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Homme/Femme

Constituer des hommes et des femmes : la procédure de transsexualisation

Laurence Hérault
p. 95-108

Résumés

A travers une analyse du programme de transsexualisation, entendu comme procédure de fabrication d’un homme d’origine femelle ou inversement d’une femme d’origine mâle, il s’agit de comprendre comment un programme médicalisé se montre capable de fournir les ingrédients nécessaires à la fabrication et à la stabilité d’un être sexué. Sont examinés notamment les effets et les enjeux de trois étapes importantes du programme transsexuel (les consultations psychiatrique et endocrinologique puis le traitement hormono-chirurgical) au regard de la définition sexuée des corps opérés.

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Texte intégral

  • F ruit du cormier (ou sorbier) ressemblant à une petite poire, qui ne mûrit pas sur l’arbre et se man (...)
  • E t quelques autres avant lui. Cf. la remarquable chronologie établie par P.-H. Castel en annexe de s (...)
  • J orgensen commence une hormonothérapie en 1950. Il subit une castration au Danemark en 1952 et une v (...)

1Dans mon enfance, la seule possibilité de transsexualisation que les adultes nous offraient, non sans ironie, était celle des cormes vertes F. Il fallait en manger sept et l’on était sûr de changer de sexe. Nos volontés enfantines étaient inégalement enthousiasmées par un tel projet, mais nous savions tous, dès la première corme verte goûtée, que la transition (nous) serait à jamais impossible. Pourtant Georges/Christine Jorgensen E, homme devenu femme, était opéré(e) depuis un certain temps déjà J. Car cette transition, toujours impossible via les fruits du cormier (à mon avis), l’endocrinologie, la sexologie et la chirurgie ont su la rendre médicalement envisageable au xxe siècle.

2Si la procédure de transsexualisation s’est, depuis lors, stabilisée, elle reste dérangeante, voire polémique, comme le révèlent assez les multiples ouvrages, films ou émissions télévisées qui s’interrogent régulièrement sur sa légitimité, la voyant comme extravagante, délirante, absurde et inconsciente ou bien la tenant pour admissible, raisonnable, fondée et juste.

3Ce n’est bien évidemment pas en termes de légitimité que je souhaite, pour ma part, la questionner. Mon objectif consiste plutôt ici à comprendre comment un programme médicalisé se montre capable de fournir les ingrédients nécessaires à la fabrication et à la stabilité d’un être sexué. Il s’agit, autrement dit, d’éclairer une procédure qui va aboutir à une construction normalement solide et répertoriée : un homme ou une femme. Ce n’est donc pas tant le syndrome du transsexualisme qui nous intéressera ici (même si nous le rencontrerons inévitablement) que la transsexualisation entendue comme procédure de fabrication d’un homme d’origine femelle ou, inversement, d’une femme d’origine mâle. La transsexualisation ne sera a priori comprise ici ni comme une mutilation inacceptable, ni comme une correction souhaitable, mais plutôt comme la tâche essentielle et importante de tous ceux, humains, institutions et objets, qui vont s’associer pour mettre en place une constitution corporelle inédite qui va lier autrement un individu à lui-même et aux autres. Dans cette procédure de fabrication d’une personne sexuée, on verra intervenir une foule d’« architectes » et de matériaux offerts aussi, à l’occasion, à nombre d’entre nous, pour constituer et travailler notre identité sexuelle : des hormones, des psychiatres, des prothèses mammaires et du silicone, des épilateurs laser, des endocrinologues, des tests de personnalité, des prothèses testiculaires, des orthophonistes, des avocats et des juges, des chirurgiens aux spécialités diverses, la Cour européenne des droits de l’Homme, des militants et des associations, et bien d’autres encore. Parler de fabrication sexuelle, « trans » ou non, ce n’est donc pas dire qu’un corps sexué se fabrique aisément, qu’il suffit d’un désir et d’une activité individuels pour l’obtenir, mais bien au contraire que la constitution d’un être humain sexué nécessite, comme nous allons le voir, un travail collectif important et incontournable.

Quand changer de sexe nécessite un syndrome

  • P ar exemple, les phalloplasties d’agrandissement et les réductions mammaires (pour les hommes), les (...)
  • A rticles 40 et 41 du code de déontologie médicale. Art. 40 : « Le médecin doit s’interdire dans les (...)
  • C f. par exemple le protocole d’une équipe parisienne (http://www.transsexualisme. info/protocole.htm (...)

4En l’état actuel des choses, la transsexualisation, ou comme on l’appelle plus couramment la réassignation sexuelle, n’est guère envisageable en dehors d’une reconnaissance médicale du syndrome de transsexualisme (ou syndrome de Benjamin). S’il est, en effet, relativement simple d’accéder à nombre de modelages chirurgicaux du corps et notamment des organes sexuels quand ils ont pour objectif de « confirmer » le sexe d’origine P, dès qu’il s’agit de « changer de sexe » les procédures se compliquent considérablement. Cette situation tient sans doute au caractère perturbateur de cette demande de passage d’un sexe à l’autre qui fragilise le système normatif des genres : dire qu’on n’a pas le « bon » sexe, c’est bouleverser la procédure de naturalisation qui veut que seul le corps détermine l’identité sexuelle. Mais là n’est sans doute pas l’unique raison de cette attention pointilleuse, car le caractère perturbateur de cette demande tient également à l’irréversibilité d’un certain nombre d’opérations qui « mutilent » ceux et celles qui les subissent et qui font courir, de ce fait même, des risques disciplinaires et pénaux aux médecins qui y participeraient sans précaution : en l’absence de certitude thérapeutique, une intervention n’est plus justifiée et peut être qualifiée de violence A. On comprend donc que la caractérisation ou plutôt la requalification de la demande transsexuelle comme syndrome spécifique va occuper une place importante dans le programme de réassignation sexuelle. Ce programme ou protocole, comme il est généralement nommé, n’a pas de forme légale proprement dite. Les procédures appliquées ici et là, bien que présentant un certain nombre de différences, ont globalement la forme suivante C : dans une première étape il s’agit d’évaluer la demande, c’est-à-dire la qualifier d’un point de vue nosologique. Ce n’est qu’une fois que le diagnostic a été établi qu’il est possible d’entamer la deuxième étape, celle du traitement hormonal et chirurgical. Enfin la dernière étape concerne le changement d’état civil.

Le diagnostic : le « parlement » du sujet et du corps

  • E t même polémique, comme le montrent les controverses entre psychothérapeutes autour de son autonomi (...)
  • E n ce sens, je ne serais pas tout à fait d’accord avec P.-H. Castel (2003) lorsqu’il suggère que le (...)

