On sort donc les tripes petit à petit
Résumés
Dans la petite ville de Tôwa, préfecture de Fukushima, au Japon, à une cinquantaine de kilomètres de la centrale nucléaire éponyme, les habitants sont restés vivre après qu’une catastrophe, en mars 2011, a modifié substantiellement la composition de leur environnement. Un tremblement de terre de magnitude 9 au large des côtes du Tôhoku a déclenché un tsunami qui a causé plus de 18 000 morts et disparus et engendré un accident nucléaire de niveau 7. Le panache radioactif échappé des réacteurs endommagés s’est étendu jusqu’à plus de 100 km, créant des poches de contamination aléatoires sur le territoire. Criblée de ces « taches de léopard », la vallée de Tôwa n’a pas été jugée suffisamment contaminée, toutefois, pour qu’une évacuation de la population ait été envisagée. Composé à deux voix, sur la base d’une enquête partagée, ce récit tente de restituer les bribes d’expériences de vie diffractées dans ce territoire incertain.
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- 1 Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte (...)
« Demeurer dans le temps de la fin, tout est là1. »
- 2 Enquête rendue possible grâce au CNRS, à la Fémis et au Centre de culture scientifique, technique (...)
1Dans la petite ville de Tôwa, préfecture de Fukushima, Japon, à une cinquantaine de kilomètres de la centrale nucléaire éponyme, les habitants sont restés vivre après qu’une catastrophe, en mars 2011, a modifié substantiellement la composition de leur environnement. Un tremblement de terre de magnitude 9, au large des côtes au nord-est du Japon, a déclenché un tsunami, causant plus de 18 000 morts et disparus, et engendré un accident nucléaire de niveau 7. Le panache radioactif échappé des réacteurs endommagés s’est étendu jusqu’à plus de 100 km, créant des poches de contamination aléatoires sur le territoire. Criblée de ces « taches de léopard », la vallée de Tôwa n’a pas été jugée suffisamment contaminée, toutefois, pour qu’une évacuation de la population ait été envisagée. Partant de deux terrains menés ensemble – et avec Gaspard Kuentz, réalisateur et interprète – en 2016 et 20172, nous avons cherché un dispositif d’écriture capable de rendre – au double sens d’esquisser et de restituer – les expériences de vie diffractées qui, depuis 2011, affectent les habitants comme elles nous affectent.
2Samedi 14 octobre 2017. Arrivée à Tôwa tard le soir. M. et Mme Ôno t’ont attendue. Vous échangez les nouvelles de l’année passée. Mizuki a 15 ans et dépasse maintenant son père, il a perdu son visage d’enfant. La grand-mère, Sue, 86 ans, continue à couper ses herbes et se porte bien, même si ses jambes la font souffrir. M. Ôno a perdu une phalange à la main gauche cet hiver à cause d’une machine… M. Nônaka est décédé, au mois de juin, il ne s’est pas remis de son cancer… M. Ôno est allé à son enterrement à Niigata.
3Les saules du vannier que tu avais ramenés au printemps l’année dernière ont bien poussé, ils font maintenant un bon mètre. La récolte de riz n’est pas terminée, le temps a changé ces derniers jours et l’a retardée – alors que tout le monde était en bras de chemise pour le matsuri, la fête locale, le week-end dernier. Au matsuri, Mizuki a accompagné le cortège en jouant au taiko pour la première fois, avec les autres de son âge.
4Le chien qui était là l’année dernière est mort ; un jeune, blanc comme le précédent, même race, l’a remplacé. Impossible de te rappeler son nom – le nouveau s’est pourtant vu attribuer le même, affublé d’un II ou même III tu ne sais plus. Et un autre petit chien, roux, a trouvé aussi une place, dans une niche à côté de la grange – il n’est pas méchant mais fougueux et aboie beaucoup. Et puis les chats. Les petits de la chatte à laquelle les Ôno avaient donné ton nom sont maintenant des adultes. Il n’y a pas eu d’autres naissances depuis l’année dernière. Pareil pour les émeus. C’est pour eux aussi qu’il a fallu attacher le deuxième chien, qui leur faisait peur et menaçait de les attaquer.
5Tout cela listé maladroitement, devant un verre de saké, avant de te glisser dans le bain…
Fig. 1. John Two devant sa niche chez les Ôno, Tôwa, 4 novembre 2016
Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart
6Jeudi 19 octobre. Comme les jours précédents, la pluie continue à tomber tout l’après-midi. Tu vas à la Wine Factory pour tirer profit de la collection de livres rassemblée dans la grande salle de réunion. Elle appartenait à un professeur d’agronomie de l’université d’Ibaraki, un dénommé Nakajima Kiichi, qui s’en est séparé au moment de prendre sa retraite. Tu ouvres Les Japonais des villages. Manières de vivre dans les fermes du Tôhoku des années 1970 daté de 1975. Le livre décrit l’époque d’un peuple en mouvement, l’impulsion donnée par les travailleurs partis à la capitale et qui rentrent pour reconstruire le village. « L’attachement à la terre » y est décrit comme un sentiment compulsif. Tu ouvres Vivre sur la terre, daté de 1980, qui traite du renouveau agricole et retrace l’héritage des années 1930 à travers le récit d’un homme issu d’une famille d’agriculteurs. Tu ouvres La renaissance de l’agriculture communale et le système agricole. Fonder la société japonaise pour protéger les régions agricoles et les villages, neuvième tome d’une série intitulée La revitalisation des régions éditée par un certain Harada Sumitaka. L’introduction, datée d’avril 2011, mentionne la catastrophe sans que la structure du livre ait été modifiée.
7Venant de haut-parleurs installés sur la colline, tu entends régulièrement des cris synthétiques qui simulent la rencontre d’un sanglier et d’un chien, montage de scène de confrontation et de terreur trafiquée censée servir de repoussoir… La femme qui t’accueille ce jour-là te dit qu’ils ont tout essayé en la matière, mais l’enregistrement se déclenche automatiquement, même de nuit, effraie les enfants et empêche les gens de dormir – seuls les sangliers s’y sont manifestement habitués.
