Navigation – Plan du site

AccueilNuméros70Entre écriture et art

Entre écriture et art

L’invention du mandombe en pays Kongo
Ramon Sarró
Traduction de Sylvie Muller
p. 104-125
Cet article est une traduction de :
Between writing and art [en]

Résumé

Le mandombe, système graphique inventé par David Wabeladio Payi, répond à des logiques complexes. À la fois système d’écriture et de création artistique, entièrement conçu à partir des symboles en forme de 5 et de 2 que Wabeladio reconnaissait dans les lignes joignant les briques du mur de sa chambre, le mandombe est un bon exemple d’écriture qui ne répond pas aux grandes fonctions classiques. Wabeladio a choisi de faire primer l’élégance mathématique sur l’aisance, l’esprit de système sur la simple efficacité, développant ainsi un script servant plus de support à l’imagination sémiotique ou esthétique qu’à une simple transcription de langues.

Haut de page

Texte intégral

« […] et, à ceux qui pensent parce qu’on leur a dit que mes œuvres ne sont que des excentricités sans cohérence ni valeur scientifique, les gribouillages d’un fou, je leur demande instamment de me faire la justice de vérifier avant d’en décider. » (William Blake, « Exhibition and Catalogue of 1809 » (1982 : 528), traduction établie par Sylvie Muller).

  • 1 Les Kongo ou Bakongo, groupe bantou d’Afrique centrale, peuplent principalement le sud de la Répub (...)
  • 2 Cet article constitue une version traduite et remaniée du texte original de Ramon Sarró, publié en (...)

1Le mandombe, « écriture négro-africaine » en kikongo, est un système graphique qui a été inventé ou, selon les interprétations, « découvert » par David Wabeladio Payi (1957-2013), un Kongo1 de la République démocratique du Congo, au terme d’un long processus amorcé en 19782. Si Wabeladio lui-même en parle le plus souvent comme d’une « invention », il utilise également le terme de « révélation » dans ses écrits (2007). Le mandombe lui est en effet apparu pour la première fois après qu’il eut prié chaque jour pendant neuf mois devant le mur de sa chambre, à Mbanza Ngungu.

  • 3 Religion chrétienne officiellement créée en 1959 dans le Congo colonial, le kimbanguisme s’inspira (...)

2Le jeune David ayant vécu en 1978 plusieurs expériences mystiques au cours desquelles Simon Kimbangu (1887-1951) lui était apparu en rêve, les dirigeants de l’Église kimbanguiste3 l’incitèrent à prier afin de connaître la mission que Dieu lui réservait. En 1979, alors qu’il regardait le mur devant lequel il priait depuis des mois, il comprit soudain que sa mission était cachée dans les briques. Il parvint à décomposer les lignes qui les séparaient en deux signes élémentaires, en forme de 5 et de 2, qu’il chercha ensuite à recomposer de toutes les façons possibles (y compris par rotations tridimensionnelles), afin d’« engendrer » toujours plus de formes.

  • 4 Ce fut d’abord, stricto sensu, un syllabaire et non un alphabet. Mais, ces dix dernières années, W (...)

3Cet exercice de décomposition et de recomposition mena à l’invention d’un système générateur de formes géométriques qui, applaudi dès 1979 par des artistes novateurs de Kinshasa, suscita aussitôt l’intérêt de mathématiciens et de scientifiques. Il fallut des années à Wabeladio pour développer son invention, qui ne fut pas d’emblée un système graphique, mais plutôt, selon ses propres mots, une méthode pour étudier « le rapport étroit de l’art classique avec un autre domaine comme la technique, et plus précisément la mécanique » (Wabeladio Payi 1985). Convaincu que ses recherches le conduiraient à découvrir les principes élémentaires de la création artistique et scientifique, il entreprit d’explorer la dimension mathématique et géométrique de toute combinatoire formelle qui, selon sa propre théorie esthétique, se trouve au cœur du processus créatif. Au terme de cette exploration, vers 1994, il attribua une valeur phonographique à certaines des formes qu’il avait découvertes, afin de pouvoir transcrire le kikongo, sa langue maternelle, ainsi que le lingala, lingua franca de Kinshasa et d’autres régions du pays. Ainsi naquit l’alphabet mandombe4. En même temps qu’il l’inventait, il l’ancra dans la tradition millénariste kongo comme une écriture envoyée par Dieu aux Kongo et, à travers eux, à tous les Africains. Dans cette mesure, son système graphique constitue un exemple d’« écriture messianique » (Smalley et al. 1990) et, en effet, sa biographie a de nombreux points communs avec celle du prophète hmong surnommé « Mère de l’Écriture ». Né catholique, il se convertit au kimbanguisme en 1988 pour plusieurs raisons : le fondateur de cette Église était au centre de la naissance de son système et il voulait la remercier de l’avoir pris sous son aile, à un moment où presque tout le monde à Kinshasa pensait qu’il était fou ou ensorcelé – ou les deux à la fois.