5Le transsexualisme se caractérise par les symptômes suivants : la conviction inébranlable d’appartenir à l’autre sexe, la demande impérieuse et permanente de modification physique du sexe en l’absence de toute anomalie physique ou psychique. Cette définition apparemment simple du syndrome est cependant problématique E dans la mesure où elle associe l’absence de pathologies reconnues à la fermeté d’une requête. Ce faisant, elle plonge les protagonistes de cette histoire dans une situation assez paradoxale. Les médecins, tout d’abord, qui doivent à la fois s’assurer de la stabilité de la demande de transformation et montrer que leur client est normal afin d’en faire un patient atteint du syndrome de Benjamin (et donc éventuellement opérable) ; les transsexuels également, qui, même s’ils ne demandent qu’une intervention technique, se voient dans l’obligation de prouver leur normalité tout en devant endosser, bon gré mal gré, la panoplie du malade (s’ils veulent avoir quelques chances d’accéder à la transformation qu’ils souhaitent et s’ils veulent, en outre, que leur traitement soit financièrement pris en charge par une caisse d’assurance-maladie). On perçoit également le caractère potentiellement « explosif » de cette procédure diagnostique qui se donne virtuellement comme un affrontement : si en effet le demandeur arrive avec une certitude qui se présente comme un diagnostic (« je suis transsexuel-le »), les médecins de leur côté vont, dans le meilleur des cas, la tenir pour une hypothèse. Autrement dit, le seul « vrai » diagnostic est bien celui qu’ils produiront collégialement E et peut-être en contradiction avec l’attente de leur client lui interdisant temporairement ou définitivement le changement de sexe.

  • A ssez souvent deux années vont être nécessaires pour fixer le diagnostic.
  • N ous examinerons plus particulièrement ici le travail du psychiatre et de l’endocrinologue à partir (...)

6Quoi qu’il en soit, il s’agit donc de rechercher la présence d’« anomalies mentales et physiques » et de vérifier parallèlement le caractère inébranlable de la conviction (d’appartenir au sexe opposé) et de la demande qui lui est associée (la transformation corporelle). On va donc pour ce faire à la fois multiplier les intervenants-experts de manière à pouvoir prendre en compte le plus de dimensions possible de la question et étendre la durée de l’expertise afin d’apprécier la permanence de la volonté de réassignation A. Dans les protocoles mis en place par les équipes spécialisées, trois figures médicales vont être mobilisées pour établir le diagnostic : le psychiatre (parfois secondé par un psychologue), l’endocrinologue et le chirurgien N. Leur évaluation va consister en une « mise en cause » du sujet et de son corps, chacun essayant, selon sa spécialité, de tester les raisons qui pourraient pousser l’un et/ou l’autre à énoncer ou à porter cette demande pour le moins inhabituelle.

Côté psychiatre réponses en difficulté

  • A utre nom du transsexualisme.

7Le psychiatre est assez souvent le premier à intervenir, même s’il n’est pas nécessairement le premier à qui l’on s’adresse. Son travail va consister à faire « parler le sujet » lors d’entretiens réguliers, et à reconstituer par le biais des dires de celui-ci (et parfois aussi de ceux de ses proches s’ils veulent bien s’y prêter) la « psycho-biographie » de son client. Il doit ainsi s’assurer que le requérant ne présente pas de « troubles de la personnalité » masqués par la focalisation sur la dysphorie de genre A et susceptibles de résolutions autres (notamment psychose, perversion, homosexualité refoulée, transvestisme, dismorphophobie, etc.). Le psychologue vient, assez souvent, lui prêter main forte dans ce repérage, notamment à l’aide de tests projectifs. La tâche de ces deux intervenants les met dans une position dominante par rapport à leurs collègues dans la mesure où le transsexualisme est d’abord un « trouble psychique », même si traité physiquement ; ce qui fait d’eux les véritables « sésames » du programme.

8L’exploration psychiatrique et psychologique, qui passe essentiellement par la parole du sujet, suppose implicitement que, pour établir un diagnostic assuré, le discours produit doit présenter un certain nombre de thèmes ou d’indices qui seront retenus « à charge ou à décharge ». Cette recherche qui implique des postures bien définies (questionneur-interpréteur/répondeur) est cependant rendue plus complexe par les enjeux de la consultation. Le demandeur, par exemple, n’est pas sans connaître les « lieux de pertinence » de l’analyse psychiatrique (enfance, rapport aux figures parentales, sexualité, etc.) ni surtout sans savoir (ou imaginer) les interprétations que tel ou tel de ses propos appelle et les conséquences auxquelles il l’expose. La parole n’est donc pas aussi libérée qu’on pourrait le souhaiter de part et d’autre : l’attente médicale d’un dire « sincère » (portant sur soi et son histoire) et l’attente du client d’un dire « en confiance » (portant sur sa situation) qui sont au fondement de la coopération en consultation sont ici mises en difficulté, voire en danger.

« Il est difficile au praticien d’avoir une aperception claire des enjeux de cette étrange relation thérapeutique. Bien des circonstances y concourent, en particulier le caractère d’exigence des demandes et la capacité manipulatrice de nombreux demandeurs », Henry Frignet, psychiatre et psychanalyste (Frignet 2000 : 141).

« Pour donner une idée du peu de fiabilité du discours des patients, je prendrai un exemple qui a contribué à me forger une attitude d’attente dans l’écoute. […] Une jeune femme charmante vient me voir pour exiger de toute urgence une mastectomie. […] Dès l’enfance, me dit-elle, elle a toujours refusé les jouets de fille et n’a jamais joué qu’avec des jouets de garçon, elle a toujours eu des garçons pour compagnons de jeu et jamais des filles. Le tout est dit avec un accent de sincérité tel que je me serais fait l’effet d’un personnage horrible si j’avais mis en doute ce qui m’était dit. […] Puis j’eus l’occasion de voir des membres de sa famille. On me dit que, certes, on avait bien senti qu’elle était mal dans sa peau pendant l’enfance, mais que jamais personne n’aurait imaginé qu’elle se considérait comme un garçon. Elle avait en tout point le comportement d’une fille », Colette Chiland, psychiatre et psychanalyste (Chiland 1997 : 137).

« Il faut reconnaître aussi que la relation patient(e)/psychiatre est faussée dès le départ, les [transsexuel-les] ne se rendant pas à cette thérapie de leur plein gré, mais pour obtenir le précieux avis favorable pour les traitements hormonaux et/ou les opérations. Cela rend ce qui devrait être un espace de réflexion sur soi-même et d’écoute aussi stressant qu’une série d’entretiens pour la recherche d’un emploi, où il faut jouer la comédie du plus battant, du plus conforme aux attentes d’un décideur tout-puissant, qui a le choix entre vous laisser vivoter ou vous permettre de vivre » (Laury 1996 : 7).