8Les chiens pour donner l’alerte. Pour tenir éloignés les sangliers. Pour faire en sorte que les choses se maintiennent à leur place tandis qu’elles ont tendance, depuis quelques années, à se mêler inextricablement.
- 3 Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Paris, Zones sensibles, 2017 [1re éd. 2013].
9John. Le chien s’appelle John. John comme John Lennon. « John Two », dit M. Ôno. Ça y est, tu le revois t’expliquer en riant le nom de son chien. Mais pourquoi n’as-tu pas trace de cet épisode dans tes notes ? Tu as besoin du livre d’Eduardo Kohn3 pour comprendre la place occupée par John et son souvenir ténu en même temps que têtu. Tu comprends que John participe, sans en avoir l’air, de « l’écologie des sois », qu’il compte – comme les saules que tu amènes et qui sont plantés immédiatement en terre dans la cour, comme les chatons qui trouvent place dans la pièce commune, comme les fruits, les légumes donnés par des voisins qui s’accumulent et composent les menus. John compte dans les histoires de cohabitation auxquelles prend part aussi, maintenant, la radioactivité. John qui se succède à lui-même, subtilement différent mais sensiblement pareil. John dont on attend qu’il aboie à l’approche des sangliers censés rester dans la montagne. John qu’on promène si peu, ancre de la maison, balise. Autour : tout bouge et on n’est plus assuré de rien. Sans que – remarquez – cela se voie. C’est plus une question d’intensité, les choses sont toujours là, ne ressemblant à rien d’autre qu’à elles-mêmes, mais elles ne sont plus chargées de la même façon. Les sangliers sont plus présents, en plus grand nombre et plus près des habitations ; les champignons dans les sous-bois ne font que rappeler le souvenir de ceux dont on se délectait mais peuplent dorénavant une autre économie (celle des laboratoires expertisant la radioactivité). Lancinante est peut-être le qualificatif qui siérait le mieux à cette apocalypse.
Sur le banc de montage, tu te repasses encore les rushes.
« Depuis mon enfance, j’ai toujours aimé la cueillette des champignons. Ce sont mon père et ma mère qui m’ont passé ce don et nous allions ensemble chercher des matsutake et des maetake. Ce champignon est si rare que quand on le trouve, on se met à danser tellement on est joyeux, et c’est pour ça qu’on l’appelle le maetake, le champignon dansant. Moi-même je ne suis pas né dans la préfecture de Fukushima mais il y a 50 ans, les circonstances ont fait que je suis venu m’y marier. Comme j’aimais la cueillette des champignons… »
10Tu te dis que M. Hattori ressemble à un personnage de film et tu le revois, prenant place à côté de toi autour du kotatsu. Cette année, alors que le vent et la pluie ne cessent pas, tu as du mal à décoller de cette petite table basse chauffante, recouverte de plaids en patchwork molletonnés, sous laquelle un trou dans le parquet permet de glisser les jambes. Et tu aimes cette pratique, qui colle si peu avec l’image que l’on se fait du Japon depuis la France – où, en quelques secondes, tu te retrouves sous la couette avec de parfaits inconnus. M. Hattori est arrivé ce matin et ne se fait pas prier pour parler.
« Les champignons contiennent plusieurs joies : la joie de les manger, celle de les cueillir et aussi celle de les partager avec les gens, et de les entendre me dire qu’ils étaient délicieux. C’est pour ça que j’adore cueillir les champignons en automne, et aussi les sansaï, ces légumes sauvages que l’on trouve en montagne au printemps. »
11Tu n’as jamais été douée pour les champignons et, pour cette raison probablement, ça t’a toujours semblé magique. Comme si les cueilleurs qui les trouvaient, à côté de toi, les faisaient apparaître. Tu n’arrives pas à admettre qu’ils étaient déjà là, dans ces sous-bois où tu ne voyais que des feuilles mortes. M. Hattori a raison, il doit s’agir d’un « don » que l’on peut se transmettre. Un don pour voir, là où d’autres ne voient pas. Une attention particulière. Dans ta famille, l’objet de cette transmission serait plutôt une capacité à voir et à interpréter les événements de façon tragique. Et tu te dis que ce doit être dans cette petite faille que s’est introduite chez toi la catastrophe de Fukushima, qu’elle t’est apparue comme la manifestation d’une apocalypse longtemps annoncée, inévitable, et finalement là. Au départ, ça t’a paralysée. Puis, tu as ressenti le besoin de te rendre à Tôwa, pour voir comment ils font là-bas, avec la fin du monde.
12On t’a parlé de la longue accoutumance des Japonais aux catastrophes et du concept d’impermanence censé façonner l’âme japonaise, mais l’idée d’une résilience intrinsèque, entre soumission et abnégation, te laisse perplexe et laisse entière la question : comment fait-on, en vrai, l’expérience d’une telle situation ?
