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Demain y aura-t-il un monde ?

Expériences et imaginaires occidentaux de la fin du monde
Giordana Charuty

Résumés

Au début des années 1960, Ernesto De Martino projetait une vaste recherche comparative sur les représentations culturelles de la fin du monde et de la sortie des temps historiques. Il s’agissait de transformer les diagnostics portés au début du xxe siècle sur la crise ou le déclin de l’Occident en symptômes pour penser la singularité que les sociétés occidentales héritent du christianisme. Les principes méthodologiques adoptés par cette recherche inachevée éclairent la genèse savante d’une narration apocalyptique mondialisée qui s’est fixée, en France, dans un village des Pyrénées.

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Texte intégral

  • 1 « Le monde de demain » est le titre d’une série de congrès annuels, organisés à Pérouse à partir d (...)

1L’interrogation « un monde fini ? » ne relève pas immédiatement du religieux alors que l’expression « la fin du monde » nous renvoie à toutes ces spéculations qui varient, d’une culture à l’autre, pour penser la formation de l’univers, l’entrée de l’humanité dans les temps historiques, les rapports entre les hommes et les diverses entités du monde, les manières de penser le passage d’un temps à un autre. Ce premier constat a incité Ernesto De Martino, le fondateur d’une voie italienne d’anthropologie religieuse, à construire au début des années 1960 un vaste programme de recherches pour donner sens aux inquiétudes contemporaines. Le titre de cette contribution reprend la question que ce dernier adressait à un prestigieux rassemblement d’intellectuels invités, au printemps 1964, à exposer leur conception du « monde de demain1 ». Visant, dans un premier temps, à présenter les contextes et les perspectives ouvertes par les choix méthodologiques que cette recherche conduisait pour ouvrir l’ethno­graphie aux sociétés modernes, ce texte mettra ces principes à l’épreuve des nouvelles narrations apocalyptiques qui circulent, désormais, à une échelle planétaire.

Penser le contemporain

2La conscience d’une fin cosmique, définitive et étrangère à tout univers religieux, suscitée par les désastres d’Auschwitz, d’Hiroshima et de Nagasaki, puis alimentée tout au long de la guerre froide par la « diplomatie nucléaire », est le premier contexte de crise qui incite Ernesto De Martino à faire des imaginaires de la fin du monde l’objet d’une enquête comparative commencée autour de 1959 et brutalement interrompue en 1965, par sa mort prématurée. Après diverses péripéties éditoriales, les dossiers de travail de cette recherche inachevée sont publiés par Clara Gallini en 1977 et ont récemment fait l’objet d’une édition française, sélective et remaniée (De Martino 2016). Deux diagnostics opposés retiennent l’attention du chercheur italien. Le premier, formulé par le philosophe et essayiste Günther Anders, dont venait d’être publiée la correspondance avec le pilote ayant assisté au bombardement d’Hiroshima (Anders & Eatherly 1962), soutient que les camps d’extermination et l’arme atomique ne sont nullement des accidents de la modernité. Ces deux catastrophes nous obligent à penser que la désintégration du monde est la forme de vie propre à notre époque, à travers cette perversion de la raison qu’opère la rationalisation des moyens de destruction. L’autre diagnostic est celui du philosophe chrétien Emmanuel Mounier qui invoque le double effondrement du christianisme et du rationalisme : « Pour la première fois depuis longtemps, les hommes sont hantés par l’idée que la fin du monde est possible, sa menace nous accompagne, notre vie d’homme pourrait en connaître la réalisation. » (Mounier 1948 : 3) Or ce mal du siècle, ajoutait-il, est le contraire même de ce que les textes chrétiens décrivaient sous le nom d’« apocalypse ».

  • 2 Voir la présentation très éclairante de Pierre Gibert (2012).

3La remarque est essentielle. On connaît mieux aujourd’hui les conditions de développement, entre le judaïsme tardif et les premiers siècles du christianisme, d’un nouveau genre littéraire à dominante visionnaire, désigné par le terme grec apokalúpsis, (dévoilement), dont le sens religieux de « révélation » est fixé avec l’Apocalypse de Jean, le dernier livre du Nouveau Testament que l’on met en relation avec le Livre de Daniel, un livre prophétique de la Bible hébraïque (iie siècle av. J.-C.). Au viiie siècle av. J.-C., ces observateurs que l’on a présentés rétrospectivement comme des « prophètes », c’est-à-dire des « interprètes » de Dieu, ont introduit dans les transformations religieuses d’Israël une orientation monothéiste liée à une lecture théologique de l’histoire, absente des mythologies locales. Puis, avec le mouvement apocalyptique, les visionnaires ajoutent à cette exigence monothéiste un « au-delà de l’histoire », en affirmant que Dieu combat les forces impies dont les croyants sont les injustes victimes2. Mais l’Église, depuis le ve siècle, a condamné toute interprétation littérale de l’Apocalypse de Jean, au profit du sens symbolique inauguré par Augustin. Ce faisant, la représentation monothéiste d’un plan divin de l’histoire repousse indéfiniment la fin des temps que les hommes n’ont pas à connaître et qui n’est pas une fin cosmique.

4Pour mettre à distance cette pensée chrétienne, De Martino ajoute au terme consacré par les textes religieux, canoniques ou apocryphes, un qualificatif – « culturel » – qui le transforme en outil conceptuel pour comparer la diversité des constructions par les récits, les images, les rites de représentation d’une fin, ou d’une succession de fins, qui font système entre elles et sont transmises comme un savoir culturel. Cette décision s’appuie sur une théorie originale du fait religieux qui s’emploie à rendre comparables toutes sortes d’activités, qu’elles relèvent ou non de ce que, intuitivement, nous considérons comme une religion. Elle s’est élaborée au sein de l’École romaine d’histoire des religions qui affirmait son autonomie en se donnant pour objet l’ensemble des produits – institutions, croyances, actions, conduites – de la créativité des sociétés pour maîtriser ce qui, dans l’expérience concrète, échappe à tous les autres moyens humains de contrôle (Brelich 1970).

