- 1 Selon la définition de Robert Stoller, « le transsexualisme consiste en la croyance fixe d’apparten (...)
- 2 Suzanne Kessler et Wendy McKenna attribuent la première utilisation de ce terme à Virginia Prince, (...)
- 3 Passer (passing) est la notion employée par Garfinkel pour désigner toutes les stratégies visant à (...)
- 4 Transition est le terme employé par les transsexuels. Elle est compartimentée en une série de domai (...)
1Dans les sociétés démocratiques contemporaines, les identités de genre sont devenues complexes. La mode révèle le mélange des genres de l’apparence en public, les activités publiques et privées sont moins différenciées et l’homosexualité masculine ou féminine ne confine plus à l’image de l’homme efféminé ou de la femme masculine. Mais la complexification des identités de genre ne signifie pas la disparition des normes de genre. L’étude des trajectoires individuelles des « transsexuels 1 » et des « transgenres 2 » montre précisément les endroits où le masculin et le féminin sont attendus. En passant d’un genre à l’autre, les transsexuels doivent apprendre à « passer 3 » dans les interactions sociales comme la femme ou l’homme qu’ils se disent être afin de réduire l’ambiguïté qui les caractérise lors de leur transition 4. Apprendre à passer, comme l’aurait dit Goffman, c’est apprendre à convenablement « déployer » son genre en public en vue d’être identifié comme femme ou homme par autrui (Goffman 1987).
2On admet communément que le genre est le corollaire d’une essence masculine ou féminine : le genre serait la traduction culturelle de différences naturelles. Les transsexuelles et les transgenres, en s’engageant dans une transition, ne peuvent s’appuyer sur leur constitution biologique pour fonder leur nouvelle identité. Ils se trouvent face à la même contradiction que les médecins qui essaient de les comprendre et de les aider. Il est vrai que les progrès de la chirurgie et de l’endocrinologie permettent désormais aux transsexuels et aux transgenres de recourir aux opérations chirurgicales. Ce faisant, ils réduisent leur conflit identitaire en remodelant leur corps. Mais le remodelage du corps ne saurait suffire à donner un fondement à leur identité. D’autant plus que de nombreux transsexuels et transgenres ne recourent pas aux opérations chirurgicales de réassignation sexuelle. Ce qui pose la question suivante : quelles ressources permettent aux transsexuels et aux transgenres de fonder l’identité de genre qu’ils construisent ?
- 5 Il s’agit de l’Association du syndrome de Benjamin (ASB), fondée en 1994, et de l’association du Ce (...)
3L’enquête ethnosociologique, qui se base sur une observation minutieuse de la vie des transsexuels et des transgenres ainsi que sur l’analyse des récits de vie, permet de répondre à cette question. Mais cette enquête est d’un genre particulier, car elle vise à étudier des publics en perpétuel questionnement qui ont l’habitude de contrôler l’information qu’ils donnent. Il s’agit alors de trouver des outils méthodologiques déjouant les subterfuges de sujets habitués à se mettre en scène et à parler. C’est aussi l’objectif de cet article qui s’appuie par ailleurs sur une enquête menée depuis un an auprès de deux associations 5 « trans » parisiennes et d’une vingtaine de personnes transsexuelles et transgenres d’âges différents – entre 18 et 55 ans –, en cours de transition ou l’ayant terminée.
- 6 Les termes FTM et MTF font l’objet de discordes aux Etats-Unis entre communautés trans. Certains tr (...)
4Sans doute faut-il se mettre d’accord sur la terminologie que j’utilise ici. Car en abordant un tel sujet on peut vite s’y perdre et, très rapidement, en venir à ne plus savoir de quoi l’on parle au juste. Certaines des notions que j’emploie font directement référence aux travaux ethnométhodologiques de Harold Garfinkel et de ses héritiers (Garfinkel 1967 ; Kessler & McKenna 1978). La notion de « genre » renvoie aux aspects sociaux de la différence des sexes (vêtements, manières de parler, de se mouvoir, de se positionner sur la scène sociale). Celle de « sexe » renvoie aux aspects biologiques de cette différence – c’est sa dimension empirique. Le « genre assigné » correspond au genre de naissance. L’« identité de genre » renvoie quant à elle à l’identité sexuée personnelle d’un individu, à son vécu et à son ressenti, indépendamment de sa constitution biologique ; elle est subjective. Le « rôle de genre » consiste en un ensemble de prescriptions et de proscriptions correspondant à une pratique. Il est lié aux attentes sociales véhiculées par chacune des identités de genre. D’autres notions sont issues du riche vocabulaire des transsexuels eux-mêmes, vocabulaire largement importé de la communauté trans des Etats-Unis et dont les chercheurs en sciences sociales s’inspirent. Par exemple « FTM », qui est une abréviation de la terminologie anglo-saxonne signifiant female to male et qui désigne une femme biologique devenue un homme (un FTM),
ou « MTF » (une MTF), qui signifie l’inverse 6. L’abréviation « trans », que j’emploie, est la plus couramment utilisée pour désigner sous un même mot transsexuel et transgenre. Pour toutes les nouvelles notions employées, je préciserai en note leur sens et leur origine.
- 7 Il s’agit des équipes médicales du Dr Cordier de l’hôpital Foch à Suresnes et du Dr Gallarda du cen (...)
