1Quand j’ai eu 3 ans et demi, ma mère s’est installée dans un peace camp, ou camp en faveur de la paix, vers la base aérienne d’Upper Heyford dans l’Oxfordshire. Peu de temps après, elle a déménagé dans un squat, à Witney, avec mon futur beau-père. Du squat, il me reste deux souvenirs : un édredon rose piqué carré, sous lequel je dormais, et une affiche qui portait le symbole devenu célèbre de la Campagne pour le désarmement nucléaire (CND), une organisation britannique fondée en 1957 par Bertrand Russell, entre autres. Ma mère m’a souvent expliqué d’un air grave que nous n’avions que peu de chances d’éviter le cataclysme d’une guerre nucléaire. Tout serait détruit. Il importait de le savoir, d’avoir les yeux dessillés.
2À mes 9 ans, elle a acheté avec mon beau-père un bus transformé en habitation et ils se sont convertis en gens du voyage. Ils ont quitté l’Oxfordshire pour le Dorset, où mon père habitait depuis un moment déjà. Le premier hiver fut dur : il gelait, il fallait marcher loin pour puiser l’eau, et mon beau-père était souvent absent. Il faisait la mule entre l’Angleterre et Amsterdam. L’année suivante, ma mère l’a suivi à Amsterdam avec mon demi-frère et ma demi-sœur, où ils se sont installés dans un site pour gens du voyage appelé Gevleweg. Au bout de neuf mois, ma sœur et moi les avons rejoints pour y passer l’été. Mon beau-père y exerçait le métier de dealer depuis une caravane limitrophe de celle dans laquelle nous habitions ; un soir, il est allé rencontrer un gros fournisseur potentiel ; ils sont sortis en boîte et mon beau-père est rentré à l’aube, la mine hantée.
3Selon mon beau-père, qui a toujours eu une certaine tendance à construire des châteaux en Espagne, le fournisseur (un producteur d’ecstasy) lui avait proposé de devenir son unique revendeur à Amsterdam. C’était l’occasion que nous attendions depuis des années pour sortir de la misère, mais mon beau-père l’a regardé droit dans les yeux et il a vu non pas un partenaire commercial, mais le Diable en personne, envoyé pour le tenter. En deux jours, nous avons liquidé notre stock de haschich, donné nos plants, acheté une vieille guimbarde, et nous avons fui à travers l’Europe, le Diable aux talons. Arrivés en Angleterre, ma sœur et moi sommes repartis chez mon père, mais ma mère et mon beau-père ont retrouvé notre bus. Plus tard, ils m’ont raconté qu’en déballant la voiture, ils ont découvert un grimoire de « magie noire », qu’ils avaient reçu d’un « prince russe blanc » à Amsterdam et qu’ils avaient essayé de jeter à la poubelle avant de partir. Ébranlés par la persistance du Malin, m’ont-ils raconté par la suite, ils avaient essayé de le brûler sur un bûcher, mais le grimoire refusait de prendre feu, et ne cessait de se réouvrir à la même page. Il avait fallu, prétendent-ils, trois litres de paraffine pour le consumer.
- 1 La Lance du destin (1972) et The Mark of the Beast. The Continuing Story of the Spear of Destiny ( (...)
4A alors commencé une longue période de quête spirituelle. Il était clair que des forces malignes étaient à l’œuvre dans le monde, mais lesquelles ? Et comment les combattre ? En réponse, mes parents se sont bricolé une sorte de foi évangélique, largement inspirée de deux livres occultistes de l’anthroposophe Trevor Ravenscroft : La Lance du destin et La Marque de la Bête1. Grâce à une lecture littérale, et donc hérétique, du Livre de la Révélation, ma mère en particulier s’est convaincue que l’Heure approchait. Nous étions au tout début des années 1990 ; nous savions qu’Hérode le Grand était mort en l’an 4 av. J.-C. et qu’il était pourtant vivant au moment de la naissance du Messie ; nous savions donc également que le Messie était né quelques années plus tôt qu’on ne le croyait ; et, enfin, nous savions que l’Heure arriverait deux mille ans après sa naissance. Il ne nous restait plus qu’un an ou deux avant que l’Apocalypse ne déferle. Ma mère nous a prédit la fin du monde chaque année jusqu’à mes 14 ans, quand nous avons quitté le bus pour habiter dans un HLM. Les deux premières années de son cassandrisme, de mes 10 à 11 ans, j’ai eu du mal à ne pas y croire. L’idée était tellement grande, le symbolisme tellement prégnant, et la conviction d’appartenir à la petite élite qui sait, et qui sera donc sauvée, apportait un tel apaisement à l’âme en feu de l’enfant illuminé que j’étais qu’il était difficile d’y résister. Mais à 12 ans, j’ai décidé que ces histoires n’étaient que des balivernes et avec toute l’ardeur de l’adolescence, je me suis mis à lire minutieusement la Bible pour en montrer l’inanité à mes parents et les convaincre qu’ils se trompaient. Je n’y suis jamais arrivé, mais quelques années plus tard, en 1998, après une lecture non moins minutieuse de la littérature scientifique, j’ai décidé que nous étions tout proche d’un effondrement écologique. J’ai arrêté de prendre l’avion pendant dix ans. Je croyais l’effondrement inévitable, mais je voulais éviter d’y participer activement.
