1« On va droit dans le mur », entend-on régulièrement en ce début de xxie siècle. Formulées en référence à la crise écologique, au changement climatique ou à l’épuisement des ressources, les inquiétudes sont couramment associées à l’idée d’apocalypse, entendue comme fin du monde. Pourtant, nous rappelle François Hartog, si le terme apokalúpsis (dévoilement) soulève – dans sa matrice du judaïsme tardif et des débuts du christianisme – la « question de la fin », il renvoie surtout au « passage d’un temps à un autre, de ce temps-ci à un temps nouveau et radicalement différent » (2014 : 24-25). Or, poursuit-il, le terme d’apocalypse serait aujourd’hui remplacé par celui de « catastrophe » : « Devenue le terme générique, la catastrophe mobilise volontiers un vocabulaire, des images, voire des schèmes empruntés à l’apocalyptique traditionnelle. Mais elle n’ouvre évidemment ni sur un autre monde ni sur un autre temps. » (ibid. : 31) Les philosophes Michaël Fœssel (2014) et Hicham-Stéphane Afeissa (2014) abondent dans ce sens. Ce dernier conclut ainsi à propos du catastrophisme écologique, en référence à Günther Anders, « que l’apocalypse environnementale comporte cette spécificité d’être, le plus souvent, une “apocalypse sans Royaume”, c’est-à-dire d’être une apocalypse non salvatrice, ne laissant place à aucune espérance, ne débouchant pas sur un monde rénové, mais […] sur rien » (2006 : 294).
2Ces conclusions philosophiques ne permettent cependant pas de rendre compte des discours écologistes contemporains. Ceux-ci se saisissent en effet de la notion d’effondrement, mais leur catastrophisme s’articule le plus souvent à l’idée de transition – celle d’un monde qui meurt vers un nouveau monde. Cet article se propose de décrire cette apocalyptique d’un réseau informel d’écologistes engagés témoignant d’une certaine vision catastrophiste.
- 1 Bon nombre d’entre eux bénéficient d’une certaine visibilité dans les milieux les plus inquiets d’ (...)
- 2 Les prénoms ont été modifiés.
3Ce réseau, constitué d’intellectuels produisant de nombreux écrits sur l’effondrement à venir1, s’étend en France et en Suisse romande, avec quelques ramifications en Belgique francophone, et s’organise principalement autour de deux pôles. D’une part, l’Institut Momentum – think tank basé à Paris, fondé en 2011 par la journaliste Agnès Sinaï et présidé par l’ex-ministre de l’Environnement français Yves Cochet – rassemble des personnes engagées dans la réflexion autour de l’Anthropocène et de la postcroissance. D’autre part, le Réseau romand d’écopsychologie – créé à Lausanne en 2016 – met quant à lui en avant la dimension intérieure, spirituelle, de la transition écologique. Ce sont les parcours et propos de quatre jeunes hommes d’une trentaine d’années qui seront évoqués ici : Gabriel et Frédéric, membres de Momentum ; Nicolas et Bertrand2, associés au Réseau romand d’écopsychologie.
- 3 « Micromaison » semblable à une roulotte, la tiny house est devenue un mouvement de promotion d’un (...)
4La notion d’effondrement connaît un certain succès auprès d’un plus large public, notamment grâce au livre Comment tout peut s’effondrer écrit par deux membres de Momentum, Pablo Servigne et Raphaël Stevens (2015). Le premier, ingénieur agronome, a décidé de quitter la recherche universitaire après une thèse de doctorat en entomologie pour devenir auteur et conférencier. Il vivait avec sa famille au hameau des Buis au moment de l’enquête, un écovillage ardéchois construit autour d’une école s’inspirant des pédagogies alternatives Montessori, Freinet et Steiner-Waldorf. Le second, formé à la gestion de l’environnement, se définit comme chercheur indépendant. Bruxellois au moment de l’enquête, il s’est depuis installé à la campagne dans une tiny house3 avec sa compagne et leur fils. Il a passé une année au Schumacher College – haut lieu de formation « holistique » autour des questions écologiques et spirituelles – situé en périphérie de Totnes, en Grande-Bretagne, et associé dès son origine au mouvement de la Transition. Celui-ci, aussi appelé mouvement des Villes et Territoires en transition (Transition Town Movement), a été lancé en 2006 et promeut un changement de société à partir d’initiatives ancrées à un territoire : jardins partagés, monnaies locales ou ateliers d’autofabrication.
- 4 Pic de production du pétrole entraînant une baisse inéluctable de la consommation mondiale de cett (...)
