Pour autant que l’on puisse en reconstituer la genèse, l’image est née de la réinterprétation d’un motif décoratif en forme de X, probablement investi d’une signification talismanique. Les quatre bras furent transformés en serpents. En tant que décor, ce motif est attesté sur un Évangile illustré à Aksoum4 au ve-vie siècle, mais l’interprétation serpentesque fut élaborée il y a bien moins longtemps, et fut sans doute maintes fois réinventée depuis. Une autre version, datant de 1800 environ, est légendée : « Talisman des Gog et Magog ». Elle est contiguë à des images relatives à l’ascension d’Alexandre au paradis. L’interprétation du visage central varie d’un debtera à l’autre : Christ-Fils, Dieu-Père, Alexandre imposant aux Gog et Magog le pouvoir de la Croix, ou bien Gog et Magog prisonniers de la Croix, ou encore le visage du talisman de Gog et Magog, etc.
Fig. 3. Décor d’un Évangile sur parchemin, monastère d’Abba Garima, Éthiopie, mi-ve à mi-vie siècle (à gauche), « Talisman des Gog et Magog », parchemin, rouleau protecteur, c. 1800-1830 (à droite)
Source : collection particulière
6La forme évolua dans maintes directions. Sur certaines versions, le sceau talismanique paraît avoir été scindé transversalement et dédoublé verticalement. Les contrastes entre les yeux et les écailles ont été accrus. L’image emblématique présentée au début de cet article est probablement le fruit d’une évolution de ces versions. Les quatre lobes centraux ont été fusionnés, ainsi que l’attestent les quatre yeux du lobe central de l’image finale, et les lobes excentrés ont été également fondus deux à deux. Les yeux, maintenant réunis en paires, deviennent des regards, comme l’image elle-même. L’accentuation des contrastes entre les yeux et les fonds d’arcs construit une fascination. Les proportions, le pied central l’humanisent ; la colonne de losanges crée une circulation entre les lobes. L’image est efficace, comme l’est l’éructation des mots performatifs. Elle n’illustre pas la prière, mais agit optiquement, parallèlement à elle. À la différence de la plupart des images fascinantes conçues sous d’autres cieux, elle est réflexive, bâtie sur l’image même du regard. Les regards que nous voyons sont ceux qui sont en nous. Cette spécularité crée une proximité absolue qui fait la force de l’image : elle n’est pas une représentation de Gog et Magog, mais le talisman de Gog et Magog. En tant que tel, elle est porteuse de symbolique : la colonne de losanges est un ciseau.
- 5 À chaque consonne correspond un nombre. Les nombres sont sommés dans un système à base duodécimale
7Le rouleau lui-même est spéculaire et/ou identitaire. Il est taillé dans la peau de l’animal exigé par l’esprit persécuteur en substitution du malade, ou bien ses caractéristiques sont déterminées par le signe zodiacal du destinataire, lequel est identifié par arithmomancie à partir de son nom et de celui de sa mère5. Tout debtera consciencieux teste la longueur du rouleau sur le corps du destinataire : le parchemin doit mesurer la hauteur du corps plus une tête. Le nom de la personne est inscrit dans chaque prière, voire sur chacune des trois ou quatre images. Le rouleau est, en principe, intransmissible. Dans une perspective sacrificielle, il est une peau ou une enceinte symbolique empêchant le retour des esprits persécuteurs, ce qui fonde la citation de Gog et Magog.
8Au temps où les rouleaux étaient appréciés, ils étaient préparés essentiellement pour des gens peu instruits, ne sachant pas lire. De là vient l’importance des images et le développement d’une branche originale de l’art talismanique dans un contexte où le malade était un possédé. Alexandre et son précepteur Aristote sont deux grandes figures de la sagesse éthiopienne, aux côtés d’Hénoch, Salomon, Zoroastre et Cyprien, déjà célèbres dans l’Antiquité gréco-romaine. Les debtera tirent de ces savants universellement reconnus la légitimité et l’aura de leur pratique talismanique.
Fig. 4. Gog et Magog, xixe siècle
Parchemin, rouleau protecteur, 32 x 14,5 cm, Musée du quai Branly – Jacques Chirac, A.95.2.63 © Musée du quai Branly – Jacques Chirac
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9L’Église orthodoxe éthiopienne condamne certaines activités des debtera au nom de la lutte contre les idoles et les pratiques démoniaques. Les autorités civiles le font au nom de celle contre les superstitions et les pratiques mensongères. Au temps du régime militaire marxisant (1974-1991), des debtera furent fouettés en public et leurs livres détruits. Aujourd’hui, la réprobation, plus diffuse, s’est étendue à leur réputation. Il ne fait plus bon d’être appelé debtera. En septembre 2018, un chauffeur pentecôtiste me confia avoir enfoui dans la fosse à merde de sa maison le livre légué par son grand-père debtera, après y avoir trouvé des pratiques haïes de Dieu.
10Au fil des décennies, les rouleaux tombèrent en désuétude. À la fin des années 1960, la première disette les emporta. D’habiles commerçants ambulants battirent les campagnes d’Érythrée et du Tigray, offrant une séduisante vaisselle en fer émaillé en échange de vieux rouleaux – les plus beaux – qu’ils revendirent ensuite à des marchands de souvenirs d’Asmara et d’Addis-Abeba. La seule collection publique de rouleaux se trouve à l’Institute of Ethiopian Studies à Addis-Abeba. Elle compte parmi ses collections d’excellentes œuvres, dont un Gog et Magog identique à celui présenté en ouverture de cet article, mais elles ne sont pas exposées, probablement par autocensure.