- 2 La notion d’« hyperobjet » a été proposée par Timothy Morton (2013) pour décrire des phénomènes do (...)
5Autant dire que mon enfance, ma jeunesse et ma vie d’adulte se sont déroulées au rythme d’un petit air de fin du monde. Or même si cet air s’accorde particulièrement bien avec la folle valse de ma famille, il est loin de s’y limiter. Au contraire, cette mélodie pour la fin du temps est comme l’arrière-fond sonore des cent dernières années de la modernité, pendant lesquelles la conscience de la possibilité de notre extinction comme espèce a pris une place de plus en plus prépondérante dans la culture tant savante que populaire. À partir de 1945 se profile l’éventualité de l’holocauste nucléaire qui exerçait tant l’imagination de ma mère ; à celle-ci est venue s’ajouter rapidement une litanie d’autres formes possibles d’autoannihilation technologique : pensons à la « gelée grise » d’Eric Drexler (1986), quand les nanorobots autoréplicants consommeront l’ensemble des ressources terrestres dans leur course folle vers la reproduction ; ou à la « singularité technologique » de Vernor Vinge, quand une supra-intelligence artificielle dépassera celle de l’humanité tout entière et s’en émancipera donc, inaugurant une nouvelle ère posthumaine ; ou bien, plus prosaïquement, à la catastrophe lente de l’« hyperobjet2 » qu’est le changement climatique, un autre produit dorénavant autoréplicant de notre essor technologique. L’annonce de ces divers cataclysmes techniques s’accompagne d’une effervescence religieuse et spirituelle qui se manifeste à travers la multiplication des prévisions de la fin du monde ou de la civilisation : du nouveau millénarisme chrétien et pseudo-chrétien autour de l’an 2000 à la fin du monde maya en 2012, en passant par l’Armageddon islamique que Daech situe dans la ville de Dabiq, en Syrie. La littérature et la production cinématographique, reflets de ces lames de fond sociétales, ont emboîté le pas, comme en témoignent les hordes de zombies qui envahissent nos écrans, les astéroïdes qui s’écrasent sur la Terre, le foisonnement des représentations des espaces postapocalyptiques dans la science-fiction, sans oublier l’ample production universitaire qui en rend compte (Berger 1999 ; Manjikian 2012). Comme nous avons tous eu l’occasion de le constater, au fur et à mesure que les aiguilles de la célèbre horloge de la fin du monde se sont rapprochées de minuit, l’Apocalypse et la pensée eschatologique sont dans l’air du temps. La petite chanson de la fin du monde s’est muée en concerto, qui irait, accelerando et crescendo, vers notre commun final.
- 3 Voir, à ce titre, Aubin-Boltanski & Gauthier 2014, qui rend minutieusement compte tant de la varié (...)
- 4 Pour une analyse beaucoup plus fouillée du rapport entre l’ange de l’Apocalypse et le travail d’An (...)
6Pour grand nombre de penseurs, cette actuelle omniprésence de l’imaginaire cataclysmique ne serait pas une énième reprise de la tendance, somme toute bien humaine, à s’éterniser sur la fin, notre fin. Certes, l’histoire des grands monothéismes que sont le christianisme, le judaïsme, l’islam et le zoroastrisme est marquée par de ponctuelles bouffées millénaristes. Celles-ci coïncident avec des moments de grande tension géopolitique, climatique, épidémique ou calendaire, et elles continuent de structurer ou de se donner à voir en palimpseste dans les visions apocalyptiques contemporaines3. Mais ce que nous vivons aujourd’hui ne saurait se réduire à une simple variation historico-culturelle d’un phénomène récurrent et peut-être universel ; ce serait, au contraire, qualitativement différent. Cette idée s’exprime le plus vigoureusement dans les travaux précurseurs du philosophe allemand Günther Anders. Pour celui-ci, Hiroshima est un événement qui a fait basculer l’humanité dans une ère nouvelle, où elle change de « statut métaphysique » (2007 : 13). Au moment où l’humanité se rend compte qu’elle dispose de la capacité technique de s’effacer d’un trait s’opère une rupture radicale dans notre rapport au temps : nous passons d’une idée de la « fin du temps » à celle d’un « temps de la fin » (Endzeit). Dans sa réflexion sur la génération des finalités, La fin de toutes choses, Kant remarque que « dans l’Apocalypse (X, 5, 6), “un ange lève la main vers le ciel et, jurant par Celui qui est vivant dans les siècles des siècles, qui a créé le ciel, etc., il dit : Désormais, il n’y aura plus de temps.” » (1986 [1794] : 317). Pour Anders, Hiroshima inaugure cette abolition du temps, cette Endzeit dans laquelle « le futur est déjà terminé4 » :
« Car, si l’humanité d’aujourd’hui est tuée, alors celle qui fut mourra avec elle ; et l’humanité à venir également. L’humanité qui fut, puisque sans personne pour s’en souvenir il n’en restera rien ; et l’humanité à venir, car, s’il n’y a plus ni aujourd’hui ni demain, aucun lendemain ne pourra devenir un aujourd’hui. Sur la porte devant laquelle nous sommes est inscrit : “Rien n’aura été” ; et à l’intérieur : “Le temps ne fut qu’un incident.” Mais, contrairement à l’espoir de nos ancêtres, ce ne fut pas un incident entre deux éternités mais un incident entre deux néants. » (Anders 2008 [1995] : 323)
7Ce à quoi l’humanité ferait donc face, pour la première fois, serait la possibilité réelle de son non-être absolu, un non-être dont il n’y aura bientôt plus de témoin (humain ou autre) pour constater l’(in)existence. Anders l’appelle une « Apocalypse sans royaume » – où nulle éternité ne suivra la fin du monde – ou encore une « Apocalypse nue ». La prolifération des nouvelles pensées eschatologiques pourrait alors être considérée comme une vaine tentative de rendre compte de cette chose proprement impensable qu’est la fin de tout monde possible. Et la modernité atomique serait singulière à cause du « décalage prométhéen » produit au moment fatidique où la capacité technique de l’homo faber a définitivement dépassé sa capacité d’imaginer le monde et l’histoire. L’homme est obsolète ; nous vivons dans le « délai ».