5Les deux auteurs tentent de rassembler les différents facteurs de collapsus écologique en se fondant sur une littérature scientifique très mobilisée au sein du réseau ; ils ambitionnent ce faisant de développer une « science de l’effondrement » qu’ils nomment « collapsologie ». Ils la définissent comme « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus » (Servigne & Stevens 2015 : 253). En forgeant le néologisme « collapsologie », ils ont donné un nom à une tendance de fond, partagée par les membres du réseau, qui cherche à identifier les causes de l’effondrement d’une civilisation, notamment par des analogies avec des événements du passé, le plus fréquemment cité étant la chute de l’Empire romain d’Occident. Tandis que le registre scientifique est mis en avant pour conférer une légitimité à leurs discours, d’autres, l’intuition mais aussi l’imagination – visions de guerres, de famines ou de chaos social –, sont aussi convoqués. Collapsologue revendiqué, Gabriel a par exemple abandonné la ville et son laboratoire de recherche et vit dans un écovillage où il s’intéresse à la notion d’effondrement, « un mot qui fait peur, un mot qui te fait exploser ton imaginaire et qui t’envoie facilement vers des images à la Mad Max, des images apocalyptiques ». Ingénieur de formation, Frédéric a également vécu en écovillage au Canada et a lancé une initiative locale de Transition dans sa ville. Il vivote en parcourant la France en tant que conférencier indépendant, pour alerter de l’imminence du « pic pétrolier4 ». Lui aussi s’appuie sur la science-fiction pour se représenter l’effondrement, évoquant Ravage (1943) ou le film La Route (2009) : « […] un père avec son gamin dans un monde où on ne voit plus le Soleil, plus de photosynthèse. C’est le chaos total, il y a du cannibalisme, des trucs complètement atroces. Tu peux arriver à te faire des images de ce genre-là. »
- 5 L’adjectif catabolique – proposé par le néodruide et penseur du pic pétrolier américain John Micha (...)
6La question de la temporalité de l’effondrement est de ce point de vue cruciale puisque des interprétations différentes de son imminence peuvent conduire à des imaginaires complètement différents. Pour Gabriel, l’effondrement ne sera pas soudain, il se produit lentement et il est vain de prédire sa date, puisque « tout a déjà basculé ». « On est déjà dedans, l’effondrement catabolique5 est en cours. Pour moi les signes sont tellement évidents, d’un délitement social… » explique également un autre membre du réseau qui perçoit une décomposition progressive des fondements de la société. Cette lente désagrégation, insidieuse et invisible, est identifiée par des « signes » : « Le chômage, le fait qu’on respire mal dans les villes, qu’on n’arrive pas à se loger, le fait que les gens aient peur les uns des autres… »
- 6 Plus que deux groupes distincts, il s’agit surtout de deux perspectives – et donc de deux registre (...)
7Mais pour d’autres, l’effondrement sera rapide, donc catastrophique, et le choc est sans doute imminent6. Certains se risquent même à avancer une date. Yves Cochet avait ainsi prédit que les Jeux olympiques de Londres en 2012 n’auraient pas lieu, pic pétrolier oblige. Et ce pari perdu ne l’a pas empêché d’en lancer d’autres, avec la certitude d’un effondrement avant 2030. « Ça peut aller très très vite », selon Frédéric, et il faut « se préparer à vivre des moments difficiles ». Certains apprennent à reconnaître les plantes sauvages comestibles, se forment en traction attelée, en permaculture, ou encore se préparent à l’autosuffisance alimentaire en achetant des terres cultivables.
8Catabolistes et catastrophistes trouvent dans le mouvement de la Transition des réponses communes aux deux scénarios. Débutant en 2006 avec Transition Town Totnes (TTT), lancé notamment par le permaculteur Rob Hopkins, il est très populaire parmi les membres du réseau. Il consiste en une préparation collective, à l’échelle locale, à la pénurie de pétrole et au changement climatique, avec des petites communautés, des « réseaux des temps difficiles » (Servigne & Stevens 2015 : 7) pour rendre la transition la moins chaotique possible en améliorant la résilience locale. Ces regroupements pourraient aussi constituer des îlots de survie si l’effondrement s’avérait plus brutal, comme le suggère un collapsologue romand :
« Il faut faire partout de petites expériences. Des expériences de low tech, d’écovillages, de permaculture, de bio, d’agroécologie, d’habitat coopératif… C’est tout ça qui prépare la société de demain. L’analogie avec Rome est assez intéressante : le Sud de la Gaule se reconstruit autour des monastères. »
9L’enjeu est bien l’émergence d’une nouvelle civilisation posteffondrement, qu’il s’agit de préparer, par-delà les « temps difficiles ».