« Malheureusement, ici, il y a six ans et demi, une centrale de Tepco a subi un accident. De ce fait, il a été désormais interdit de manger des champignons ou des sansaï et les centaines de milliers d’amateurs de champignons et de sansaï de Fukushima se sont trouvés privés de l’un de leurs plus heureux plaisirs. Certains disent que l’on ne peut pas se plaindre tant qu’on a gardé la vie mais moi j’ai du mal à me résigner à cet état des choses dans lequel on nous a volé notre plaisir. Je me suis demandé : “Est-ce qu’il n’y a vraiment pas un moyen de pouvoir rendre ces champignons mangeables ?” Je voulais essayer d’en retirer le césium donc, à moitié en m’amusant, je les ai fait tremper dans le sel, comme on le fait avec des tsukemono, nos pickles à nous. Le sel a cette propriété de pénétrer l’aliment, et donc je me suis dit que si je retirais le sel, je pourrais retirer avec lui la teneur en radioactivité. Donc, ces champignons qui étaient dans le sel, je les ai mis dans l’eau pour retirer le sel et ensuite je les ai mis au sèche-linge pour retirer l’eau. »
13Ces histoires que tu enregistres depuis deux ans ne cessent de t’embarquer dans des constructions étranges et contradictoires, dans des tentatives infimes et entêtées pour renouer les fils qui les tissent. Des rafistolages du sens, des petites réparations de liens, une manière de continuer à faire tenir la réalité ensemble. Et, ici, tu dois avouer que ce n’est pas évident. Difficile d’imaginer un territoire bousculant plus tes références que celui de Tôwa. Ici, à 50 km de la centrale, la contamination radioactive a bien eu lieu mais elle n’a pas laissé de traces ou si peu. Elle n’a pas créé de zone. N’a pas laissé place à une nature sauvage qui reprendrait ses droits. Elle n’a pas laissé derrière elle des habitants malades, agonisant lentement de leurs cancers. La catastrophe nucléaire ici, six ans après, est quasiment invisible. Elle a produit de petits changements, fondamentaux mais aléatoires. Il y a des sangliers, oui. Plus nombreux qu’avant, certes. Et qui causent des dégâts. Mais est-ce que cela pourrait être comparable à une plaie d’Égypte ? Certains habitants ne pensent même plus à la contamination. Certains ne veulent plus y penser. Certains se sont constitués en groupe de plaignants contre le gouvernement et Tepco, comme M. Hattori, pour demander la restitution de leur région, telle qu’elle était avant. Certains se considèrent chanceux d’habiter dans une région verdoyante, loin des pollutions de la ville. Comment faire pour garder la trace de cette contamination invisible ? Est-ce le rôle que tu t’es donné sans en avoir conscience, garder vive cette mémoire ?
Fig. 2. Le conifère, éventré et rafistolé de tôle, dans l’enceinte d’un temple, Tôwa, 21 avril 2016
Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart
14Tu regardes la photo. Il s’agit d’un grand arbre, un conifère, éventré et rafistolé de tôle, dont les branches immenses et fragiles sont soutenues par de longues béquilles en bois reposant sur le sol. Tu penses à un pin transformé en banian. Tu connais cet arbre. La première fois que tu l’as vu, il te semble que M. Ôno t’accompagne. C’est le lendemain de ta première arrivée à Tôwa et il t’emmène ici pour que tu aies une vue panoramique de toute la vallée. Il te laisse en bas et tu montes seule, sans trouver le point de vue panoramique. Tu remarques ce grand arbre.
- 4 Gilles Deleuze, L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 27.
15Il te semblait pourtant qu’il était entouré d’une épaisse corde de tige de riz que l’on trouve en général dans les bois sacrés shintô. Mais tu ne retrouves pas cet élément sur la photo. Tu crois aussi te souvenir que tu t’étais assise quelques instants à la table de pique-nique installée à côté, pour écrire un de tes poèmes « à la Bashô ». Cet exercice un peu scolaire que tu t’étais donné – celui d’écrire, dans des lieux choisis pour l’impression qu’ils te faisaient, des petits haïkus à la façon du poète du xviiie siècle – avait pris en intensité au fur et à mesure du voyage. Tu avais aimé découvrir, en essayant de la copier, la structure de ces courts poèmes. L’association qu’il t’avait semblé identifier, comme une récurrence stylistique, d’un lieu avec un son – ou en tout cas, avec un événement ponctuel – et la manière d’accoler un souvenir parfois même historique
avec la description in situ du lieu, vécu au présent, t’avaient fait penser à un montage de cinéma. Dans les films de Tarkovski ou de Marker par exemple, les images et leur montage font coexister des temporalités différentes, ils mélangent impression et souvenir, lien personnel et mémoire collective. Un son soudain peut produire une faille et le temps basculer du présent au passé, sans transition. Ce que Deleuze appelle un « peu de temps à l’état pur4 ». Mais tu n’as aucun souvenir du poème que tu aurais pu écrire à ce moment-là, près de cet arbre, juste celui de sa cicatrice.
16À moins que ce ne soit l’année suivante, quand tu t’es arrêtée au même endroit pour manger et te reposer un peu. C’est à ce moment-là, alors que tu as retrouvé cet arbre, que tu as remarqué qu’il s’agissait de tôle et non d’un mastic, pour combler ce trou énorme dans son tronc. Ou l’avais-tu déjà remarqué la première fois ? Tu ne sais plus mais tu te rappelles d’un petit jizo, dieu des carrefours et des enfants disparus, posé au creux de ses racines. Celui-là non plus n’est pas visible sur la photo. C’est à ce jizo très précisément que tu as pensé, lorsqu’avec ta fille, l’été suivant, vous avez cherché une belle pierre à poser dans le creux de ce magnifique châtaignier, malade depuis l’arrivée du cynips en Corse, qui marque un arrêt presque rituel dans votre balade préférée, en contrebas du village. Pourquoi, maintenant que tu revois la photo de ce grand arbre, soutenu par des béquilles, penses-tu à Jérôme Bosch ?