4Cet article ne saurait faire justice à tous les aspects du mandombe, qui concernent la géométrie et même la théorie des fractales, le messianisme culturel et la spiritualité en général, mais aussi la science, l’histoire, la créativité et la politique identitaire. On peut voir dans cette écriture un mouvement de rupture postcolonial, une « rébellion des signes » ou, comme l’appellent certains de mes interlocuteurs, une contestation du « colonialisme linguistique », allusion à l’alphabet latin imposé aux Africains. Mais on peut y voir aussi un mouvement de continuation, et même de renouveau, les recherches
 menées sur les systèmes graphiques précoloniaux du Kongo ayant montré l’existence d’une continuité historique entre ces très anciennes traditions graphiques et le mandombe (voir Martinez-Ruiz 2013). L’ambiance culturelle et artistique qui règne à Kinshasa à la fin des années 1970 n’est sans doute pas étrangère au succès de l’invention de Wabeladio. Les artistes dits de la « nouvelle génération » l’ont alors encouragé à poursuivre son exploration des racines de la créativité. Ailleurs, j’ai qualifié les prophètes de « maîtres du lien » (masters of connectedness) (Sarró 2018). La question de savoir si Wabeladio était un prophète n’est pas tranchée. Mais, quoi qu’il en soit, il a généré ce que j’appellerai un « phénomène créatif total », établissant un nombre infini de liens avec d’autres domaines de savoirs et de pratiques, et se laisse donc difficilement saisir sous un angle unique. C’est peut-être la raison pour laquelle Wabeladio fut élevé au rang de docteur honoris causa de l’université de Kinshasa, qui put alors l’embaucher en l’absence de tout diplôme. Lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, en 2012, il mettait en place la chaire de mandombe qui lui permettrait d’analyser son invention sous toutes ses dimensions, avec ses collaborateurs. Malheureusement, sa mort tragique et prématurée en 2013 mit fin à ce projet universitaire.

La prose du mur

« L’apprentissage de cette écriture permet de développer l’intelligence et le jugement par des exercices de variation et de progression des syllabes qu’elle engendre selon le principe de miroir et de l’optique. 
Par cette écriture, on entre en contact avec les nouveaux schèmes de pensée de la culture négro-africaine qui sera un des éléments fondamentaux de l’identité africaine. »
 

5Écrites en mai 2012, ces lignes sont tirées d’un manuscrit que m’a remis Wabeladio Payi. Comme il l’a souvent rappelé, c’est en observant un mur de briques qu’il réalisa que les maçons recombinaient toujours les deux mêmes éléments lorsqu’ils érigeaient ce type de construction. Il appela tout d’abord ces deux éléments « cinq » et « deux » et les qualifia de « chiffres » ou « nombres », ntalu en kikongo. Ce qui donne à peu près ceci, dans son manuscrit :

  • 5 Pour ces éléments (entre crochets et en gras), voir le tableau de correspondance à la fin de l’arti (...)

6C’est la progression ordonnée (et potentiellement infinie) de ces deux éléments qui constitue le mur. Wabeladio assurait que les maçons n’avaient pas conscience d’assembler des [5]5 et des [2] en travaillant. Car son objectif était justement de découvrir la grammaire cachée derrière les apparences, la « prose du monde », pour reprendre la puissante métaphore de Hegel. Peut-on réduire l’écriture, l’art et la création scientifique à un petit nombre d’éléments fondamentaux et de règles génératives ? Voilà la question à laquelle Wabeladio, alors âgé de 22 ans,
décida de s’attaquer en mars 1979, un an après son premier rêve dans lequel Kimbangu lui était apparu et l’avait exhorté à gravir le mont Kamba, lieu sacré et siège du kimbanguisme.