10Dans ce cadre, le mot « basculement », revenant régulièrement au cours de l’enquête, rend compte d’une double logique. Bertrand a abandonné son travail dans la chimie pour constituer un écolieu, une petite communauté installée dans une maison du Genevois qui se réclame du mouvement de la Transition : « On ne va pas rester là à attendre l’effondrement, […] on espère que le point de basculement, on va l’atteindre à temps. » Le tipping point ne désigne alors pas une évolution catastrophique du système Terre, mais la nécessité « d’accélérer le basculement vers une société plus juste, plus équitable, plus écologique », comme l’explique Bertrand, pour justement éviter de basculer vers des conditions inconnues.
11Deux scénarios sont alors possibles. Nicolas est au cœur du Réseau romand d’écopsychologie ; il s’est formé une année en sciences holistiques au Schumacher College comme Raphaël Stevens. Il a ensuite vécu dans l’écovillage de Findhorn en Écosse et organise des « quêtes de vision », un rite de passage d’inspiration amérindienne incluant plusieurs jours de jeûne solitaire dans la nature. Pour lui, nous « fonçons à toute allure vers l’iceberg, mais le bateau peut encore tourner, il n’est pas nécessaire d’aller dans un canot de sauvetage tout de suite ». Il considère lui aussi que l’on peut encore « basculer » avant qu’il ne soit trop tard et que l’on peut encore choisir entre l’effondrement et la « métamorphose ». Pour de nombreux interlocuteurs cependant, cette mutation ne se fera pas toute seule, des chocs seront nécessaires pour qu’un tel changement devienne acceptable par le plus grand nombre, afin de « réouvrir l’horizon des possibles ». Selon ce second scénario, l’effondrement est inévitable et le sursaut ne pourra avoir lieu qu’après le « collapse ». Que ce soit par une chute lente ou rapide, et un « basculement » avant ou après le « choc », demeure constante l’idée que le monde que nous connaissons va mourir et qu’il s’agit de faire naître un nouveau monde, espéré meilleur. Il s’agit donc bien d’une véritable apocalyptique écologique avec un passage d’un monde à l’autre, avec une ouverture sur un autre temps. La transformation n’est cependant pas perçue comme limitée au monde sensible : pour les membres du réseau, elle doit d’abord se produire à un autre niveau, celui de l’intériorité.
« On était avec un collègue collapsologue, on se disait qu’il fallait créer une organisation internationale du deuil, comme une branche de l’ONU, qui organise cette gestion d’émotions, et le deuil de la civilisation, pour aller de l’avant et pour construire un truc nouveau. On ne peut pas construire un truc nouveau si on n’a pas fait ce deuil du monde qui meurt. »
12Gabriel évoque une idée récurrente au sein du réseau, celle d’un deuil qui doit être fait en différentes phases : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Ce faisant, l’accent est mis sur le ressenti intérieur, psychologique, face à la catastrophe. Dans les conférences que donnent Gabriel aussi bien que Frédéric sur l’effondrement ou la fin du pétrole, tous deux attachent une grande importance aux émotions que provoque la prise de conscience de l’effondrement. Pour le premier, « à chaque fois, il y a une émotion, on touche les tripes des gens, le cœur des gens, il y a des larmes à chaque fois. À chaque fois que je fais une conférence, il y a des gens qui sont dans la peur, la tristesse, la colère, beaucoup de colère et de ressentiment, et même la joie […]. On touche vraiment des émotions fortes. » Le second dit qu’il est « en train de toucher les gens dans leur être intérieur, de provoquer une transformation, et donc quelque part il y a forcément une dimension spirituelle ». Pour les deux hommes, la transition vers un monde nouveau est indissociable d’une autre transition, intérieure celle-ci, qui doit amener chacun à accepter la fin du monde dans lequel il vit pour mieux faire advenir le nouveau monde et participer à sa construction. Transition extérieure et transition intérieure forment ainsi une double spirale, l’une entraînant l’autre.
13Cette articulation entre la mutation du monde et celle de l’individu est au cœur du mouvement de la Transition intérieure (Inner Transition). Celui-ci a émergé à Totnes au moment de la naissance de la première initiative de Transition en 2006, Transition Town Totnes (TTT), avec la création d’un sous-groupe « Cœur et âme » (Heart and Soul). La Transition intérieure consiste à prendre en compte les dimensions psychologiques et spirituelles de la transition écologique7. Le Réseau romand d’écopsychologie se réclame particulièrement de celle-là. La page web de l’éphémère groupe de Transition intérieure duquel il a émergé en proposait la définition suivante :
- 8 http://www.ecoattitude.org [page aujourd’hui supprimée].