5« Nous sommes tous transsexuels », dit Jean Baudrillard (1987). Cela signifie-t-il qu’un homme ou une femme peut, du jour au lendemain, s’engager dans un parcours en vue d’effectuer une transition ? Difficile de répondre à cette question dans la mesure où, à l’échelle de la population, le nombre de trans est, somme toute, réduit. Les associations parisiennes regroupent quelques centaines d’adhérents et les équipes médicales officielles 7 n’en reçoivent pas plus chaque année. En revanche, il est vrai que l’on compte parmi les trans au sein des associations des personnes d’origines sociales très différentes, d’âges variés, d’origines ethniques diverses et dont les histoires de vie n’ont rien à voir les unes avec les autres. Ce que l’on peut dire avec certitude, dans l’état actuel des connaissances, c’est qu’il n’y a pas une catégorie de personnes prédisposées plus qu’une autre à devenir trans. Mieux vaut donc partir pour l’instant d’un point commun à tous : la transition.
6S’engager dans une transition ne va pas de soi. Sentir que l’on n’est pas ce à quoi son corps renvoie exige d’en avoir la certitude inébranlable. Comment les transsexuels en viennent-ils donc à se reconnaître du genre opposé et dans quelles circonstances ? Les transsexuels relatent dans leurs récits de longues périodes de souffrance avant la transition. Une souffrance qui se manifeste de diverses manières : mutisme, isolement, tentatives de suicide, internement en psychiatrie, usage de toxiques, marches infinies jusqu’à épuisement dans les rues d’une grande ville, automutilations, apathie, dépression, souffrances corporelles inexplicables par les médecins, etc. : « C’était vraiment une souffrance, quelque chose d’horrible. Quelqu’un qui se cherche. Je ne savais pas qui j’étais, où je devais aller, pourquoi j’étais sur terre. Je me posais des tas de questions existentielles, c’était quelque chose d’horrible. Je compte une vingtaine de tentatives de suicide. J’ai été hospitalisé plusieurs fois en psychiatrie » (Camel, FTM, 43 ans, transition achevée). « Avant de prendre cette décision, j’allais dans le brouillard, c’était très dur. Je marchais énormément, je m’épuisais physiquement à marcher, je me soûlais de marche physique » (Caroline, MTF, 44 ans, transition achevée). « Aller acheter une baguette de pain, c’était la croix et la bannière. Il y a des jours où j’envoyais mon frère parce que je ne pouvais même pas sortir. Je ne pouvais pas assumer l’extérieur. Je ne pouvais pas sortir, c’était plus qu’angoissant » (Gérald, FTM, 35 ans, en cours de transition).
7Comment cette souffrance se caractérise-t-elle ? Par le fait qu’elle n’est, jusqu’au moment où elle trouve sa formulation – « je suis transsexuel » –, ni localisable ni imputable. Elle n’a pas, pour les individus, d’origine connue, circonscrite : elle est « déterritorialisée ». On souffre, mais sans savoir de quoi ni pourquoi et personne autour de soi n’a de réponse. Dans ces moments de profonde détresse, la seule chose dont on soit sûr, c’est que l’on ne sait pas qui on est. A la base de cette souffrance revient toujours la question : « Qui suis-je ? » Or ne pas pouvoir y répondre, c’est aussi ne pas savoir où aller, c’est avoir perdu tous les objectifs qu’une identité implique et, par là même, le sens de sa vie. Cette incapacité à s’orienter se retrouve dans de nombreux récits, elle se manifeste de diverses manières, on peut se perdre dans le brouillard d’une grande ville, on peut aussi recouvrir des apparences successives et multiples : « J’ai fait une période gothique où je me surnommais Janus. J’avais la période mal coiffée, période débraillée avec les tee-shirts qui dépassaient de la commode, puis après a commencé la période alternative skate punk. Alors la coupe, au début, c’était la frange comme ça, et puis la frange comme ça, après c’était les pics dans les cheveux comme ça, après c’était les cheveux longs, d’ailleurs le résultat est encore visible. Faut dire que, dans la pointe des cheveux, il y a des bouts d’histoire qui ne correspondent pas à ce que je suis maintenant » (Rose, MTF, 18 ans, en cours de transition).
8Les circonstances qui conduisent à la transition ne sont pas claires. Non seulement parce qu’on peut avoir essayé en vain de vivre selon les normes de son genre assigné pour éviter la honte malgré ses problèmes d’identité, mais aussi parce que prendre conscience que l’on est transsexuel peut simplement avoir été provoqué par la réflexion d’un tiers : « C’était après la naissance du petit [son fils]. Je suis allé voir un chirurgien pour qu’il m’enlève ce que j’avais en haut, parce que je ne les supportais plus. Et c’est là que pour la première fois j’ai entendu le mot transsexuel. Je ne savais pas ce que ça voulait dire. Il m’a demandé si j’étais transsexuel. Je lui ai dit : écoutez, je connais des amis homosexuels mais transsexuels, non, je ne sais pas ce que ça veut dire. Moi, ce que je savais, c’est qu’il y avait des hommes qui devenaient des femmes et qui se prostituaient. Voilà l’image que j’avais, c’est tout ! » (Camel, FTM, 43 ans, transition achevée).