  • 3 Deux volumes de cette trilogie méridionale sont traduits par Gallimard entre 1963 et 1966, à l’ini (...)

5Dans une toute première enquête, Le monde magique, De Martino a montré que les usages qu’en Occident nous tenons pour illusoires ou irrationnels, en les qualifiant de « magie », ont un sens et une fonction, en proposant une redescription des savoirs que maîtrisent les spécialistes religieux des sociétés non modernes, pour rétablir une présence au monde toujours menacée par la précarité des conditions matérielles d’existence. En interrogeant des situations de perte du rapport au monde, ces travaux peuvent, donc, apparaître comme une préfiguration du projet consacré aux apocalypses (Ginzburg 2016). Puis, se retournant vers l’Occident, il a consacré dix années d’enquêtes ethnographiques en Italie du Sud à diverses manifestations de la fin d’un monde : celui où cohabitent des usages funéraires – les lamentations funèbres – pourtant interdits depuis des siècles par l’Église, les savoir-faire des devins et des guérisseurs ainsi qu’une variante locale du culte de saint Paul, connue dans la littérature médicale sous le nom de « tarentisme3 ».

6Traiter ces faits minuscules comme des énigmes historiques permet d’identifier non des survivances au sein de pratiques populaires, mais les indices de « formations de compromis », c’est-à-dire de créations culturelles nées de l’affrontement, sur plusieurs siècles et à tous les niveaux sociologiques, entre paganisme, christianisme et esprit des Lumières. Cette expression à connotation freudienne caractérise le processus historique paradoxal qui consiste, pour une institution, à conserver sous une autre forme ce qu’elle exclut. L’Église, par exemple, a interdit les lamentations funèbres car ces rites étaient en contradiction avec la représentation de la mort comme « sommeil » et avec l’énoncé dogmatique de la résurrection des corps. Mais elle a intégré le grand motif culturel des lamentations de la Vierge, la Mater Dolorosa, que l’on retrouve dans tous les arts, comme dans le théâtre liturgique de la Semaine sainte (De Martino 1958). Cependant, certains de ces compromis, comme l’expulsion rituelle par la musique et la danse du « venin » de la tarentule, se présentent, en cette fin des années 1950, comme en voie de désagrégation. Ils attestent de la fin d’un monde culturel où les crises de l’existence individuelle pouvaient être traitées par des savoir-faire ritualisés qui ignorent la distinction idéologique entre magie et religion et obéissent au même principe de suspension du temps.

7De Martino a commencé à travailler dans la région des Pouilles, à la fois comme cadre politique du Parti socialiste et comme chercheur convaincu que l’ethnologie « chez soi » peut soutenir le désir d’émancipation des hommes. Le pacte néoréaliste qu’instaure son ethnographie suspend la hiérarchisation entre le politique, le social et le culturel pour accompagner, malgré l’échec électoral, la transition de l’Italie vers une démocratie progressiste (Charuty 2010). Alors qu’il participe à une enquête syndicale visant à documenter les conditions de vie des paysans pauvres, en plein mouvement d’occupation des terres, l’ouvrier agricole Luigi Dragonetti chante pour toute réponse :

« […] les langes dont on m’a enveloppé, étaient tissés de mélancolie… “Je suis en ce monde comme si je n’y étais pas, on m’a inscrit sur le livre des disparus.” »

8Un folkloriste, commente De Martino, reconnaîtrait là le motif de la « naissance malheureuse » qui peut s’apparenter à un désastre naturel : « Quand je suis né il y eut grand dommage, la mer la plus profonde s’est asséchée, le printemps fut sec cette année-là, et se séchèrent les fleurs du monde. » Mais, à la manière de Gramsci, l’ethnologue entend la réponse de son interlocuteur en intellectuel organique :

« […] être dans le monde comme si l’on n’y était pas : les existentialistes en feraient une analyse en termes de structure de l’existence, et en appelleraient à Heidegger comme à un complément théologique ; à mes yeux, il s’agit d’une très précise situation historique pour laquelle Luigi Dragonetti et moi-même espérons un complément révolutionnaire. » (De Martino 1999a : 54)

Autres prophètes, autres messies

9Au même moment, avec l’expansion de tous les mouvements de libération coloniale de l’après-guerre, les « sociétés primitives » deviennent pour tous les chercheurs et militants de gauche des « peuples opprimés » où les chamans endossent volontiers les habits du prophète, du messie et de l’apocalypticien pour répondre aux crises du présent en ouvrant un futur. Ainsi, dans les années 1950-1960, africanistes, américanistes, océanistes reconnaissent dans la résistance – active ou passive, que des sociétés qui se savent menacées de disparition opposent à la violence coloniale – autant de mouvements qualifiés de prophétiques ou messianiques par analogie avec ces figures d’autorité – prophète et messie – familières aux religions monothéistes.

  • 4 Sur la conflictualité italienne, la réception et la mise en débat de l’œuvre de Lanternari dans ce (...)