« “Sois toi-même le changement que tu désires voir advenir.” Gandhi avait compris que si le monde nous façonne, nous modelons aussi le monde à notre image. En conséquence, si nous voulons parvenir à de réels changements dans nos comportements individuels et collectifs, il est nécessaire d’agir non seulement sur la société mais également sur nous-mêmes. La transition intérieure est ce travail de conscience et de transformation. La transition intérieure touche toutes les dimensions de notre être, notre imaginaire et notre mode de vie. Elle vise à ancrer en profondeur le changement de paradigme requis par les impasses du monde dit développé […]. Cette situation est le résultat d’une culture matérialiste et dualiste, où l’être humain – amputé de sa dimension spirituelle – est séparé de la nature, de sa communauté et de lui-même, car divisé entre son corps, son âme et son esprit8. »
- 9 Bertrand a lui invité près de Genève une association française pour animer un atelier TQR dans son (...)
14La transition intérieure est avant tout pensée comme un « travail de transformation » à mener sur soi-même, en particulier à travers des activités inspirées de « l’écopsychologie pratique » de Joanna Macy. Cette activiste américaine, influencée par le bouddhisme et la pensée systémique (qui vise à aborder un objet complexe à partir de ses interactions), a en effet développé une méthode de groupe, le Travail qui relie (TQR), très populaire au sein du réseau. Pablo Servigne et Raphaël Stevens sont ainsi familiers des sessions organisées par l’association belge Terr’Eveille, exclusivement dédiée à la promotion du TQR. Le premier d’entre eux a même rejoint leur équipe d’animateurs d’ateliers, les « cofacilitateurs », dans laquelle se trouve le biologiste Gauthier Chapelle, également passé par le Schumacher College et qui a cosigné avec les deux hommes Une autre fin du monde est possible (Servigne et al. 2018). Gabriel est aussi un fervent « TQRien », de même que Nicolas qui a découvert cette méthode au Schumacher College, avant de l’approfondir dans l’écovillage de Findhorn – berceau du New Age – où il a été l’assistant de sa fondatrice, Joanna Macy9.
15Le déroulement d’un « atelier de base » organisé en 2015 à Ambly dans les Ardennes belges par Terr’Eveille permet de saisir comment la dimension catastrophique prend tout son sens articulée à l’intériorité, et comment les souffrances et destins du monde s’entremêlent au ressenti intime. D’une durée de quatre jours, ce TQR a rassemblé treize participants et a été animé par les trois fondateurs de Terr’Eveille. Comme tous les autres, cet « atelier d’écologie profonde » est calqué sur la méthodologie en quatre étapes séquentielles proposée par Joanna Macy (Macy & Brown 2008), avec environ une journée consacrée à chaque étape.
16La première étape consiste à « affirmer la gratitude à l’égard du cadeau de la vie ». Il s’agit de « descendre dans son corps », de l’écouter, d’être en contact avec ses émotions et de se connecter à soi-même, aux autres participants, à la vie, à la nature et à la Terre, pour ressentir de la gratitude d’être en vie et en lien avec le vivant. En guise d’exercice, allongés en étoile sur le sol, les participants sont invités à sentir la courbure de la Terre et sa gravité sous leur dos puis leur ventre. Plus tard, chacun berce du bout des doigts la tête, devenue planète, d’un autre participant avant d’inverser les rôles.
17L’étape suivante est un « travail sur le désespoir » qui vise à « reconnaître et honorer notre douleur pour le monde ». Au cours d’un rituel appelé « Mandala de nos vérités », les participants s’expriment tour à tour au milieu du cercle qu’ils forment, lequel – comme la « membrane d’une cellule » – ne doit pas laisser s’échapper au dehors ce qui peut être dit de personnel et d’intime. Chacun peut alors murmurer ou hurler ses inquiétudes à propos de l’état de la planète, de l’effondrement des écosystèmes ou de sa propre vie en faisant intervenir ses émotions : peur, désespoir, colère ou tristesse. L’objectif est de ressentir intérieurement, « au niveau des tripes », les souffrances du monde et de produire un « effondrement intérieur ».
