1Les crimes qui ont été commis en Bosnie-Herzégovine sont terribles, et, parmi ceux-ci, certains – comme ceux qui furent perpétrés à Srebrenica – viennent d’être qualifiés juridiquement (avril 2004) de génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), à La Haye. Cette cour, créée en 1993 par le Conseil de sécurité de l’ONU en pleine guerre, s’est donné pour mission de juger les crimes de génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les violations graves du droit de la guerre commis pendant le conflit qui fit rage en Croatie puis en Bosnie-Herzégovine, entre 1991 et 1995, conflits immédiatement suivis de la guerre au Kosovo, dont les crimes, relevant de la même configuration ex-yougoslave, sont justiciables de cette même cour, alors dite ad hoc.
- 1 SDS (Srpska Demokratska Stanka), Parti démocratique serbe créé le 12 juillet 1990. La clé de voûte (...)
- 2 Appelés Bosniaques à partir de la Constitution de 1994.
2Dans une de ses déclarations, donnée dans le cadre d’une plaidoirie en reconnaissance de culpabilité devant le TPIY à La Haye, au mois de décembre 2002, Biljana Plavsić, un des hauts cadres du parti nationaliste des Serbes de Bosnie, le SDS 1, accusée par le Tribunal pénal de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, allègue, en guise de justification centrale du comportement meurtrier des forces nationalistes, leur commun sentiment d’» effroi » – d’effroi collectif – d’être à nouveau des victimes, puisque le lien fédératif, le lien qui faisait les « Yougoslaves », était brisé. Désormais, il ne restait plus en scène que des « Musulmans 2 » et des « Croates », sans freins politiques. Dans le cadre rétrospectif de ce récit justificatif et des accusations implicites qu’il mettait en scène, B. Plavsić déploie un « topos » : celui du retour chez l’autre de la pente haineuse naturelle, un moment suspendu par l’artifice politique, de la reviviscence du désir de revenir à une violence destructrice. Devant cette menace toujours renouvelée, la nécessité d’une action préventive d’» autodéfense » de « son peuple », en vue d’assurer sa survie « menacée », s’avérait, dit-elle, le seul moyen de protection :
- 3 Déclaration de Biljana Plavsić devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, compte (...)
« Je suis ici pour deux raisons : affronter ces accusations et épargner mon peuple, car il était clair que c’est mon peuple qui aurait payé le prix à payer en cas de refus de comparaître de ma part. J’ai eu amplement la possibilité d’examiner les charges retenues contre moi que j’ai étudiées et appréciées à leur juste valeur avec l’aide de mes conseils. J’en suis arrivée à penser et à admettre le fait que plusieurs milliers de personnes innocentes ont été les victimes d’un effort organisé et systématique visant à chasser les Musulmans et les Croates des territoires sur lesquels les Serbes avaient des prétentions. A l’époque, je m’étais convaincue facilement que ce qui était en cause était un problème de survie et d’autodéfense. En fait, c’était bien davantage. Les dirigeants dont je faisais partie, bien sûr, ont pris pour cible d’innombrables personnes innocentes. Arguer de la nécessité de se défendre, de survivre ne justifie en rien ces actes. En fin de compte, certains ont pu dire, y compris dans notre peuple, que cette guerre nous a fait perdre notre grandeur. Des questions évidentes se posent par conséquent. Si cette vérité est aujourd’hui si claire, pourquoi ne l’ai-je pas vue avant ? Et comment est-il possible que nos dirigeants et ceux qui les ont suivis aient commis de tels actes ? La réponse à ces deux questions réside, je crois, dans le mot “effroi” ; un effroi qui rend aveugle et qui nous a conduits à l’idée obsessionnelle, notamment chez ceux d’entre nous pour qui la Deuxième Guerre mondiale est un souvenir vivace, que les Serbes ne devaient plus jamais être réduits à l’état de victimes. En pensant ainsi, nous qui faisions partie de la direction avons violé le devoir premier de tout être humain : le devoir de se maîtriser pour respecter la dignité humaine d’autrui 3. »
3Ce récit justificatif généralement utilisé deux fois, ex ante (« propagande ») et ex post (« plaidoyer »), déploie les thèmes d’une fiction instrumentalisée. Celle-ci s’appuie sur le motif des « haines ancestrales », c’est-à-dire, implicitement pour le locuteur local, des haines récurrentes dont l’initiative est toujours du fait de l’autre. L’emploi de ce thème, qui dans le cas de la guerre en Bosnie sera repris ensuite au titre de sa supposée valeur explicative par les observateurs étrangers – mais qui sera bientôt réfuté par les spécialistes –, n’est pas le signe d’une simple paresse de jugement desdits étrangers, ou d’un goût spécialement conventionnel. Si, effectivement, l’argument ne reflète pas une « réalité » substantielle, il a été néanmoins promu par les actes discursifs locaux des entrepreneurs nationalistes. Fiction banale, récurrente, fréquente, dans les configurations de crimes de masse racialo-ethniques, mais fiction dont les ressorts, alimentés par maintes citations de cas qui viennent en supporter l’évidence, est si souvent employée qu’on ne peut la balayer comme simple manipulation sans se poser auparavant la question du cadre dans lequel elle est produite et employée. Car s’il s’agit bien de manipulation, elle est complexe et joue avec des strates de l’expérience singulière et collective des personnes, diversement composées. Ainsi, par exemple, il est vrai que les Serbes de la Krajina croate devenaient une minorité dont les droits étaient très mal assurés par la première Constitution croate lors de l’indépendance de la Croatie en juin 1991, ce qui pouvait légitimement inquiéter ces populations et leur rappeler les souvenirs des crimes oustachisde la Seconde Guerre mondiale. Mais il est également certain que les très virulentes thèses ultranationalistes émanant de certains cercles serbes officiels liés au pouvoir d’Etat (il ne s’agit évidemment pas ici du peuple serbe comme groupe, mais des choix d’un mouvement politique) n’ont pas attendu cette occurrence pour se manifester publiquement et avec un très grand succès. Je ne peux donc, en l’état, que constater la fréquence de l’argument de la peur, et cela dans maintes régions de Bosnie et d’Herzégovine, soit par des collectifs, soit par des individus, et noter la façon dont les recours personnels ou collectifs à la mémoire sont alors mobilisés.