9On pourrait multiplier les exemples de transsexuels qui ne se sont jamais identifiés à l’autre genre avant la transition. On en rencontre même qui avaient surintégré les normes de leur genre assigné. Les thèses de l’inversion de l’identification durant l’enfance ainsi que celles qui tendent à montrer le déterminisme biologique du transsexualisme échouent à rendre compte de la diversité des situations. L’hypothèse qui surgit, c’est que la transition est une solution, celle d’un problème d’identité, mais pas nécessairement celle d’un problème d’identité de genre. Il semble en tout cas que, dans la situation fragile où se trouvent les transsexuels avant leur transition, la transsexualité en vienne à s’imposer à eux comme une évidence. Car elle explique tout : le mal-être, la souffrance, les échecs, le dédain pour son corps, l’asocialité… Ce n’est pas la prise de conscience soudaine d’être transsexuel qui s’impose aux individus et qui les conduit à la transition, c’est un cheminement plus ou moins long vers la cristallisation de l’idée que l’on en est un. C’est pourquoi on entend souvent les transsexuels s’étonner d’être tombés sur des revues, des livres ou des émissions de télévision ou, plutôt, s’étonner que ces articles ou ces émissions « leur soient tombés dessus ». Et bien sûr, si l’on en vient à « passer » en s’engageant dans une transition, toutes ces coïncidences sont interprétées comme les signes d’un inexorable destin.
- 8 Le Collège international de philosophie a publié en 2003, à l’occasion d’une conférence donnée par (...)
10Les théories postmodernes du genre (Butler 1990) qui ont donné naissance au mouvement Queer aux Etats-Unis et plus récemment en France 8 définissent le genre comme une performance. Selon cette perspective, le genre n’est pas fondé par essence, il n’a d’autre référence que lui-même. Un homme n’est pas un homme en vertu de sa constitution biologique mais en vertu de sa capacité à jouer la masculinité. Ces théories, aussi séduisantes soient-elles et quelle que soit leur charge subversive, se heurtent à des difficultés bien réelles lorsque l’on étudie les pratiques trans. En effet, s’il suffisait de jouer la masculinité ou la féminité pour acquérir l’identité d’homme ou de femme pour soi et pour autrui, les trans n’auraient pas recours aux interventions chirurgicales qu’ils réclament. Ces théories font l’impasse sur la dimension phénoménologique du corps qui impose aux trans un remodelage de celui-ci afin de se percevoir, et d’être perçu, comme ils le souhaitent aussi bien dans les relations publiques que dans les relations intimes.
11On peut, il est vrai, intervenir à différents niveaux de l’apparence superficielle (vêtements, maquillage, démarche, gestuelle, voix, etc.) afin de paraître masculin ou féminin, mais cela ne suffit pas, comme le montre bien l’exemple suivant : « Dans la théorie queer, tu te définis comme tu l’entends. Alors moi je me disais, je pense que je peux me réapproprier ce corps. Ce corps, c’est les autres qui en font un corps de fille. Mais moi, qu’est-ce que je veux en faire de ce corps ? Si je dis, ce corps c’est mon corps à moi, en dehors de tous les codes sociaux, en dehors de tout repère. Je peux très bien me dire ça, sauf qu’il y a le regard des autres qui me renvoient une image qui ne me correspond pas du tout. C’est en cela qu’il y a des limites dans l’autodéfinition et dans le queer. Ça m’a amené à un questionnement individuel, à une déconstruction, à me repositionner vis-à-vis des sexes, genres et tout le reste. Mais très vite j’ai vu : je ne peux pas me réapproprier ces seins, c’est pas possible, je me bandais les seins depuis l’âge de 16 ans et c’était impossible de les voir autrement que découpés en morceaux au fond d’un sac plastique dans la Seine quoi, c’était pas autrement » (Léonard, FTM, 21 ans, transition achevée).
12En revanche, les niveaux d’intervention sur le corps varient d’un individu à un autre. De plus en plus, parce que les techniques chirurgicales ne sont pas toujours au point, parce que le coût des opérations est élevé, mais aussi parce qu’il est possible de vivre une vie publique et privée sans posséder le sexe de son genre, les trans recourent à des opérations partielles : on rencontre des femmes à pénis (MTF « hormonées » non opérées) et des hommes à vagin dont le clitoris hypertrophié, du fait des hormones mâles, forme un micropénis (FTM « hormonés » non opérés ayant eu recours à la mammectomie). On intervient sur les parties visibles du corps – pomme d’Adam, longueur des pieds, seins, fesses, musculature, système pileux, etc. – sans toucher aux parties génitales. En fait, rares sont les trans qui, d’emblée, ont décidé de ne recourir qu’à certaines opérations. C’est au cours de la transition que de nouvelles décisions surgissent. Au fond, la transition est une période de tâtonnement durant laquelle les trans sont constamment amenés à se repositionner en fonction des changements qui s’opèrent dans leur vie.