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11Est-ce la fin de ce monde ?
12Des rouleaux en déshérence ont été emportés vers d’autres terres. Au musée du quai Branly, le placement en 2012 de rouleaux dans une large vitrine, à proximité de chefs-d’œuvre de la sculpture africaine, atteste la reconnaissance de cet art dans une perspective muséale.
13Plus important peut-être pour l’avenir de l’art talismanique, tous les debtera n’ont pas désespéré. Dans les années 1970, désireux d’étudier la talismanique, je rencontrai Gera, puis Gedewon, deux professeurs de rhétorique poétique, qui acceptèrent de me révéler et de m’enseigner leur art talismanique fondé dans la maîtrise de la sagesse. Il en résulta, en 1992, la présentation de leurs œuvres dans l’exposition du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie dédiée à l’art et à la médecine en Éthiopie. Puis, d’exposition en exposition, ils acquirent une célébrité mondiale dans le cercle des amateurs d’outsider art, voire d’art tout court.
14Gedewon fondait son art sur des conceptions proches de celles du Roman d’Alexandre et dont la sorcellerie grecque antique offre les antécédents les plus connus. Selon lui, les esprits viennent nous agresser sous diverses apparences de fleurs, d’insectes ou d’animaux. Le malade doit être questionné sur les lieux qu’il a parcourus et sur ses visions. Ces éléments sont à intégrer dans le talisman qui sera préparé à son intention. Ainsi, celui intitulé « Ciseaux », tiré censément du recueil « Alexandre dit » – variante de la prière d’Alexandre –, intègre de multiples visions et évocations putatives jaillies de la sagesse enivrante de Gedewon. Le dessin de ces visions est traversé par un ciseau à démons, qui rappelle celui de Gog et Magog.
Fig. 5. Ciseaux (détail), Gedewon, 1991
Encres sur papier, Musée du quai Branly – Jacques Chirac, A.95.2.90 © Photo : Jacques Mercier
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15En Éthiopie, Gera et Gedewon ont préféré rester discrets. Avant l’exposition de 1992, Gedewon écrivait prudemment en marge de ses œuvres : « Talisman d’étude et de recherche ». La reconnaissance de leur œuvre à Paris, où ils se rendirent, capitalisa leur revendication, tout en les lançant sur des chemins imprévus. Les offres d’exposition et d’achat les y poussèrent un peu plus et contribuèrent à un glissement de la perception qu’ils avaient de leur art et d’eux-mêmes. Gera en vint à se définir artist. Tous deux exposèrent à Addis-Abeba, en dehors des lieux sous administration éthiopienne. Décédés respectivement en 2000 et 2006, ils auront vécu une dizaine d’années des fruits de leur art.
16Souhaitant œuvrer à la reconnaissance de l’art des rouleaux comme composante de la spécificité artistique éthiopienne, j’ai évoqué ce point publiquement, à plusieurs reprises, à Addis-Abeba. Au cours des discussions autour de ce sujet, les objections étaient nombreuses. Les condamnations en bloc dominaient. Toutefois quelques voix s’élevaient pour dire que leur diffusion nuisait à leur efficacité, ce qui, étant conforme à l’éthique traditionnelle, suggérait que cet art n’était pas encore mort.
17Gedewon tenait explicitement son art pour « maudit ». Selon lui, les premiers pratiquants de l’art talismanique révélé par des anges furent châtiés par le Déluge. À l’heure où l’on parle de restituer le patrimoine africain, que faire des arts maudits ?
Notes
1 Mot d’origine grecque – diphthera, « parchemin, peau » – passé en guèze et en amharique.
2 La première Apocalypse est conservée à la British Library ; la seconde dans le trésor d’une église éthiopienne.
3 Vie légendaire d’Alexandre le Grand.
4 État ancêtre de l’Éthiopie.
5 À chaque consonne correspond un nombre. Les nombres sont sommés dans un système à base duodécimale.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Fig. 1. Gog et Magog, xixe siècle |
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Crédits | Parchemin, rouleau protecteur, 20 x 9,2 cm, Musée du quai Branly – Jacques Chirac, A.95.2.37 © Musée du quai Branly – Jacques Chirac |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18272/img-1.jpg |
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Titre | Fig. 2. Alexandre le Grand contenant les Gog et Magog, Godjam, Éthiopie, c. 1740 |
Crédits | Illustration extraite du Roman chrétien d’Alexandre, parchemin, 22,5 x 40 cm, fo 16v-17r © Photo : Alain Mathieu |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18272/img-2.jpg |
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Titre | Fig. 3. Décor d’un Évangile sur parchemin, monastère d’Abba Garima, Éthiopie, mi-ve à mi-vie siècle (à gauche), « Talisman des Gog et Magog », parchemin, rouleau protecteur, c. 1800-1830 (à droite) |
Crédits | Source : collection particulière |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18272/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 669k |
Titre | Fig. 4. Gog et Magog, xixe siècle |
Crédits | Parchemin, rouleau protecteur, 32 x 14,5 cm, Musée du quai Branly – Jacques Chirac, A.95.2.63 © Musée du quai Branly – Jacques Chirac |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18272/img-4.jpg |
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Titre | Fig. 5. Ciseaux (détail), Gedewon, 1991 |
Crédits | Encres sur papier, Musée du quai Branly – Jacques Chirac, A.95.2.90 © Photo : Jacques Mercier |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18272/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 839k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Jacques Mercier, « La fascination de Gog et Magog », Terrain [En ligne], 71 | 2019, mis en ligne le 13 mai 2019, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/18272 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.18272
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