- 4 « Les victimes de cette campagne discriminatoire étaient principalement des Musulmans, des Croates (...)
4Cet article se propose seulement de mettre en relation deux types de sources différentes et de les rapprocher. Il s’est donc donné un cadrage très étroit. Il ne traite pas de la question de la légitimité du TPIY, ni ne se place sur le terrain des débats concernant l’évaluation de ses diverses missions. Il ne traite pas des causes de la guerre en Yougoslavie, ni externes ni internes, ni des dynamiques internationales de son déroulement. Il n’est pas non plus un article d’analyse et apporte peu d’éléments ethnographiques, étant donné le faible degré d’avancement de ce nouveau travail, qui en est à sa phase préliminaire. Sur le plan empirique, il renvoie à une phase précise de la guerre parmi toutes celles qui ont constitué le conflit yougoslave, et, parmi celles-ci, uniquement à la première phase du conflit qui eut lieu, entre mars et août 1992, dans certaines municipalités de Bosnie-Herzégovine. Dans cette phase, une campagne de persécutions fut menée par les forces nationalistes serbes – dont certaines venaient de Serbie même –, dans trente-sept municipalités de Bosnie-Herzégovine. Le terme de municipalité renvoie à une ville, souvent petite, et aux bourgades, villages et terres des communes alentour. Ces opérations débutèrent dès l’annonce de la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, le 7 avril 1992. De fait, dès la fin mars 1992, des troupes nationalistes et ultranationalistes firent irruption dans les villages de certaines régions de Bosnie-Herzégovine et en chassèrent les habitants non-Serbes 4.
- 5 Cette enquête a été réalisée en juillet 2002, avec Isabelle Depla, qui travaillait depuis longtemps (...)
5Deux séries de sources, donc. D’abord, des témoignages oraux décrivant les quelques jours qui ont précédé les opérations de séparation ethnique par la force dans une petite ville multi-ethnique. Récits faits par ceux et celles qui en furent les victimes, ou, plus exactement, par ceux et celles qui firent partie, ne le sachant pas, de la cible désignée d’une entreprise politique à visée criminelle. Ces témoignages furent recueillis dans le cadre spécifique et étroit d’une association de familles de personnes disparues, association locale de recherche des corps, par des personnes qui vivent toujours sur les lieux du crime, qui y sont revenues après en avoir été chassées par les opérations de l’épuration ethnique 5. Ceci dans la petite ville de Hadžići, proche de Sarajevo et considérée comme faisant partie de sa zone périurbaine. Cette association est formée des membres des familles de ces disparus, le plus souvent leurs épouses, filles, sœurs et mères. C’est que dans cette petite ville, deux cent cinquante personnes « non Serbes », des Musulmans et des Croates, ont été tuées au cours du protocole d’épuration ethnique. Parmi elles, cent ont été exhumées (leurs corps retrouvés, mais non encore identifiés), cent quarante-quatre ont « disparu ». A force de ténacité et de courage, les femmes de l’Association des familles des disparus d’Hadžići sont parvenues à organiser les différentes étapes du protocole administratif de recherche auprès des institutions spécialisées, ou ont pu repérer elles-mêmes dans les environs, à l’aide de chasseurs locaux (« qui connaissent le terrain »), la présence de charniers recelant les corps de l’un des leurs. Il faut savoir que les personnes qui ont perdu un proche et qui ne peuvent prouver sa mort (montrer son corps) lui voient affecter le statut de « disparu ». Ces gens n’ont aucun droit à l’égard des biens de ce « disparu » (ou de son équivalent en dédommagement de relogement si ce bien a été détruit) puisque celui-ci n’est « ni vivant ni mort ». Longtemps, d’ailleurs, leur retour est attendu, jusqu’à ce qu’un témoignage vienne relater la probabilité ou la certitude de sa mort. Mais certaines personnes espèrent encore. On imagine, dans un pays détruit et dans une totale faillite économique, la situation des épouses (sans statut de veuves) ou des enfants.
- 6 Le procureur accuse Slobodan Milošević, lors de sa comparution initiale devant la Cour, le 11 décem (...)
6La seconde série de sources utilisées consiste dans les comptes rendus d’audience du TPIY. Je m’appuierai ici sur trois d’entre eux : le corpus des comptes rendus d’audiences publiques du « Procureur du Tribunal contre Momcilo Krajisnik », « du Procureur contre Biljana Plavsić », tous deux hauts responsables du SDS, et membres du gouvernement. Leurs actes d’accusation portent le chef de génocide. Ils sont impliqués, comme responsables politiques, entre autres, dans les meurtres de la région de Sarajevo et de l’est de la Bosnie. Je me suis fondée aussi sur les comptes rendus d’audiences du « Procureur contre Slobodan Milošević 6 » dans le cadre des faits qui concernent la Bosnie-Herzégovine et du compte rendu d’audience « du Procureur contre Miroslav Deronjić » (président du conseil municipal SDS de Bratunac) dans le cadre des crimes commis à Bratunac (village de Glogova) dans l’est de la Bosnie. Lorsque les accusés acceptent de parler sont ici décrites des opérations politiques et militaires d’attaques contre les civils.
7Sur le mur du lieu de réunion de l’association, un poster et un panneau d’affichage indiquent la destination de ce local : un poster, en noir et blanc, montre une petite fille, qui, par le biais d’une inscription traversant l’image, demande : « Gdje je moj otac ? » (Où est mon père ?). Le panneau d’affichage a la forme d’un long rectangle sur lequel se découpent les cases d’un damier. La plupart de ces cases sont occupées par la photo agrandie du visage d’une personne. Il y a six rangées de vingt-quatre cases chacune, laissant la possibilité de placer autant de photos : soit cent quarante-quatre places. Parmi ces cases, six aujourd’hui sont encore vides, laissant apparaître le fond blanc du panneau. Un point d’interrogation, en caractère gras, occupe le centre de chacun de ces carrés blancs. De ceux-là, on ne sait s’ils sont morts ou vivants, il n’y a aucun témoignage, personne ne les a vus.