18Une fois ce processus de transformation intérieure enclenché, l’atelier amène ensuite les participants à « voir avec des yeux neufs », à faire advenir un autre monde, par une perception nouvelle, holiste, de ce qui les entoure. S’enchaînent alors les exposés théoriques autour de l’interdépendance du vivant (« la vraie loi de la jungle, c’est l’entraide ! », « les bactéries sont nos ancêtres »), des rituels et exercices. Installés à bord d’un canoë imaginaire, pagayant les yeux clos, les participants remontent symboliquement vers le « temps profond » des origines pour « recueillir les dons des ancêtres », tout ce que l’histoire de la vie leur a légué. Une longue « conversation sauvage » personnelle avec un rocher, un arbre, un lichen permet également d’interagir avec des interlocuteurs inhabituels et de se « reconnecter à la toile du vivant ». Cette étape permet, par l’expérience du « temps profond » et de « notre appartenance mutuelle à la Toile de la Vie », de renforcer le sentiment de connexion entre la souffrance personnelle et celle de tous les êtres ressentie à l’étape précédente.
19Enfin, la dernière étape permet d’« aller de l’avant » en « passant à l’action » : le « changement de perception » réalisé est mis au service du « changement de cap » engageant vers des « actions de résistance pour la défense de la vie sur Terre » et la « création d’institutions alternatives ». Chaque participant est ainsi invité à préparer un projet personnel en ce sens et à le soumettre au groupe pour bénéficier de ses commentaires et de son soutien.
20La perspective de l’effondrement est très présente tout au long de l’atelier. Facilitateurs et participants citent volontiers « le livre de Pablo », Comment tout peut s’effondrer, qui vient alors de paraître (Servigne & Stevens 2015). Un homme en particulier, TQRien fidèle fortement impliqué dans le mouvement de la Transition, est très pessimiste. Il m’explique – à l’occasion d’un exercice de « phrase ouverte » en duo où l’on doit commencer à s’exprimer en disant « ce qui m’inquiète dans la société… » – avoir eu du mal à s’attacher à son dernier enfant à sa naissance, pensant l’effondrement imminent. Selon lui, ce dernier peut survenir à tout moment ; il se demande ainsi, à propos de tout événement prévu dans le futur, s’il sera « pré- ou posteffondrement ». Quand il est question de rester en contact par courriel à la fin de l’atelier, il affiche tout haut son scepticisme sur le fonctionnement de l’Internet et la production d’électricité dans un avenir très proche. Au début du stage, une facilitatrice nous met en garde : « au cours de l’atelier, il y a un effondrement personnel qui se passe », lequel fait écho au spectre de la catastrophe qui plane sur le TQR.
21L’atelier consiste ainsi en une apocalyptique écologique expérientielle aussi bien dans son élaboration que dans son appropriation concrète par les participants. Elle s’apparente en effet à un rite de passage par lequel chacun fait l’expérience de l’effondrement du monde au plus profond de soi avant de renaître à lui-même par une perception renouvelée du monde. Celle-ci anticipe l’émergence d’un monde nouveau fondé sur la reconnaissance de l’interdépendance fondamentale du vivant. Le TQR vise ainsi une transformation intérieure non pas préalable à la transformation du monde, mais inhérente à celle-ci : « Sois toi-même le changement que tu désires voir advenir. »
22Que le mouvement de la Transition dont se réclament la plupart des membres du réseau ait émergé à Totnes ne doit pas grand chose au hasard. Cette petite ville est connue Outre-Manche pour être un lieu de ralliement des personnes en quête de pratiques alternatives communément désignées comme « New Age », que celles-ci soient éducatives, thérapeutiques, alimentaires ou spirituelles. Les cofondateurs de TTT à l’origine du mouvement de la Transition, Rob Hopkins et Naresh Giangrande, enseignaient ainsi la permaculture pour le premier (conception holiste de l’agriculture qui va parfois de pair avec un fort intérêt pour les spiritualités alternatives) et la méditation pour le second. Cette particularité de Totnes tient à sa proximité avec Dartington Hall, une vaste propriété achetée en 1925 par Leonard et Dorothy Elmhirst, devenue, sous la tutelle du couple, un lieu d’expérimentation de pratiques agronomiques, artistiques et éducatives alternatives, attirant de nombreux visiteurs, illustres comme inconnus. C’est à Dartington Hall qu’est établi le Schumacher College – ce centre de formation alternatif, fondé en 1990 par l’activiste indien Satish Kumar – qui collabore étroitement avec le mouvement de la Transition depuis son lancement. Nicolas explique ainsi avoir suivi là-bas, pendant ses études de master en sciences holistiques, un atelier de deux jours pour apprendre à lancer une initiative locale de Transition ; une journée entière avait été consacrée lors de cet atelier à « faire du Joanna Macy », dont il connaissait déjà les méthodes du TQR. Pour lui, la transition intérieure n’est donc pas optionnelle, mais au contraire fondamentale dans l’ensemble du mouvement de la Transition.