8La vision d’Anders est peut-être la plus radicale et la plus nihiliste parmi celles des grands théoriciens de la fin, mais d’autres penseurs influents le rejoignent dans cette opposition entre apocalypse relative et apocalypse absolue. Ainsi, dans sa grande œuvre posthume, La fin du monde, l’anthropologue italien Ernesto De Martino – que Giordana Charuty commente dans ce numéro – déclare que « la fin d’un monde donné peut être traitée sous deux angles différents : comme représentation culturelle historiquement déterminée et comme risque anthropologique permanent » (2016 : 108). Il ajoute que « la fin d’un monde fait donc partie de l’histoire culturelle humaine ; c’est la fin “du” monde, en tant qu’expérience vécue de la fin de tout monde possible, qui constitue le risque radical » (ibid. : 169). Dans les deux cas, l’apocalyptique du moment contemporain marque une double rupture avec toute version précédente : tandis que, par le passé, l’apocalypse représentait la fin d’un monde, mais s’ouvrait sur un autre, la nature de l’apocalypse actuelle, qui implique une annihilation totale, inaugurerait une ère nouvelle dans laquelle nous pressentons la fin définitive de tout monde possible. L’humanité contemporaine se mesurerait donc de manière qualitativement différente à une fin, également qualitativement différente de celle qui constituait l’horizon imaginaire des autres époques et des autres cultures.
9C’est contre cette idée – que la conscience de notre mortalité en tant qu’espèce opère une rupture radicale dans le statut métaphysique de l’humanité contemporaine – que s’érige le présent numéro, en y opposant deux thèses entrelacées : la fin d’un monde est toujours la fin du monde pour ceux qui la subissent ou la conçoivent ; et toute fin du monde, quelle que soit son envergure, admet toujours la possibilité d’un monde d’après.
10La deuxième thèse, qui s’illustre dans la plupart des contributions au numéro, s’ouvre à des analyses ethnographiques riches et diverses, mais sa preuve est plutôt limpide et d’ordre technique : supposer, comme le fait Günther Anders, que l’apocalypse nucléaire exclut d’emblée toute possibilité qu’un être ultérieur puisse rendre compte de « l’épisode » que fut notre existence, revient à confondre les limites de la conscience humaine et celles de la conscience tout court. Il y aura toujours un après, toujours un restant de vie potentiellement capable de témoigner de la nôtre ; que cette conscience soit radicalement différente de l’intelligence humaine ne permet pas de dire, avec Anders, « après nous, le néant ». Comme le dit Paul Celan suite à la Shoah, « Es sind noch Lieder zu singen / Jenseits der Menschen » (« il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes »). Pour Anders, l’humanité, en tant qu’espèce, est le definiens du monde au singulier et, par extension, de la notion de l’apocalypse : pour qu’une apocalypse soit nue ou absolue, elle doit nécessairement avoir l’humanité, dans son ensemble, pour objet.
11Ce privilège définitionnel accordé à l’humanité, et que l’on retrouve tout aussi bien chez De Martino que chez Anders, sous-tend donc aussi la distinction que rejette notre première thèse entre la fin d’un monde culturel spécifique (qui implique la disparition d’une partie de l’humanité ou de sa production matérielle ou symbolique) et la fin du monde (qui implique non pas la destruction du globe terrestre, mais de la totalité de ses habitants humains). Pour ces penseurs, l’humanité est l’objet privilégié de l’apocalypse : elle est égale au monde et c’est son anéantissement qui permet à l’apocalypse d’atteindre sa forme aboutie. Or, comme nous le verrons, cette humanité ne définit qu’un monde culturel particulier (celui des Lumières) – dans d’autres contextes, le monde qu’on craint de perdre se définit en d’autres termes – et elle n’est donc qu’un objet parmi d’autres de l’apocalypse telle que nous la concevons ici, c’est-à-dire comme l’élaboration culturelle d’un discours sur l’annihilation d’une certaine communauté morale entendue comme une totalité faisant sens, ou bien un monde. Si nous préférons le terme « apocalypse » – qui signifie littéralement « révélation », au sens de la Révélation de saint Jean qui clôt la Bible – à celui, plus net, de fin du monde, c’est précisément pour ouvrir à une remise en question de cette assimilation du monde à l’humanité qui semble être une évidence pour la pensée moderne.