« Je reviens un peu sur ce que je disais mais les inohana poussent comme ça. Vous voyez [M. Hattori a joint ses mains pour dessiner un triangle], ça c’est la montagne et on les trouve en descendant, à trois-quatre mètres du col. Pendant six ans j’ai cueilli ces champignons au même endroit. Je pensais, au départ, vu que c’est un terrain comme ça, en pente, sous le sommet, et que l’eau coule vers le bas, que la radioactivité devrait baisser avec le temps. Mais il s’est avéré qu’elle augmentait et, alors que la teneur des champignons était de 370 becquerels la première année, deux ans plus tard elle était montée à 700 becquerels. Et quand je les ai mesurés récemment, six ans et demi plus tard, la teneur était de 1 800 becquerels. Pourquoi augmente-t-elle ? Vous ne le savez peut-être pas mais on cueille ces champignons sous des arbres gros comme ça, dit M. Hattori en écartant les bras. Et ils poussent à leurs pieds. Les feuilles et toutes les matières qui tombent de ces arbres pourrissent et se changent en terre et le champignon aspire à son tour les éléments de cette terre. »
Fig. 3. Un habitant de Tôwa, fabricant de cordes en paille de riz, en préparation pour son monologue, 3 novembre 2016
Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart
17C’est la troisième version de son récit. M. Hattori se tient dans le studio sur fond noir que tu as installé avec Gaspard quelques jours avant, dans une bâtisse de la ferme des Ôno. Son pantalon blanc, sa chemise à carreaux ressortent bien. Il semble assez détendu lorsqu’il exécute l’exercice étrange que tu demandes à tes participants. « Racontez sous forme de monologue une anecdote, un souvenir, un geste ou une histoire, qui exprime le rapport personnel et physique qui vous lie au territoire de Tôwa. »
18Tu n’enregistres pas, à proprement parler, des témoignages sur la grande catastrophe de l’Est du Japon. Ce que tu proposes aux habitants, c’est de raconter à travers leurs histoires leur relation à cette terre qui a, entre autres, été contaminée par la catastrophe nucléaire. Dans certains cas, leurs récits ne la mentionnent même pas ; dans d’autres cas, au contraire, elle est centrale ; souvent, elle surgit ou suinte insidieusement. Tu te demandes comment rendre compte par l’image de ce changement de réalité pourtant invisible. Et tu décides finalement d’effacer le paysage. De ne filmer que les gens. Tu imagines ce studio sur fond noir comme une scène, où les participants prennent place pour construire leur histoire. Ils s’adressent directement à ta caméra, respectent une minute de silence avant et après chaque prise et refont ce même monologue plusieurs fois de suite. Ce que tu leur proposes, dans ce dispositif quasi théâtral, c’est un espace et un temps pour raconter. Tu filmes la mémoire à l’œuvre, en train de se constituer en récit, pour déceler les aménagements subtils qui permettent d’intégrer la catastrophe dans la représentation préexistante du pays natal. Une machine à nostalgie, en quelque sorte.
« […] donc 1 kg de champignons crus, 1 800 becquerels mais comme je les fais sécher de manière drastique, pour faire 1 kg de champignons à la sortie, il me faut 7 kg de champignons crus. Et le résultat de ces champignons traités était de 62 becquerels/kg, donc j’ai pu confirmer que la salinité permettait de pénétrer l’aliment et d’en extirper la teneur radioactive. Mais moi, je ne suis pas un vrai scientifique et ce qu’on peut faire après cette opération, je n’en sais rien. » M. Hattori a continué quelques minutes encore, en ajoutant que de toute façon, la radioactivité, elle n’a pas disparue, elle part ensuite dans l’eau. Et où va cette eau… ?
- 5 Timothy Morton, Hyperobject. Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis & Lond (...)
- 6 Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 36.
19Tu remarques, comme une récurrence dans les récits que tu enregistres, cette attention portée au détail, à des actions simples, manuelles, à un bricolage à taille humaine. Est-ce que cette manière d’aller chercher dans les petites choses, cette manière attentive d’en faire état et d’en prendre soin, juste à ce niveau-là, pas plus loin, est-ce que cette attitude-là serait une manière d’approcher humainement l’hyperobjet5 « catastrophe nucléaire » ? Est-ce que ce ne serait pas d’ailleurs la même attitude qui t’a poussée à venir ici, à t’attacher aux détails et à te lancer dans cette collecte de monologues ? Comme lorsque Georges Didi-Huberman se demande si la vision apocalyptique du monde n’est pas liée à un défaut de voir, dont l’erreur serait de « ne voir que du tout ». Le suivre, alors, quand il renonce à chercher une « réponse générale, radicale, toute » et chercher, comme il le suggère, « des signaux, des singularités, des bribes, des éclairs passagers, même faiblement lumineux. Des lucioles6. »
20Dimanche 21 octobre. Depuis ton arrivée, tu as le sentiment d’une normalité qui te déroute… De n’avoir pas pris le temps de te mettre en disposition peut-être… Tu ne te souviens pas avoir vu autant d’enfants l’année dernière, ni autant de monde à la coopérative agricole où tu es venue déjeuner. Tu aurais besoin de mettre en route le compteur Geiger et de quelques bips pour te remettre à la page, pour t’accorder à nouveau à l’endroit où tu es. Sur la route, quand même, des champs sont encore en train d’être abrasés – de grands tas de sacs noirs viennent s’ajouter aux anciens sur lesquels de l’herbe a commencé à repousser –, tandis qu’ailleurs, comme en bas de la route qui mène à la ferme, d’autres tas ont disparu. Après-midi laborieux, la fatigue des jours précédents, du voyage se fait sentir. Fatigue aussi de tes hôtes. Le temps, hier, a empêché de travailler dans les rizières ; M. Ôno, qui a très mal aux reins, en a profité pour se reposer l’après-midi.