  • C f., entre autres, Castel 2003.

9Cette difficulté est accentuée par le fait que l’univers nosographique de référence n’est pas stabilisé : depuis son émergence comme syndrome particulier, le transsexualisme est l’objet de controverses renouvelées C. Certains praticiens tiennent à sa distinction par rapport aux autres troubles psychiques et insistent sur l’efficacité de la seule réassignation ; d’autres y voient une psychose qu’il est dangereux d’encourager chirurgicalement et n’ont de cesse de faire renoncer le patient à sa demande ou de l’interdire s’il n’est pas prêt à la suspendre. Ces prises de position ont donc, elles aussi, un impact non négligeable sur le type de « dialogue » susceptible de s’instaurer entre demandeur et expert. Mais même si elles sont remisées le temps de la consultation dans un souci pragmatique de neutralité, reste que cette instabilité théorique n’est pas faite pour faciliter la tâche du praticien qui devra tracer sa propre voie interprétative et évaluative dans un monde nosologique incertain et plein d’embûches. Ce caractère à la fois personnel et précaire de son interprétation, partiellement mais insuffisamment stabilisée par les tests projectifs, affaiblit considérablement son autorité médicale, c’est-à-dire la validité de son jugement. Le demandeur, en effet, s’il est au fait des controverses, pourra mettre en doute à la fois la neutralité et la compétence du praticien afin de disqualifier une interprétation qui annule sa demande, la méprise ou lui enlève par avance toute légitimité. Sa marge de manœuvre est cependant assez souvent réduite à la possibilité de rechercher dans un autre cabinet la compétence qui « manque » dans celui qu’il a d’abord fréquenté.

« J’ai pu obtenir un rendez-vous avec un très éminent (?) psychiatre d’un hôpital proche de Paris ; j’y ai reçu la plus belle humiliation de toute ma vie. […] Je suis retournée quelques mois après me faire humilier une seconde fois chez un médecin incohérent et à la limite de l’hystérie, et j’ai rencontré trois psychiatres locaux : la première hésitait, pensait ne pas être assez “qualifiée”, sa démarche était sincère ; la seconde voulait me faire suivre un protocole d’attente de deux années. […] La troisième fut la bonne. […] J’ai été accueillie comme une personne et non comme une “malade” et nous avons lentement revisité ce qu’il fallait pour éliminer tout soupçon de psychose encapsulée que j’aurais insidieusement cachée dans ma demande et ma démarche transsexuelle. Résultat : je fais plus une thérapie pour me permettre de me libérer de tout ce que ma précédente vie a brisé qu’un suivi inutile et fastidieux. Je suis contente de pouvoir aborder avec elle certaines difficultés qu’elle m’aide à surmonter », Carine (Carine 2001 : 6).

10L’espace de discours, comme on le voit, est potentiellement empli de tensions, de censures et de ruses. Et les paroles « agressives » ou les « silences » qui y prennent place sont peut-être plus symptomatiques de la relation elle-même que d’un dévoilement de la « maladie » censée s’y exposer : chacun tente de découvrir à la fois les « dispositions » de l’autre et les possibilités de partenariat, car l’objectif commun, et c’est là un point important, est de faire cesser la souffrance. Le thème de la souffrance est d’ailleurs celui qui va rendre possible le maintien d’une parole hors tension. Par son intermédiaire, un espace commun peut être construit, à partir duquel va tenter de s’installer un travail partagé pour établir le diagnostic et éventuellement s’y accorder. Même si les désaccords peuvent être réels et se maintenir sur les causes, les motifs et le traitement de cette souffrance, ce que personne ici n’est prêt ni ne peut se permettre de remettre en cause c’est sa réalité, faute de quoi la relation, elle-même, n’est plus possible.

« Je pense quant à moi que le but de toute thérapie (et quelle qu’en soit l’issue, chirurgicale ou analytique) est de réduire la souffrance de la personne », Isabelle Turier, psychologue (Turier 2000 : 6).

  • C f. également les entretiens cliniques présentés par H. Frignet (2000 : 51-85).

11Un autre élément important questionné ici, c’est bien évidemment celui de l’identité sexuelle. Tous s’accordent sur le fait qu’il y a du sexe (du corps) et du genre (une identité psychique). L’interrogation psychiatrique qui s’adresse au sujet va donc porter sur le contenu de l’organisation psychique : « dites-moi ce qu’est un homme ou une femme » ou encore « en quoi êtes-vous homme ou femme ? ». Assez souvent, les réponses sont dites pauvres, maladroites ou stéréotypées, ce qui entre dans l’interprétation du cas lui-même C.

« Si ce que le transsexuel peut avancer de son histoire, montrer de ses affects, préciser de ses désirs n’est pas délirant en soi, on est cependant confronté à un ensemble dans lequel ne se retrouve nulle intentionnalité précise étayée par une ligne directrice vectrice du désir du sujet. Le transsexuel apparaît le plus souvent comme le récitant monomaniaque d’une litanie qu’il a apprise par cœur, dans ce qu’il a pu retenir des documents ou témoignages où son imaginaire lui a permis de se reconnaître », Henry Frignet (Frignet 2000 : 135).

  • L es abréviations FM et MF permettent d’indiquer le sens de la transsexualisation : femelle vers mâle (...)

« Le discours des transsexuels FM L est pauvre, comme celui des transsexuels MF, sur ce qui caractérise un homme ou une femme, la masculinité et la féminité. “Un homme c’est ce que je suis”, or c’est précisément ce qu’ils ne sont pas à beaucoup d’égards »,Colette Chiland (Chiland 1997 : 130).

  • D ’où l’utilité de la procédure de naturalisation qui va faire immédiatement référence au corps lorsq (...)
  • S ur ce point, voir également Castel 2003.
  • S i, comme le dit C. Chiland, les transsexuels « mettent tout sur la scène corporelle et rien sur la (...)