23La Transition, et plus précisément la transition intérieure et sa pratique centrale, le TQR, peuvent être reliés au New Age, un courant fondé sur l’attente d’une nouvelle ère, celle du Verseau, avant de revêtir des formes très variées pour former une nébuleuse aux contours flous et à la définition délicate. Bien qu’aujourd’hui plus personne ne se réclame du New Age, les membres du réseau ne faisant pas exception, les plus impliqués dans la Transition et le TQR – et leur entourage proche – s’adonnent de manière avancée, souvent professionnelle, à des pratiques alternatives telles que le tai-chi, l’ostéopathie, le channeling, le qi gong, le yoga, la méditation, le néochamanisme, communément associées à ce courant (Champion 1989 ; Hanegraaff 1998). Ils trouvent donc leur place dans la nébuleuse du New Age, ce que Colin Campbell (2002) appelle le cultic milieu, qui s’appuie sur quelques hauts lieux où circulent personnes, pratiques et idées, à l’instar de Joanna Macy et son TQR. Totnes et le Schumacher College comptent parmi ces lieux, tout comme l’écovillage de Findhorn, où Nicolas a résidé et travaillé après son master.
24La communauté de Findhorn a joué un rôle primordial dans l’histoire du New Age. Pour mieux cerner ce que désigne ce terme, l’historien des religions Wouter J. Hanegraaff propose de distinguer deux acceptions. Un New Age stricto sensu a émergé à Findhorn notamment sous l’impulsion d’un de ses habitants, David Spangler, dont le livre (1971) semble avoir contribué à imposer cette dénomination et fait de lui un théoricien de ce courant. S’est ensuite développé un New Age lato sensu, véritable nébuleuse mystique et ésotérique qui mélange channeling, thérapies alternatives, développement personnel, holisme, Naturphilosophie, néopaganisme, etc., pour constituer une « religion du New Age » (Hanegraaff 1998 : 103).
25Bien que le New Age ne soit revendiqué par aucun pratiquant, revenir sur son histoire permet de mieux saisir le catastrophisme des écologistes du réseau et la dimension spirituelle dont ils se réclament. Le New Age aurait pour précurseurs les mouvements soucoupistes (UFO cults) des années 1950 (ibid. : 96). Spangler, qui fut engagé dans ces derniers, en pleine guerre froide et crainte de l’« hiver nucléaire », décrivait leur vision apocalyptique de la sorte :
« La Terre entrait dans un nouveau cycle d’évolution, qui serait marqué par l’apparition d’une nouvelle conscience au sein de l’humanité, laquelle donnerait naissance à une nouvelle civilisation. Malheureusement, les cultures du monde actuel étaient tellement corrompues et matérialistes qu’elles résisteraient à ce changement. Par conséquent, la transition d’un âge à l’autre s’accomplirait par la destruction de l’ancienne civilisation, par des catastrophes naturelles comme des tremblements de terre ou des inondations, par une guerre mondiale ou par un effondrement social de type politique ou économique, ou par une combinaison de ces facteurs. Cependant, ceux dont la conscience serait en phase avec cette nouvelle culture seraient protégés de diverses manières et survivraient ces temps de cataclysmes et de désastres. Ils entreraient alors dans un nouvel âge d’abondance et d’éveil spirituel – l’Âge du Verseau, comme l’appellent les astrologues – dans lequel, guidés par des êtres avancés, peut-être des anges, des maîtres spirituels ou peut-être des émissaires d’une civilisation extraterrestre dont les vaisseaux seraient les OVNI, ils aideraient à créer une nouvelle civilisation. » (Spangler cité dans ibid. : 95, ma traduction)
26Hanegraaff lit dans ce mouvement soucoupiste un « mouvement proto-New Age », prolongé ensuite par le développement, au cours des années 1960, de communautés alternatives et contre-culturelles comme celle de Findhorn. Néanmoins, la perspective apocalyptique s’y affaiblit pour laisser place à l’ambition de faire émerger le nouvel âge « ici et maintenant ». Ainsi, pour Spangler, « au lieu de propager des préavis de l’apocalypse, Findhorn devait plutôt déclarer que le nouvel âge est déjà là, dans l’esprit si ce n’est dans la réalité, et que chacun pouvait maintenant cocréer avec cet esprit, afin qu’il se manifeste dans la réalité ». Et de conclure : « Cette philosophie selon laquelle “nous sommes en train de créer le nouvel âge, maintenant” devint la politique de Findhorn . » (ibid. : 96, ma traduction)
27Suivant une logique bien identifiée par l’équipe du psychosociologue américain Leon Festinger, quand l’apocalypse annoncée ne se produit pas, la prophétie est recyclée sur un autre plan, en général spirituel, et elle est alors comprise comme la métaphore d’un changement devenu intérieur (Festinger et al. 1956). Le New Age stricto sensu est donc, dans ce sens, un millénarisme – ce que l’idée de nouvel âge exprime déjà –, mais désapocalyptisé, dépouillé de la portée apocalyptique qui était bien présente dans les mouvements soucoupistes. On peut ainsi, en suivant Hanegraaff, distinguer le prémillénarisme caractéristique des mouvements soucoupistes (à savoir l’attente du millenium consécutif à une rupture brutale, violente, apocalyptique) du postmillénarisme – le New Age stricto sensu, où le Royaume peut être atteint progressivement à la suite d’un processus évolutif (Hanegraaff 1998 : 98-100). L’établissement de l’ère du Verseau ne se ferait donc pas à la suite de bouleversements catastrophiques, mais progressivement, dans l’esprit d’abord et dans la réalité ensuite, tel qu’il avait été envisagé par exemple à Findhorn par David Spangler.