8Au contraire, certains des visages présentés renvoient au fait que les corps de ces personnes ont été retrouvés, ou que, pour d’autres, représentés aussi, des témoignages ont attesté de leur mort, même si ceux qui les ont tués, et dont beaucoup sont des voisins et vivent encore là, refusent de dire où sont leurs corps. Des enquêtes pour retrouver les lieux où ils gisent se poursuivent. Ainsi, dans cette association de femmes musulmanes de Bosnie, ces photos, présentes sur un même plan, un même panneau, renvoient à trois statuts : ceux dont on ne sait rien, ceux dont les corps ont été retrouvés, ceux dont on cherche les corps, parce que des témoins ont attesté de leur mort certaine ou probable.
9Hadžići est une des neuf municipalités du canton de Sarajevo. Située à une vingtaine de kilomètres de cette ville, la municipalité de Hadžići, qui jouxte celle de Konjic, comporte quatorze villages et trois centres urbains (Hadžići, Pazarić et Tarčin). Avant la guerre, l’ensemble de la municipalité comptait 24 200 habitants. Les trois « communautés » principales de Bosnie-Herzégovine y étaient représentées. Les listes nominatives se composaient de 63 % de Bosniaques, 26 % de Serbes, 3,1 % de Croates.
10Les entretiens menés à Hadžići montrent avant tout la difficulté du processus de reconnaissance, par les futures victimes, de la nature de la situation qui s’installa « subitement » en 1992 dans leur ville. Nos interlocutrices insistent toutes, en effet, et reviennent sans arrêt, sur la difficulté qu’elles eurent à identifier, à voir, à admettre, dans toutes leurs conséquences, les prémices de formes d’actions meurtrières collectives les visant, sur le lieu même de leur vie quotidienne. Difficile de reconnaître que « subitement » il y avait non plus des « voisins » mais des « ennemis » dans la place, dans le quartier qu’elles habitaient souvent depuis toujours, au sein même de l’environnement le plus familier, celui de la confiance et des relations réglées. C’est qu’ils avaient toujours leurs mêmes visages, et leurs comportements de voisins de toujours.
- 7 Le terme « trouble » est ici emprunté aux travaux de Laurent Thévenot, Marc Breviglieri et Joan Sta (...)
11Progressivement, donc, ceux qui faisaient partie de la cible (mais il y avait pour eux une incertitude sur ce en quoi consistait la cible et sur ses divisions en sous-sections, et sur les destins qui étaient attachés à ces différents classements) devaient se considérer eux-mêmes, au dire de ces ennemis, comme les ennemis de ces ennemis « en général » : ils étaient ceux qu’il fallait supprimer pour « se défendre, se protéger soi-même ». Mais avant cela, avant que ce programme, qui s’affichait clairement depuis plusieurs mois sur toutes sortes de supports (journaux, télévision, affiches publiques, chansons), ne devienne lisible dans son nouveau lieu, celui, non plus de la « fiction idéologique » et de ses « exagérations », mais de la réalité, par les futures victimes (qui seront torturées, emprisonnées, massacrées ou chassées de la ville quelques semaines plus tard), celles-ci durent interpréter, en un temps très court, certains signes attestant de ce « passage ». Comprendre ces signes comme des menaces leur étant adressées, ici et maintenant (et non pas, là-bas, à d’autres, dans le journal) et identifier certains légers « troubles 7 » de l’espace public comme se référant à la mise en péril de l’équilibre ordinaire du quartier et de ses solidarités. Mais la possibilité de jugement était à chaque instant contrebalancée par d’autres jugements : « Il ne fallait pas s’affoler, tout cela n’était pas possible, il ne fallait pas céder à la paranoïa. »
12Une guerre comme celle qui se développa en Bosnie-Herzégovine, avec le but de la séparation ethnique, le gain de territoires et la modification de frontières par la force, conjugue certains des aspects d’une guerre civile avec ceux d’une guerre d’agression extérieure. Il convient cependant de préciser que « guerre civile » n’a pas ici un sens technique, puisque les forces serbes entrèrent dans des Etats indépendants. Je ne l’emploie que pour signifier la situation de proximité spatiale entre ethnies dans nombre de villages de Bosnie et le fait que l’agression violente, comme dans une guerre civile, s’effectua sur des « voisins » au sens littéral. Il fallut, alors, pour les futures victimes, en l’espace de quelques jours, réaliser, comprendre le tableau suivant : « Nos voisins du quartier vont nous tuer, ou nous désigner aux tueurs, considérant qu’il s’agit là d’une action préventive légitime, parce que, disent-ils, c’est nous qui, en fait, souhaiterions les tuer. Ils savent où nous habitons depuis longtemps, et ils le savent très précisément, ils ont des listes. » Ce tableau dut aussi être doublé d’un autre : des soldats d’un pays voisin encerclent notre ville, sachant que ce pays étranger était, il y a quelques mois, une partie du nôtre. Et ces soldats sont les amis de nos voisins.
13Début avril 1992. C’est une légère modification du volume habituel et connu des allées et venues dans son quartier qui commença d’alerter quelque peu notre informatrice, sans, note-t-elle, qu’elle prenne véritablement conscience, sur le moment, de ces faits comme pouvant être notés, retenus, sélectionnés – ce premier jour – comme l’indice d’un danger. Cette fugace sensation d’inquiétude fut d’ailleurs rapidement recouverte, rapporte-t-elle, par les routines de la journée. Ce n’est que deux jours plus tard que ces allées et venues de personnes inconnues dans le périmètre local – « Il y avait des hommes en civil qui flânaient dans les rues » – sera identifié comme un signe « inquiétant ». C’est ainsi dans le récit rétrospectif – celui qui collecte ensemble et rapproche des éléments restés sans signification dans le monde tel qu’on le percevait « avant », et depuis lequel on ne voyait pas encore un déguisement dans la tenue « ordinaire » des passants que, maintenant, les femmes de l’association cherchent à identifier, et à répéter dans le récit qu’elles font et qu’elles recoupent entre elles très souvent, répétition dont le caractère thérapeutique ne fait aucun doute – que l’ensemble de ces faits pointe vers ce moment où fut ressenti le basculement entre « faits ordinaires » et « indices ». Indices de quelque chose qui venait perturber le cours paisible, ou ordinaire, de la vie, perturbation dont il fallait s’enquérir. Mais s’enquérir auprès de qui ? Et de quoi ? Le récit du moment « où les yeux se sont ouverts » est ainsi décrit comme celui de la subite mise en relation de petits événements épars et sans significations, répartis d’habitude dans la classe des faits de l’innocuité.