- 5 Pour une discussion plus approfondie de ce processus, voir Klose & Thulin 2016.
12Nous pouvons donc très bien admettre, avec Anders, que l’avènement de l’ère nucléaire a marqué le moment fatidique où, pour la première fois depuis que l’humanité – considérée comme une et indivisible – s’est imposée comme communauté de référence dans la majeure partie de la pensée occidentale5, nous disposions de la capacité de l’anéantir d’un coup. Ceci ne constitue pas pour autant un changement radical dans l’expérience vécue d’un monde qui prend fin – ce que les psychologues appellent Weltuntergangserlebnis – ou dans la définition sociologique de l’objet apocalypse. Qu’est-ce qui, au fond, distingue un Günther Anders, prophète de la destruction nucléaire de l’humanité, d’un Davi Kopenawa luttant contre La chute du ciel (2010) qui menace son peuple, les Yanomami, dont l’ethnonyme signifie très précisément « les humains », par opposition aux yaro (gibier), yai (êtres invisibles ou sans nom) et napë (ennemis, étrangers, non-Indiens) ? Comme Lévi-Strauss l’a remarqué, « la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée […]. Pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion apparaît totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village » (1961 [1952] : 20). Si nous éliminons l’équivalence entre monde et humanité, il n’y a plus de différence de fond entre les fins de monde annoncées par Anders et Kopenawa : la destruction du monde des Yanomami serait, pour eux, la destruction du monde tout court, comme la destruction de l’humanité en tant qu’espèce serait la fin du monde tout court pour Anders. Même quand est envisagée une après-apocalypse, celle-ci, comme nous le verrons, est tellement éloignée du monde actuel, tellement incompréhensible ou bien tellement incertaine, qu’elle ne remet pas en question l’absoluité de la fin du monde qui la précède.
- 6 Pour Locke, l’homme consent à participer à la société civile pour protéger ses « droits naturels » (...)
- 7 Nous pensons à la citation suivante, qui est peut-être la plus pure apologie du totalitarisme jama (...)
- 8 L’idée de transformer l’humanité en objet de connaissance était, d’ailleurs, un des grands thèmes (...)
13Il s’ensuit que les propositions de Günther Anders, pour terribles et émouvantes qu’elles soient, ne fonctionnent pas comme une théorie universelle de l’apocalypse, mais plutôt comme une poignante et très précise description ethnographique du Weltuntergangserlebnis de la modernité tardive. Avec les Lumières, l’Homme déboute Dieu de sa position prééminente dans la définition de la société : la politique n’a plus pour objet la réalisation du plan divin sur Terre. Elle vise plutôt à élaborer un système répondant aux exigences de la nature humaine (dans la pensée libérale de Locke6 par exemple) ou bien à discipliner les humains pour créer une société parfaite dans laquelle se réalise la volonté générale de l’humanité tout en préservant une forme de liberté individuelle (la pensée socialiste ou rousseauiste7) ; le Décalogue, comme nous le montre Alasdair MacIntyre (1981), cède la place à une conception morale fondée sur la nature humaine qui aboutira à la Déclaration universelle des droits de l’homme ; et l’humanité devient, pour la première fois, un véritable objet de la pensée savante8.
14Dans un tel contexte culturel et épistémologique, où l’humanité est simultanément le fondement de la pensée et l’ultime recours de l’identification individuelle, l’émergence de la possibilité de son annihilation technique introduit une rupture métaphysique radicale. Mais dans d’autres contextes culturels, ou dans d’autres lignées de pensée moins explicitement humanistes, l’apocalypse peut atteindre le même degré de nudité ou d’absoluité tout en visant une autre communauté morale que l’humanité. Nous l’avons vu avec les Yanomami, pour lesquels l’unité totalisante de référence qui fait sens n’est pas l’humanité en tant qu’espèce, mais les Yanomami en tant que peuple. Nous le voyons également dans certaines philosophies issues du romantisme allemand ou anglais, comme l’environnementalisme moderne ou les mouvements en faveur des droits des animaux. Ainsi, tandis que Kant considère que l’individu réalise son humanité à travers la raison, pour les romantiques, la vocation de l’homme ne s’accomplit qu’à travers la communauté particulière dans laquelle il s’insère (Schlegel 1801) et en communiant avec la nature dont celle-ci fait partie intégrante. Cette notion de l’indissociabilité de l’homme et de son environnement s’apothéosera dans le concept du système Gaïa, proposé par James Lovelock (1979) et repris par Bruno Latour (2015) : ici, la communauté visée par l’apocalypse et à laquelle ils s’identifient n’est pas l’humanité au sens des Lumières, mais celle formée par la symbiose entre l’homme et la nature que représente la déesse Terre. De même, les mouvements pour les droits des animaux qui aboutiront à l’antispécisme d’un Peter Singer (1975) – qui refuse d’accorder le moindre privilège moral à l’être humain et étend par conséquent la communauté morale de référence au-delà de l’humanité – prennent racine dans le romantisme anglais du début du xixe siècle et son éloge du royaume animalier (Perkins 2007). Et enfin, pour revenir à l’entame de cette introduction, le triptyque apocalyptique qui a marqué ma propre jeunesse est lui-même caractérisé par une évolution de la communauté morale menacée de destruction.
