Eisenzweig U., 2001. Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois.
Maitron J., 1992 [1964]. Ravachol et les anarchistes, Paris, Julliard, coll. « Archives », rééd. Gallimard, coll. « Folio histoire ».
Anthropologie & sciences humaines
Au cours du printemps 1892, au moment où explosent plusieurs bombes anarchistes dans Paris, se développe une « épidémie » de lettres de menace au sein de la population. Evénements silencieux, ces envois de plusieurs centaines de missives anonymes s’inscrivent dans un climat d’effroi largement nourri par la presse. Ces lettres « pour faire peur » sont l’occasion du dévoilement de tout un ressentiment social, d’un tissu de conflits professionnels, familiaux et individuels. Ils témoignent surtout de pratiques qui mettent à mal l’ordre graphique que la société du xixe siècle s’était employée à établir.
Cet article présente les premiers résultats d’une étude en cours sur les pratiques d’écriture anonyme qui s’inscrit dans une vaste enquête sur la police de l’écriture. Qu’il me soit permis de remercier Béatrice Fraenkel et Cécile Dauphin pour leurs helvétiques conseils dans l’exploration de ce corpus, ainsi qu’Arlette Farge au fonds des archives pour ses encouragements.
1Le 28 avril 1892, un dénommé M. Girault, tenant un bureau de placement 32, rue Montorgueil, porte plainte au commissariat des Halles (1er arrondissement). Il a reçu la veille une lettre menaçant d’explosion son établissement. Le même jour, dans le 2e arrondissement cette fois-ci, auprès du commissaire du quartier Bonne-Nouvelle, un fleuriste de la rue de Tracy, M. Mendels, déclare être victime de menaces par lettre : le 2 mai ses locaux seront dynamités, dit la missive qu’il a reçue. La veille, 27 avril 1892, M. Martin, concierge 21, rue Geoffrey-l’Asnier, avait signalé que dans l’après-midi un inconnu ayant pénétré dans la maison avait écrit sur les murs des cabinets d’aisances, avec un crayon et un morceau de savon bleu : « Votre boîte sautera avant le 1er mai, prenez vos précautions. Lavalle. » Le 30 avril, à 1 h 20 du matin, lors de leur ronde, des agents de police remarquent contre les boutiques des 127 et 129 rue du Faubourg-du-Temple des menaces écrites avec du blanc : « Vous sauterez demain soir. Les Ravachol. » Ces menaces sont effacées sur-le-champ par les agents.
2Au cours des mois de mars à mai 1892, nombreux sont les Parisiens qui viennent dans les commissariats de leur quartier déclarer la réception d’une lettre de menace à leur endroit. A chaque fois, la menace est la même : l’explosion à la dynamite. Inquiètes, souvent incrédules, les victimes viennent demander la protection de la police. Pendant ce printemps 1892, plus de 1 500 plaintes sont ainsi enregistrées par la préfecture de police dans les vingt arrondissements parisiens car la dynamite fait peur. Une série d’attentats ont été perpétrés durant les dernières semaines en plein Paris. Une première bombe a explosé le 29 février rue Saint-Dominique, suivie le 11 mars par une deuxième, boulevard Saint-Germain, puis le 15 par une autre encore à la caserne Lobau et enfin par une quatrième rue de Clichy le 27 du même mois. Aucune de ces bombes ne fait de victimes mais un suspect, Ravachol, est arrêté le 30 mars dans un restaurant, la brasserie Véry. Or, la veille de son procès, le 30 avril, une nouvelle bombe détruit cet établissement et cause pour la première fois la mort de deux personnes 1.