13Un FTM peut entamer une transition avec l’idée de suivre une psychothérapie, de prendre un traitement hormonal, de recourir à une mammectomie et à une phalloplastie, pour en arriver au changement d’état civil – ultime étape de la transition – et, en cours de transition, s’arrêter à la mammectomie sans jamais avoir pris de testostérone parce que la vie lui est apparue possible ainsi : « A 18 ans, je voulais vraiment faire toutes les opérations. Et le fait de rencontrer des gens de l’ASB. Pour certains c’est tellement radical. J’ai un ami qui a tout fait, il est très heureux comme ça. Mais je ne suis pas sûr que c’est la solution pour moi. C’est pour ça que je fais cette psychothérapie. Je sais pas où ça va me mener. C’est angoissant parce que tu vas vers l’inconnu mais en même temps “tripant” parce que tu vas à la rencontre de toi-même » (Ludo, FTM, 35 ans, transition achevée).
14Du point de vue des pratiques, c’est l’attitude envers les interventions chirurgicales qui distingue les transsexuels des transgenres. En effet, les transsexuels se réclament couramment d’une identité de genre ou d’une autre. Ils se disent hommes ou femmes transsexuels. Pour eux, la transition doit nécessairement conduire à la transformation corporelle totale car être un homme ou une femme c’est aussi en posséder l’anatomie. Ils considèrent ces interventions comme une correction de l’erreur de la nature qui les a frappés : « L’opération, c’est primordial. Ce que j’ai entre les jambes, c’est quelque chose qui me gêne, ça me sert à rien. Pour moi, c’est une malformation, c’est un bout de viande qu’il faut que je corrige par la chirurgie esthétique parce que ce n’est pas viable à long terme. Moi aussi j’ai droit à avoir du plaisir comme n’importe quelle femme » (Rébecca, MTF, 29 ans, en cours de transition).
- 9 L’association du PASTT (Prévention, action, santé, travail pour les transgenres) effectue un travai (...)
15De plus, contrairement aux transgenres qui choisissent de pouvoir librement incarner les rôles de genre en associant masculinité et féminité – dans leur rapport au corps, leur apparence physique, leurs activités, leurs orientations sexuelles –, les transsexuels sont majoritairement hétérosexuels et incarnent des rôles de genre normatifs. Cette différence cruciale entre transsexuels et transgenres fonde une autre distinction. Alors que les transgenres refusent d’intégrer exclusivement les normes d’un genre ou de l’autre, les transsexuels poursuivent, au cours de leur transition, une image bien définie de la femme ou de l’homme qu’ils se sentent être. L’expression de ces différences entre transsexuels et transgenres est visible. A l’inverse du conformisme vestimentaire des transsexuels, soit les transgenres valorisent une esthétique hybride très codifiée (piercing, cheveux courts ou crête, vêtements près du corps, etc.), soit ils versent dans la provocation explicitement sexuelle par le biais de la théâtralisation à outrance de la féminité. Lors de la dernière Marche des fiertés
à Paris, les « filles » qui défilaient sur
et derrière le char de l’association du PASTT 9 s’exhibaient sur ce mode. En théâtralisant la féminité à outrance, elles ne faisaient pas que correspondre à l’image caricaturale de ceux qui les oppriment, elles renvoyaient ces images à ce qu’elles sont, des clichés, cherchant par là même à s’en défaire.
16La transition est unique en ce sens qu’elle constitue un processus au cours duquel toutes les personnes qui s’y sont engagées traversent des épreuves similaires en transgressant les normes de leur genre assigné, en recourant à la chirurgie, en s’exposant aux discrédits qu’elle entraîne face aux pairs, à la famille, à l’employeur. Elle est une période de fragilisation sociale et souvent de solitude parce qu’elle suscite de vives réactions de la part de l’entourage. En même temps, elle est une période de satisfaction personnelle car les attributs de son identité de genre apparaissent et qu’au détour d’une rue, dans un café ou ailleurs, les étrangers interpellent le « monsieur » ou la « dame » qu’ils rencontrent. Mais les modalités de la transition sont différentes pour chaque trans qui part à la rencontre de lui-même.
On peut s’arrêter en chemin et se retrouver après avoir franchi quelques étapes dans la chirurgie. Au cours de ce processus de formation de l’identité, les trans cherchent à faire correspondre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes à celle qu’ils renvoient aux autres. L’ajustement de ces deux images est aléatoire mais toujours étroitement lié à des projets personnels et aux rencontres fortuites au sein des institutions médicales, des associations et des forums trans via Internet.
- 10 Le collectif Existrans réunit l’ASB, le CARITIG et le PASTT en fonction des années depuis 1997. Pou (...)
17Depuis une dizaine d’années que des associations trans se sont constituées à Paris et en province, on assiste à l’émergence d’une querelle entre les personnes trans représentées par ces associations et les équipes médicales institutionnelles spécialisées. Pour l’essentiel, cette querelle repose sur la question de savoir jusqu’où une personne peut disposer de son corps. En effet, les équipes médicales officielles chargées de trancher sur la question du transsexualisme ont mis en place un protocole dans le but de filtrer les candidats à la chirurgie. Les associations se plaignent de son caractère arbitraire qui confère aux médecins le pouvoir de décider de l’avenir des patients transsexuels, les niant par là même en tant que sujets. Contre ce pouvoir, les associations ont constitué des réseaux visant à court-circuiter le passage au sein des équipes médicales officielles. Elles disposent de nombreuses informations qu’elles délivrent aux transsexuels par Internet, courrier ou téléphone. Elles orientent les trans vers des praticiens autres que ceux des équipes officielles, notamment en Belgique où les techniques chirurgicales sont, d’après les patients, bien développées. Elles organisent des forums, des réunions d’information sur diverses problématiques, des ateliers – maquillage, démarche, orthophonie, etc. – et militent activement pour la reconnaissance des personnes trans afin de faire valoir leurs droits. De plus, leur rôle de soutien psychologique et social pour les trans et leurs parents est une dimension importante de leur travail. Ces associations sont donc devenues en l’espace de quelques années de vraies plates-formes transitionnelles. Elles ont aussi contribué à façonner l’identité collective de la communauté transsexuelle. Elles font désormais partie non seulement du collectif inter-LGBT (Lesbienne, gay, bi, trans) qui organise les grandes manifestations regroupant les minorités sexuelles, mais ont formé leur propre collectif : Existrans 10.