- 8 Voir par exemple la déposition de la psychologue spécialiste des traumatismes de guerre, Mme Ibrahi (...)
14Cependant, la vision nouvellement perçue, au moment où l’incertitude devint quasi-certitude de l’existence d’un danger, ne déploie pas pour autant un tableau clair de ce en quoi consiste exactement ce danger, ni comment s’en prémunir, ou « s’organiser ». Au contraire, ce semi-constat paralyse. Sur ce point, tous les témoignages de victimes concordent 8. On voit bien chez nos informatrices que, si une situation menaçante a bien été identifiée, celles-ci ne savaient pas à qui ou à quoi la rapporter, qui étaient, précisément, les agresseurs éventuels, ni ce qu’ils voulaient. Le fait de considérer, soudain, que les voisins peuvent désormais vous tuer en toute impunité, qu’ils ont été instruits par les autorités du fait que c’était désormais possible, légal et recommandé (mais il s’agit encore d’instructions secrètes, non publiques à l’échelle de la ville entière), est difficile à croire et à envisager. Entre des petits signes entrevus et la prise en compte d’un dessein organisé, d’un dessein pour ici, le lien est presque impossible à faire. Et ces petits liens entre événements ne sont faits que rétrospectivement. Mais, tout à coup, relatent nos interlocutrices, on a compris « qu’ils étaient à l’intérieur, que les gens d’ici les avaient fait entrer ». Sans déclaration de guerre, sans marque nette, déclarative, officielle, des hommes armés, organisés, sont entrés dans la ville, conduits là par des voisins, qui, d’abord, ont repéré dans le détail, maison par maison, les lieux de leurs méfaits futurs. C’est ainsi qu’un collectif d’un genre nouveau est apparu : des hommes de l’extérieur, mais de la même « ethnie », se sont liés à des hommes de l’intérieur de la ville et ont considéré qu’ils étaient « ensemble » les « forces serbes » et que les autres étaient « les Croates » et « les Musulmans », c’est-à-dire n’appartenaient plus au même collectif. Le collectif urbain « Hadžići » soudain n’existait plus.
15Les récits des informatrices oscillent ainsi entre « l’innocence » d’avant et le « savoir » d’après, un après qui s’étend de la révélation de la menace jusqu’à « après les crimes » : « Ils se sont infiltrés dans les villages, dans les rues, ils comptaient les gens, les vieux, les femmes, les enfants. Ils savaient qui était qui (qui était musulman), c’est ça le komšiluk. » La prise de conscience d’une rupture avec le monde d’avant est résumée par cette phrase : « L’ennemi s’est servi des savoirs issus des traditions de commensalité et de bon voisinage (komšiluk) pour venir nous tuer, il savait nous reconnaître, nous discerner à nos manières, comme dans l’histoire du cheval de Troie. Nous étions sans méfiance. » Il existe en effet en Bosnie-Herzégovine une tradition très prégnante : le komšiluk. Le terme vient du mot komšila « voisin ». D’origine turque, il renvoie à une pratique née de la longue période d’occupation ottomane et désigne un code de bon voisinage, de « bonne conduite », de règlement de la proximité. Cet ensemble de savoirs indique les normes de civilité à observer en différentes occasions sociales, familiales, festives, bref il offre la ressource d’une règle que les membres des différentes communautés, serbes, croates, bosniaques, qui se côtoient dans les villes et villages de Bosnie, doivent respecter et peuvent mobiliser dans les occasions de rencontres intercommunautaires, qu’elles soient individuelles ou collectives, à côté d’autres formes sociales plus inter individuelles.
16Au mois de janvier précédent, une informatrice avait remarqué qu’on déchargeait des armes dans le café, au coin de sa rue. Mais cela était, sans doute, lié, avait-elle pensé, à l’agitation politique générale (c’est-à-dire « ailleurs, plus loin, dans les autres régions »). C’est seulement plus tard, en février, lorsqu’elle vit une voiture se diriger vers ce même café, et qu’elle en reconnut les occupants, des personnalités locales et nationales du SDS, que son sentiment d’un danger imminent prit vraiment forme. C’est donc le fait que, dans sa ville, dans son quartier, dans cette voiture, elle aperçoive ensemble des personnalités nationales (« qu’on voit à la télévision ») et le maire local, une figure familière, qui lui permit de commencer à modifier son jugement sur ce qu’il convenait de regarder, et à l’inquiéter. Donc, ce qu’on voyait à la télévision, ce qu’on entendait, les discours exaltés, haineux, prenaient forme ici, concrètement. Il ne s’agissait plus d’idéologie. Cependant, explique-t-elle, cette inquiétude naissante était contrebalancée par un autre savoir. Deux de ces officiels nationaux du SDS étaient originaires d’Hadžići, et elle connaissait leurs familles. Ces parents étaient ses voisins, des familiers, des familles du quartier. Ils étaient d’Hadžići, leur famille était d’ici, comme la sienne, et cela faisait un ensemble, une unité avec une assise commune : « Nous, les gens d’Hadžići. » De plus, en tant que patrons du Parti, mais aussi en tant que voisins, ils cumulaient des signes positifs. Ils appartenaient à la catégorie des amis, des protecteurs et même des protecteurs puissants, sur laquelle les informatrices, habituées à la structure clientéliste des relations politiques en Yougoslavie, insistent beaucoup. Plus tard, cette même femme vit encore dans une même voiture Biljana Plavsić et Ratko Radić, le maire d’Hadžići, qu’elle connaissait « presque comme un frère », tandis qu’elle connaissait Biljana Plavsić, membre éminent du SDS, « pour l’avoir vue fréquemment à la télévision », ce qui est encore, même dans un autre ordre, un espace de familiarité, d’innocuité, un espace purement représentationnel.