10En France, les Archives de sociologie des religions, entre 1957 et 1967, invitent à comparer ces créations omniprésentes pour penser les relations du religieux et du politique, dans un moment où un intérêt semblable se manifeste chez les historiens de l’Europe chrétienne. Les sociologues brésiliens parlent de « guerre sainte » (Pereira de Queiroz 1957). L’anthropologue allemand Wilhelm Mühlmann (1968) fait oublier son passé d’idéologue nazi en analysant les Messianismes révolutionnaires du Tiers Monde. En Italie, où l’antagonisme est très vif avec les représentants de l’école historico-culturelle de Vienne, l’historien des religions Vittorio Lanternari publie une somme sur Les mouvements religieux de liberté et de salut des peuples opprimés (1960) traduite deux ans plus tard par l’éditeur Maspéro4. Le plus souvent, les chercheurs reprennent la définition de Max Weber et qualifient de « prophètes » des hommes et des femmes qui interpellent les peuples et les pouvoirs en place au nom d’une puissance non humaine – dieu, esprit, ange, saint, mort – rencontrée dans une expérience personnelle, qui leur inspire une action subversive faisant l’objet d’un consensus social plus ou moins grand. En principe, le terme « messianisme » devrait être réservé à l’assimilation du prophète à un Sauveur qui mettra fin à l’oppression présente en instaurant un nouvel ordre de justice et de paix. Mais ces deux registres sont souvent confondus.

  • 5 Dans le premier dossier consacré aux messianismes modernes, elles offrent la traduction d’un artic (...)

11L’intérêt précurseur d’Alfred Métraux pour les « messies indiens » est, d’emblée, rappelé par les Archives5. L’ethnologue voyait dans l’intense mélancolie des cultures indiennes moribondes l’origine de ces « éclats de passion mystique » dont il ne soulignait le caractère irrationnel que pour mieux leur reconnaître une fonction de résistance religieuse, appelée à devenir politique. Percevant, à travers la multiplicité de ces réalisations locales, un domaine d’anthropologie générale, il appelait à considérer « l’essence du phénomène, plutôt que ses apparences changeantes » (Métraux 1957 : 108). Leur étude donnait à voir la profusion des hybridations culturelles tout autant que l’emprise, sur les observateurs, des catégories religieuses occidentales. Dès la fin du xixe siècle, ce champ de recherches avait été ouvert par la grande enquête de James Mooney, entre 1891 et 1894, consacrée au mouvement de la Ghost Dance dans lequel il voyait un « millenium indien », par analogie avec les mille ans de paix et de bonheur qui, dans la croyance chrétienne, devaient précéder la fin des temps. Diffusé de part et d’autre des Rocheuses et réactivé par la répression du soulèvement des Sioux, ce mouvement affirmait que les Indiens vivants et morts seraient réunis sur une terre régénérée pour vivre à la manière aborigène, libérés de la mort, de la maladie et de la pauvreté. L’ethnographe avait rencontré le messie Wovoka après le démenti de la prédiction qui fixait au printemps 1891 le « grand changement » qui devait signaler par un tremblement de terre l’arrivée des morts aux confins de la Terre. Ce contact initial lui avait permis de rencontrer d’autres messies qui dessinaient leurs visions, prêchaient la paix avec les Blancs et l’abandon des coutumes guerrières. Danses indiennes et conduites extatiques n’étaient-elles pas l’équivalent des épidémies médiévales de danse de Saint-Jean (Mooney 1896) ?

  • 6 Sur la réception de cette étude par la sociologie religieuse française, voir Mary 2013.

12Liés à l’arrivée des missionnaires, des militaires, des marchands et des colons, tous ces leaders apparaissent comme des personnages hybrides qui se construisent en miroir des Occidentaux, avec une fascination particulière pour l’écriture. Actualisant ses premières analyses, Alfred Métraux soulignait le désespoir de sociétés archaïques qui appellent tantôt au retour à un passé et à une libération mythiques, tantôt à la revitalisation des traditions indigènes, tantôt à l’appropriation de la culture des Blancs (Métraux 1967). Vittorio Lanternari évitait l’écueil de l’archaïsme en identifiant des « mouvements religieux de liberté et de salut des peuples opprimés », selon le titre donné à son livre. Prenons l’expression à l’envers : « peuples opprimés » rapproche les Africains, les Aborigènes australiens, les Amérindiens de nous, « peuples occidentaux », en même temps qu’elle éveille immédiatement l’image d’« eux », les opprimés du Tiers Monde qui se soulèvent contre l’oppression coloniale ; « liberté et salut » lient deux registres que l’on oppose habituellement : le politique et le religieux ; « mouvements » met l’accent sur l’invention, le dynamisme, la mobilisation massive6.

  • 7 Ces migrations territoriales, soutiendra Hélène Clastres (1975), répondent au désir des hommes d’ê (...)
  • 8 Voir l’introduction avec références bibliographiques de Daniel Fabre au chapitre « Apocalypse et d (...)

13Dans les années 1960, les chercheurs confrontés à la diversité des modes de structuration de ces mouvements se focalisent sur des questions typologiques et tendent à dissoudre la question des prophétismes dans celle, plus générale, des syncrétismes. Mais les conjonctures socio-politiques suffisent-elles à donner sens à ces créations culturelles dont on mesure encore mal ce qu’elles doivent à la conquête coloniale, à l’expansion missionnaire ou aux systèmes politiques et religieux indigènes ? Vittorio Lanternari faisait sienne l’attribution – proposée par Alfred Métraux – d’une pensée messianique antérieure à l’arrivée des Européens aux hommes-dieux des anciennes sociétés tupi-guarani, appelant à rejoindre la « Terre sans mal7 ». À travers ces questions, De Martino retrouve, à une autre échelle, le problème des circulations culturelles qu’il a d’abord formulé à propos du catholicisme méridional en se référant à Gramsci. Cependant – à suivre les quelques pages qui nous restent d’un dossier de travail désormais perdu, où l’auteur concentre son attention sur la riche mythologie des Unambal et des Kamilaroi documentée par Andreas Lommel et Helmut Petri en Australie – le chercheur paraît déplacer le questionnement pour mettre à l’épreuve une hypothèse anthropologique sur les conditions de surgissement, dans les anciennes sociétés de chasseurs-cueilleurs, de conceptions de la temporalité qui autorisent des représentations de la sortie des temps historiques8.