15Ainsi, la première apocalypse que me présentait ma mère, celle de l’Holocauste nucléaire, appartient au schéma classique de l’humanisme des Lumières. Encore athée à l’époque, et imbue de l’esprit universaliste du mouvement pacifiste, ma mère craignait une apocalypse menaçant d’emporter la communauté morale avec laquelle elle s’identifiait en dernière instance : l’humanité. Plus tard, au moment de sa conversion, elle s’est intéressée à une apocalypse d’un tout autre ordre : l’Apocalypse chrétienne classique, où s’ouvrent les sept sceaux, retentissent les sept trompettes des anges (emportant à tour de rôle un tiers des humains, un tiers des êtres vivants de la mer, voire un tiers du Soleil et de la Lune), se répandent les sept coupes du courroux divin, déversant du feu et des ténèbres, et adviennent finalement les sept signes, dont la bête décicornue qui apposera sa marque sur le front des damnés. Ici, ce n’est point l’humanité qui est anéantie ; au contraire, elle survivra à l’Apocalypse. Ce qui se donne à la destruction est une fraction de la création de Dieu (un tiers du vivant) et, surtout, la totalité de la création humaine qu’Augustin appellera plus tard la cité terrestre. Et c’est cette cité terrestre qui est la communauté morale de dernière instance de ma mère, et donc le monde que prend l’Apocalypse pour objet. Et pour finir, l’apocalypse environnementale qui m’a accaparé à mes 17 ans risque d’anéantir non pas l’humanité – qui survivra sans doute à un réchauffement de 4 ou même de 6 degrés –, ni la cité terrestre, mais plutôt l’infrastructure de la civilisation et, comme dans le Livre de la Révélation, une bonne partie de la vie terrestre (par exemple, les ours blancs ou les mollusques, victimes de l’acidification des mers). Celui de ces deux objets apocalypsables (infrastructure ou animaux) qui préoccupe le plus l’activiste individuel témoigne de sa communauté morale de référence et donc du monde qu’il redoute de voir s’anéantir dans la catastrophe à venir. En ce qui me concerne, ce ne sont pas les ours blancs, mais les terroirs (encore un concept issu du romantisme philosophique), ces subtils mélanges millénaires de savoir-faire humain et de milieu écologique, qui me préoccupent : je travaille depuis quinze ans dans les verdoyantes vallées du Haut Atlas du Maroc, un terroir excavé du désert à force de siècles
16d’irrigation. Il faut des centaines d’années pour qu’un verger de noyers arrive à maturité ; il faut deux ans de sécheresse pour le tuer et pour tuer le monde qui en dépend.
17Ce que cette comparaison souligne est que les idées de l’apocalypse sont toujours reliées à une certaine communauté morale, conçue – aux fins de son annihilation – comme un ensemble social et conceptuel forcément total, que ce soit l’humanité, les Yanomami, la cité terrestre ou le système Gaïa. Chaque apocalypse anéantit un objet social différent et c’est cette relation entre communauté morale, ou objet social, et apocalypse qui sert de point de départ au présent numéro. En cela, il se situe dans le sillage du récent travail sur « l’arrêt de monde » d’Eduardo Viveiros de Castro et de Déborah Danowski. Eux aussi reconnaissent que « ce “monde” dont on imagine la fin […] peut concerner la totalité de la biosphère terrestre […], le cosmos comme un tout […], la “réalité” dans son sens métaphysique […], [mais aussi] le Umwelt socioculturel humain ou, de façon plus restreinte, un certain mode de vie considéré comme le seul qui soit digne de véritables êtres humains » (2014 : 236). Par contre, ce qui les intéresse est moins les contours du monde voué à disparaître que la relation entre ce monde et une certaine idée de l’humanité ou de « nous », qui « inclut le sujet (syntaxique et pragmatique) du discours sur la fin », ajoutant que « le problème de la fin du monde se formule alors toujours comme une séparation ou une divergence résultant de la disparition d’un des pôles de la dualité entre le monde et son Habitant, l’Étant duquel le monde est monde » (ibid. : 234). Or, dans la perspective développée ici, il n’y a aucune raison de distinguer de la sorte l’humanité et le monde. Dans certains contextes, nous l’avons dit, l’humanité vaut monde ; dans d’autres, c’est à peine si elle est une unité de référence. L’accent indu placé sur le binôme monde-habitant introduit donc une séparation artificielle entre les deux, en même temps qu’il éclipse l’immense variété des mondes menacés de disparition.
18Les articles de ce numéro analysent, donc, les contours de la communauté morale ou du « monde » que l’apocalypse prend pour objet et son rapport au monde qui succédera à celle-ci, illustrant ainsi la seconde de nos deux thèses : que toute fin du monde admet la possibilité d’un monde d’après. Nous nous contenterons ici de signaler quelques-unes des idées fortes qui ressortent de la lecture des différentes contributions : les décombres ; les temporalités de la fin ; Heimatlosigkeit et dénaturalisation.
« “Mon nom est Ozymandias, roi des rois.