12Pourtant, il semble difficile de répondre à de telles questions quand elles ne s’adressent qu’au sujet hors le soutien de son corps D : de ce point de vue, l’énoncé « je suis un homme » ou « je suis une femme » est finalement non expertisable, ici comme ailleurs S. Ce qui est alors questionné en consultation, c’est plutôt la manière dont peuvent s’associer sexe et genre pour le sujet. Au fond, ce sur quoi le client est invité à se prononcer c’est sur la manière dont il envisage ce lien. Là, la question semble moins embarrassante, le sujet évoquant son trouble (voire sa souffrance) face à la discordance dont il est justement venu demander réparation. En ce sens, le travail du psychiatre consiste à s’assurer de leur commune conception : la seule association souhaitée (et souhaitable ?), c’est bien celle qui relie mâle et masculin, femelle et féminin. Sur la base de cet accord, la négociation sur le lieu où il convient d’intervenir pour renouer de manière « cohérente » ce qui est considéré comme discordant peut s’établir. Là évidemment tout reste encore à faire : pour le requérant, il s’agit d’intervenir sur le corps, ce qu’il demande c’est une « correction » ou une mise en conformité de ce dernier. Pour le praticien, c’est a priori la construction psychique qu’il faut « rectifier » ou réorganiser S. La rencontre psychiatrique déborde alors la démarche diagnostique pour devenir thérapeutique. Tel qu’est pensé le syndrome de Benjamin, seul le traitement hormono-chirurgical est susceptible d’améliorer la situation du « malade » ; en revanche, s’il s’agit d’autres troubles ou même si les postures théoriques du praticien l’amènent à une telle conclusion, la dimension thérapeutique va prendre le pas ou du moins tenter sa chance, mais sur des bases bien fragiles puisque le client peut évidemment refuser d’y coopérer.

« En tant que psychologue, je n’encourage pas les prescriptions hormonales et les opérations chirurgicales comme prise en charge du syndrome transsexuel ; mais il faut savoir que je les respecte. Je pose simplement la question suivante : le transsexuel ou la transsexuelle peuvent-ils ou non faire un travail psychologique approfondi sur eux-mêmes, plutôt que d’y répondre trop rapidement par les hormones et l’opération ? », Isabelle Turier (Clepsydre 2000 : 5).

  • L a revendication transgenre, en ayant l’intention de déstabiliser le système normatif des genres par (...)

13A l’issue de ces consultations, si le praticien conclut à un cas de transsexualisme, c’est peut-être moins parce qu’il aura la certitude d’avoir reconnu chez son patient ce syndrome singulièrement incertain et contesté que l’assurance d’avoir écarté les candidats qui venaient demander autre chose que la réparation d’une discordance identitaire. Notamment ceux qui, comme les transgenres, peuvent avoir une conception « non douloureuse » de leur situation et expriment, par leur demande de transsexualisation, une volonté plus expérimentale que correctrice L.

Côté endocrinologue, paroles négociées

14La rencontre avec l’endocrinologue est généralement placée sous de meilleurs auspices que celle avec le psychiatre. Cela tient à la spécificité de son intervention, à sa dimension pronostique conjointe, aux instruments qui y sont mobilisés mais aussi aux conséquences « positives » d’un jugement d’« anormalité ».

15L’endocrinologue est celui qui va, en quelque sorte, « faire parler » le corps et qui va le faire en invitant le plus d’instances possible à s’exprimer. Les examens cliniques et biologiques qu’il effectue et prescrit visent à rechercher des affections susceptibles d’entraîner ou de favoriser un « trouble de l’identité de genre », d’une part, et de contre-indiquer un éventuel traitement hormonal, d’autre part. Ainsi, c’est à la fois l’inscription sexuée du corps et son inscription potentielle dans un programme de transsexualisation qui sont évaluées : examen des organes génitaux, établissement du caryotype, dosages hormonaux (FSH, LH, prolactine, progestérone, œstradiol, testostérone, etc.), cholestérolémie, glycémie et bien d’autres encore. Autrement dit, son intervention peut se passer du discours du sujet, et il joue à l’égard de ce dernier plutôt le rôle de médium que d’inquisiteur : il se montre, en effet, capable de dire au patient, et mieux que le patient, ce qu’il en est de son corps. Et contrairement à ce qui se passait dans la consultation psychiatrique, le patient ne semble pas remettre en cause cette autorité médicale, qui fait pourtant bien peu de cas de son point de vue, mais au contraire il paraît lui accorder d’emblée une totale confiance : la réponse corporelle, ainsi recueillie, devient un jugement objectif et irréfutable. Cette stabilité et cette incontestabilité, le médecin les doit moins cependant à sa compétence personnelle qu’à sa capacité d’enrôlement. Il peut, contrairement à son collègue psychiatre, ou en tout cas bien plus efficacement que lui, déléguer sa tâche à des instruments divers et solides qui vont, par leur intervention, « réduire » la dimension interprétative de l’analyse faite ici. Au bout du compte, ce n’est pas vraiment lui qui fait parler le corps, ce sont les dosages et autres tests qui le font. Leur qualité et leur stabilité, soigneusement expérimentées et montées dans d’autres contextes, assurent la fiabilité de leur mission de représentation : grâce à leur intervention c’est bien le corps lui-même (et ni le patient ni le médecin) que tout le monde entend et à la voix duquel tous se rendent.

  • L es contre-indications sont dites absolues ou relatives selon leur importance. On signale, entre aut (...)

16Et on s’y rend d’autant plus aisément, semble-t-il, que le verdict n’interdit la transformation que dans la mesure où les réponses données entament la faisabilité du traitement L. Elles n’ont pas d’effet de veto pour ce qui concerne la partie proprement diagnostique : que l’hypothèse de « normalité » physique (hypothèse de base dans la qualification de transsexualisme) soit validée ou non, le traitement reste envisageable. Et même, assez paradoxalement, il peut être favorisé par des résultats montrant une « anomalie » corporelle : par exemple un caryotype ou des dosages hormonaux différents de ceux attendus peuvent amener à un diagnostic d’intersexualité qui aura tendance à faciliter l’opération.

  • I l faudrait prendre également en compte ici les difficultés et problèmes posés par la détermination (...)

17Ces diagnostics différents et leurs conséquences nous montrent bien que le dire corporel reste discutable et qu’on fait bien plus que l’écouter, on négocie sa parole : que le corps avance une assignation exclusive (mâle vs femelle) et l’on va entendre qu’il dit être vraiment ceci ou cela (on ne peut donc aller contre cette « vérité » ou du moins on doit y aller avec précaution et sans se précipiter, comme le propose le protocole de transsexualisation). En revanche, que le corps proclame qu’il n’est pas exclusivement mâle ou femelle et l’on va entendre qu’il est dans l’embarras et pour le moins troublé (il est donc essentiel d’intervenir, il serait même urgent de le faire comme le suggèrent les nombreuses interventions sur les corps intersexuels opérées sans discussion préalable entre les parties concernées). En ce sens, la consultation endocrinologique comme lieu d’émergence d’un verdict corporel purement objectif I et non négociable est à remettre en question : si dans le cas du programme transsexuel (et souvent ailleurs) tout le monde le construit comme tel, reste que beaucoup de protagonistes participent à l’objectivité ainsi manifestée. Autrement dit, si la « vérité » corporelle ne fait pas problème, si elle n’apparaît pas discutable mais au contraire irréfutable, c’est aussi en raison d’un accord préalable sur ce qu’elle est censée signifier : une assignation sexuelle exclusive. Ce qui fait d’ailleurs la force du verdict endocrinologique puisque tous (client, médecin et corps) « écoutent » et se « rendent » finalement à l’évidence : il s’agit bien d’être l’un ou l’autre, mâle ou femelle. Personne apparemment ne peut se passer d’un tel résultat.