14Ces questions, nous le savons, nourrissent toujours la recherche plus récente, soit parce que la décolonisation n’a pas supprimé le prophétisme comme pour les États africains, soit parce que, malgré la destruction massive des populations, les cosmologies indigènes présentent une réelle capacité de résistance face aux manières occidentales de penser le monde. Par exemple, les spéculations amérindiennes ne posent pas au commencement une nature qui serait progressivement humanisée par la culture, elles affirment l’existence d’une humanité primordiale à partir de laquelle les entités du monde se détachent par transformations continues : les animaux, les plantes, les montagnes. Cette différenciation est fragile, il revient aux humains de la fixer par leur activité rituelle. L’idée de destruction définitive du monde et de l’humanité en général est absente, ce sont des humanités distinctes qui se succèdent par chute des couches célestes et recyclage des morts, mais l’ignorance des Blancs, dit-on aujourd’hui, peut conduire à l’anéantissement définitif du monde et de l’humanité (Clastres 1975 ; Kopenawa & Albert 2010 ; Danowski & Viveiros de Castro 2014).

Mélancolies occidentales

15De Martino se proposait donc de relire les ethnographies alors disponibles pour identifier les traces de ces architectures symboliques qui se confrontent au christianisme. Mais surtout, il ouvrait la comparaison à une question beaucoup plus générale, dont les représentations religieuses mobilisées par ces innovations ne sont qu’une réalisation particulière : à savoir la pluralité des structures de l’espace et du temps et celle des modes d’historicité qui distinguent de grands ensembles civilisationnels. Ces modèles de temporalité ne sont pas en nombre infini et il s’agit avant tout de penser la singularité de l’Occident en mettant en place une très complexe expérimentation comparatiste et en opposant, sur le plan structurel, les nombreux systèmes religieux qui admettent des destructions et des régénérations périodiques du monde à la dynamique propre au christianisme. En effet, celui-ci admet dans sa liturgie la répétition rituelle d’un acte fondateur, mais son eschatologie – les spéculations relatives à la fin des temps considérée comme une réalité historique – devient précisément un opérateur du temps historique et d’une conception linéaire de l’histoire. Sur ce plan, il s’agit d’opposer la vitalité des mouvements politico-religieux du Tiers Monde liés à la crise du colonialisme à la mélancolie, non des sociétés archaïques comme le pensait Alfred Métraux, mais des sociétés occidentales, sécularisées, qui ont renoncé à la religion comme instance fondatrice du social. Ces sociétés sont marquées par une double expérience : un déplacement du religieux sous la forme utopique des révolutions communistes qui promettent une fin de l’histoire, à travers une société sans classes ; de l’autre, l’envers de cette utopie, à savoir l’effondrement d’une conception progressiste et finalisée de l’histoire.

  • 9 Cette notion réélabore en termes culturels la notion heideggérienne d’« être-hors-de-chez-soi » ex (...)

16Nos sociétés ne sont pas uniformément désenchantées, nous faisons toujours l’expérience d’une mosaïque de mondes culturels qui s’interpénètrent, comme le montre un récit de « malentendu » ethnographique, connu sous le titre « Le clocher de Marcellinara » et souvent commenté par la tradition anthropologique italienne comme exemple de spaesamento9, « dépaysement », à valeur d’apologue. Au volant de sa voiture, sur les routes escarpées de la Calabre, l’ethnologue croise, à la tombée du jour, un vieux berger auquel il propose de monter dans sa voiture pour lui indiquer le chemin. Celui-ci s’exécute de mauvais gré, puis manifeste les signes de la plus grande angoisse à mesure que le clocher du village disparaît de l’horizon. L’ethnologue reconduit alors l’homme désorienté au carrefour où il l’a rencontré. À mesure que le clocher réapparaît dans son champ de vision, le visage du berger s’apaise : il a retrouvé « sa patrie perdue », commente l’ethnologue (De Martino 2016 : 284).

17Plus dramatique est l’expérience d’un jeune paysan du canton de Berne, en Suisse, hospitalisé pour cause de schizophrénie à la fin de l’année 1947, dont les propos délirants ont longuement retenu l’attention de De Martino. Ce malade explique que le monde est entré en crise depuis que son père a déraciné un chêne, qu’en réparant la porte de la maison il l’a déplacée par rapport aux rayons du Soleil et que lui-même a arraché des arbustes. Tout ceci a pour conséquence l’effondrement du sol, la chute des hommes dans des cavernes remplies d’eau où ils se mêlent aux morts, et l’impossibilité d’arrêter la catastrophe. « Le monde d’avant, explique le patient, n’existe plus, le beau monde ordonné. Les gens ne sont plus à leur place, ni les choses, ni les maisons, ni les rues… Ils n’ont plus de patrie. » (ibid. : 86) La première crise se serait déclarée après l’écrasement d’un avion pendant la guerre, mais l’historien des religions retient surtout la résurgence de motifs mythologiques qui lui sont familiers : l’arbre du monde, la fin du monde par déracinement du chêne cosmique, le passage par les eaux souterraines qui donne accès au règne des morts. Comment ces fragments de configurations religieuses propres aux mythes de fondation d’anciennes sociétés agricoles peuvent-ils être présents dans la culture villageoise d’un pays de l’Europe contemporaine ? Mais aussi, qu’est-ce qui autorise les psychiatres à qualifier ce discours de délirant ? Se trouve, ainsi, à nouveau affronté le problème de l’hétérogénéité des temps et des modèles culturels qui affleurent dans le présent.