3C’est dans ce contexte de tension, celui de la « menace anarchiste », que survient donc dans la capitale une véritable « épidémie de lettres de menace ». Si l’envoi de lettres de ce type n’est nullement une invention fin de siècle – elles sont en effet nombreuses sous l’Ancien Régime –, il constitue ici un « événement scripturaire » par son intensité et les réactions qu’il suscite. La plupart des lettres sont prises au sérieux par leur destinataire, d’autant plus que cette pratique est sévèrement sanctionnée par le Code pénal 2. Non seulement les Parisiens viennent porter plainte pour qu’une enquête soit ouverte et que les coupables scripteurs soient arrêtés, mais ils demandent souvent l’aide des forces publiques pour les protéger. Conservés au sein des Archives de la préfecture de police 3, ces précieux documents permettent d’esquisser une analyse des pratiques et discours de la menace à la fin du xixe siècle qui excèdent largement le champ politique et dessinent le lexique social du « faire peur ».
4Le succès de la pratique de la lettre de menace au printemps 1892 s’explique moins par les attentats qui interviennent au cours des mois de février à avril que par le discours médiatique qui émerge alors. Comme le montre remarquablement Uri Eisenzweig dans son ouvrage Fictions de l’anarchisme 4 (Eisenzweig 2001), cette vague d’attentats fait non seulement l’objet dans la presse parisienne de longs articles, mais les journaux contribuent à créer un véritable climat de peur : le 28 mars, le quotidien Le Matin titre par exemple « Paris qui saute ». L’avenir est donné comme incertain et fait l’objet des discours les plus pessimistes : « On attend avec une certaine anxiété l’explosion de demain », écrit ainsi un journaliste et la presse en général fait du 1er Mai une journée à haut risque. En quelques semaines, le discours médiatique construit ainsi une figure particulièrement inquiétante, celle de l’anarchiste sans visage, du dynamiteur anonyme. Plus encore, souligne Eisenzweig (2001 : 26 et suiv.), dès le début du mois de mars, alors que la vague d’attentats n’est qu’à son tout début, la dynamite est constituée en rubrique dans les principaux journaux. La presse (L’Echo de Paris, Le Figaro, Le Matin et Le Temps notamment) devient alors la principale chambre d’écho en publiant de nombreuses rumeurs. Ainsi, l’auteur de Fictions de l’anarchisme de citer Le Matin du 14 mars 1892 qui annonce qu’» une maison de cinq étages [a failli] sauter dans Paris ». Ces rumeurs produisent dans la capitale des effets
de panique sans qu’à aucun moment la moindre preuve soit avancée. Autrement dit, en ce printemps 1892, l’ampleur du discours journalistique sur la dynamite est sans commune mesure avec la réalité des attentats, et les journaux jouent un rôle décisif dans le développement et le succès de cette pratique du « faire-peur ». Ils ne contribuent pas seulement à nourrir la peur et l’inquiétude, mais ils sont eux-mêmes les premiers producteurs de menaces.
5Paradoxalement, il semble que la presse anarchiste joua un rôle moindre dans la diffusion de la menace. Le Père Peinard d’Emile Pouget demeura par exemple mesuré et ne se mua pas en initiateur de menaces. Aucun document ne prouve d’ailleurs que cet envoi massif de lettres menaçantes résulte de la stratégie d’un groupe. En effet, si, parmi les moyens d’action, la propagande par les faits et l’action insurrectionnelle est énoncée dès la fin des années 1870 (notamment lors du Congrès international socialiste révolutionnaire, tenu à Londres du 14 au 20 juillet 1881), aucun modèle de lettre ne fut publié par la presse anarchiste (La Révolte, Les Temps nouveaux, L’Endehors, etc.). En revanche, la presse généraliste, dans sa profusion de fictions d’anarchisme, ne manqua pas de produire des lettres de menace émanant d’anarchistes, alors même que les attentats étaient encore extrêmement limités et sans commune mesure, par exemple, avec l’assassinat, à Lyon, le 24 juin 1894, du président de la République, M. F. Sadi Carnot, par Santo Caserio.