  • 6 Comme par exemple le n’ko ouest-africain qu’il connaissait par un ami malien.

7Wabeladio ne s’est pas tant servi des briques pour inventer son alphabet que des lignes entre les briques. De même que les échelles spirituelles de penseurs médiévaux comme Ramon Llull, la matérialité de la brique (ou de la pierre dans le cas de ce dernier) constituait le premier degré à gravir pour parvenir aux principes les plus immatériels et, enfin, à la connaissance de Dieu, huitième et dernière marche. Au cours de nos conversations, il assurait que son invention, à la différence d’autres alphabets6, ne reposait pas uniquement sur l’imagination (un concept qu’il utilisait souvent quoique toujours avec prudence), mais sur une association étroite entre matérialité, mathématiques et révélation. « Le n’ko, me dit-il en 2012, ce n’est que de l’imagination. » Dans ses écrits, en particulier dans le mémoire où il expose son invention (Wabeladio Payi 1985), il soutient de manière plus générale qu’une imagination créative qui ne respecte pas les principes mathématiques ne peut produire la beauté.

Rêver et étudier

8« Les endormis sont des hommes actifs, les éveillés sont des aveugles » (allele antu, asikama a mpofo), dit-on en kikongo (Kunzika 2008 : 13 et 34-35). Ce proverbe entre en résonance avec de nombreuses théories affirmant que les associations libres faites en rêvant jouent un rôle plus important dans le processus de création que celles faites consciemment à l’état de veille. 
Cela s’applique parfaitement à ce qu’a vécu Wabeladio en 1979 qui, après avoir vu les deux formes sur le mur, fit aussitôt deux rêves. Dans le premier, un insecte se pose sur sa chemise et son pantalon et se met à dessiner des [5] et des [2] avec sa salive, encore et encore, jusqu’à transformer Wabeladio en mur. Dans le second, le prophète Simon Kimbangu lui donne un certificat en lui disant que sa mission est cachée dans ces deux éléments. Wabeladio décida de poursuivre ces rêves, qui venaient valider sa vision, et d’« étudier » sérieusement ces deux « chiffres » qu’il appela tout d’abord des « cannes », une métaphore qui traduit bien leur matérialité tout en minimisant leur dimension mathématique. On peut se saisir d’une canne pour marcher mais pas d’un « élément » et encore moins d’un chiffre. Finalement, dans les années 1990, renonçant à utiliser tous ces termes (« cinq », « deux », « chiffres », « cannes »), il renomma les deux éléments en kikongo pakundungu et pelekete, qui sont des onomatopées : pakundungu traduit le son grave des grands tambours et pelekete le son plus aigu des petits.

9Revenons au premier rêve. En reflétant l’image du mur comme un miroir, Wabeladio devient lui-même le mur, incarnant non seulement les deux éléments fondamentaux de son futur système d’écriture, mais aussi le « principe de miroir », l’un des deux principes géométriques qui allaient le fonder. Si cette transformation l’effraya, elle lui donna aussi probablement par la suite la force intérieure nécessaire pour développer son système, en dépit de toutes les accusations qui s’abattirent sur lui : folie, sorcellerie et même rébellion.

  • 7 Les figures et les schémas utilisés pour expliquer le fonctionnement du mandombe sont tous tirés d (...)

10Poursuivant ses rêves, Wabeladio étudia les deux éléments sur le mur et la première chose qu’il découvrit fut leur symétrie : [5] est la forme inversée de [2]. Il appela ce principe géométrique, permettant de produire une image par l’inversion d’une autre, le « principe de miroir ». Puis il réalisa qu’en ajoutant un tiret – d’abord appelé « élément postiche » – à chacune des deux extrémités du premier élément ([5] et [2]), il obtenait quatre nouvelles figures sans recourir au « principe de miroir7 » :


11Une autre découverte allait devenir très importante dans la création de nouveaux éléments. Le [9] et le [6] sont en relation de rotation, de même que le [6inv] et le [9inv] : si on fait tourner le [9] à 180°, on obtient un [6] et inversement. Ainsi naquit le « principe de l’optique », qui permet de créer une figure en en faisant pivoter une autre.