21Plus tard dans la journée, vous êtes ensemble sous le kotatsu. Sa jeune sœur passe en coup de vent et apporte des kakis et des tubercules de taro – qui viennent s’ajouter au raisin amené par un voisin, au plein sac de petits pains mous au beurre de cacahuète offert en remerciement de légumes, et aux champignons ramenés par la grand-mère… Devant la télé allumée, on coupe quelques kakis. Pendant ce temps, dans la cuisine, Mme Ôno commence à préparer à manger. Elle coupe les gros champignons clairs qu’elle va faire en tempura – elle dit kinoko, terme générique pour champignon. Quand tu lui demandes si ça va, elle t’explique que ces champignons n’ont pas poussé sur le sol, ce sont des shiitake hors sol, gros comme la main, cultivés sous serre. Un peu plus tard, visite d’un homme, que la grand-mère appelle sensei. Il vient pour les reins de M. Ôno qui, entre la récolte et le matsuri, ne s’est pas épargné… Il est appelé sensei parce qu’il était instituteur, c’était le professeur de lycée de M. Ôno. À la retraite depuis deux ans, il fait des massages de shiatsu. M. et Mme Ôno étaient dans le même lycée, celui que fréquente également leur fils Mizuki aujourd’hui. La soirée se passe en discussions tranquilles sur les mets qui sont servis : des tempura de shiitake hors sol – M. Ôno trouve qu’ils n’ont décidément pas de goût –, d’autres de feuilles de chrysanthème et de patates douces, des haricots verts frits, du radis blanc mariné, de la soupe de maïs. On trempe les beignets dans du sel de mûrier. La région, t’avait-on expliqué, avait pour spécialité la soie, jusqu’à ce que la production décroisse au profit de la soie indonésienne. Les gens s’étaient alors dit qu’ils pouvaient faire autre chose des feuilles de mûrier, comme de la poudre à mélanger au sel. À la télévision passe le drama historique du dimanche soir, le même programme depuis cinquante ans, chaque année étant consacrée à un héros – cette année une femme de la période d’Edo. L’épisode décrit une guerre de clans en sourdine et la coupe de 500 arbres nécessaires à la construction des défenses du château. La dernière scène montre l’abattage jovial des arbres marqués d’un ruban rouge…
Fig. 4. Un ruban rose accroché à un arbre au mont Kuchibuto, 31 octobre 2016
Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart
22Quand avais-tu remarqué les rubans ? Tu crois, la première fois que M. Ôno t’avait emmenée en haut de la petite montagne derrière chez lui, Kuchibuto yama. Vous étiez en voiture, deux véhicules se suivant pour monter puis redescendre la route à l’air abandonné ; tu y roulais mal, nids-de-poule et branches cassées, les installations du petit parc pour enfants complétant un tableau très fin de siècle qui a mal tourné, rappelant la grande roue de Tchernobyl, tu entendais presque le rire grinçant des mécanismes rouillés à force d’en avoir vu des images. En redescendant, vous étiez sortis des voitures, compteurs Geiger en mains, et la désertion que tu voulais voir avait buté sur ces rubans roses accrochés aux branches ici et là. Voyant ce que tes yeux et ton esprit s’étaient préparés à trouver, tu avais compris, d’abord, que ces rubans signalaient des travaux de décontamination qui avaient eu lieu ici, et là, et puis là, et puis un peu plus loin encore… Au bout de quelques jours, tu avais acquis l’habitude de repérer, sans plus même t’en étonner, ces sortes de balises marquant, par leur nombre, la tâche herculéenne qui consiste à décontaminer un paysage, un environnement forestier, des montagnes entières. Les rubans roses pouvaient te servir d’aiguillons pour te rappeler, quand tu le perdais de vue, que quelque chose s’était bel et bien passé ici. Tu te rappelles la sorte de déception, un peu malsaine, quand tu avais finalement appris que les rubans n’étaient pas exclusivement liés à la décontamination, mais qu’ils relevaient d’une signalétique plus générale d’intendance forestière, dans laquelle la contamination avait trouvé comme naturellement sa place…
23Quelques jours plus tard, au petit-déjeuner, tu regardes avec Mme Ôno et la grand-mère le programme télévisuel du matin qui consacre quelques minutes au thème : « Que faire de la radioactivité à l’aune de 10 000 ans ? » L’enfouissement définitif des déchets nucléaires. Quelques images du site finlandais d’Onkalo donné comme modèle. M. Ôno propose de t’accompagner à la mairie pour demander des informations sur la gestion des forêts. Gaspard se joint à vous. Vous rencontrez Seiju Kikuchi qui est directeur du bureau de Tôwa. À la table basse où vous vous installez pour discuter, il amène un rouleau de plusieurs grandes cartes, comme celle dont tu avais fait l’acquisition au printemps 2016. L’une des cartes, datée d’avril 2011, figure, en les pixellisant, les concentrations de radioactivité à Tôwa. Il explique que sont disposés dans la zone 270 postes de mesure. On est à présent entrés dans la période de demi-vie et les chiffres restent assez bas – moins élevés qu’à Kyûshû aux alentours du mont volcanique Aso, à des centaines de kilomètres de Fukushima, mais plus élevés qu’avant l’accident…
24Un tableau – comme celui qu’il vous montre – est communiqué aux citoyens une fois par mois. Des mesures sont relevées automatiquement tous les jours directement via les stations de monitoring qui sont reliées en permanence. Juste après l’accident, la mairie informait les citoyens deux fois par mois. Un autre tableau montre le nombre de gens déplacés, ceux qui habitaient dans la zone de 10 à 20 km autour de la centrale et qui ont été relogés ici, ainsi que le nombre de ceux qui sont restés dans les nouveaux complexes de reconstruction et ceux rentrés chez eux. Pour ce qui est des travaux de décontamination, tout sera fini en décembre : décontamination des habitations, réalisée à 100 % ; décontamination des bâtiments administratifs, un peu plus de 99 % ; et puis décontamination des forêts, qui concerne les parcelles boisées dans un périmètre d’une vingtaine de mètres autour des habitations, 96,4 %. Un autre homme vous rejoint, en charge du programme forestier ; il vous explique qu’avant 2011, la majorité des parcelles forestières était à l’abandon et requérait un entretien. Les responsables du programme de renouvellement forestier, lancé par le ministère de l’Environnement en 2013, ont eu la lumineuse idée de coupler les deux facettes du problème : décontamination et programme d’entretien. Un de ses buts consiste à créer des chemins de traverse ou « chemins d’exploitation » (sangyôdô), larges de trois mètres, qui permettent le passage des machines d’extraction dans les endroits souvent escarpés : une fois réalisés, ces chemins facilitent l’entretien. Tout le monde est ainsi gagnant. L’État a juste à sa charge de couper les arbres puis de les transporter ailleurs. La radioactivité est mesurée avant et après cette opération. Quand la mesure montre qu’il n’y a pas de radioactivité, les arbres sont vendus et l’argent de la vente est redistribué aux propriétaires du terrain. Sinon ils sont coupés et laissés sur place. Pour ce qui est du mont Kuchibuto et des travaux d’entretien que tu y as vus l’année passée, ils n’entraient pas dans le programme mais concernaient plus spécifiquement la décontamination, prise en charge par la commune de Natsuna (« Où il n’y a pas d’été »).