17Ces premières scènes d’alerte montrent bien la difficulté qu’éprouvent les acteurs à décider de ce qui leur fera opérer le basculement des catégories « ami » et « ennemi », lorsqu’ils ne peuvent s’appuyer que sur quelques signes ambivalents. Car, bien sûr, la tenue de meetings des partis nationalistes, les discours à la télévision, la guerre en Croatie, les massacres de Vukovar, tout cela montrait bien les signes manifestes d’une volonté d’instiller une animosité communautaire et d’en faire quelque chose. Mais cela, répètent nos informatrices, c’était de la politique « en général », sans valeur de réalité, non transposable « ici », puisque dans cet ici, on n’avait pas d’ennemis. Les ennemis que l’on pouvait avoir étaient des ennemis personnels et non pas des ennemis en général. Il y avait ceux avec lesquels on n’avait pas de liens et dont on pouvait déduire, via leurs discours dans les médias, qu’ils étaient des ennemis « politiques » (abstraits) et « les gens que l’on connaît, qui sont vos voisins, à qui l’on n’a rien fait ». Ces deux ordres de jugements ne se rejoignaient pas et il fut très difficile de réaliser que, dans un même espace empirique, les deux catégories puissent se recouvrir. C’est ainsi la vue concrète de la jonction entre les organisations nationalistes serbes locales et le comité central du SDS, à travers des personnes qui les incarnent (mais dans des scènes courtes, fugitives), qui commença à ouvrir l’accès à un travail de réalisation. On comprit alors la nature de la situation qui s’installait et des principes qui la gouvernaient. Cette jonction, à savoir la reconnaissance empirique d’un lien entre la politique générale – ce qu’on lit dans les journaux – et la situation locale – celle qui vous concerne directement –, fut le point d’appui, via la scène de la voiture, d’une réinterprétation de ce qui se passait. Mais il était trop tard.
18Le récit de l’informatrice continue, corroboré par une autre femme de l’association, qui intervient souvent : « Début mai, on a remarqué une occupation de la commune de Hadžići par des gens en uniforme. On ne connaissait pas ces uniformes, mais ils étaient bleus comme ceux de la police de la ville. On a vu qu’ils étaient serbes. » Le terme « serbe », employé depuis la position d’» après » pour parler « d’avant », contient encore, au moins en partie, un sens virtuellement pacifique, mais ne renvoie plus aux habitants de la ville en général, sans spécification ethnique. Il renvoie simplement à une des communautés de la ville, mais on sent bien que l’usage du terme est ambivalent. Ces gens choisiront-ils la communauté de Hadžići (le komšiluk) ou les intérêts des nationalistes serbes ? C’était là, dira-t-elle, la question qu’elle se posait alors. L’informatrice ajoute en effet aussitôt une remarque qui montre bien la conscience qu’elle avait de l’incertitude de ses évaluations : « Je ne savais pas si c’était des Četniks », c’est-à-dire qu’elle ne pouvait pas estimer s’il s’agissait de simples cohabitants serbes, ou d’un groupe (le même) rassemblé désormais sous la bannière des motifs ethniques et pour lequel – comme on pouvait le lire depuis plusieurs années dans les journaux, et l’entendre sur les médias audiovisuels –, Croates et Musulmans étaient des ennemis. De plus, s’ils étaient des Četniks, ils s’opposaient à la position d’unité communiste (« Nous sommes tous yougoslaves »), héritée, au moins officiellement, de Tito, et, partant, à l’unité « citoyenne » de la ville. Mais autre chose se dévoile dans cette mention de la police et de ses uniformes bleus : c’est le savoir ex post que ces gens appartenaient bien à la police de la ville, mais qu’on allait, le lendemain, lui retrancher ses membres non serbes et ajouter des personnes extérieures qui allaient, avec d’autres unités, « faire le boulot ».
- 9 Familles slaves converties à l’islam pendant les cinq siècles d’occupation ottomane.
- 10 Les Hos sont un groupe paramilitaire de Croates ultra nationalistes de Bosnie-Herzégovine.
19Alors, la teneur de la description de nos informatrices change : soudain, dans leurs récits, la ville n’est plus décrite sur des bases qui en font un lieu familier, apprivoisé, sûr. Les points saillants de la description évoquent le piège, la nasse : « La commune de Hadžići, c’est une cuvette, et il n’y avait pas de routes pour en sortir, on était comme dans une tasse. On se demandait ce qu’on allait devenir. » Les familles croates et musulmanes 9 de la ville, disent-elles, commencèrent à se concerter, mais plus « entre tous les voisins ». Une défiance inquiète planait désormais sur le quartier. Et c’est au sein de sa seule famille qu’on essayait de savoir « qui ils étaient », ces hommes aux uniformes bleus. Quand enfin les gens du quartier demandèrent aux « Serbes » ce qu’ils faisaient là, ces derniers répondirent qu’ils étaient là pour protéger la ville des « Hos 10 ». L’informatrice a alors demandé :
« “Mais qu’est-ce que c’est, les Hos ?” Ils nous ont répondu qu’ils avaient peur des Hos et ils ont commencé à nous faire peur en nous disant que les Hos allaient attaquer la ville. Alors j’ai ajouté que je connaissais beaucoup de Serbes, que D. P. [un voisin serbe] était un ami de la maison et que sa famille était très proche de la nôtre. Il y avait là une femme croate, ma première voisine, je lui ai demandé ce qu’étaient les Hos, elle m’a dit que c’étaient des Croates. Alors, avec elle et les autres femmes, on a dit qu’on allait se prendre les mains, elle est croate, tu es orthodoxe, je suis musulmane, et qu’on allait se défendre ensemble contre les Hos. »
20Suit alors chez notre informatrice la reconstitution de quelques scènes, visant à montrer son absence de lucidité :
« J’avais remarqué aussi que, depuis quelques semaines, les Serbes creusaient partout des trous. J’ai compris ensuite que c’étaient des trous de snipers. Mon voisin serbe, D., m’avait dit que c’était pour nous défendre des Hos. »
21Ou encore est évoqué, à nouveau, le voisin B. dans une scène dont l’horreur rétrospective tient à la perversion de son usage de la familiarité domestique : le père de B. était venu chez elle, quelques semaines avant les événements, en mars, pour demander à acheter la voiture de la famille qui était à vendre. Il était venu faire cette demande en bonne et due forme de relation de voisinage :
« Il est venu pour l’acheter, mais ce n’était pas son intention, il était venu pour enquêter, pour s’enquérir de politique [dans une maison musulmane], pour interroger, voir la situation, s’informer, voir si on pensait qu’il y aurait la guerre, si on avait des armes, des couteaux dans la cuisine. Combien on était exactement. Il a pris la voiture, et, après quelques jours, il a dit : “La voiture ne me plaît pas, rends-moi l’argent.” Pendant la guerre, il a bien repris l’argent. Mon mari n’est plus là et c’est D. qui sait où sont les gens [où sont les charniers]. C’est D. qui a pris la chaîne qui était autour du cou de mon mari et qui la porte encore. »