Voyez mes œuvres, vous les Puissants, et désespérez !”
Il ne reste rien d’autre. Autour de cette ruine,
Ce Colosse effondré dans l’étendue sans bornes,
Le sable lisse et nu s’étend seul au loin. » (Shelley 2006 [1818] : 147)
19Une des manières d’identifier ces communautés morales est de focaliser notre attention non pas sur ce que nous risquons actuellement de perdre, mais plutôt sur la façon dont sont imaginés aujourd’hui les décombres de la postapocalypse – une sorte de regard au futur antérieur. Ainsi, Alain Musset montre comment le goût renaissant pour les ruines antiques, qui atteint son apogée dans le néo-classicisme de Piranesi, se transforme au xixe siècle en une contemplation des ruines à venir, permettant « d’associer la figure individuelle du memento mori avec celle de la mort collective qui attend toutes les civilisations ». L’architecte londonien John Soane, inspiré par Piranesi, va jusqu’à dessiner ses créations en les imaginant d’abord comme des ruines. Comme le remarque Musset, « l’imaginaire des ruines s’exprime […] dans la contemplation morose des villes déchues qui ont incarné l’esprit de leur époque ». Ainsi, dans un premier temps, c’est Paris (et aussi Londres) que les apocalypticiens de l’époque prennent pour cible, mais ce Paris ne ressemble pas à une ville moderne ; au contraire, son esthétique est essentiellement un calque des ruines romaines. La communauté morale à laquelle ils s’identifient et qu’ils craignent de perdre est la civilisation européenne qui trouverait sa source dans l’Antiquité et qui s’inscrit dans une longue durée civilisationnelle. Ce n’est qu’au début du xxe siècle, quand l’objet de l’imaginaire des ruines traverse l’Atlantique pour se poser sur l’architecture extraordinaire de New York, que la modernité s’émancipe du classicisme. Les décombres de prédilection sont alors ceux du Chrysler Building, du World Trade Center et de l’Empire State Building, tous trois emblèmes du capitalisme triomphant qui configure le nouveau monde à perdre.
20La question de savoir ce qui subsistera de « nous » est abordée sous un tout autre angle dans la contribution en ligne de Laetitia Ogorzelec-Guinchard, qui s’intéresse aux travaux menés par les agences de sûreté atomique française et américaine pour décourager les générations futures d’aller fouiller dans des sites de déchets nucléaires. Qu’est-ce qui sera encore compréhensible pour les humains à venir dans dix millénaires ? Autrement dit, qu’est-ce qui nous réunit par-delà des siècles ? Qu’est-ce qui fait de nous un « nous » ? Écartant les messages linguistiques ou symboliques comme trop arbitraires, trop dépendants de l’apprentissage de codes culturels, les scientifiques américains recherchent un registre plus « naturel », et donc plus à même de résister au passage du temps, pour communiquer le message du danger. Ils le trouvent, finalement, dans Le Cri d’Edvard Munch, ce tableau qui incarne d’une manière quasi acontextuelle l’horreur et la souffrance humaines. On dirait ainsi qu’ils se fient à l’immuabilité de la nature humaine pour nous garder du pire. Les chercheurs français, cependant, moins adeptes de la nature humaine, continuent de se fier à la continuité de la culture, en imprimant des avertissements à déposer sur les lieux et dans les institutions culturelles ou politiques, s’appuyant ainsi sur la possibilité d’une continuité sémantique transtemporelle. Ces deux propositions montrent donc comment une même apocalypse peut susciter ou faire appel à des communautés morales élaborées à partir de prémices complètement opposées.
21La question du nucléaire soulève aussi, fatalement, celle des temporalités de l’apocalypse. Nous l’avons perçue chez Ogorzelec ; nous la retrouvons dans la contribution de Sophie Houdart et Mélanie Pavy, qui se penchent sur le tissu social du pays du post-Fukushima. Le subtil aller-retour qu’elles effectuent entre la longue durée du temps atomique et le quotidien des résidents de la ville de Tôwa fait ressortir le paradoxe temporel propre à toute idée de l’apocalypse : celle-ci renvoie simultanément à une éternité ou à une abolition du temps et à un futur imminent où elle est censée se réaliser. Pour ma mère, souvenons-nous, la fin du monde était toujours l’année prochaine. Houdart et Pavy montrent comment les habitants de Tôwa s’abritent des temporalités insaisissables des demi-vies atomiques, longues de 100 000 ans pour certains isotopes, en portant une « attention au détail [… dans] des actions simples, manuelles […] un bricolage à taille humaine » et finissent, en conséquence, par avoir « du mal à maintenir l’idée que la consistance du territoire a changé » de manière permanente. L’esprit humain semble flancher face au défilement parallaxe des deux temporalités incommensurables, où le premier plan se déplace beaucoup plus rapidement que l’arrière-plan.