6Ce rôle central de la presse dans ce phénomène est corroboré par la présence massive de références à l’anarchisme dans les lettres conservées. La lettre doit faire peur et le recours à la figure contemporaine du terrorisme joue ici un rôle central. Nombreuses sont en effet les lettres qui s’achèvent par des « Vive l’anarchie ! », « Vive la sociale ! » suivis d’une signature qui renforce cette inscription politique 5. Une telle omniprésence peut laisser penser – c’est ainsi par exemple que Jean Maitron lut ces archives – qu’il s’agit de lettres de menace émanant d’anarchistes, comme cette missive datée du 30 mars 1892 et adressée à l’administrateur des Magasins du Louvre :
- 6 Les fautes originales dans les lettres citées ont été respectées.
Le Comité Révolutionnaire Anarchiste décide dans sa séance de ce jour qu’il n’y a pas lieu d’attendre au 1er mai pour faire [sauter] vos magasins et dépendances. il y sera procédé sous peu.
Les revendications sont trop nombreuses pour les énumérer toute 6 :
1) le tort fait aux commerçants des environs qui tous sont en faillite ou ont cessé le commerce par votre concurrence delyale. ceci amenant le tort fait à tous les employés.
2) la condition de vos achats qui tuent le peuple
3) les misères dans lesquels vous plongez les ouvriers et employés
4) Des milliers d’ouvriers et d’employés attendent en vain du travail. il faut établir un tour de rôle et changer votre personnel par ceux qui attendent depuis si longtemps
Donc il est arrêté ce jour que vos magasins auront le sort de des maisons de la rue de Clichy
Il en sera de même du Printemps, du Bon marché, de la Place Clichy, de la Belle Jardinière. il faut que vous disparaissiez.
En attendant que vous vous remontiez avec l’argent du pauvre
Bien à vous
Le Comité Anarchiste.
7Si certains anarchistes envoyèrent quelques missives de menace, il est très probable que la majorité des lettres conservées aux Archives de la préfecture de police émane d’individus sans lien avec de tels groupes ; une étude en détail met en évidence en effet que bien souvent il s’agit d’une reprise maladroite de la formulation anarchiste, d’une simulation pour reprendre le terme des aliénistes de l’époque. La plupart des lettres sont, en quelque sorte, de « fausses-vraies » lettres de menace ; la vague anarchiste et le discours médiatique qui l’amplifie sont les déclencheurs de cette prise d’écriture ; les auteurs en imitent le style et reprennent la menace (l’explosion à la dynamite), cependant les mobiles ne sont nullement politiques mais d’ordre social. L’anarchisme est ici rhétorique et sert surtout à régler un certain nombre de différends individuels.
8Pour menacer, les auteurs usent aussi de la formule du procès-verbal, signé d’un comité anarchiste local, à l’identique de ceux publiés dans la presse. Toujours avec les mêmes termes est énoncée la décision prise par un groupe d’individus anarchistes constitués en comité de faire exploser la maison du destinataire ; les lettres de ce type comportent un argumentaire en plusieurs points justifiant la décision, comme si l’irrationalité de l’attentat était ici neutralisée par un discours parfaitement ordonné et construit. La lettre s’achève souvent par le verdict du dynamitage et une référence à l’un des attentats.
9De même, un quart des lettres s’ouvre sur l’adresse « Citoyen/ne » qui inscrit, là encore, explicitement la lettre dans le registre politique, comme dans cette lettre adressée à un marchand de vélocipèdes de l’avenue de l’Opéra le 30 mars 1892 :
Citoyen Cahen
Nous venons t’avertir qui y a assez longtemps que toi et les tiens vous faîtes vivre les prussiens en leur achetant des marchandises et que vous exploitez la population ouvrière aussi attend toi que sous peu ta maison, je te dis pas laquelle, aura le sort de celle de la rue de Clichy.
Un citoyen anarchiste.
10Or, dans bon nombre de ces missives, le mobile énoncé de la menace est d’ordre purement privé, comme dans le cas d’une lettre adressée le 18 avril 1892 à M. Bion, « confection pour les dames et Fourrure au grand marché de Russie », boulevard Sébastopol ; l’auteur ne reproche rien à celui-ci mais à son épouse, qui fut sa maîtresse et qui, selon lui, l’abandonna sans ménagement.