22Les femmes de l’association reviennent sans cesse sur leur stupeur, leur sidération, quand « cela arriva » : peut-être dévoilent-elles ainsi la culpabilité qu’elles ressentent de n’avoir pas « vu » à temps les signes du danger, et, partant, les possibilités de réagir. Enfin, la situation devint claire : les forces militaires et paramilitaires serbes de l’extérieur, dirigées par un voïvoda – chef de guerre dont le rôle est laconiquement résumé par une informatrice par le terme « tueur » –, encerclèrent la ville. Chaque région avait son « voïvoda ». Les miliciens du SDS, désormais dévoilés, interdirent aux familles croates et musulmanes de fermer la porte de leur maison la nuit. La caserne dans laquelle les milices du SDS s’entraînaient pour « protéger la population » devint la station de police serbe. Aussi, nous dit une informatrice de l’association :
« Quand l’armée ordonna de bloquer Hadžići, ils connaissaient déjà les lieux. L’armée était déjà installée autour. Ils pouvaient entrer, chacun pouvait tirer sur son premier voisin. Nous, on n’était pas organisés, eux ils étaient organisés. La chose la plus importante, c’est qu’on n’avait aucune arme. Ils ont attaqué Hadžići, mais ils étaient déjà à l’intérieur. »
23Alors, le 9 mai 1992, mille cinq cents personnes tentèrent de fuir la ville. Parmi elles, la moitié des hommes non serbes furent tués. Puis, du 11 au 20 mai 1992, vint la phase des arrestations, lesquelles furent menées « sur listes », en neuf jours. D’abord, les hommes non serbes furent extraits de la cité, au titre de leur identité ethnique, rassemblés puis conduits soit dans un garage soit dans une cave. Cette divergence de destination tenait à un principe de présélection : « Ils ont trié ceux qu’ils pouvaient accuser pour un motif politique et ceux qu’ils ne pouvaient pas accuser pour ce genre de motif. » Ainsi, tous les hommes musulmans ou croates de la ville qui avaient des responsabilités politiques ou municipales furent conduits dans un même lieu, le garage. Les autres furent conduits dans une cave. Puis furent amenés dans ce même garage de la mairie toutes les élites, comme les professeurs, les médecins. Les autres furent conduits dans la cave du centre sportif où ils furent battus avec différents objets. « Ils en ressortirent dans des draps. » Les cinq cents personnes du garage, quant à elles, furent jugées sur les lieux dans le cadre de « procès populaires » et condamnées pour « organisation antirévolutionnaire contre la JNA (Armée fédérale yougoslave) » ou pour « Destruction de la Fédération yougoslave ». Ils furent ensuite conduits en car dans une prison, à Kula, en « Republika srpska », c’est-à-dire dans la moitié de la Bosnie contrôlée par les troupes serbes et, toujours aujourd’hui, sous contrôle des Serbes de Bosnie. On n’a jamais retrouvé la trace de ces prisonniers, ni celles des « élites ». Les procédures de recherche des corps requérant pour l’enquête l’accord et la coopération des autorités de la République serbe de Bosnie, on comprendra toutes les difficultés de ces démarches.
- 11 SDA (Stranska Demokratske Akcije), fondé en mai 1990 comme parti de tous les Musulmans de Bosnie. P (...)
- 12 HDZ (Hrvakska Demokratska Zajednica), communauté démocratique croate.
24Au récit de ces femmes qui décrivent leur surprise, leur stupeur, leur sidération, puis leur peur et leur sentiment d’impuissance, à leur description faisant état d’une totale impréparation psychologique, matérielle, tactique, organisationnelle, viennent s’opposer des sources qui, elles, décrivent la préparation au meurtre et le récit de son organisation. Ce ne sont plus dans celles-ci que « mesures à prendre », « réalisation d’objectifs », « Plan A et Plan B », « coordination des actions », « contacts », « réunions ». Depuis ce qu’offre l’artefact de la reconstitution judiciaire, deux chronologies très différentes entrent en effet en contact et deviennent visibles : celle de l’initiative meurtrière (ce n’est pas la qualification qu’elle se donne à elle-même) et celle de la surprise et de la déstabilisation des victimes. Cependant, on l’a déjà mentionné, certains segments de la « planification » ont été publics : délivrance de messages virulents par voie de presse, publications d’ouvrages et de pamphlets, réunions, organisations d’élections, conciliabules dans les cafés, concerts excités, matchs de foot dont les supporters délivrent de clairs messages. Tous les habitants de la ville les ont entendus. De même que Musulmans et Croates de Hadžići ne pouvaient pas ne pas connaître l’existence des programmes et partis nationalistes représentant « leurs propres intérêts ethniques » (SDA 11 pour les Musulmans et HDZ 12 pour les Croates). A cette date, cette notion était plus complexe à identifier dans le cas du SDA des Musulmans de Bosnie qui ne souhaitait pas la partition de la Bosnie-Herzégovine mais un pays multi-ethnique. Mais la réception de ces signes, on l’a entrevu, a sans doute été beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine, étant donné le type de régime d’existence des actes énonciatifs définis par l’ensemble « propagande ». En effet, les conditions dans lesquels leur statut d’irréalité peut basculer dans la réalité et être pris en compte comme étant des actes performatifs, actes qui vous sont vraiment personnellement adressés, dépendent des médiations que les « personnes cibles » ont pu constituer empiriquement (et reclasser) pour faire basculer ces ensembles discursifs, ou ces scènes, d’un statut à l’autre. En outre, il apparaît, via les récits des perpetrators, que la création de la teneur des décisions – « créer des territoires ethniquement homogènes », « l’usage de la force », « l’organisation des opérations » (achat et transport des armes, mises en complicité de tel et tel, réseau d’intérêts, implications d’autres dans la chaîne des crimes, etc.) – se fit dans un cadre qui fabriquait du secret. Les décisions du SDS se prenaient dans le cadre hiérarchique hautement centralisé et cloisonné du parti qui diffusait ses consignes en y intégrant une obligation d’obéissance disciplinaire et sans discussions à tous ses membres, notamment à ceux qui se trouvaient « sur zone ». Ces « locaux », fréquemment des maires, des policiers, des professeurs, des commerçants ayant un certain rôle social dans la ville et souvent impliqués dans les organisations municipales, étaient chargés, à leur tour, de mobiliser leurs corésidents coethniques et de les intégrer au « projet ».