18À la demande de l’anthropologue, le psychiatre Giovanni Jervis a établi un important rapport sur une forme particulière de vécu psychotique identifié, depuis les années 1920, comme « expérience vécue de fin du monde ». Il permet à De Martino de reconduire la très dense relation critique qu’il entretient, depuis Le monde magique, à plusieurs écoles françaises et allemandes de psychopathologie pour soumettre leur savoir à ses propres exigences. Sans doute fait-il sienne la notion d’« expérience vécue », contre la réduction des symptômes à des perturbations fonctionnelles, mais, discutant les travaux des psychiatres d’inspiration existentielle, il récuse l’assimilation de ce vécu à l’équivalent privé d’une création culturelle : un « projet-de-monde », disait Binswanger (De Martino 2016 : 162-165). De même, ces disciplines hybrides – psychiatrie sociale et culturelle, ethnopsychiatrie – qui ont pour objet la description des versions particulières de l’anomie psychique et sociale éveillent une inquiétude : comment ne pas tomber dans l’impasse du relativisme culturel qui menace ces travaux ? Autant de questions qui conduisent à l’invention d’une catégorie générique de folie – l’« apocalypse psychopathologique » – pour désigner l’effondrement de la coconstruction de soi et du monde, l’envers de ce pouvoir de culture que l’anthropologue nomme « ethos de dépassement ».

19L’ambition anthropologique de cette recherche inachevée va, donc, bien au-delà des études régionales qui documentent les interrelations entre la perte de légitimité des savoirs thérapeutiques traditionnels et l’expansion, dans la seconde moitié du xixe siècle, d’une psychiatrie qui doit, sans cesse, inventer de nouvelles catégories nosographiques (Charuty 1985). Elle repose sur un comparatisme d’une tout autre ampleur, dont nous ignorons comment De Martino l’aurait résolu. On en retiendra, cependant, une importante leçon de méthode. Pour devenir signifiante, l’humeur apocalyptique des sociétés modernes des années 1960 – celle qui l’avait mis au travail – doit être contextualisée dans une configuration historique qui ne relève pas du présent immédiat et dont la menace ne se réduit pas à des choix technologiques.

20Considérons un sentiment beaucoup plus diffus de perte de sens du monde occidental qui s’est traduit, au tournant des xixe et xxe siècles, par une multiplicité de diagnostics sur la crise ou le déclin de l’Occident qui, pour le clinicien de la culture, sont le véritable symptôme à déchiffrer. Cette mélancolie a pris, par exemple, la forme savante de grandes fresques historiques, tel Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (1918-1922) dont le succès foudroyant repose, en partie, sur un malentendu. Le titre ne faisait pas allusion à la défaite allemande, comme l’ont cru les lecteurs, mais au célèbre Déclin et chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon, pour décrire la dégradation de la culture occidentale lorsqu’elle devient, à partir du milieu du xixe siècle, une civilisation de masse. Spengler soutenait l’idée que chaque culture est une sorte d’organisme autonome qui naît, se développe, vieillit et meurt en vertu de lois internes qui définissent un certain type d’humanité. Il n’affirmait pas la fin de l’humanité en général, mais celle de la culture européenne, contre l’optimisme rationaliste des Lumières. On a beaucoup critiqué le conservatisme et les approximations historiques de cet ennemi de la démocratie mais, comme le rappelle Jacques Bouveresse (2001), il est aussi celui qui a, le plus lucidement, averti des dangers des techniques modernes d’endoctrinement et de propagande.

21Cette mélancolie s’est aussi emparée de la littérature, en particulier de la modernité littéraire, lorsqu’elle décrit la perte du rapport à soi et au monde. De Martino qui n’a, jusque-là, enquêté qu’auprès des paysans et des petits lettrés du Salento, convoque Rimbaud, Sartre, Lawrence, Camus, Moravia, Beckett pour documenter une crise existentielle collective : le monde est indigeste (La Nausée), le monde m’ennuie (Moravia), le monde est absurde (Camus), le monde est vide (Beckett). Ces romanciers saisissent quelque chose d’un « réel » – la dimension métaphysique de l’angoisse liée à une « transcendance vide » – auquel seul le registre fictionnel de l’écriture peut donner accès. Ainsi, La Nausée de Sartre montre la dissolution du sujet dans les choses et, inversement, des choses, des paysages, un « milieu ambiant » qui pénètrent dans la subjectivité du narrateur. Il s’agit pour Sartre de traduire, sur le mode littéraire, la critique philosophique de l’idéalisme et de sa définition de la connaissance, pour lui substituer une autre thèse philosophique, celle de la contingence de l’existence. De Martino en retient que la littérature d’avant-garde donne forme à une crise collective de la « présence », cette « aptitude à rassembler dans la conscience toutes les mémoires et les expériences nécessaires pour répondre de manière adaptée à une situation historique donnée, dans laquelle on s’engage par une initiative personnelle qui conduit à la dépasser » (2016 : 338). Cette lecture s’impose en faisant dialoguer les œuvres littéraires avec des discours de malades, moins marqués que celui du paysan suisse par des motifs religieux, mais qui disent une même perte de la familiarité avec le monde, un sentiment d’étrangeté que l’on ne sait localiser – est-ce le monde, est-ce moi qui ai changé ? – et que la psychopathologie a conceptualisé comme symptôme propre à la schizophrénie. Ce mode de relation entre littérature et folie affirme deux choses : la littérature exerce une fonction que Roland Barthes qualifie au même moment d’« institutionnalisation » de la subjectivité (1960) ; la folie, au sens anthropologique, est un invariant mis à nu lorsque se défait un régime de sens.

22L’expérience de pensée que nous propose cet exercice comparatif sur les imaginaires de « la fin du monde » consiste donc à interroger ce qui fait, pour nous, un monde, ce qui assure notre présence, non pas au monde en général, comme le disent les philosophies existentialistes, mais à un monde culturel en particulier, dont la familiarité a pour envers l’arbitraire de ces manières de vivre les moins réfléchies dont nous héritons collectivement et dont dépend notre aptitude à créer de nouvelles valeurs partagées. En même temps, faire d’une « patrie culturelle », plutôt que de l’identité, le corollaire de l’être-au-monde prévient toute instrumentalisation, politique ou culturaliste, des formes d’attachement qui relient l’individu au collectif, c’est-à-dire de tout ce qui permet de faire d’un lieu donné un « chez-soi ». Dès lors, les trois leçons de méthode soulignées ici – suspendre le jugement d’irrationalité, restituer aux usages du présent toute leur épaisseur historique, identifier les dynamiques des modèles culturels qui s’affrontent – peuvent-elles contribuer à éclairer les narrations apocalyptiques contemporaines, issues de la contre-culture américaine et relayées par l’économie mondialisée ?