18En fait, la plupart des trans passant par les associations viennent uniquement y chercher des informations dans le but d’effectuer leur transition. Et, sitôt qu’ils disposent des informations nécessaires – adresse des psychiatres, des endocrinologues, des chirurgiens, coût des opérations, taux de prise en charge, durée des traitements, procédure légale pour le changement d’état civil, etc. –, la plupart d’entre eux disparaissent. Bien souvent, ils effectuent leur transition en se regroupant de manière informelle dans un cadre privé et tâchent de retrouver une vie normale. Cette autonomie relative vis-à-vis des associations concerne, cela va de soi, des personnes dont les ressources sociales et personnelles sont suffisamment importantes pour trouver que l’intérêt de s’impliquer davantage pour ses pairs ou participer aux marches et manifestations afin de célébrer l’existence de la communauté est maigre. En revanche, une minorité de trans ayant traversé les épreuves de l’ostracisme et des institutions médicales avant le développement des réseaux se consacre activement aux activités des associations. Ces trans ont fait de leur particularité leur cheval de bataille et investissent leur vie entière « pour la cause » qui devient la base de leur existence mais à condition de se résigner à la passer dans un monde diminué. De fait, ce qui caractérise la relation que les transsexuels entretiennent avec les associations, c’est son ambivalence. Lorsque leur identité de genre est clairement délimitée au masculin ou au féminin, ils désirent être considérés comme des hommes et des femmes normaux appartenant aux deux grandes classes sexuelles de la société. Or rester au sein des associations est parfaitement contradictoire avec cet objectif de normalité.
19Les transsexuels se sentent alors divisés entre l’idée d’appartenir à un groupe vivant des difficultés similaires, envers les membres duquel ils sont redevables, et l’idée d’appartenir à l’une ou l’autre des deux classes sexuelles : « Au début, quand j’ai passé la porte de l’ASB, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que je fais là ?” C’est quand même violent. C’est un monde qui fait peur parce que t’es confronté à la vie de personnes qui parfois sont dans des galères pas possibles. J’ai donc eu un mouvement de recul. Pendant six mois j’ai coupé les ponts avec l’ASB. […] Et puis j’y suis revenu une fois que j’étais sûr que ce n’était pas possible autrement. […] J’ai même participé à l’activité de l’association pendant un temps, je répondais aux courriers. Mais maintenant, j’ai envie d’oublier. J’ai envie de vivre ma vie. Même si c’est vrai qu’ils m’ont aidé » (Georges, FTM, 30 ans, transition achevée).
- 11 Le Centre Gay et Lesbien, situé rue Keller à Paris, est une association fédératrice qui héberge dan (...)
20Faire partie des gens « normaux » pour retrouver une identité d’homme ou de femme sans être stigmatisé transsexuel est l’objectif de la transition. Mais avant l’inclusion dans le monde social, professionnel, familial et avant de retrouver une vie intime normale, le passage au sein du « cercle des lamentations » est inévitable, que ce soit dans le cadre des associations ou dans des cercles privés plus restreints. Les transsexuels y trouvent soutien moral et réconfort. De plus, changer de genre exige un long travail d’apprentissage pour acquérir l’apparence crédible de l’homme ou de la femme qu’on se sent être. De ce point de vue, les associations mettent en place ce que nous pourrions appeler des ateliers du genre. Car posséder les attributs physiques d’un sexe ne fait ni la masculinité ni la féminité. Travailler sa voix, savoir se maquiller, marcher, poser ses bras, agiter ses mains, regarder comme un homme ou comme une femme afin de passer en public est essentiel. Les ateliers du genre sont en quelque sorte des lieux d’apprentissage accéléré des manières d’être et d’agir masculines et féminines. Tout ce travail qui s’effectue pour les « normaux » au cours de longues années passées dans le cercle familial, dans la cour d’école ou dans le monde du travail doit se faire au plus vite et dans les meilleures conditions, d’où l’utilité de ces ateliers. En s’y rendant et sous l’effet des hormones, le sensible devient signifiant : une barbe pousse, des seins pointent, des pas de déesse claquent à l’entrée du CGL 11, un stylo doré sorti de la poche intérieure d’un costume de dandy note les remarques et commentaires des autres participants dans l’ambiance solennelle de la réunion d’un soir d’hiver.