- 13 Remise de peine si l’accusé plaide coupable après arrangement entre les deux parties.
25Les dépositions dont il est question ici sont faites par un acteur politique de l’épuration ethnique dans le cadre d’une plaidoirie de reconnaissance de culpabilité (guilty plea) sachant que la tendance générale des prévenus du TPIY est plutôt à la dénégation, voire au révisionnisme. Dans le cadre de son « accord de plaidoirie » (plea agreement 13 ), Deronjić, poursuivi pour crimes de guerre, est aussi entendu dans d’autres procès que le sien propre et s’y exprime comme témoin. J’utiliserai donc aussi les récits de son propre procès, dans lequel il plaide coupable. Deronjić fut un des cadres régionaux du SDS, le parti nationaliste serbe, et il décrit le trajet politique qui a été le sien. Professeur de littérature serbe dans le lycée de sa ville, il se déclare devant le tribunal « dissident » du Parti communiste sous Tito. Il fut élu président de la section locale du SDS de sa ville, Bratunac, municipalité voisine de celle de Srebrenica, dans l’est de la Bosnie, en août 1990. Le témoignage de Deronjić, comme le dépouillement des comptes rendus d’audience en général, montre comment s’effectua la mise en place des liens entre le Comité central du SDS et les comités SDS établis dans chacune des municipalités que le parti voulait contrôler. Chaque décision était transmise aux comités régionaux, et d’abord, à leur bureau central. Chaque président de comité SDS municipal devait d’ailleurs assister aux réunions organisées à Sarajevo par l’équipe dirigeante (Karadžić, Plavsić, Krajisnik), suivies quelquefois de déjeuners particuliers dans un restaurant avec l’un ou l’autre des cadres, puis, de retour dans sa municipalité, il devait s’engager à respecter les consignes et à les transmettre à ses co-partisans afin qu’elles soient mises en œuvre.
26Nous sommes en avril 1991, soit plus d’un an avant les faits relatés plus haut à Hadžići. Deronjić note la tenue d’une réunion du SDS à Sarajevo et le message qui y fut délivré :
« J’entendis pour la première fois une phrase qui marqua un tournant dans la politique du SDS. A cette occasion M. Karadžić déclara publiquement que la situation en Bosnie-Herzégovine et en Yougoslavie était telle que si la Fédération yougoslave ne devait plus exister, et, visiblement, elle n’existait plus, alors la seule option laissée aux Serbes était la création d’une Grande Serbie. »
- 14 Depuis le 25 mars 1991, Franjo Tudjman, président de la Croatie et chef du HDZ, et Milošević, en dé (...)
27Après cette réunion, Deronjić, accompagné d’un ami et de Karadžić, se rendit dans un restaurant – faveur et dispositif plus intime qui permet de modifier le régime de ce qui peut se dire –, où Karadžić précisa sa pensée en déclarant qu’il était d’accord avec le fait que la Bosnie-Herzégovine devait être divisée 14. Il ajouta que « ceux qui avaient peur de se joindre à la réalisation d’un tel projet devaient se retirer tout de suite ». Ces techniques d’agrégation « héroïque » à la cause par l’utilisation verbale, devant des tiers, de défi et d’intimidation implicites furent une constante (classique) de l’entreprise. A la suite de cette réunion d’avril 1991,
- 15 CR, version anglaise, p. 900-901.
« Nous reçûmes l’ordre de la direction du parti de préparer des cartes de nos municipalités donnant aussi précisément que possible la structure ethnique de leur territoire […] Nous devions indiquer les divers lieux d’habitations selon leur composition ethnique. Les villes et les villages qui étaient occupés par des Serbes devaient être coloriés en bleu, ceux qui étaient habités par des Musulmans, en vert, et comme il y a très peu de Croates à Bratunac, nous ne les avons pas pris en compte. […] Nous l’avons fait et nous avons envoyé les cartes à la présidence du Parti. Ils voulaient former [en Bosnie-Herzégovine] des régions autonomes serbes, ils ont dû se servir de ces cartes, afin d’identifier les parties qui deviendraient constitutives de la République Serbe de Bosnie 15. »
- 16 Compte rendu d’audience, déposition de Deronjić, 13 février 2004, p. 960.
28Dans un autre compte rendu d’audience, Deronjić spécifie qu’il lui avait été demandé de noter aussi « les terres arables, les usines, les troupeaux et de les colorier de la même façon suivant l’ethnie de leur propriétaire ». Dans le même mois d’avril 1991, il raconte comment, sur instruction de la direction du SDS qui avait demandé que soit réalisé l’armement secret de tous les Serbes, il part à Belgrade (en Serbie), avec un autre cadre SDS de sa municipalité, pour passer commande d’armes de contrebande auprès de quelqu’un qui lui avait été désigné par un contact-relais. Cette commande faite, il dut faire acheminer secrètement les armes dans chaque maison serbe de sa municipalité. (C’est ce genre de scène, ou un fragment de cette scène, qu’ont vu les femmes de Hadžići dans leur propre commune.) Il faut indiquer ici que cette municipalité était à dominante musulmane et que les employés et officiels de la mairie étaient « mixtes ». En effet, le SDA comptait 70 % des voix de Bratunac, tandis que le SDS en comptait un peu moins de 30 %, le reste des voix allant à l’» ancien » Parti communiste. Tout cela se passait donc au sein d’une petite ville mixte avec une municipalité dont les représentants légaux étaient serbes, musulmans ou croates (ces derniers étant très minoritaires dans cette municipalité, il ne s’agissait que de quelques familles). Au demeurant, à cette date, les membres du SDA et les Musulmans en général, les employés, les paysans de cette municipalité à forte composante rurale n’étaient pas armés, de l’aveu même de Deronjić. Les hommes possédaient simplement leur « fusil de chasse », et non pas des armes de guerre. Fin avril 1991, Deronjić apprend de la direction de son parti que la rivière Drina, qui séparait la Serbie de la Bosnie-Herzégovine, ne devait plus compter comme frontière, mais que, sur une bande de 50 kilomètres la longeant, le territoire devait devenir « ethniquement serbe ». Or sa municipalité, Bratunac, faisait partie de cette bande. Cette volonté de faire « sauter la frontière », qui alors sera déclarée « artificielle », avait été conçue de longue date. Dans la région, la publicité « officielle » du projet de réaliser « la Grande Serbie » avait eu lieu dans un meeting, pendant l’été 1991, à Bajina Basta en Serbie, municipalité qui borde celles de Srebrenica et de Bratunac. La réunion, organisée par les intellectuels de Podrinje et de Belgrade, était intitulée : « La Drina, épine dorsale du peuple serbe 16. »
29En octobre 1991, la direction demande que soit créée, dans chaque municipalité (trente-sept en Bosnie-Herzégovine), une « cellule de crise », directement liée à la direction du SDS. En décembre 1991, à l’issue d’une réunion du SDS à Sarajevo, incluant tous les chefs locaux des cellules de crise (y compris Hadžići), ceux-ci se virent remettre des enveloppes scellées.