- 10 Pour une ethnographie détaillée, voir Sutcliffe 2003.
28À l’oscillation entre pré- et postmillénarisme s’ajoute celle entre transformation du monde dans sa réalité tangible et transformation intérieure des esprits. Elle s’accompagne plus largement d’une dialectique entre métamorphose à l’échelle globale et changement personnel qui, pour la sociologue Françoise Champion, est l’une des caractéristiques de la « nébuleuse mystique-ésotérique » qu’est le New Age (1989 : 159). La transformation intérieure est en effet essentielle pour changer le monde et revient dans les diverses composantes du nouvel âge par l’emploi fréquent de mots tels que transformation, changement, transition, mutation, transmutation, métamorphose, avec pour objet le soi, l’intériorité, la conscience, l’esprit, etc. À Findhorn, qui de « Mecque du New Age » (Litfin 2014) est devenu un lieu de référence du mouvement de la Transition et du TQR, tout séjour débute par une Experience Week, une semaine initiatique obligatoire. À l’instar de tout nouvel arrivant, j’ai moi-même tiré au sort une carte (avec un petit ange au verso) à mon arrivée et Transformation était le message guidant ma semaine de découverte de l’écovillage, un mélange de visites, de cercles de parole, d’exercices, de travail bénévole et de méditation10. La blessing card, « carte de bénédiction », tirée avant mon départ portait le mot Change, pour accompagner mon retour, nouvelle invitation à une transformation intérieure.
29À l’ère du Verseau du New Age fait écho le monde meilleur espéré par les membres du réseau, qui parlent plutôt « d’âge de l’entraide » (Servigne & Chapelle 2017), de « monde plus intelligent », voire de « Noocène11 ». Dans son manifeste fondateur, l’Institut Momentum annonce que le « moment de changer d’ère » est venu, et que « le vent du changement est là. […] Le moment historique que nous vivons demande un mode de pensée différent12. » Ce constat est fréquemment exprimé par les membres du réseau, qui aiment citer une phrase attribuée à Albert Einstein : « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré », citation parfois reprise en invoquant une nécessaire « mutation des consciences », l’émergence d’un niveau de conscience supérieur ou d’une « conscience collective ». Michel Maxime Egger, membre du Réseau romand d’écopsychologie, affirme que « la crise écologique est “apocalyptique”. Elle “révèle” la fin non pas du monde mais d’un monde. » Selon lui, l’écologie extérieure ne suffit pas. Elle doit être complétée par une écologie intérieure, une « écospiritualité » impliquant un « changement de paradigme » : « […] le passage d’une relation d’extériorité à une relation de communion intérieure avec le cosmos. La clef consiste en une métanoia personnelle qui allie transformation de soi et transformation du monde. » (2012 : 9-10)
30L’articulation entre transformation de soi et transformation du monde est centrale pour les membres du réseau ; elle est au cœur du Travail qui relie et est également, on l’a vu, inhérente au New Age. Les ateliers du TQR et l’Experience Week de Findhorn présentent de nombreuses autres similitudes par-delà cette homologie structurelle. Dans l’un comme dans l’autre, les participants se réunissent en cercle autour de mandalas, de préférence à même le sol, et les temps de méditation, de chant et d’exercices de contact corporel sont récurrents. Une grande importance est accordée aux émotions et à leur libre expression, ainsi qu’à la dynamique de groupe, perçu comme une « famille », un espace bienveillant séparé d’un out there (« là-bas ») menaçant. Le végétarisme est de rigueur et le contact avec la nature est encouragé : bains d’eau froide, marche sous la pluie, méditation sur le cycle de la vie dans la Living Machine (biostation d’épuration) à Findhorn ; « conversation sauvage », marche pieds nus, body land art et observation minutieuse, d’une goutte d’eau par exemple, lors du TQR. On pourrait aussi détailler les références parallèles aux traditions orientales, autochtones et chamaniques, la tendance vestimentaire alternative des participants, etc.