  • C omme l’est aussi par ailleurs le jugement nécessaire au changement d’état civil. Dans cette ultime (...)

18Dans cette phase diagnostique, on a donc vu se constituer sur le fond commun d’une distinction entre un sujet et son corps la nécessité d’une concordance sexuellement orientée de leur relation. Dans un face-à-face en plusieurs temps se sont trouvés confrontés un sujet doté de volonté et de désir et un corps répondant de ses propriétés qu’on a successivement mis en cause du point de vue de leur ancrage sexuel : est-ce un homme ? Est-ce une femme ? Est-ce un mâle ou une femelle ? Pourtant cette expertise sexuelle vise moins, comme on l’a vu, à apporter des réponses définitives à ces questions ouvertes qu’à prendre une décision sur la manière dont il convient de traiter les liens entre ces interlocuteurs artificiellement distingués que sont le corps et le sujet. L’artificialité de cette distinction est importante car elle seule permet justement de s’assurer d’une conception commune de l’identité sexuelle à partir de laquelle il est possible de négocier les modalités d’intervention et de re-constitution d’une personne. L’efficacité respective de ces interventions peut être, bien entendu, discutée (et elle l’est activement et régulièrement), mais quoi qu’il en soit, on voit bien que diagnostiquer positivement ou négativement en la matière, c’est offrir à quelqu’un des possibilités différentes de constituer son identité sexuelle. Conclure au transsexualisme (ou à l’intersexualité) revient à donner une résolution hormono-chirurgicale du « problème » posé alors que proposer un autre diagnostic, c’est offrir une autre sorte de résolution, généralement psycho-(chimio)thérapeutique. Mais dans les deux cas, cette constitution s’opère dans des cadres et en des termes collectivement définis et reconnus. En ce sens, le diagnostic, et c’est d’ailleurs là tout son intérêt, est une réponse politico-médicale à une question individuelle pressante C.

Des organes sous hormones et en salle d’opération

  • I l n’est pas rare que ce diagnostic soit « cérémonialisé » lorsqu’il émane d’une équipe médicale spé (...)

19Une fois le diagnostic de transsexualisme posé I, les mises en cause vont être suspendues : désormais le traitement peut commencer. Cette deuxième partie du programme va donc s’attacher au changement de sexe proprement dit. Mais que faut-il changer ? Comment et quoi opérer pour réaliser cette transformation ? Les clients, les endocrinologues et les chirurgiens vont entrer en relation et négociation pour opérer ensemble la transsexualisation. Un certain nombre d’éléments vont être alors évalués et pris en compte par les uns et par les autres : les attentes du patient, les compétences du chirurgien, la morphologie corporelle d’origine, la disponibilité des prothèses, les risques opératoires, les choix techniques et l’expérience de l’équipe hospitalière, le coût des opérations et l’engagement préalable d’une assurance-maladie. De ce vaste ensemble de discussions et de mises au point, il est un élément qui n’est guère discuté, et qui va nous intéresser particulièrement ici, ce sont les lieux corporels d’intervention. Tout le monde semble assez rapidement s’accorder sur ce qui doit être modifié : les organes dits génitaux et leurs acolytes désignés, les caractères sexuels secondaires. Les interventions vont donc viser à leur modification selon un programme en deux temps où l’hormonothérapie va précéder la chirurgie pour produire un corps sexuellement pertinent.

  • l a prescription « neutralisante » est interrompue dès que l’ablation des organes génitaux d’origine (...)

20La thérapie hormonale va travailler essentiellement sur les hormones qui participent à la constitution des corps mâle et femelle au cours de l’embryogenèse et durant tout le développement ultérieur. C’est parce que l’endocrinologie a défini, au cours du xxe siècle, l’existence et l’action d’hormones « mâles » et « femelles » que la transsexualisation est envisageable et qu’elle l’est, en outre, selon une procédure en deux temps où la neutralisation va précéder une alimentation substitutive : il faut anéantir les effets et la production des hormones du corps d’origine pour fournir ensuite celles du corps souhaité. Ainsi l’on va prescrire des antiandrogènes puis des œstrogènes pour les MF et des progestatifs puis de la testostérone pour les FM l. Ces traitements induisent des transformations corporelles irréversibles ou partiellement réversibles notables : développement des seins, affinement de la peau et de la pilosité, impuissance, redistribution adipeuse pour les MF ; développement du clitoris, de la pilosité, de la musculature, mue de la voix, arrêt des menstrues pour les FM.

21La chirurgie va travailler, quant à elle, à partir de ces premières modifications, les accentuant ou les corrigeant selon les cas. Elle va également se focaliser, plus encore, sur les organes génitaux (opérant dans ce champ de manière irréversible), sans négliger non plus les interventions dites de chirurgie esthétique. Pour les FM sont proposées une mastectomie, une hystérectomie, une ovariectomie, une plastie scrotale et une phalloplastie (ou une métoïdioplastie) ; pour les MF, une orchidectomie, une pénectomie, une vaginoplastie, une plastie des lèvres et du clitoris, éventuellement une mammoplastie (si le traitement hormonal n’a pas donné une poitrine suffisante), une plastie de la pomme d’Adam et une chirurgie d’adaptation vocale si la voix n’a pu être corrigée par une rééducation orthophonique. D’autres interventions peuvent être ajoutées à cette liste : épilation électrique ou laser, implants capillaires, rhinoplastie, blépharoplastie (paupières), lifting facial, implants malaires (accroissement des pommettes), abrasion des arcades sourcilières, liposuccion, etc.

  • E n une remarquable proximité avec les représentations anciennes des organes génitaux qui voyaient da (...)