Genèses de « Bugarach 2012 »

23À partir de l’automne 2010, les bruits courant en France, dans les médias locaux et nationaux substituaient au récit canonique chrétien les calculs d’un ancien calendrier maya, pour fixer sur un petit village des Pyrénées audoises la rénovation attendue au 21 décembre 2012 : le cataclysme, disait-on, n’épargnerait que ceux qui se rassembleraient au pic de Bugarach. On connaît la genèse de cette référence « maya » depuis les années 1960, à travers la rencontre entre les mouvements néo-indiens du Mexique, le tourisme mystique international et les pratiquants des nouvelles spiritualités occidentales. Mais elle a une origine plus ancienne, et plus érudite, liée à la fascination produite par la découverte archéologique des grands temples aztèques sur ces mêmes écrivains d’avant-garde que De Martino rangeait dans la « littérature de la crise » et qui incarnent dans les années 1920-1930 une sorte de prophétisme littéraire, où s’entrecroisent un orientalisme savant et une contre-culture élitiste.

  • 10 Apocalypse est d’abord publié en anglais, en 1931, par le libraire-éditeur florentin Giuseppe Orio (...)

24C’est notamment le cas de l’écrivain anglais D.H. Lawrence (1885-1930), auquel la critique italienne a accordé autant d’importance qu’à Sartre, mais dont le public français ignore souvent des pans entiers de son œuvre qui a pourtant intéressé philosophes, psychanalystes, historiens de la culture. On a retenu un roman qui fit scandale, L’Amant de Lady Chatterley, mais on sait moins que son œuvre protéiforme traite les grands thèmes du malaise dans la civilisation à travers le roman, l’essai, le récit de voyage et s’achève sur une Apocalypse, publiée à titre posthume, comme une sorte de testament10. Ce texte partage au moins deux similitudes avec le récit canonique. Tout d’abord, le caractère inclassable d’une forme composite qui défie les genres textuels et désoriente le lecteur : fragments autobiographiques, satire des mœurs modernes, propositions analytiques pour déployer la polysémie du texte canonique, gloses à partir d’interprétations symboliques, exercices de parodie ou de transposition. Confronté à pareille hétérogénéité de formes et de contenus, le lecteur s’exerce à diverses tentatives de mise en ordre par découpage de séquences qui sont aussi nombreuses qu’il y a de commentateurs. Or, comme le suggère l’auteur, les liens entre le biographique et le fictionnel, que la critique admet volontiers s’agissant des nouvelles et des romans, sont tout aussi prégnants ici, si l’on considère les réponses existentielles et expressives que l’écrivain a opposées aux obsessions de son temps.

25Au moment de la Première Guerre mondiale, le diagnostic de mort du christianisme et de déclin de l’Occident partagé avec tant d’autres penseurs prend, chez le jeune écrivain, l’allure d’une « expérience vécue de fin du monde » sous la double forme – dépressive et exaltée – que des psychiatres commencent à lui reconnaître. Alors que la déclaration de guerre empêche son retour en Italie, sa correspondance est traversée par une longue déploration sur « cette grande vague de civilisation, deux mille ans, qui s’effondre » (Lawrence 1979 : 52). Pour y résister, il a imaginé la création de petites communautés électives et projeté, avec Bertrand Russell, des conférences sur la coopération comme remède à la désagrégation sociale. Puis à l’utopie succède une alternative primitiviste : aller vers le Sud pour « raccorder les deux extrémités de la chaîne de l’humanité, notre extrémité usée jusqu’à la corde et le dernier fil sombre de l’ère qui a précédé celle de la civilisation blanche » (ibid. : 100). De Fontana Vecchia, au-dessus de Taormine en Sicile, son errance le conduit en Inde et en Australie avant de rejoindre une colonie d’artistes et d’activistes américains installée à Taos, au Nouveau-Mexique. Les uns sont en quête d’un lieu et d’un mode de vie qui revitalise l’art, les autres soutiennent la cause indienne en présentant la culture pueblo comme un trésor spirituel à préserver pour sauver la civilisation occidentale. La fondatrice de cette colonie, Mabel Dodge, dont le salon new-yorkais était fréquenté par les avant-gardes artistiques, s’est liée à un compagnon indien, Tony Luhan, qui tient des discours sur le déclin de l’Ancien Monde et la victoire à venir des Indiens qui préfigurent ceux que tiennent, aujourd’hui, les néo-Indiens sur le sauvetage de l’humanité. L’invitation qu’elle a adressée à l’écrivain suit la lecture du roman Amants et fils, de l’essai Psychanalyse et inconscient, et d’articles parus dans la presse américaine où Lawrence déclare que l’avenir de l’Amérique n’est pas lié au rétablissement d’une continuité avec l’Europe, mais à celui d’une continuité avec sa composante « rouge », sa composante indienne.