22Ceci explique, peut-être, l’effroyable court-termisme des structures politiques et économiques du capitalisme libéral dans une époque qui fleure la fin du monde. Parmi ceux qui luttent contre ce court-termisme, on peut compter les membres du réseau informel d’écologistes dont traite Jean Chamel dans son article. Ce dernier révèle un contraste entre le discours des philosophes comme François Hartog, Hicham-Stéphane Afeissa et Michaël Fœssel (2014) – qui concluent (suivant Anders) que les apocalypses modernes sont « sans royaume », « ne laisse[nt] place à aucune espérance » ou ne proposent plus « la moindre consolation » – et celui des écologistes eux-mêmes. Ces derniers n’ont aucun espoir pour la civilisation, mais cherchent la possibilité d’un après dans une écospiritualité New Age qui prend racine dans la ville de Totnes, en Angleterre, à 50 km de là où j’ai grandi. Chamel souligne le contraste émique entre l’effondrement catabolique – catastrophe lente et déjà entamée où la société et l’environnement se délitent au ralenti – et l’effondrement catastrophique – qui envisage une implosion de l’infrastructure de la civilisation – pour montrer comment « des interprétations différentes de […] l’imminence [de l’apocalypse] peuvent conduire à des imaginaires complètements différents ».
23Finalement, un autre paradoxe temporel se présente dans les deux textes qui s’intéressent aux visions amérindiennes de la fin du monde. Comme l’a remarqué le chercheur anishinaabe Lawrence Gross, « surtout depuis la mise en place des réserves indiennes, mais en fait depuis le premier contact avec les Européens, les Amérindiens ont vu leurs mondes prendre fin » (2002 : 129) ; ils vivent dans un monde postapocalyptique. L’introduction d’Isabel Yaya McKenzie au texte de Cristóbal de Molina, disponible en ligne, examine les effets eschatologiques de la postapocalypse chez les Incas du xvie siècle. L’écroulement de leur monde, ainsi que l’extermination de jusqu’à 90% de leur population, semble créer un climat propice à l’imagination d’une nouvelle apocalypse à venir, qui effacera celle qui a déjà eu lieu, et qui ici prend la forme d’une « maladie de la danse » (taki unquy) qui n’est pas sans rappeler la « danse des esprits » des Lakotas de la réserve de Pine Ridge trois cents ans plus tard. Lucas Bessire décrit un phénomène comparable dans son article sur les Totobiegosode du Paraguay, qui considèrent que leur monde a pris fin au moment du « premier contact » il y a trente ans environ. Ils ont alors fait le choix d’abandonner toutes les pratiques sociales de la vie précontact, y compris les mythes, les pratiques de guérison et les chants rituels. À la place, ils se tournent vers une apocalypse chrétienne supposée venir dans un très proche avenir, ce que Bessire appelle le « futurisme apocalyptique ». L’auteur montre que ce nouvel horizon apocalyptique permet aux Totobiegosode de réinventer une forme d’humanité qui remplacera celle abolie et emportée par les bulldozers, eapajocacade, « ceux qui agressent le monde ». Cet article souligne, ainsi, de façon terrible et magistrale, la première des deux thèses présentées ci-dessus : que la fin d’un monde est toujours la fin du monde. Ici, l’apocalypse déjà survenue impose une ligne de partage de l’humanité même, signalant un horizon d’inintelligibilité de part et d’autre, et appelant une nouvelle apocalypse rédemptrice du peuple orphelin de son monde.
24Cette notion de la perte du monde est, bien évidemment, inhérente à toute notion d’apocalypse, mais il importe aussi de souligner l’expérience de perte de patrie ou de chez-soi (Heimatverlust) qui accompagne et structure l’imaginaire apocalyptique. Ceci est en fait le point de départ du travail d’Ernesto De Martino sur les apocalypses culturelles. Son livre débute par un cas de délire schizophrénique dont souffre un paysan bernois, qui croit que depuis qu’il a déraciné quelques arbustes, le monde s’est déséquilibré et se dissout. Le paysan se plaint que « les hommes ne sont plus à leur place », que « les hommes ne sont plus […] dans un monde familier (die Menschen sind nicht mehr zu Hause) » et que tout ira mieux « quand j’aurais retrouvé mon monde (wenn ich wieder daheim bin) » (2016 : 86). De Martino interprète cette expérience de l’effondrement du monde comme une rupture entre le Dasein (être-là) et le Mitsein (être-avec) du patient, de telle sorte que :
« La maison, le monde familier est loin, je ne sais pas où il est.
- 9 Le terme allemand de Heimatlosigkeit signifie aussi « déracinement », au sens péjoratif et antisém (...)
Le malade perd sa patrie : Heimatlosigkeit9.
L’étrangeté du monde est perte de la patrie. » (ibid. : 96)
25Ce sentiment de perte de la patrie, au sens plus large de Heimat, revient de manière récurrente dans les représentations de la fin du monde. Il se laisse entrevoir dans les ruines futures que nous présente Alain Musset, ou dans le monde condamné des Totobiegosode, et se présente frontalement dans la contribution de Stine Krøijer – illustrée par les photographies de Mike Kollöffel – qui donne à voir la destruction minière de la forêt de Hambach et du pays agricole qui l’entoure. Les habitants des villages engloutis par la plus grande excavation en Europe expliquent qu’ils ont « perdu [leur] Heimat ». Pour les militants écologistes qui combattent l’abattage des arbres centenaires de la forêt, cette destruction du pays fonctionne comme une synecdoque de l’apocalypse environnementale en cours. La patrie perdue des Indes Unies de Pakistan, de Bangladesh et d’Inde se profile également derrière les visions millénaristes du Vaidik Santan Dal dont rend compte Raphaël Voix dans son article en ligne, qui vise à la réunion de ce monde disparu.