22Ce programme chirurgical qui apparaît comme une procédure d’enlèvement/adjonction semble cependant moins substitutif que le précédent : s’il faut bien retirer certains organes et en construire d’autres, ce n’est pas toujours dans le même lieu. Si l’on supprime les seins, l’utérus et les ovaires des FM, ce sont un pénis et un scrotum qu’il « faut » leur fabriquer ; si l’on émascule et si l’on réduit la pomme d’Adam des MF, ce sont des prothèses mammaires et un vagin qu’il « faut » leur implanter. Cependant, lorsqu’on s’intéresse de plus près aux techniques opératoires, ce caractère substitutif est bien présent car nombre de protocoles utilisent certains organes d’origine pour élaborer les nouveaux. C’est particulièrement vrai pour la technique la plus répandue de vaginoplastie, dite d’« inversion pénienne », où le pénis, après avoir été amputé du corps caverneux, est retourné avant d’être introduit dans une néocavité entre vessie et rectum pour créer le vagin E, et où un lambeau neurovasculaire du gland sert à la constitution du clitoris. La permutation est également nette pour ce qui concerne les plasties scrotale et vulvaire, où les lèvres sont élaborées avec les tissus scrotaux et inversement.

  • I l permet cependant d’uriner debout, contrairement au seul dégagement clitoridien.
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23On ne peut se contenter d’envisager ces substitutions comme référant uniquement à une logique biomorphologique où l’équivalence des organes serait objectivement établie, comme le soulignent parfois les chirurgiens. En examinant les opérations plus attentivement, on remarque, en effet, que les permutations ne sont ni symétriques ni systématiques. Si les nouveaux vagins sont généralement des pénis retournés, les néopénis sont rarement, ou moins clairement, des vagins remaniés. Les techniques de phalloplastie, souvent moins assurées que les vaginoplasties, n’utilisent pas systématiquement les tissus vaginaux ou quand elles le font ce n’est que partiellement, sans qu’on puisse parler d’une inversion simple et totale : c’est au mieux un lambeau tubulé du vagin qui sert à l’allongement de l’urètre, alors que le corps du pénis est formé à partir d’un segment d’avant-bras dans lequel on place des prothèses. Les métoïdioplasties ne sont guère plus substitutives puisque, si elles utilisent bien les grandes lèvres pour constituer le scrotum, ce n’est qu’une partie de la paroi vaginale avec les petites lèvres qui sont utilisées pour façonner l’urètre, tandis que le clitoris est dégagé et allongé de façon à créer un micropénis qui ne permet pas l’intromission I. Il y a donc une forte asymétrie dans la fabrication des sexes, qui renvoie, selon B. Preciado, à une supériorité génésico-médicale de la masculinité : « Les techniques de production de la masculinité et de la féminité sont truquées : la masculinité se réalise selon un modèle hermaphrodite qui permet le passage du pénis au vagin ; la féminité obéit à un modèle de production du sexe irréversible où la production ne peut se faire en dehors de l’utérus » (2000 : 90-91). Une exploration à la fois plus globale et plus fouillée des procédures hormono-chirurgicales serait cependant nécessaire pour rendre compte de l’asymétrie des deux constructions sexuelles. Si la réversibilité pénienne facilite, en effet, la construction génitale MF, l’élaboration du corps féminin se fait plus contraignante ailleurs, multipliant à l’envi les interventions et corrections « périphériques » (les interventions de chirurgie dite esthétique sont généralement plus nombreuses et considérées comme plus essentielles dans ce cas). En revanche, la « difficulté » de la fabrication génitale FM est contrebalancée par l’aisance à produire les caractères sexuels secondaires masculins via la testostérone (les indices corporels de virilité que sont la pilosité, le développement musculaire et la gravité de la voix n’ont pas besoin de chirurgie L). Autrement dit, il se pourrait que la procédure substitutive s’applique électivement aux organes génitaux en procédure MF et aux organes « périphériques » en procédure FM. Quoi qu’il en soit, il semble que, pour établir la différence entre les uns et les autres, il y ait un jeu complexe qui mêle les capacités productives des corps d’origine (quelles sont les ressources qu’ils offrent ?) aux choix et au développement des techniques opératoires (quelles sont les possibilités que les chirurgiens permettent et se montrent capables d’offrir ?) aux obligations spécifiques des corps d’arrivée (quelles sont les attentes à l’égard des expressions corporelles masculine et féminine ?). Finalement, le corps féminin/ masculin n’est pas seulement celui qui présente des organes spécifiques, c’est aussi celui qui se construit différemment, signalant, par cette fabrication distincte et les aptitudes caractéristiques qu’elle suppose, son originalité même.

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24On peut discerner, par ailleurs, dans le privilège accordé à la permutation des organes O ainsi que dans la préséance des ablations sur les créations, le caractère exclusif et irréversible des constructions sexuelles. Utiliser, en effet, des organes mâles pour créer des organes femelles ou inversement, c’est rendre impossible les juxtapositions et faire de la chirurgie transsexuelle une chirurgie de passage et de monosexuation. De même, la place privilégiée que prennent les ablations hors les techniques substitutives garantit l’exclusivité sexuelle des constructions corporelles. Si, en effet, les organes de l’autre sexe ne sont pas toujours implantés, il semble indispensable de supprimer ceux du corps d’origine et notamment ceux qui ont des propriétés génésiques : ainsi l’orchidectomie est parfois effectuée avant la pénectomie-vaginoplastie et les FM qui n’ont pas réalisé de phalloplastie, en raison des risques opératoires, peuvent obtenir un changement d’état civil à condition qu’ils n’aient plus les organes féminins équivalents (c’est-à-dire qu’ils soient stériles). Autrement dit, les interventions chirurgicales n’ont pas pour seule tâche de re-qualifier le corps opéré par des modelages qui donnent au corps mâle/femelle certains des attributs reconnus comme significatifs des corps femelle/mâle, mais, avant tout, de dé-qualifier et dis-qualifier les corps qui les subissent. Dans le programme de transsexualisation, il semble, en effet, que la stérilisation définitive des corps entraîne une perte de qualification et donc une exclusion de la sexuation d’origine, et ce contrairement aux stérilisations thérapeutiques (ou même aux stérilités pathologiques) qui ne sont guère plus que des « handicaps » mais ne changent en rien la détermination sexuelle des corps. L’important n’est pas tant, en définitive, que les corps opérés disposent de toutes les propriétés des corps femelle/mâle mais qu’ils ne soient pas ambigus : on les souhaite finalement plus conformistes que conformes. Ainsi, que ces corps soient stériles, ou bien qu’il leur manque un pénis ou autre chose, importe peu dans la mesure où cela ne les distingue en rien des corps non-transsexualisés identiquement qualifiés et comparablement « déficients ». En revanche, il est essentiel qu’ils ne soient pas indécis, cumulant des organes ou des propriétés jugés incompatibles. En ce sens, la procédure hormono-chirurgicale proposée construit de manière spécifique des corps ordinaires (c’est-à-dire monosexués) venant légitimer et stabiliser une différence des sexes dont on l’accuse parfois, et sans doute à tort, de vouloir s’affranchir.