26Appelé à valoriser Taos comme centre spirituel et « commencement du monde », l’écrivain résiste, de fait, à la mise en spectacle de la culture pueblo, préférant les rapports ordinaires de la vie quotidienne. Mais, lors d’un voyage au Mexique, il traverse enfin l’épreuve esthétique qui lui permet de « raccorder les deux extrémités de la chaîne de l’humanité ». Il s’agit d’un effet de survivance très concrètement éprouvé à travers la rencontre fortuite entre trois univers mythologiques : celui des pyramides aztèques, en particulier du temple de Quetzalcoatl récemment découvert, où semble faire irruption cette religion primitive vivante que l’écrivain a imaginée en lisant les fondateurs de l’anthropologie britannique, Tylor et Frazer ; l’univers de l’Apocalypse chrétienne réinterprétée en clé astrologique, dans une version théosophique que lui adresse un illustrateur anglais, Frederick Carter ; la mythologie incarnée dans les danses cérémonielles indiennes qu’il découvre, de retour au Nouveau-Mexique, en se déplaçant dans les différents pueblos. À la différence de l’expérience amérindienne de Warburg, il a fallu que les serpents de pierre de l’ancienne civilisation aztèque croisent ceux que tiennent dans leurs mains les corps vivants des danseurs hopi et, de manière plus inattendue, les serpents et les dragons des textes chrétiens revus par l’imaginaire théosophique, pour que ces diverses figurations servent de médiation physique entre plusieurs catégories de paganisme : amérindien et antique, que l’on peut apercevoir sous le vêtement chrétien de la Bible, comme à Rome sous les basiliques chrétiennes.

27De retour en Europe, Lawrence peut écrire son propre Livre des révélations pour parachever son projet esthétique de redonner à l’homme moderne un univers préchrétien. À la manière de Nietzsche, il commence par une critique très violente de l’Apocalypse de Jean, accusée de concentrer toutes les forces destructrices du christianisme. Mais le texte biblique n’est pas en lui-même un livre mort, c’est l’interprétation fixée par un second christianisme qui a « tué » le livre. L’écrivain se propose de révéler au lecteur la vitalité enfouie sous la surface chrétienne. Pour ce faire, il rapproche deux attitudes opposées : l’érudition savante et la créativité désinvolte de mouvements spiritualistes orientalisants.

28Du côté de l’érudition savante, il lit la recherche biblique des années 1920 pour poser les mêmes questions, mais sans arriver aux mêmes réponses : qui est ce Jean de Patmos ? De quoi ce livre est-il fait ? Un chrétien d’origine juive et palestinienne, qui connaît bien l’Ancien Testament, mais son grec truffé de fautes de grammaire ferait penser à un disciple peu intelligent, plutôt qu’à un vieux rabbin rustique émigré en Galilée. En tout cas, ce Jean de Patmos ne peut être ni Jean-Baptiste, ni l’apôtre Jean du IVe Évangile. Le texte composite mêle des apocalypses juives et des textes païens qui renvoient les uns à la pratique juridique romaine (les sept sceaux), les autres à des sources babyloniennes rencontrées en captivité.

29Du côté des nouvelles spiritualités, Lawrence s’approprie une interprétation en clé initiatique, popularisée en 1910 aux États-Unis par les théosophes : L’Apocalypse dévoilée, de James Morgan Pryse. L’Apocalypse de saint Jean est la forme cryptée d’un savoir ésotérique commun à toutes les religions, qu’aurait possédé une Église primitive, organisée en société secrète et qui a été remplacée par une théologie dogmatique. Jean de Patmos serait le grand initié qui a préservé cette doctrine secrète dans la mémoire chrétienne, en la masquant. On peut y accéder en faisant de son livre un manuel de développement spirituel, à travers sa mise en correspondance avec les Upanishad, c’est-à-dire les spéculations philosophiques de la littérature védique. Les illustrations du livre servent de support à cette lecture, comme la planche anatomique du corps humain, avec ses sept centres nerveux – les chakras – distribués le long de la colonne vertébrale comme autant de centres d’énergie psychique. L’ouverture des sept sceaux de la Révélation évoquée par le texte biblique équivaut au réveil et à la mise en mouvement du « dragon ou du serpent intérieur » à travers les centres énergétiques, du plus bas au plus élevé, pour atteindre la Nouvelle Jérusalem, autant dire l’esprit régénéré. Dans la perspective théosophique, ces sept plans de conscience constituent les degrés d’un processus initiatique dont l’écrivain, qui n’est pas lui-même théosophe, a imaginé des équivalents dans son roman Le Serpent à plumes.

30Des commentateurs ont récemment lu toute l’œuvre de Lawrence comme une contre-Bible, qui transposerait la structure du corpus canonique, de la Genèse au Livre de la Révélation, pour actualiser ce « grand code » de la littérature occidentale, qu’il faut réécrire à chaque génération (Wright 2000). Notons en tout cas que de nombreux textes antérieurs affirment la nécessité de restaurer l’équilibre entre le spirituel et le sensuel détruit par la Grèce, Rome, le christianisme ; l’homme n’a pas besoin d’un salut spirituel après la mort, il doit se défaire du dualisme de la matière et de l’esprit, au profit d’une totalité vivante que les romans symbolisent alternativement sous le nom de l’Arc-en-ciel, l’Esprit saint, la Nouvelle Jérusalem.

31L’Apocalypse de Lawrence (1931) est, en un sens, conforme aux propriétés du genre littéraire à sa naissance. Plus que des circonstances historiques particulières, c’est le propre de ce genre narratif de nous inviter à voir la situation du moment comme critique : une crise que l’on pourra dénouer en recourant à un savoir « révélé », c’est-à-dire déviant par sa source, son inscription sociale, sa composition faite de fragments de savoirs de provenances diverses qui introduisent une distance critique pour débattre du monde. Mais elle affirme ici le pouvoir créateur de l’artiste que Lawrence compare volontiers à Noé, préservant de la destruction ce qui était nécessaire pour refonder un monde. Cette figure invite moins à se défaire de dogmes, d’institutions et d’obligations, qu’à retrouver un mode de pensée « symbolique », par opposition à la pensée allégorique qu’il associe à une conception chrétienne du monde. Dans celle-ci, chaque image a une signification, à des fins morales ou didactiques. Au contraire, les symboles de la pensée mythique n’en ont pas, ce sont des unités de sensibilité, d’expériences émotionnelles qui peuvent nous reconduire à ce culte du cosmos qui a disparu avec le christianisme. Et l’on peut noter que c’est justement cette valorisation du « vieux processus païen d’image-pensée circulaire » qui a longuement retenu l’attention du philosophe Gilles Deleuze, lorsqu’il invitait à cesser de se penser comme un « moi », pour se vivre « comme un flux, un ensemble de flux, en relation avec d’autres flux, hors de soi et en soi » (Deleuze 1993 : 68).