25Dans l’après-midi, tu repars en balade au mont Kuchibuto, tu montes en voiture à nouveau, comme l’année dernière, et t’arrêtes au parking près des antennes de communication. Le panneau, l’écriture presque effacée par le Soleil, explique le nom du lieu :
« Un seigneur vint ici en voyage pour chercher le pin d’Akoya. Il demanda son chemin à un vieux monsieur aux cheveux blancs qui, petit à petit, le conduisit au fond de la montagne. Bientôt la nuit tomba, et tandis que le noir les enveloppait, le vieil homme se transforma soudainement en singe géant et s’en prit au seigneur. Acculé, le seigneur composa ce poème : “Je suis venu voir le pin d’Akoya, et vais probablement y laisser ma peau (身は朽人となるはものらき mi wa kuchibito to naru wa monoraki).” Tels furent ses derniers mots. Alors, venu de nulle part, un cerf blanc apparut qui vint à bout du grand singe et sauva le seigneur. Par la suite, on raconte que c’est le kuchibito (朽人, personne décédée) de ce poème qui donna le nom Kuchibuto (口太) à la montagne. »
26Ici, le compteur Geiger que tu poses par terre affiche 0.67 microsievert par heure et émet des bips réguliers. Tu laisses la voiture et prends un sentier entretenu récemment qui ouvre, comme on te l’a décrit ce matin, une voie de trois mètres de large dans la forêt. Ici et là, des rubans roses noués aux arbres ou sur des bâtons plantés par deux à l’orée d’un bout de forêt indiquent le passage de personnes en charge de l’entretien : des branches ont été coupées, des arbres ont été éclaircis, des troncs sont laissés au sol, en tas ; les herbes ont été défrichées. Plus loin sur la gauche tu trouves les indications du chemin pour le sommet du mont Kuchibuto. À nouveau, l’état du chemin forestier témoigne d’un entretien récent. À l’abri d’un petit auvent en bois, sous une boîte en fer rouillé, un cahier est laissé là avec un crayon : « Livre d’or des randonneurs. Vous pouvez y écrire ce que bon vous semble. » Le premier message est daté du 19 mai 2014, le dernier du 24 septembre de cette année. Sur la couverture, il est indiqué qu’au 11 mai 2014, les cahiers précédents comptaient 400 participants. Sur ce cahier-ci, tu recenses quelque 75 messages : la date, l’heure du départ, l’heure du retour, le nom, parfois l’adresse du marcheur, son âge parfois, parfois un commentaire sur la saison, sur la beauté du paysage, une demande pour qu’il en soit pris soin.
27Tu continues un moment le long du sentier principal, empruntes au retour le sentier plus étroit qui monte au sommet en pente raide. Sur quelques centaines de mètres, le chemin est visiblement entretenu, les bambous nains envahissants laissent visible le passage. À mesure que tu t’éloignes, il devient plus flou. Tu rebrousses chemin et décides de redescendre quand le compteur Geiger indique 0.90 et qu’il émet des bips rapprochés. Tout au long de ta balade, tu marches avec le compteur dans la poche qui dénombre pour toi les rayonnements que tu croises. Si tu ajoutes à ces entités invisibles les 75 marcheurs qui t’ont précédée, difficile de se sentir vraiment seule…
- 7 Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du cap (...)
28En redescendant de la montagne en voiture, tu débouches sur la route qui mène au village de Yamakiya. La colline que tu as vue pelée ces dernières années pour être décontaminée est maintenant verte mais ne paraît pas moins étrange : les aménagements destinés à la tenir debout, à éviter les coulées de boue, lui donnent une forme de pyramide étagée. Aucun arbre, mais de l’herbe encore courte qui lui donne la texture, de loin, d’un terrain de golf… Comme pour les rubans roses, tu découvriras en lisant Anna Tsing7 que l’abrasion des sols a, au Japon, une longue histoire, bien antérieure à la catastrophe, et des photos de montagne pelée, tu en trouveras d’autres dans les archives locales de Tôwa. Tout au long de la route, des parois blanches masquent des sacs et des sacs de déchets.
Fig. 6. Palissade blanche, derrière laquelle sont entassés des déchets contaminés, Yamakiya, 29 octobre 2016
Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart
Sur la timeline, ta souris saute à la coupe suivante. Stop. Barre d’espace. Lecture.
« De la fin de mon adolescence à mon entrée dans la vingtaine, j’ai passé tout mon temps à profiter de Tokyo et de Saitama. Et c’est alors que j’étais de retour à Fukushima pour un projet lié au travail que la catastrophe a eu lieu. Mais jusqu’à ce jour, je n’avais jamais pensé à retourner y vivre. À cause de la catastrophe, je me suis retrouvée sans activité et me suis portée volontaire pour aider les gens entassés dans les refuges. C’est à ce moment, quand j’ai vu la situation des rescapés vivant dans les refuges, que j’ai enfin compris l’ampleur de la catastrophe dont mon pays natal était victime. Alors que le paysage n’avait pas changé du tout, l’attachement de ses habitants à leur terre était bouleversé. »
29C’est ainsi que Mlle Kotomi Mûto, drapée dans son beau kimono rouge et noir, termine son récit. Tu l’as enregistré il y a plus d’un an et tu t’aperçois que son constat se vérifie de plus en plus. Les signes de la contamination tendent, année après année, à s’effacer. Et tu as, comme les habitants, de plus en plus de mal à maintenir l’idée que la consistance du territoire a changé. Tu n’as pas revu les préfabriqués Algeco, installés dans les hauteurs de Tôwa, que M. Ôno t’avait montrés la première année. Il t’a dit, pourtant, que les personnes déplacées de la côte et des villages voisins habitent toujours là.