21Dans la mesure où les associations représentent plus des espaces de transition vers la nouvelle identité de genre et que les transsexuels nouent avec celles-ci des relations ambivalentes, il est difficile aujourd’hui de parler d’une identité collective transsexuelle constituée, d’autant que les querelles qui divisent les associations entre elles sont nombreuses. De plus, la notion même de transsexuel étant médicale – elle figure encore aujourd’hui au registre des maladies mentales –, il s’agit d’une étiquette négative. En revanche, les transgenres ont inscrit leur lutte politique contre la société hétérosexuelle blanche et revendiquent clairement la possibilité d’associer les deux versants – masculin et féminin – de leur personnalité. Plus qu’une identité transitoire, comme l’identité transsexuelle, elle est positive et transgressive, parce qu’elle renvoie à une sous-culture et qu’elle prône l’abolition de la frontière entre les genres. Quoi qu’il en soit, la constitution des associations trans a permis aux individus de suivre des parcours parallèles à celui, fermé, proposé par les équipes officielles de l’institution médicale. Plus libres, plus ouverts, les parcours sont devenus une affaire personnelle qui n’impose pas aux individus qui s’y engagent une solution unique à leur problème d’identité. Au contraire, il s’agit de cheminements vers l’identité corporelle et personnelle qu’on se constitue progressivement aussi bien en sculptant son corps qu’en travaillant son apparence en public ou encore en faisant le récit de son histoire personnelle.
22Arborer les attributs physiques d’un sexe ne suffit pas à fonder une identité de genre. Durant la transition, les transsexuels ne se limitent pas seulement à acquérir la morphologie d’un sexe, pas plus qu’il ne leur suffit d’incorporer les rôles de genre qui lui correspondent, il leur est aussi essentiel de revenir sur leur histoire personnelle. En effet, l’« identité prend naissance dans le conflit entre la façon dont les autres nous perçoivent et la façon dont nous nous percevons nous-mêmes » (Sennett 2001). Or les individus concernés ne sont pas indifférents à cette discordance. C’est pourquoi, afin d’avoir une représentation cohérente de leur identité, ils cherchent à rassembler ces deux images. Comment procèdent-ils ? Tout simplement en s’expliquant, à travers leur histoire personnelle, la manière dont ils sont devenus ce qu’ils sont.
23Tout comme les intellectuels wasp de Boston interviewés par Sennett devaient constamment revenir sur la signification des événements de leur passé, les transsexuels s’efforcent d’interpréter les événements jalonnant leur existence afin de comprendre comment ils en sont arrivés à leur situation présente. Ainsi, ils interprètent certains de leurs choix et de leurs comportements antérieurs à leur transition – choix des études, de la profession, de la manière de s’habiller, de se mouvoir dans l’espace, de la position pour uriner ou faire l’amour, goûts pour les jeux ou la nourriture, attirances sexuelles, etc. – comme les signes précurseurs de leur inexorable destin. En fait, à travers cette relecture qui prend la forme d’une narration – acte de réflexivité individuel fondé sur le souci de l’image de soi –, ils forment leur identité de genre. C’est pourquoi, au cours des entretiens, on entend systématiquement de la part des personnes en cours de transition des explications telles que celle-ci : « J’ai dû embrasser un garçon lorsque j’avais 10 ou 11 ans, ce jour-là j’ai senti que je n’étais pas un garçon. A 13 ans et demi, je me travestissais en cachette, je prenais le maquillage de ma mère. Quand je suis revenu à Paris, j’ai demandé à ma mère s’il n’y avait pas des écoles de filles parce qu’avec les garçons il fallait toujours que je me défende » (Clotilde, MTF, 54 ans, en cours de transition).
24Parallèlement, tous les éléments discordants de l’histoire personnelle d’un transsexuel, c’est-à-dire tout ce qui, du point de vue normatif, ne correspond pas à sa nouvelle identité de genre – le fait d’avoir eu des enfants pour un FTM, d’avoir été mariée avec une personne du sexe opposé ou d’avoir aimé les jeux de garçon pour une MTF, etc. –, sont réinterprétés et ajoutés au récit comme autant de raisons à leur tardive « sortie du placard ». Les transsexuels imputent aux pressions sociales le fait d’avoir joué des rôles de genre en désaccord avec leur nouvelle identité. Mais, là aussi, cette réinterprétation survient beaucoup plus fréquemment au moment de la transition : « Au collège, il y a eu une complète rupture. Tout le monde ne passait pas avec moi. Dès qu’on me disait quelque chose de travers, je frappais. J’arrivais à une chose, c’était que mon père était content de moi. Il ne me le disait pas, mais quelque part, il était fier de se dire, ça, c’est un fils ! C’était le seul moyen de trouver sa reconnaissance. Donc à l’époque, je connaissais même les noms des joueurs des équipes de foot. J’essayais de faire semblant, j’ai toujours été très douée pour faire semblant » (Isabelle, MTF, 23 ans, en cours de transition).