- 17 CR, version anglaise p. 933
30Il leur fut expliqué que ce qui était demandé dans les textes contenus dans les enveloppes devait être mis en œuvre dans chaque municipalité, dès leur retour et sous leur responsabilité. Revenus dans leurs municipalités, les dirigeants locaux découvrirent alors les détails de la « Variante A et B ». Il s’agissait de prendre des mesures capables de transformer des territoires mixtes en territoires ethniquement purs. La Variante A concernait les municipalités où les Serbes étaient majoritaires, la Variante B les cas où les Serbes étaient minoritaires. Chacun d’entre eux prévoyait plusieurs « phases ». Les grandes lignes de son contenu avaient déjà été commentées pendant la réunion par Karadžić. Il s’agissait, d’abord, pour les membres locaux du SDS, et ceci devait être contrôlé par la cellule de crise, de prévenir en secret chaque homme serbe du territoire, par contact direct, ou au moins par le biais d’un messager. En outre, chaque membre du parti devait prendre en charge quatre ou cinq familles serbes complètes, qui devaient elles-mêmes prendre en charge à leur tour quatre familles serbes complètes. Ces familles devaient être averties de la « discipline » qu’on leur demandait : laisser agir le SDS quoi qu’il puisse se passer. En échange, le SDS devrait prendre soin de leur santé, de leur approvisionnement. A ce point de l’exposé des faits, et du « contre-interrogatoire », le juge d’audience demande à Deronjić si cette organisation concernait uniquement les membres du SDS. Non, répondit Deronjić, parce que le SDS, pour nous, c’était « tous les Serbes, l’assemblée des Serbes de Bosnie. […] Il fallait qu’ils sachent qu’on exigeait d’eux une totale discipline. […] On devait créer un réseau qui liait tous les Serbes du territoire 17 ». On voit bien ici se mettre en place une technique d’implication des membres « de la communauté » par une stratégie voilée de menace et d’intersurveillance. Ne pas en être, ne plus participer aux actes du collectif, c’était ne plus être protégé, nourri, soigné, c’était être un traître à la communauté en temps de guerre. De la même façon, plus tard, lors de l’attaque du village de Glogova, dans la municipalité, sous une forme directe, violente, se déroula cette scène :
- 18 Procureur contre Deronjić, CR du 27 janvier 2004, p. 134.
« Nous avons ainsi poursuivi notre chemin, et j’ai rencontré un groupe de trois personnes. Je connaissais l’une de ces personnes. Il commandait un peloton. On l’appelait, enfin il avait un surnom : Djedura. Je ne me souviens plus de son nom de famille. Il se trouvait à l’arrière-garde, dans un bois. Il était particulièrement connu pour certains incidents extrêmes pendant la période précédant la guerre. J’étais un peu provocateur en quelque sorte. Je lui ai dit qu’il était ici, qu’il faisait semblant d’être très courageux. Je lui ai ordonné de brûler plusieurs maisons qui se trouvaient dans la région, dans la zone. Je voulais voir s’il allait le faire, et c’est ce qu’il a fait. Ils ont brûlé quelques maisons qui se trouvaient là 18. »
31Progressivement, chaque fonction publique municipale fut doublée d’une structure « ethniquement serbe », laquelle constitua « l’Assemblée serbe », dont la cellule de crise était le commandement.
32Enfin, des mesures « municipales » furent prises pour désarmer les citoyens… mais seuls les Musulmans furent désarmés, tandis que l’armement des Serbes fut poursuivi. Un an plus tard, le 17 avril 1992, le même jour qu’à Hadžići, le supérieur local de Deronjić invita des « volontaires » (des paramilitaires) venus de Serbie, mélange des milices d’Arkan, des milices des Aigles blancs et des « Volontaires », venus, eux aussi, de Serbie. Associés aux unités locales de Défense territoriale des troupes serbes de Bosnie, dont Deronjić lui-même, qui, pour l’occasion revêti un uniforme, ils envahirent les hameaux coloriés en vert, notamment Glogova. Au petit matin, ils brûlèrent certaines maisons, séparèrent les hommes des femmes, conduisirent les hommes dans une grange, en tuèrent un très grand nombre, accompagnés, souvent, de citoyens des parties colorées en bleu. Cette région est maintenant ethniquement homogène et elle est en « Republika Serpska ».
- 19 Force de stabilisation internationale.
33C’est à Bratunac,que les résidents serbes de Hadžići, soit anciens habitants, soit occupants de maisons vidées par leurs soins de leurs propriétaires musulmans ou croates, ont été conduits, par une équipe du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), lorsque Hadžići, après les accords de Dayton, fut remise à la Fédération croato-musulmane (une des deux entités de la Bosnie-Herzégovine de Dayton). Face à eux, venant dans l’autre sens, une colonne de Musulmans et Croates chassés pendant la guerre, protégés par la SFOR 19, rentrait à Hadžići. Après avoir miné ou mis le feu aux maisons qu’ils quittaient, les résidents serbes de Hadžići furent conduits à Bratunac dévasté, dans la partie Republika Serpska de la Bosnie-Herzégovine. Maintenant, explique une de nos interlocutrices, certains Serbes reviennent à Hadžići, la ville qu’ils habitaient avant la guerre. Ils sont pour l’instant logés dans des tentes blanches. Une des femmes de l’Association des familles des disparus conclut alors notre entretien par cette déclaration : « Ils peuvent revenir. C’est aussi chez eux. On leur demande seulement de nous dire où sont les corps. »