30Cet après-midi, tu n’as pas de rendez-vous et tu décides avec Gaspard de faire un tour dans la montagne pour enregistrer des bips. Transformer les présences en son, les rendre perceptibles. Combler votre infirmité par des traductions de sens à sens. Là-haut, vous le savez, les taux de radioactivité sont plus élevés. Vous entendrez moins de présences humaines, de voitures, de machines, plus de vent dans les feuilles, d’oiseaux, d’insectes et des bips, probablement nombreux. Cela permettra de les mixer facilement à d’autres ambiances dans la bande-son que tu veux composer pour les monologues.
31Vous grimpez en voiture et vous vous engagez dans la forêt. La route est de plus en plus mauvaise, parsemée de feuilles mortes, de branchages. Vous longez une petite rivière. Depuis l’intérieur de la voiture vous l’entendez couler. Vous vous arrêtez pour enregistrer ce joli son accidenté de petits torrents. Un peu plus haut, la route grimpe encore, la rivière a débordé et la chaussée est glissante. Vous doutez un moment de la capacité de la voiture de location, haute sur pattes et cubique, à vous emmener jusqu’en haut. Mais vous grimpez. Gaspard a repéré sur son GPS un camping. En haut de la colline vous suivez une piste, de terre cette fois. Vous arrivez sur une jolie clairière ouvrant sur la vallée. Une petite baraque de bois en forme de chalet suisse porte la pancarte du camping. Elle pourrait être fermée pour l’hiver mais vous supposez que peu de vacanciers viendront s’y arrêter à la belle saison. L’endroit ne vous inspire pas, vous poursuivez.
32Au virage suivant, vous découvrez puis longez une grande palissade blanche, toute neuve, bien lisse et brillante. Pour qui passe du temps dans la région, ce que cache et renferme cette clôture est évident : des tas de sacs en plastique bleus ou noirs remplis de déchets radioactifs, posés en quinconce pour constituer des tas de trois ou quatre étages, bâchés et surmontés de cheminées pour permettre l’émanation sans risque d’explosion des gaz de fermentation. La procédure est balisée, reproduite à l’identique sur tout le territoire. Un nouveau venu pourrait croire à un château, une place forte, un sanctuaire, un mur de séparation… La première fois que tu les avais croisées, à proximité de la côte, ces grandes plaques blanches t’avaient fait penser, en plus fragile, aux blocs de béton rectangulaires que tu avais vus dressés à Jérusalem-Est en 2002. Tu avais entendu évoquer cette même idée, que tu avais vu réalisée là-bas, de peindre sur les palissades le paysage que ces façades avaient occulté. Un théoricien du mur, côté israélien, t’avait précisé pendant un entretien : les murs doivent être assez hauts pour que seuls les oiseaux puissent passer. Et ici, qu’espères-tu des palissades ?
33Vous vous garez, sortez l’enregistreur, le compteur frétille. Il égrène des petits bips vifs et réguliers. Au même moment la pluie commence à tomber. Finement mais suffisamment pour envelopper et couvrir les bips de gouttes bien pleines et résonnantes. Où abriter l’enregistreur ? Dans les interstices des palissades ? Cela vous donnera, au passage, une idée du peuplement de ces enclos… À l’intérieur, pas de grand changement, les bips sont même en baisse. Le petit ruisseau à l’extérieur est bien plus grésillant. Vous essayez différents dispositifs : des ambiances plus larges, en gros plans, avec ou sans eau, avec ou sans bip. Juste cette belle hauteur d’air, ce vent doux et large, dans lequel persiste en écho le cri aigu d’un rapace.
34Puis vous reprenez la voiture. Vous êtes un peu sonnés et perplexes après cette séance. Tu ne connais pas de mot équivalent à « voyeurisme » pour l’action d’enregistrer un son qui ne vous serait pas destiné, mais tu ressens quelque chose de cet ordre. Alors que, de retour dans la voiture, vous essayez de formuler maladroitement ce sentiment, la route a tourné. Elle est maintenant encadrée, sur toute sa longueur et à perte de vue, des mêmes palissades blanches. Vous roulez plusieurs minutes dans une ville-fantôme ayant abandonné là ses châteaux fortifiés. La droite ligne des façades découpant sans pitié dans le vert des forêts, comme une retouche numérique grossière qui aurait, d’un copier-coller, effacé à l’emporte-pièce une partie du paysage. Tu n’as jamais rien vu de tel en pleine montagne. Sur la côte, oui, mais leur présence ici, dans les terrains ondulants de ces collines, au beau milieu d’un territoire supposé sauvage est d’autant plus brutale. Tu ne te souviens d’aucun son, d’aucun bip, juste d’un travelling silencieux, sur ce territoire absurde.
35Puis, des maisons refont leur apparition. Un village. Un carrefour. Des voitures vous croisent finalement. Et au fur et à mesure que les déchets s’éloignent, un mouvement humain reprend place dans le paysage. C’est ici qu’il est prévu dans quelques mois que les gens se réinstallent. Le gouvernement va cesser de subventionner les déplacés et la commune sera de nouveau déclarée habitable. Si tu en crois les habitants de Tôwa, peu de gens prévoient de revenir. Environ 10 %, avait dit M. Ôno. Les plus âgés, ceux qui ne craignent pas les conséquences, dans trente ans, des radionucléides sur leur santé et qui veulent, tu aimes l’expression, continuer à prendre soin du paysage.
« Sur le sommet d’une montagne de 400 m, dans notre région, il y a un endroit qu’on appelle Otenomorijo, sur lequel il y avait autrefois un château. C’est une montagne très feuillue, et on y trouve des cèdres et des cyprès. Au sommet de cette montagne, il y a aujourd’hui un sanctuaire qui s’appelle Adao jinja, où autrefois il y a eu une grande bataille avec le seigneur Date Masamune. Cette bataille a eu lieu il y a 430 ans et on dit que le seigneur Date Masamune a massacré plus de 800 personnes ce jour-là. Cette histoire qui raconte comment ce seigneur Date Masamune, guerrier de Sendai, a non seulement tué les gens mais aussi les chiens, les chats, toute vie qui vivait à cet endroit, fait partie de notre histoire. […] Je me suis souvent demandé où pouvaient bien être les dépouilles de ces gens. »
- 8 Michael Madsen, Into Eternity. A Film for the Future, film diffusé et produit par Magic Hour Films (...)