11On retrouve enfin ce lien avec les attentats anarchistes dans la manière dont les scripteurs déposent la missive. La plupart des lettres qui firent l’objet de déclaration furent expédiées par la poste, soit timbrées, soit sans affranchissement (entraînant le payement d’une taxe de 30 centimes par le correspondant). A quelques exceptions près, elles furent toujours envoyées d’un bureau de poste proche du quartier du destinataire (aucune ne provient de province, quelques-unes seulement de banlieue ou d’un autre arrondissement parisien). Autrement dit, il s’agit d’une correspondance de proximité où le recours aux services de la poste est certes un moyen de masquer le geste en introduisant un tiers, mais aussi de l’officialiser et de renforcer ainsi la peur qu’elle suscite. Tel est le cas par exemple de cette lettre adressée à la concierge de l’immeuble 115, boulevard Sébastopol, postée le 29 avril à la huitième levée du bureau de la rue d’Enghien et pour laquelle le lendemain une plainte est déposée au commissariat du quartier Bonne-Nouvelle. Tout se passe donc dans un périmètre très restreint, un pâté de maisons, avec des acteurs qui se connaissent au moins de vue. Cette proximité, en cas de récidive, incite ainsi bon nombre de plaignants à demander au commissaire la surveillance des bureaux de poste. Ceux-ci sont d’ailleurs mis en cause, les services de la poste et ses agents étant accusés d’être les complices de ces pratiques par le « laxisme » dont ils font preuve en distribuant de telles missives.
12Mais ces lettres pour faire peur sont également déposées directement chez leur destinataire la nuit dans la boîte aux lettres individuelle, glissées sous leur porte, accrochées sur la devanture de leur magasin, dans un couloir ou un escalier d’immeuble, la lettre se muant aussi parfois en graffiti ou en placard. Ainsi en est-il, le 28 avril 1892, d’un écrit portant les mots suivants : « Nous prévenons les locataires que cette maison sautera avant le 1er mai 92. [Signé :] L’Anarchie » qui est trouvée, par la concierge, collée contre la porte de la maison sise 54 bis, rue Mozart. Les menaces ne se cantonnent donc pas aux boîtes aux lettres, elles envahissent l’espace public, et notamment les urinoirs dans lesquels les agents en retrouvent de nombreuses pendant cette période, alors que les vespasiennes sont en cette fin de xixe siècle le plus souvent un lieu d’écriture de l’obscène.
13Si la lettre annonce toujours la prochaine explosion d’un bâtiment et de ses occupants, la longueur de son énoncé varie, bien qu’il soit le plus souvent bref (quelques lignes, parfois une page recto, ou un folio recto verso, plus rarement encore des feuillets). Cette brièveté n’est pas seulement conditionnée par le risque pour son auteur de se dévoiler, elle participe d’une écriture de la peur renforcée par un usage de supports autres que le papier à lettres ordinaire : une carte de deuil, un morceau de papier de petit format, un carton, ou le dos d’un papier publicitaire ou d’un formulaire. Le caractère lapidaire de la lettre et son format constituent comme une métaphore en papier de l’attentat à venir.