32On ne reprochera donc pas à Lawrence, comme le font les études postcoloniales, de réduire les Indiens à une primitivité intemporelle lorsqu’il met à profit son expérience de voyageur pour imaginer une religion cosmique, sans Dieu ni créateur, qui vaudrait pour tous les peuples. Ce primitivisme est plutôt la première expression, dans le contexte d’une avant-garde artistique, d’un principe qui traverse aujourd’hui toutes les cultures populaires, qui commande la bigarrure du tourisme mystique et quelques-unes des versions mondialisées de « la fin du monde 2012 » qui ajoutaient au calendrier maya le réveil des « serpents de pierre » : faire jouer à une ou plusieurs altérités culturelles la fonction dévolue, dans les cultures monothéistes, à une transcendance religieuse, pour construire à l’échelle globale un monde commun.

33Revenons en conclusion à la localisation française de cette narration sur le pic de Bugarach. Porter un jugement de croyance pour condamner l’irrationalisme contemporain, diffuser la prédiction sur le mode de la critique savante qui convoque des experts pour rétablir les données astronomiques et les faits historiques mis à mal, défaire la prédiction par l’humour : telles sont les principales postures adoptées par les médias (Esquerre 2014). En traitant ces récits comme des rumeurs, qui restent prisonnières de l’opposition vrai/faux, la sociologie critique rétablit des vérités factuelles : il n’y a pas eu afflux d’illuminés ésotéristes, les journaux participent à la diffusion de ces narrations qui valorisent un lieu, conformément à un nouveau régime économique de création de valeur. Mais elle oublie qu’il y a bien eu la « fin d’un monde » à Bugarach, comme dans tout ce plateau pyrénéen : celui d’une société agro-pastorale qui avait ses propres formes rituelles de voyage dans l’au-delà, chaque lundi de Pâques, pour atteindre à Galamus, tout près de Bugarach, un lieu paradisiaque, une « terre sans mal » sous la protection, non d’un prophète, mais d’un ermite qui ouvrait l’accès à des ressources symboliques de longévité, matérialisées dans la flore et la faune du lieu (Fabre 1986). Il conviendrait donc de traiter « Bugarach 2012 » comme toutes les narrations apocalyptiques, comme un fragment d’une fiction sérieuse, plutôt que d’une illusion, qui permet sans doute de penser des continuités et des changements culturels massifs et pourtant moins immédiatement identifiables.

Remerciements

34Cet article reprend la conférence donnée le 18 décembre 2017, dans le cycle « Un monde fini ? Environnement, croissance et croyances » des conférences Campus Condorcet, à l’invitation de Jean-Claude Schmitt. Nous remercions Anne-Christine Taylor d’avoir vivement contribué à l’édition de ce texte.

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Notes

1 « Le monde de demain » est le titre d’une série de congrès annuels, organisés à Pérouse à partir de 1964, à la manière des conférences internationales de l’Unesco, par le philosophe chrétien Pietro Prini. Voir De Martino 2016 : 61-75.

2 Voir la présentation très éclairante de Pierre Gibert (2012).

3 Deux volumes de cette trilogie méridionale sont traduits par Gallimard entre 1963 et 1966, à l’initiative de Michel Leiris suivi par Pierre Nora, mais sortent du catalogue Gallimard en 1999. Voir De Martino 1963, 1966.

4 Sur la conflictualité italienne, la réception et la mise en débat de l’œuvre de Lanternari dans ce moment d’échanges internationaux sur l’étude des messianismes, voir Fabre & Massenzio 2013.

5 Dans le premier dossier consacré aux messianismes modernes, elles offrent la traduction d’un article publié en 1941 dans la revue américaine The Interamerican Quartely. Voir Métraux 1957.

6 Sur la réception de cette étude par la sociologie religieuse française, voir Mary 2013.

7 Ces migrations territoriales, soutiendra Hélène Clastres (1975), répondent au désir des hommes d’être à eux-mêmes leurs propres dieux, mais l’ascèse nécessaire – transgresser systématiquement les règles sociales ordinaires – équivaut à la mort de la culture et, donc, à l’inverse d’un messianisme.

8 Voir l’introduction avec références bibliographiques de Daniel Fabre au chapitre « Apocalypse et décolonisation » (De Martino 2016 : 244-269).

9 Cette notion réélabore en termes culturels la notion heideggérienne d’« être-hors-de-chez-soi » exprimée par le terme Unheimlichkeit.

10 Apocalypse est d’abord publié en anglais, en 1931, par le libraire-éditeur florentin Giuseppe Orioli. Ce texte, sans doute inachevé, existe en trois versions. Il faut y ajouter une introduction au livre d’un autre auteur – Dragon de l’Apocalypse de Frederick Carter –, à laquelle Lawrence a travaillé jusqu’à la veille de sa mort et qui a été éditée par une revue anglaise. Grâce au travail de Piero Nardi, De Martino dispose de la troisième version, la plus longue, et de cette introduction qu’il cite et commente longuement (2016 : 294-300).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Giordana Charuty, « Demain y aura-t-il un monde ? »Terrain [En ligne], 71 | 2019, mis en ligne le 13 mai 2019, consulté le 22 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/18125 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.18125

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Auteur

Giordana Charuty

École pratique des hautes études (EPHE)

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