36M. Takahashi, la voix hésitante, fait le récit de cette autre catastrophe et tu te demandes quelles traces ses descendants trouveront de celle d’aujourd’hui dans 400 ans. Avant de venir à Tôwa et d’écouter les habitants composer ces monologues à ta demande, l’idée d’un territoire radioactif prenait pour toi la forme d’un espace figé sous cloche, inaccessible. Comme dans un songe dans lequel on voit parfaitement un endroit que l’on ne peut jamais atteindre. Cette sensation de distanciation physique s’était conjuguée à un vertige quand tu avais vu, à propos du site d’enfouissement d’Onkalo dans le film Into Eternity8, un schéma dessiné à la craie sur fond noir représentant, sur une même ligne droite, les demi-vies de plus de 100 000 ans de certains isotopes radioactifs et la durée complète de l’existence humaine. Pour les faire tenir ensemble, il fallait, dans un effet de stretching, étirer cette droite et adapter les proportions. Comme lorsqu’on essaie de représenter sur vingt-quatre heures l’histoire de la vie terrestre et celle de l’humanité et que cette dernière ne se réduit plus alors qu’à quelques secondes.
37À Tôwa, pas de cloche de verre. Rien ne semble avoir changé et pourtant rien n’est pareil. Tu sais maintenant les efforts déployés par les habitants pour vivre sur ce territoire contaminé et continuer d’en prendre soin. Et tu te demandes encore ce que peut réparer ici le fait d’en faire le récit. Que peut cette histoire que te raconte le jeune Mûto, par exemple, de ces sangliers descendus de plus en plus bas vers les habitations depuis que les villages voisins ont été évacués ? De ces sangliers qu’il faut chasser en nombre, qu’on ne peut plus manger mais qu’il a tout de même voulu apprendre à dépecer ? Comme d’autres habitants, il raconte un souvenir étrange. Il construit devant ta caméra la mémoire d’une pratique nouvelle pour lui, apprise depuis et du fait de la catastrophe, en prévision, précise-t-il, de « sa transmission aux générations à venir ». En repasser par les sens pour appréhender le non-sens. Qu’est-ce que tu touches ? Qu’est-ce que tu transmets ? Que peux-tu faire avec un seul couteau ?
« Je tiens un petit restaurant agricole. Suite à la grande catastrophe de l’Est du Japon en 2011, beaucoup de gens de la côte ont dû évacuer. Du fait de ces évacuations, les animaux sauvages se sont multipliés dans la région. Particulièrement les sangliers, qui ont commencé à venir de la côte vers les terres où nous vivons et à nous envahir. Les sangliers s’en prennent à nos cultures et font beaucoup de dégâts dans nos champs. Des chasseurs sont mandatés pour tuer le trop-plein de sangliers, mais à cause de leur teneur radioactive, on ne peut pas manger leur viande. À l’heure actuelle, les sangliers chassés sont enterrés sur place, là où ils sont tués. C’est un sacré gâchis. Même si on ne peut pas les manger, pour nous cuisiniers, il est rare de pouvoir dépecer un sanglier entier. Pour me faire la main, j’ai donc demandé à un chasseur de m’en fournir un. J’ai réuni plusieurs collègues et nous en avons profité pour étudier le dépeçage. […] Tout est fait à l’aide d’un simple couteau. D’abord on enlève la peau. On plante le couteau dans la patte arrière, et on remonte comme ça tout du long vers l’intérieur de la cuisse. On ouvre ensuite le ventre de l’animal verticalement, en faisant bien attention de ne pas percer les tripes. C’est un détail très important. Si on perce malencontreusement les tripes, leur contenu passe dans la viande et l’odeur la rend immangeable. Bien sûr, je parle d’un sanglier qu’on ne peut de toute façon pas manger. Mais le but reste de le dépecer dans l’hypothèse que la viande sera mangée et il est interdit de percer les tripes. On sort donc les tripes petit à petit en faisant bien attention de ne pas les percer… »
Notes
1 Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, p. 281.
2 Enquête rendue possible grâce au CNRS, à la Fémis et au Centre de culture scientifique, technique et industriel F93 dirigé par Marc Boissonnade.
3 Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Paris, Zones sensibles, 2017 [1re éd. 2013].
4 Gilles Deleuze, L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 27.
5 Timothy Morton, Hyperobject. Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis & Londres, University of Minnesota Press, 2013.
6 Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 36.
7 Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond & La Découverte, 2017, p. 229.
8 Michael Madsen, Into Eternity. A Film for the Future, film diffusé et produit par Magic Hour Films / Mouka Filmi Oy / Atmo Media Network / Film i Väst, 2010.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Fig. 1. John Two devant sa niche chez les Ôno, Tôwa, 4 novembre 2016 |
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Crédits | Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18195/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 408k |
Titre | Fig. 2. Le conifère, éventré et rafistolé de tôle, dans l’enceinte d’un temple, Tôwa, 21 avril 2016 |
Crédits | Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18195/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,6M |
Titre | Fig. 3. Un habitant de Tôwa, fabricant de cordes en paille de riz, en préparation pour son monologue, 3 novembre 2016 |
Crédits | Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18195/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 436k |
Titre | Fig. 4. Un ruban rose accroché à un arbre au mont Kuchibuto, 31 octobre 2016 |
Crédits | Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18195/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,3M |
Titre | Fig. 5. Colline pelée, Yamakiya, 28 octobre 2016 |
Crédits | Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18195/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 406k |
Titre | Fig. 6. Palissade blanche, derrière laquelle sont entassés des déchets contaminés, Yamakiya, 29 octobre 2016 |
Crédits | Photo : Mélanie Pavy et Sophie Houdart |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/18195/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 767k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Sophie Houdart et Mélanie Pavy, « On sort donc les tripes petit à petit », Terrain [En ligne], 71 | 2019, mis en ligne le 13 mai 2019, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/18195 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.18195
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