  • P arallèlement à l’hormonothérapie, il est parfois conseillé au patient de commencer à vivre sa nouve (...)
  • 1 Un certain nombre d’effets de l’hormonothérapie ne sont pas réversibles par un simple arrêt du trai (...)
  • 2 On pourrait en effet imaginer des parcours opératoires « à la carte » comme le revendiquent d’aille (...)

25On s’assure aussi, on l’a vu, de la volonté du patient quant à la réalisation de ce programme. On comprend, bien entendu, que personne ne souhaite s’engager ici à la légère et il est essentiel que l’on préserve le plus longtemps possible l’éventualité d’un arrêt ou d’une réversibilité du traitement. C’est pourquoi la cure hormonale précède la chirurgie : s’il n’y a pas de mieux-être ou si le patient change d’avis P, on peut stopper le programme sans (trop de) dommages corporels 1. Mais, en même temps, cette organisation progressive de l’irréversibilité souligne le caractère prépondérant de la chirurgie : elle se donne comme le véritable aboutissement du programme. Au bout du compte, on ne saurait l’éviter ou alors, si on le fait, ce doit être « temporairement », en l’attente par exemple d’une amélioration des techniques proposées (pour la phalloplastie notamment) ou de la disposition de moyens financiers (si l’on n’a pas d’assurance-maladie ou si l’on souhaite se faire opérer à l’étranger). Le programme hormono-chirurgical se présente, en ce sens, comme une procédure qui modère et encourage tout à la fois le radicalisme et l’irréversibilité de la transsexualisation. Tous ceux qui souhaiteraient l’utiliser autrement (n’en parcourir qu’une partie ou choisir leurs opérations parmi celles proposées 2) sont plus que suspects, mais normalement le diagnostic les a préalablement écartés. Cet encouragement à la radicalité des interventions et cette régulation de leur accès donne toute sa force à la procédure médicale de transsexualisation : face à une situation déroutante (une « femme-mâle » ou un « homme-femelle »), elle arrive à reconstituer « adéquatement » l’identité sexuelle de la personne, c’est-à-dire à faire qu’au sortir de la salle d’opération celle-ci soit homme ou femme définitivement. Si l’assignation de départ était potentiellement négociable à condition d’avoir été comprise comme « défectueuse », la réassignation affirme à la fois la correction et la non-rétroactivité de l’opération. Désormais c’est pour la vie !

26Cette exploration de la procédure transsexuelle déplace en fait l’analyse d’une interrogation sur la différence des sexes elle-même vers la restitution des moyens qui la composent et la font exister et résister, empêchant qu’on puisse la faire et la défaire à son gré. Car ce que nous enseigne l’expérience transsexuelle, c’est non seulement la prégnance de cette différence, mais, plus fondamentalement, l’impossibilité pour chacun de se/la construire seul. Le masculin et le féminin sont certes ici travaillés, découpés et négociés spécifiquement, mais ils le sont en des termes qui concernent tous les corps dès qu’ils veulent se dire sexués. La fabrication de la différence sexuelle en salle d’opération repose, comme ailleurs, sur l’asymétrie, l’irréversibilité et l’exclusivité des constructions corporelles. Et comme ailleurs, elle est une construction collective. Car pour qu’une personne puisse avoir une place dans le monde, il faut assurément de multiples architectes-répondants de (et à) sa constitution. En ce sens, la revendication transsexuelle n’est pas, comme certains le proclament parfois, une volonté personnelle (et donc « folle ») de s’affranchir des « lois » fondamentales de la société et de l’humanité, mais bien au contraire une revendication individuelle à faire partie de cette humanité et à interpeller les autres pour qu’ils lui donnent une chance d’exister. Cette interpellation et la prétention légitime qui la motive bousculent et interrogent bien évidemment la composition même du monde commun, notamment la manière dont nous appréhendons et pouvons faire tenir une différence des sexes qui n’a sans doute pas fini de nous occuper.

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Notes

F ruit du cormier (ou sorbier) ressemblant à une petite poire, qui ne mûrit pas sur l’arbre et se mange blet.

E t quelques autres avant lui. Cf. la remarquable chronologie établie par P.-H. Castel en annexe de son ouvrage (2003).

J orgensen commence une hormonothérapie en 1950. Il subit une castration au Danemark en 1952 et une vaginoplastie aux Etats-Unis en 1954.

P ar exemple, les phalloplasties d’agrandissement et les réductions mammaires (pour les hommes), les mammoplasties et les plasties des lèvres (pour les femmes) sont réalisées simplement après une consultation et un accord avec le chirurgien.

A rticles 40 et 41 du code de déontologie médicale. Art. 40 : « Le médecin doit s’interdire dans les investigations et interventions qu’il pratique comme dans les thérapeutiques qu’il prescrit de faire courir au patient un risque injustifié. » Art. 41 : « Aucune intervention mutilante ne peut être pratiquée sans motif médical très sérieux et, sauf urgence ou impossibilité, sans information de l’intéressé et sans son consentement. » Cf. également l’article 222 du Code pénal à propos des violences et notamment les articles 222-9 et 222-10 concernant les mutilations et infirmités permanentes.

C f. par exemple le protocole d’une équipe parisienne (http://www.transsexualisme. info/protocole.htm), les modèles de soin de l’HBIGDA (Harry Benjamin International Gender Dysphoria Association) sur http://www. hbigda.org, ainsi que Meningaud 1998.

E t même polémique, comme le montrent les controverses entre psychothérapeutes autour de son autonomie nosologique.

E n ce sens, je ne serais pas tout à fait d’accord avec P.-H. Castel (2003) lorsqu’il suggère que le transsexualisme est une pathologie autodiagnostiquée, que le traitement est autoprescrit et que son résultat est autoévalué. Si la demande transsexuelle apparaît, en effet, d’abord comme une déclaration personnelle qui fait effectivement référence au syndrome et à son traitement (« je suis transsexuel et je souhaite une réassignation », dit le demandeur), le diagnostic légitime, qui seul permettra la transsexualisation, ne peut se passer de la médecine pour exister. Il en est de même pour le traitement et ses résultats, comme le suggère la mise en place même du protocole. Plutôt donc qu’autodiagnostic, il serait plus juste de parler de codiagnostic (puisque, comme nous allons le voir, autant les médecins que le patient ont leur mot à dire). Mais on peut alors se demander si cette identification menée en coopération est bien spécifique au transsexualisme, car bien d’autres maladies semblent être reconnues selon une procédure identique.