14Cependant la rhétorique anarchiste, et plus généralement la référence au discours politique, n’est pas l’unique ressort de ces pratiques du « faire-peur ». Un tiers de ces lettres s’apparente à une version écrite d’insultes et de menaces verbales. Parfois, les auteurs reprennent les codes de la correspondance (précisant la date, le lieu de rédaction, l’ouvrant par une adresse, et la clôturant par un envoi et une signature), mais en dévoyant leur fonction ; au Monsieur introductif succède ici une bordée d’injures (« vieille vache », « vieux fumier », « vieux pourri », « ta peau de charogne »). Mais ces lettres familières sont au total assez rares et majoritairement présentes lorsque le destinataire est une femme ; les auteurs préfèrent investir des formes épistolaires classiques par le discours de la menace. Le modèle de l’avis administratif est ainsi détourné ; la menace y est ici renforcée par le caractère arbitraire de l’annonce officielle précisant la date et l’heure précise de l’explosion, comme ce petit carton écrit au crayon et daté du 4 avril 1892, trouvé dans le quartier de l’Arsenal planté dans un vêtement à l’étalage extérieur à 6 h 20 du soir :
« Le Directeur des Phares de la Bastille est prévenu que ses magasins sauteront demain ou après. »
15Ou encore cette missive reçue le 1er juin 1892 par M. Richard, placier rue des Bouloi :
« Paris, le 30 mai 92
Monsieur
J’ai l’honneur de vous prévenir que d’ici quelques jours votre maison sautera à 9 h du soir. Prenez cette lettre pour avertissement. »
16A l’opposé des lettres dont la lecture vise à provoquer le même effet que l’explosion et à souligner son caractère irrémédiable, il est un autre style de lettres, qui relève du propos de mouchard ou de celui du bon ami. Loin de l’insulte, il s’agit d’informer par sympathie ou pitié. L’auteur se place du côté de la victime ; il joue sur la proximité, comme dans cette missive adressée au propriétaire d’un immeuble avenue de l’Opéra
le 8 juin 1892, où l’anonyme correspondant se présente comme un de ses anciens ouvriers :
« Monsieur,
recommandez bien à la concierge de la rue d’Argenteuil 21, de ne pas s’absenter car votre maison est menacée des anarchistes, vous avez un locataire au cinquième un fameux greffier qui n’est aimé de personne ni lui ni les siens car il ne compte que des ennemis et on veut veut [sic] se venger, on veut le faire sauter. J’ai assister l’autre jour a une réunion et jai enttendu plusieurs qui se sont prononcé pour votre maison et comme je suis un ancien ouvrier qui a fait partie de vos travaux, je vous avertis. C’est convenu quil iron un jour à la cave déposé un tonneau de poudre et l’autre un sur l’escalier au 4 pour faire sauter le cinquième prenz attention car avant 6 mois votre maison sera sautée.
Cet homme a trop d’ennemi
Votre dévoué ancien serviteur en travaux. »
17Ou cette autre lettre du 14 mars 1892 :
« Paris lundi
Monsieur
Un malheureux que vous vez généreusement obligé autrefois veut se montrer reconnaissant en vous donnant son avis.
Connaissant quelques anarchistes, j’ai appris qu’une tentative importante d’explosion serait dirigée contre le magasin du Louvre le samedi cinq ou le samedi 10 avril.
C’et dans les sous-sols ou se font les expéditions de province que l’on tentera de déposer les explosifs.
J’acquitte une dette de reconnaissance en vous prévenant. Faites bonne garde, et défiez-vous de votre personnel. je ne puis pas signer ma lettre si j’étais connu, je crois que j’aurais de gros danger à courir. moi, j’ai voulu vous prouver que, parfois, un bienfaits n’est point perdu.
reconnaissantes salutations »
18Cette autre rhétorique de la menace s’appuie enfin sur une recherche d’anonymat de l’écriture qui ne se limite pas à l’usage d’un pseudonyme. Les scripteurs usent de différents moyens pour cacher leur identité et renforcer le caractère inquiétant de la missive : écriture tremblée, assemblage de lettres découpées dans la presse, écriture phonétique ou calligraphiée. La graphie se veut inquiétante soit par son extrême conformité aux normes en vigueur, soit par son caractère anormal (irrégularité du trait, exagération de la taille des caractères, etc.). Ces troubles de la graphie sont parfois si accentués que le billet en devient indéchiffrable. L’illisibilité de la lettre est alors plus inquiétante encore que la menace de dynamitage.