25Cette réinterprétation peut aller si loin que des transsexuels m’ont dit qu’avant leur transition, en portant les vêtements de leur genre assigné, ils avaient en fait été travestis par leurs parents, sans en avoir à ce moment-là eu conscience…
26L’activité consistant à réinterpréter les éléments de sa vie personnelle est très intense au moment de la transition, précisément au moment où les deux images sont le plus dissociées. Par la suite, au fur et à mesure que le transsexuel s’en éloigne, que les deux images tendent à se rattacher et que le sentiment de son identité de genre se raffermit, l’activité de réflexion sur soi décline, et la tendance à constamment réinterpréter les éléments de son passé diminue en intensité. Une fois la masculinité ou la féminité acquise et incorporée à travers ses nouveaux rôles de genre, maintenant que l’ambiguïté est levée, il devient moins crucial de détecter dans son passé des éléments confirmant et expliquant le pourquoi de sa transformation. La méfiance exprimée par cette MTF de 43 ans à l’égard des autres transsexuels en est un bon exemple : « Je fais justement des émissions de télévision si ça peut servir les jeunes trans, pour qu’ils n’aient pas ces angoisses de la recherche d’eux-mêmes. Je me dis que j’aurai servi à quelque chose. J’ai tellement ce souvenir de largage total. De me dire, mais qui je suis ? Qui je suis ? A quoi je corresponds ? Je suis contente de voir des jeunes trans de 15 ans venir à l’ASB en disant : “Ben je veux commencer mon parcours.” Si moi à 15 ans, j’avais pu poser ces questions et trouver des réponses, j’aurais avancé, car c’est un perpétuel combat avec soi-même. Or, dans les émissions, tu n’as jamais une personne normalement constituée qui effectivement vit l’évidence de vouloir devenir l’autre. Il y a toujours une espèce d’excuse maladive » (Martine, MTF, 43 ans, transition achevée).
27Ainsi, la nature des explications données confère un sens à son changement d’identité de genre. Elles ne sont pas différenciées selon le sens de la transition, mais selon l’éloignement dans le temps. Plus le sentiment de sa nouvelle identité de genre est formé, que celle-ci a été concédée et accordée en retour par les autres qui perçoivent désormais le transsexuel comme une femme ou un homme, du fait aussi qu’elle a été incorporée à travers les nouveaux rôles de genre, moins alors les transsexuels auront à revenir sur les éléments déroutants de leur vie. Ce processus de formation de l’identité explique aussi pourquoi les transsexuels en cours de transition exacerbent davantage les traits de leur genre d’élection. Car moins l’on est assuré de son identité, plus il est nécessaire de la confirmer à travers son apparence, ses activités, ses choix amoureux (les MTF et les FTM hétérosexuels après la transition valorisent notamment le fait de sortir avec des hommes « biologiques » hétérosexuels ou des femmes « biologiques » hétérosexuelles), etc. C’est pour cette raison que les trans passent souvent d’une tenue vestimentaire excessivement masculine ou féminine en début de transition à des tenues plus neutres, plus nuancées et qu’ils deviennent plus souples vis-à-vis d’eux-mêmes en s’accordant plus facilement le droit soit d’être une femme masculine soit d’être un homme féminin.
28Un FTM de 40 ans se rappelle ainsi le début de sa transition, quinze ans auparavant : « Les mecs sont coincés quelque part, autrement, ils pensent qu’ils ne sont pas des hommes. Il y a une espèce d’idéologie d’être un homme qui, pour moi, n’est pas adaptée, n’est plus adaptée. C’est la guerre, c’est le foot, c’est les armes, c’est pas être un pédé, c’est des trucs un peu cons. Comme si être homo, c’était ne pas être un homme. Mais ça n’a rien à voir ! Ils mélangent tout. Alors si j’ai changé, c’est à ce niveau-là. Je suis plus souple, je suis moins rigide, c’est vrai. C’est-à-dire que j’avais mis de côté le côté féminin que chacun a en soi, aujourd’hui, j’accepte de le laisser s’exprimer » (Hervé, FTM, 40 ans, transition achevée).
29De même, un FTM ayant eu des enfants et qui refusait avant sa transition de remplir son rôle de mère s’était mis, après celle-ci, à bien s’occuper d’eux en leur préparant des petits plats, en les emmenant en week-end à la plage et en leur témoignant de l’affection par des petits gestes quotidiens. Passer d’un genre à l’autre, c’est aussi redécouvrir sous une autre identité des rôles que l’on refusait de remplir avant la transition. Autrement dit, il est fréquent qu’une femme qui devient un homme fasse plus aisément l’expérience de la féminité après la transition.
30Il m’apparaît donc évident que dans les sociétés démocratiques contemporaines les différences entre les hommes et les femmes ne sont pas tant biologiques que sociales et culturelles. Ainsi, nous avons vu comment les trans, au cours de leur transition, forment leur identité de genre et puisent les ressources à sa fondation en remodelant leur corps, en arborant les signes du féminin ou du masculin en public, en incarnant des rôles de genre spécifiques et en intervenant sur la narration de leur histoire personnelle. A travers toutes ces techniques de reconstruction de leur identité, ils ne font pas que maintenir le sens de la réalité de ce qu’ils sont pour autrui, ils produisent les conditions nécessaires à la formation de leur identité de genre. Pour compléter l’analyse, il nous faut désormais replacer les trajectoires des individus effectuant une transition au centre des différences sociales et culturelles qui distinguent, dans les sociétés contemporaines, les hommes et les femmes.
- 12 Par exemple, la présidence des associations trans parisiennes a été plus souvent dévolue à des FTM (...)
- 13 Il est à noter que souvent l’expérience trans permet de prendre un point de vue singulier sur certa (...)