31De nombreux éléments rapprochent donc le mouvement de la Transition du New Age. Ce dernier apparaît comme l’espace d’émergence de la Transition – exemple de remobilisation millénariste de type apocalyptique –, et plus particulièrement de la Transition intérieure et du TQR. Cette réapocalyptisation du New Age par la mobilisation de thématiques écologiques, et plus particulièrement par le changement climatique et le pic pétrolier, ne semble d’ailleurs pas se limiter à la Transition. Elle touche également de nombreuses communautés intentionnelles, lieux de pratiques alternatives apparentées à celles du New Age qui ont, à l’instar de Findhorn, décidé au cours des années 1990 de se labéliser « écovillages » et de se regrouper au sein d’un Global Ecovillage Network (GEN).
32Le parcours de Nicolas illustre cette tendance, puisqu’il assume l’éducation de ses parents qu’il décrit comme « New Agey », tout en ambitionnant de donner à cet héritage une tournure plus scientifique et écologique. Mais le succès du mouvement de la Transition bien au-delà de Totnes s’explique aussi, voire surtout, par d’autres trajectoires. Bertrand, Frédéric et Gabriel – bien qu’ayant reçu une éducation catholique – se sont tous les trois éloignés des dogmes de l’Église, avant de trouver dans la Transition intérieure une réponse plus spirituelle à une quête de sens qu’ils liaient d’abord à des enjeux purement écologiques. Gabriel explique s’être « ouvert récemment à la spiritualité » : « J’ai jamais été touché par une messe, par un truc… jamais. Et là j’ai été vraiment touché par des rites [du TQR]. […] Mais se reconnecter, sentir qu’on est en communauté avec les bactéries ou les champignons, ça apporte une sérénité, une jouissance, une profondeur… » Frédéric n’est pour sa part pas familier du TQR et évoque plutôt des pratiques de « réharmonisation de [s]es flux d’énergie », notamment par le toucher ou l’enlacement d’un arbre. Cette rencontre de l’écologie et des spiritualités alternatives, que Michel Maxime Egger (2012, 2018) nomme « écospiritualité », peut être définie, en suivant Aurélie Choné, comme « deux processus complémentaires que sont l’écologisation du religieux (au sens large) et la spiritualisation de l’écologie » (2016 : 60). Par-delà les religions instituées, elle remarque d’ailleurs que cette rencontre englobe un ensemble de « courants ésotériques occidentaux » : l’anthroposophie, les nouveaux mouvements religieux et le New Age. On peut donc tout autant parler d’écologisation de la spiritualité et, plus particulièrement ici, d’écologisation du New Age.
- 13 Les liens avec le courant anthroposophique de Rudolf Steiner sont nombreux, par exemple avec la pé (...)
33L’importance accordée aux spiritualités alternatives par les membres de ce réseau écologiste éclaire un aspect essentiel de leurs représentations qui est souvent peu mis en avant par souci de légitimité, comme dans le cas de la naturopathie en France (Grisoni 2011). L’approche spirituelle de la nature n’est certes pas une nouveauté, que l’on songe à la Naturphilosophie, au romantisme, à l’« écologie spirituelle » de Rudolf Steiner (Choné 2013), à la dimension écologique de la contre-culture dès les années 1970 portée notamment par Gregory Bateson, Fritjof Capra, Teddy Goldsmith ou Rupert Sheldrake, ou aux mouvements écologistes radicaux américains (Radical environmentalism) associés au néopaganisme, au New Age et à l’écologie profonde (Taylor 2001a, b ; Pike 2013). Mais l’inscription dans cette lignée du mouvement actuel de la Transition13, de même que la présence en Europe francophone, et particulièrement en France, d’un réseau en pleine croissance adhérant à une écologie profonde et spirituelle réputée absente ou marginale (Chamel 2018), renouvellent le regard porté sur le mouvement écologiste dans cet espace.
34Le déploiement de la notion d’effondrement par ces écologistes s’avère donc plus riche et plus complexe que la perspective de fin du monde à laquelle elle est trop souvent réduite et que le constat scientifique dont eux-mêmes se réclament. La collapsologie, à travers notamment la Transition intérieure et le Travail qui relie, fait écho au millénarisme New Age en réactualisant le croisement des thématiques écologiques et spirituelles. L’apocalyptique écologique n’ouvre pas sur « rien », mais « dévoile », au contraire, un monde d’alternatives à explorer.