19Ces procédés inquiètent car ils interdisent toute recherche du coupable et dans les faits, même lorsque les victimes émettent des soupçons, il est très rare que l’auteur soit démasqué. Si la menace d’explosion fait peur, la figure de l’anonyme plus encore. Un individu sans visage et sans nom rôde dans les rues du quartier, pétri de haine ; il peut frapper à tout moment ; il connaît noms et adresses de ses possibles victimes, coordonnées qu’il a peut-être communiquées à d’autres. Cette peur que dégage la lettre reçue amène ainsi certains concitoyens à faire état au commissaire d’une série d’événements jusque-là tus, tenus volontairement à l’écart de l’espace public : une querelle de voisinage, une rupture amoureuse douloureuse, un licenciement brutal, une discussion orageuse avec un locataire, etc. Plus encore, à l’occasion de ces lettres émerge un discours du ressentiment, des espoirs déçus ; la peur délie les langues et la menace incite à se dévoiler, à dire, une fois n’est pas coutume, les petits riens qui font l’épaisseur des jours, à livrer, en somme, des autoportraits en négatif.
20Les destinataires de ces lettres ne restent pas en effet indifférents ; choqués, ils viennent porter plainte dans les commissariats de leur arrondissement dans les heures suivant la réception de la missive. En ce printemps 1892, tous les arrondissements de la capitale sont touchés. Aucun quartier n’est épargné par cette vague de billets sanglants ; l’ensemble de la population est victime de ces lettres, femmes et hommes, particuliers comme officiels ; les victimes furent probablement bien plus nombreuses encore, mais leurs destinataires ne prirent pas au sérieux ces lettres ou préférèrent en cacher l’existence. Ceux qui vont au commissariat pour s’en plaindre appartiennent à trois registres principaux de la vie sociale : se loger, travailler et échanger. Ainsi, pour le 2e arrondissement et pour la seule journée du 30 avril 1892, on compte pas moins de quinze plaintes émanant d’un propriétaire, de trois concierges d’immeuble, de sept artisans, de trois commerçants et d’une particulière, habitant chacun dans une rue différente 7. Cette liste du 30 avril est conforme de ce point de vue à l’ensemble de « l’épidémie » qui touche en effet d’une part le lieu d’habitation (les locataires, le concierge et le propriétaire), l’espace du travail (généralement l’artisan-patron, parfois un employé ou un contremaître) et le petit commerce (les restaurateurs et débitants de boissons d’une part, les autres commerces d’autre part). D’autres professions sont touchées telles que les médecins :
« Lettre au Dr Soudie, 64, rue de Rivoli, 1er mai 1892 :
Monsieur le docteur
L’année dernier grâce à vos soins vigilant, vous avez donner la mort à un des notres. Nous n’avons pas oublié cet envoi ad patres
Un second Ravachol. »
21Les plaignants disent dans leur grande majorité leur surprise à la réception de la menace ; ils déclarent ne se connaître aucun ennemi, et le plus souvent n’évoquent pas de conflits récents avec le voisinage. Seuls les huissiers, certains propriétaires et patrons d’industrie font part des soupçons s’agissant des auteurs présumés des lettres :
« Déposition de M. André, propriétaire, 30, rue Chaptal, le 9 avril 1892 :
Si j’avais à soupçonner quelqu’un ce ne pourrait être que l’ancien concierge de la maison ivrogne incorrigible, ou bien l’ancien locataire de la boutique, un nommé Picault qui avait du être expulsé par défaut de paiyement de son loyer. »« Déposition du 29 avril 1892 de M. Lesourd, propriétaire demeurant 4, bd Voltaire et propriétaire de trois immeubles :
Il soupçonne comme auteur ou inspirateur de cette lettre, sans pouvoir l’affirmer cependant, un ancien locataire de sa maison, rue Morand 10, expulsé judiciairement faute de paiement de loyer un nommé Vintemberger, âgé d’environ 30 ans, ouvrier en pianos dont il ignore le domicile actuel (il serait d’origine américaine). Il fait remarquer que Vintemberger devrait travailler actuellement chez M. Bord, facteur de pianos, rue des Poisonnière n° 52 c’est-à-dire dans le voisinage de la rue Eugène Sue où se trouve le bureau de poste dont la lettre en question porte le timbre. »« Déposition du 30 avril 1892 de M. Painchard, corroyeur, 39 rue des Ecluses en me déposant la lettre qu’il a reçu m’a fait connaître qu’il soupçonnait un de ses anciens ouvriers du nom de Maury ou Mory d’en être l’auteur.