31Malgré l’égalité formelle dont jouissent les femmes par rapport aux hommes dans nos sociétés, les exemples d’inégalités ne manquent pas. L’histoire des femmes et celle du mouvement féministe les ont pointés avec force, les enquêtes sociologiques contemporaines les font apparaître clairement. De ce fait, les conséquences de la transition ne peuvent pas être les mêmes pour les hommes qui deviennent des femmes que pour les femmes qui deviennent des hommes. Alors que les FTM passent inexorablement du côté des dominants, les MTF passent du côté des dominés. Cette dissymétrie entre les « classes sexuelles » explique par exemple que l’impact de la transition sur les trajectoires sociales des individus est plus positif pour les FTM que pour les MTF 12. Cela ne signifie pas que les MTF soient toujours vouées à l’échec. Certaines, comme Joan Roughgarden qui a récemment publié un article dans la prestigieuse revue scientifique Nature (2003 : 368-369) ou Hélène Azera qui anime une émission musicale sur France Culture, réussissent très bien socialement. Cela signifie, évidemment, que changer de genre n’est pas sanctionné de la même façon selon le sens de la transition 13.
32Charles Taylor nous a appris que des objectifs spécifiques sont associés aux identités (Taylor 1998). Une identité prescrit et proscrit des rôles et des activités. C’est pourquoi changer d’identité, c’est se dérober à une prescription, refuser un univers et cela peut signifier se soustraire à une identification (Goffman 1968). Si, comme nous l’avons dit, les conséquences sociales de la transition diffèrent en fonction du sens du passage, il y a alors tout lieu de penser que les raisons qui poussent les individus, de manière consciente ou inconsciente, à refuser de s’identifier à leur genre d’assignation ne sont pas de même nature pour les FTM et les MTF. Mais s’agit-il toujours d’un refus ? Ne faut-il pas faire aussi l’hypothèse d’un abandon de son identité de genre ? L’analyse ethnosociologique devra par la suite se charger de répondre à ces questions.
33Quoi qu’il en soit, le fait que certains trans, avant leur transition, aient intégré leur identité de genre assignée sans conflit et de manière parfois absolue laisse supposer, du fait de leur revirement inattendu, la quête destructrice et sans fin à laquelle ils s’étaient livrés. On trouve un exemple de ce type de recherche dans Lumière d’août, le roman de William Faulkner dans lequel le personnage central, Christmas, poursuit, tout au long de l’histoire, son image : sa personae. Christmas ne connaît pas son origine, il est orphelin. C’est un Blanc mais, parce que les autres enfants de l’orphelinat l’appellent le nègre, il se croit noir. C’est donc un homme noir et orphelin. Tout au long de sa route solitaire, à travers ses actions, ses rencontres, ses activités, sa manière de s’exprimer, Christmas confirme et maintient son identité d’homme noir orphelin. Inexorablement, sa quête le mènera vers sa propre destruction.
34L’histoire de Christmas, métaphore de la quête à travers laquelle chacun cherche son identité et la confirme pour soi-même et pour autrui, est instructive. Lorsque dans l’obscurité s’impose aux transsexuels la lumière crue de leur « nouvelle » identité, ils utilisent tous les moyens permis pour l’atteindre. Ils font même preuve d’une volonté farouche pour l’atteindre, la prendre, se l’accaparer. Et cette volonté est d’autant plus farouche que l’image de la femme ou de l’homme qu’ils veulent être est fermée. En confinant l’identité de genre homme exclusivement au masculin et l’identité de genre femme exclusivement au féminin, ils reproduisent les carcans normatifs qui sont à l’origine de leur trouble identitaire à un moment ou à un autre de leur vie. Ils ne sortent pas de la conception culturelle normative qui oblige les hommes à un dépassement
de soi subjectif (Bellah et al. 1985), et qui confine les femmes à des rôles
dont elles sont largement tributaires (Nahoum-Grappe 1991).
35Les trans ont cette conception normative de leur identité de genre précisément en début de transition. Plus ils s’en éloignent, comme on l’a vu, plus cette conception tend à s’étioler. C’est pourquoi les FTM s’autorisent à nouveau des rôles de genre féminin et les MTF des rôles de genre masculin. La quête de soi des trans, de la même façon qu’elle s’est révélée destructrice pour Christmas, serait entropique s’ils poursuivaient une image absolue renfermant l’identité féminine ou masculine. Les trans le savent bien, parce que, avant d’avoir à répondre aux exigences correspondant à leur genre assigné, ils vivaient très bien – durant leur petite enfance – les deux aspects de leur personnalité : masculin et féminin.
36Les transgenres ont bien compris les limites que leur imposait une identité de genre ou une autre, tout comme Georg Simmel qui, un siècle plus tôt, sans l’usage de la notion de genre, pensait qu’il y avait trop peu de sexes pour rendre compte de l’immense variété des expériences humaines. En refusant de se définir comme homme ou comme femme, ils refusent de jouer exclusivement des rôles masculins ou des rôles féminins. En ne se disant ni l’un ni l’autre, ils échappent aux contraintes normatives des identités de genre. Reste à savoir dans quelle mesure les transgenres s’affranchissent des normes de genre et, s’ils s’en affranchissent, s’ils ne se livrent pas à un autre type de quête frénétique qui serait celle des signes de la jeunesse androgyne vouée, du fait même de notre inexorable inscription dans le temps, à une fin tragique ?