A ssez souvent deux années vont être nécessaires pour fixer le diagnostic.

N ous examinerons plus particulièrement ici le travail du psychiatre et de l’endocrinologue à partir des documents produits et rédigés par les praticiens, les transsexuels et les associations qui les soutiennent.

A utre nom du transsexualisme.

C f., entre autres, Castel 2003.

C f. également les entretiens cliniques présentés par H. Frignet (2000 : 51-85).

L es abréviations FM et MF permettent d’indiquer le sens de la transsexualisation : femelle vers mâle et inversement.

D ’où l’utilité de la procédure de naturalisation qui va faire immédiatement référence au corps lorsque la question se pose, l’érigeant en preuve de l’assignation.

S ur ce point, voir également Castel 2003.

S i, comme le dit C. Chiland, les transsexuels « mettent tout sur la scène corporelle et rien sur la scène psychique » (1997 : 112), il semble qu’on puisse assez souvent dire l’inverse du praticien.

L a revendication transgenre, en ayant l’intention de déstabiliser le système normatif des genres par des pratiques transvestistes (drag kings et drag queens), intersexuelles et/ou transsexuelles diverses (hormonation avec ou sans chirurgie), est, en effet, plus « trouble genre » que « trouble du genre ». Elle se distingue notamment de la revendication transsexuelle dite parfois « assimilationniste » qui se réfère plus volontiers à une conception normative et naturalisante des catégories de sexe/genre et trouve son compte dans la définition médicale du syndrome. Cf. les positions respectives des deux associations françaises : l’ASB (Association du syndrome de Benjamin) et CARITIG (Centre d’aide, de recherche et d’information sur la transsexualité et l’identité de genre).

L es contre-indications sont dites absolues ou relatives selon leur importance. On signale, entre autres, les cancers, les antécédents de thrombose, l’hypertension, les cardiopathies, les affections hépatiques, l’insuffisance rénale chronique, les tumeurs de l’hypophyse, la tuberculose (pour les « absolues ») ; les épilepsies, l’obésité, les tumeurs bénignes du sein, les varices (pour les « relatives »).

I l faudrait prendre également en compte ici les difficultés et problèmes posés par la détermination du sexe. Cf. Kraus 2000.

C omme l’est aussi par ailleurs le jugement nécessaire au changement d’état civil. Dans cette ultime étape, le juge va reprendre pour sa part le questionnement qui s’était interrompu avec la fixation du diagnostic médical. Cette nouvelle remise en cause rend en ce sens le déplacement au tribunal risqué car la garantie qui stabilisait la discussion est de nouveau caduque : il faut reprendre les questionnements et les expertises. Cette « méfiance » juridique et les requalifications qu’elle entraîne sont cependant fondamentales car il y a une foule de choses que le traitement et l’expertise médicale n’étaient pas capables de prendre en compte et qui demandent à être entendues : un code INSEE débutant pour un chiffre erroné qui met en porte à faux un formulaire de Sécurité sociale, un facteur qui ne peut délivrer un recommandé qu’à la « bonne » personne, une pièce d’identité qui mentionne des prénoms et un sexe discordants, une femme qui ne peut épouser l’homme qu’elle aime au motif qu’il est une femme. C’est donc aux juges de reconstituer, une fois encore, la personne dans une sexuation adéquate et concordante. Depuis quelques années, les juges ont appris, chemin faisant, à s’appuyer sur l’expertise et les traitements médicaux. Ils en ont appris le langage et les effets mais ils ont dû trouver également leurs propres réponses à cette requête, aidés ou contraints par la jurisprudence et la Cour européenne des droits de l’Homme. Cf. Salas 1994, Castel 2003.

I l n’est pas rare que ce diagnostic soit « cérémonialisé » lorsqu’il émane d’une équipe médicale spécialisée constituée dans un cadre hospitalier. Par exemple, le protocole d’une équipe parisienne prévoit une « commission » qui prend ses décisions à l’unanimité et qui délivre un certificat médical signé collégialement.

l a prescription « neutralisante » est interrompue dès que l’ablation des organes génitaux d’origine (ovaires et testicules) est réalisée. En revanche, la prescription d’œstradiol ou de testostérone est maintenue à vie.

E n une remarquable proximité avec les représentations anciennes des organes génitaux qui voyaient dans les vagins des pénis intérieurs. Cf. Laqueur 1992.

I l permet cependant d’uriner debout, contrairement au seul dégagement clitoridien.

L es interventions esthétiques « virilisantes » qui sont proposées par les cliniques spécialisées sont ainsi peu nombreuses.

O n peut y voir également le résidu de l’ambiguïté des « mutilations » que le diagnostic de transsexualisme n’a que partiellement levée : enlever des organes sains n’est tenable que parce qu’ils servent à constituer d’autres organes et par là même une personne adéquatement sexuée. D’ailleurs, dans les descriptions des offres opératoires, les techniques substitutives ont pour effet d’invisibiliser les ablations opérées : l’orchidectomie et la pénectomie, par exemple, sont assez souvent masquées par la seule mention de vaginoplastie.

P arallèlement à l’hormonothérapie, il est parfois conseillé au patient de commencer à vivre sa nouvelle identité dans sa vie quotidienne, là aussi de manière à s’assurer de la stabilité de sa demande.

1 Un certain nombre d’effets de l’hormonothérapie ne sont pas réversibles par un simple arrêt du traitement mais peuvent être rétablis ou corrigés (par exemple, le développement des seins et de la pilosité ou encore la mue de la voix).

2 On pourrait en effet imaginer des parcours opératoires « à la carte » comme le revendiquent d’ailleurs certains transgenres : prendre des hormones mais ne pas s’aventurer en chirurgie ou faire une mammoplastie avec prothèses au silicone et une épilation laser mais conserver son pénis, ou bien encore prendre de la testostérone et effectuer une mastectomie mais conserver un utérus et un vagin, etc.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurence Hérault, « Constituer des hommes et des femmes : la procédure de transsexualisation »Terrain, 42 | 2004, 95-108.

Référence électronique

Laurence Hérault, « Constituer des hommes et des femmes : la procédure de transsexualisation »Terrain [En ligne], 42 | 2004, mis en ligne le 08 septembre 2008, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/1756 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.1756

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Laurence Hérault

IDEMEC, université de Provence, Aix-en-Provence - herault@mmsh.univ-aix.fr

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