26Le récit que fait Hugo Reinert de l’abattage de masse du cheptel de rennes des Sámi imposé par le gouvernement norvégien complexifie cette relation à la Heimat. Il montre comment le gouvernement agite la menace d’une catastrophe écologique de surpâturage et de dégradation irréversible de la toundra pour procéder à la réduction forcée du cheptel. Les Sámi répondent que la taille élevée des troupeaux est une adaptation nécessaire à l’insécurité chronique à laquelle ils font face dans le milieu arctique imprévisible. Un éleveur l’exprime ainsi : « Si le gouvernement divise par deux le nombre d’animaux, et que nous avons ensuite une mauvaise année [uår], on peut se retrouver sans le moindre renne. Ce serait une catastrophe éternelle ». Ici se confrontent deux visions catastrophiques qui font appel à deux notions distinctes du monde apocalypsable : d’une part, la fragile « écologie de l’équilibre » de la toundra que le gouvernement cherche à protéger des Sámi et, de l’autre, le mode de vie et le monde de la vie (Lebenswelt) que les Sámi cherchent à protéger du gouvernement. Mais derrière cette opposition se profile une autre question, de souveraineté cette fois-ci : de qui la toundra est-elle la patrie (Heimat) ? Qui en répond ? Et qui risque donc de la perdre ?
27Cette contestation autour de la Heimat soulève aussi la question essentielle de la distanciation par rapport à la communauté morale qu’est l’objet apocalypsable. Car, à partir du moment où l’on objectifie cette Heimat ou cette communauté morale que la catastrophe menace de destruction, elle cesse d’aller de soi. Elle est dénaturalisée, mise à distance. Ce processus se donne à voir dans la progression que nous présente Élise Haddad des représentations de l’Apocalypse tout au long du Moyen Âge. Dans un premier temps, ces représentations proposent une vision idéalisée de la structure politique. Plus tard, quand la question théodicéene de la place du mal dans le monde prend de l’importance, un « espace clos » dans les compositions lui est alloué. Et finalement, les forces maléfiques deviennent l’objet central des représentations de la société qui subira l’Apocalypse. Au fur et à mesure des représentations qui figurent la société comme objet de catastrophe, celle-ci est dénaturalisée. L’objectification du monde qui se réalise à travers le processus de figuration fait en sorte que ce monde cesse d’aller de soi. Un monde représenté peut aussi, bien sûr, perdre sa capacité d’aller de soi grâce aux processus exogènes à la représentation. C’est le cas des images de Gog et Magog, décryptées par Jacques Mercier, que produisaient naguère les mystiques éthiopiens, dits debtera. La perte d’autorité spirituelle et de reconnaissance sociale finit par avoir raison de leurs représentations de l’apocalypse. La fin du monde des debtera dénaturalise leurs productions à tel point que celles-ci perdent leur prise sur le monde.
28Qui dit dénaturalisation, dit aussi défamiliarisation. La société que nous avons confortablement habitée comme Heim et comme Heimat, sans jamais trop nous poser de questions, nous devient d’un coup peu familière. Elle nous est étrange. Et l’« estrangement » est précisément l’objet du commentaire d’Emmanuel Grimaud du texte de Vernor Vinge sur la singularité. Grimaud décrit le moment où l’intelligence artificielle nous dépasse comme un « seuil critique d’inintelligibilité » : il serait une tâche aussi vaine pour un être de l’après-singularité de nous expliquer son monde, qu’il le serait pour nous d’expliquer le nôtre à un poisson rouge (la fin d’un monde, on dirait, l’incompréhension aidant, est toujours la fin du monde…). Mais cette « infamiliarité » du monde d’après déteint aussi sur le monde qu’on craint de perdre. Les idées apocalyptiques sont donc des vecteurs d’estrangement. Ce terme est la traduction canonique du mot russe ostranenie, inventé par Viktor Schlovsky pour rendre compte de la différence entre le langage de la poésie et le langage de la prose : tandis que la prose cherche à décrire le réel sans attirer l’attention sur elle, à disparaître de la vue, la poésie tend, à travers des effets de langage, à défamiliariser le monde.
29C’est sur cette idée que j’aimerais terminer. Les apocalypses, nous l’avons vu, invoquent toujours les mondes ou les communautés morales qu’elles condamnent à disparaître. C’est précisément à partir du moment où l’on commence à soulever la possibilité de l’anéantissement de son monde qu’on se rend compte de ses contours, voire de son existence. Le pouvoir poétique des apocalypses est donc toujours double : poétique au sens originel de poïésis (création) – en ce qu’elles amènent à l’existence les mondes qu’elles menacent de faire disparaître ; et poétique au sens de l’estrangement, en ce qu’elles les défamiliarisent à tel point qu’ils nous deviennent difficilement habitables. L’imaginaire apocalyptique, finalement, c’est aussi rendre propres à l’anéantissement les mondes dont on évoque la destruction. C’est répéter, comme le fit Caton pour Carthage, jusqu’à ce que l’idée de son anéantissement devinsse banale : delendus mundus est.