Ce Maury a travaillé chez lui il y a 15 mois. Il l’a renvoyé à ce moment parce Maury tenait dans l’atelier des propos anarchistes très violents. Depuis Maury s’est fait remarquer dans des réunions publiques et à la bourse du travail par la violence de son langage. On ignore son adresse actuelle. Il y a deux mois il s’est présenté à M. Painchard pour lui demander du travail. Sur le refus de celui-ci il l’a menacé de mort en ajoutant « avant peu nous aurons ta peau ». M. Painchard est convaincu que Maury est capable de mettre ses menaces à exécution. »
22Dans la plupart des cas, l’enquête ne donne rien ; la preuve manque le plus souvent pour prouver la culpabilité du suspect. Les confrontations d’écriture sont rares et ce n’est que lorsque le plaignant dispose d’autres écrits de son correspondant que la culpabilité peut être établie. En revanche, lorsqu’une menace verbale avec témoin a précédé l’envoi du billet sanglant, les commissaires font arrêter le suspect, tout se passant comme si l’écrit ne pouvait être entendu que lorsque la menace avait été d’abord prononcée dans l’espace public.
23Une autre explication peut être avancée pour expliquer le peu de succès dans la recherche des auteurs de ces lettres : une résistance sociale à livrer à la police des secrets de famille et de voisinage. Dans leurs déclarations, les plaignants dénoncent les petits conflits et les querelles quotidiennes, mais cette grisaille du social doit à leurs yeux rester dans l’en-deçà de l’espace public, et ne pas sortir du lieu de son aveu, le commissariat.
24On peut enfin s’étonner du faible retentissement public de cette vague de lettres de menace. Il n’y a pas à notre connaissance, dans les archives, de rapport de la préfecture de police cherchant à identifier ses responsables.
25Ni d’évocation directe de cette pratique dans les discussions qui mènent, en décembre 1893, à l’adoption des lois scélérates. Sans doute est-ce d’abord parce qu’aucune de ces lettres ne fut suivie d’un attentat. Peut-être est-ce aussi que la lettre anonyme joue un rôle de plus en plus considérable alors dans l’enquête policière. Frappant est de voir que moins de dix années plus tard, lors de la création de la brigade des mœurs, les lettres anonymes de dénonciation constituent la base de la majorité des dossiers 8. Il suffit qu’un anonyme dénonce par lettre la présence de prostituées ou d’individus « louches », dans sa rue ou dans un débit de boissons, pour qu’une descente de police soit menée. Tout se passe comme si l’institution avait repris à son propre compte en quelques années cette pratique d’écriture anonyme, comme si la police avait compris que grâce à ces lettres, tout un univers silencieux pouvait soudain être appréhendé.
26Aussi, si cette « épidémie » de lettres de menace fait événement, c’est dans une histoire parallèle, l’histoire sociale de l’écriture ; elle déstabilise en effet l’édifice de l’écriture que le second xixe siècle s’est employé à construire. D’une part, ces missives apparaissent comme l’un des effets – pervers – de la démocratisation à l’œuvre de la pratique d’écrire, dont les lois Ferry ne sont qu’un accélérateur. La généralisation de son accès a pour corollaire le développement d’une délinquance graphique qui n’a pas été anticipée. D’autre part, l’établissement de normes graphiques et avec elles d’une clinique de l’écriture est mis à mal par cet événement. Les grilles de lecture établies depuis 1850 sont brouillées par ce jeu d’écriture. Alors qu’elles avaient cherché à assigner l’acte d’écrire à l’identité individuelle, la lettre anonyme de menace, et les techniques de neutralisation des singularités propres à chaque scripteur, sème le trouble. Il n’est d’ailleurs pas neutre que cette « épidémie » soit contemporaine de l’affaire Dreyfus qui marque une crise profonde de l’expertise en écriture.
27Aussi, cette vague de menace par écrit contribue à remettre en cause un ordre graphique à peine instauré : comment y distinguer dès lors le fou, le terroriste anarchiste, le maître chanteur et le plaisantin…
Eisenzweig U., 2001. Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois.
Maitron J., 1992 [1964]. Ravachol et les anarchistes, Paris, Julliard, coll. « Archives », rééd. Gallimard, coll. « Folio histoire ».
1 Sur les attentats anarchistes et les écrits de leurs auteurs voir notamment Jean Maitron (1992 [1964]).
2 Extrait du Code pénal de 1810 : « Art. 305. Quiconque aura menacé, par écrit anonyme ou signé, d’assassinat, d’empoisonnement, ou de tout autre attentat contre les personnes, qui serait punissable de la peine de mort, des travaux forcés à perpétuité, ou de la déportation, sera puni de la peine des travaux forcés à temps, dans le cas où la menace aurait été faite avec ordre de déposer une somme d’argent dans un lieu indiqué, ou de remplir toute autre condition.Art. 306. Si cette menace n’a été accompagnée d’aucun ordre ou condition, la peine sera d’un emprisonnement de deux ans au moins et de cinq ans au plus, et d’une amende de cent francs à six cents francs.Art. 307. Si la menace faite avec ordre ou sans condition a été verbale, le coupable sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans, et d’une amende de vingt-cinq francs à trois cents francs. Art. 436. La menace d’incendier une habitation ou toute autre propriété sera punie de la peine portée contre la menace d’assassinat, et d’après les distinctions établies par les art. 305, 306 et 307. »
3 Archives de la préfecture de police de Paris : Ba 508-510.
4 Voir notamment la première partie « Logique de l’attentat ».
5 Par exemple : l’ami/le copain/le frère/un compagnon/un vengeur de Ravachol/le comité des anarchistes/P. Pini/Pini 2/un introuvable/Ornanof anarchiste/un ancien ouvrier fesant parti d’un groupe d’anarchistes/un anarchiste /les anarchistes du quartier/ un anarchiste révolté/une association d’anarchiste/un ami des ouvriers/Ravachol/ les dynamitars/L’araignée/ Emile Ravachol/le délégué du comité d’exécution/un vengeur des exploités et des outragés/sans peur/les anarchistes militants/un de ces anciens amants anarchistes…
6 Les fautes originales dans les lettres citées ont été respectées.
7 M. Thierry, sculpteur, 19, rue du CaireMme Lucien Arlis, sans emploi, 26, rue du BouloiMme Dujondin, concierge, 5, rue JoqueletM. Magnier, tailleur, 15, bd PoissonnièreM. Delorme, concierge, 15, bd SébastopolMme Hildibrand, concierge, 21, rue Saint-AugustinM. L’Huillier, apprêteur de châles, 20, rue Notre-Dame-de-la-RecouvranceM. Proiger, propriétaire du 115, bd SébastopolM. Gomme, marchand de vin, 13, rue TurbigoM. Mohr, commerçant, 135, rue Saint-DenisM. Millet, marchand de beurre et œufs, 8, rue des Petits-CarreauxM. Hubert, coupeur chez Debaiker tailleur, 36, avenue de l’OpéraM. Anguiz, coiffeur chemisier, 39, bd des CapucinesM. Hayeur, négociant, 34, rue du SentierM. Labley, négociant, 16 rue de la Banque
8 Archives de la préfecture de police de Paris : Ba 1689.
Haut de pagePhilippe Artières, « Des mots pour faire peur », Terrain, 43 | 2004, 31-46.
Philippe Artières, « Des mots pour faire peur », Terrain [En ligne], 43 | 2004, mis en ligne le 04 septembre 2008, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1814 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1814
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