12Alors qu’il n’en avait au départ que deux, Wabeladio se retrouva rapidement avec six éléments distincts. Essentiel, l’élément postiche lui a ainsi permis de multiplier non seulement le nombre d’éléments mais aussi le nombre de principes. Grâce à celui de l’optique, il pouvait faire pivoter un élément et obtenir une image identique à l’image de départ, mais en position inversée. Puis il se rendit compte qu’il pouvait faire la même chose avec le [5] et le [2]. En faisant tourner un [5], on obtient un [5],
 parfaitement semblable en apparence, sauf que le point de départ, l’extrémité à partir de laquelle on l’a tracé, s’est inversé. Si on écrit un [5] de bas en haut, de telle sorte que le point d’arrivée se trouve en haut, et qu’ensuite on le fait pivoter, le point de départ de l’élément ainsi obtenu se trouvera en haut et son point d’arrivée en bas. Ce principe a une grande importance dans l’écriture mandombe car, pour des raisons calligraphiques, les voyelles sont ajoutées au point d’arrivée d’un élément consonantique (appelé une « clé »). Or, selon le placement en haut ou en bas, la valeur consonantique donnée à l’élément complété est différente.

13Wabeladio appela ces quatre éléments nouveaux (le [9], le [6] et leurs doubles inversés) des éléments « composés » ou « transitionnels », car ils permettent de passer des éléments « simples », vus sur le mur, à des éléments « complexes ». Il eut ensuite l’idée d’associer un élément « simple » (disons un [5]) à un élément « transitionnel » (disons un [9]). Ce faisant, il découvrit le premier élément « complexe » qu’il appela « clé ». Il symbolisa le lien par un [U] :

14En appliquant à ce nouvel élément les principes de miroir (la symétrie) et de l’optique (la rotation), on peut en créer d’autres. C’est le cas, par exemple, avec cette suite de clés où la deuxième a été obtenue à partir de la première en appliquant le « principe de miroir » et la troisième à partir de la deuxième en appliquant le principe de l’optique. Afin que le lecteur puisse distinguer la figure produite par symétrie de celle produite par rotation, 
Wabeladio marqua le point de départ de la clé d’un gros point :

15C’est toutefois dans l’étape suivante de la recherche que l’« engendrement » de nouveaux éléments devient fascinant. Jusque-là, Wabeladio avait utilisé les principes élémentaires de la géométrie plane. Grâce à la symétrie et à l’optique, il pouvait créer des formes complexes dans un plan en deux dimensions, mais leur nombre était limité. C’est alors que, non sans audace, il pénétra dans l’espace tridimensionnel de la géométrie descriptive, en faisant tourner l’élément postiche sur lui-même avec un mouvement continu et dans un plan perpendiculaire au plan de départ. Il obtint ainsi cinq nouvelles figures qu’il appela, de façon un peu énigmatique, les « clés de temps », les « angles de temps » ou encore les « nouveaux types d’angles ».

16La rotation de l’élément postiche s’effectue dans le sens des aiguilles d’une montre et le long d’un plan perpendiculaire à celui dans lequel il se trouve, c’est-à-dire dans le même plan en trois dimensions que celui de l’observateur. Pour faire apparaître de nouvelles figures, il suffit de bloquer l’image en rotation dans cinq positions distinctes, respectivement à 0, 45, 90, 135 et 180 degrés :

17On voit peut-être mieux sur cette image comment s’effectue la rotation :

  • 8 Dans une communication personnelle, Pierre Déléage m’a rappelé que même si 45 est bien la moitié d (...)

18Entraîné par son imagination, Wabeladio se mit à penser en trois dimensions, faisant pivoter l’élément postiche à la façon d’un dispositif mécanique, dans un plan perpendiculaire au plan des éléments principaux. D’ailleurs, il assurait toujours dans ses présentations publiques que le mandombe pouvait servir à expliquer le fonctionnement d’un moteur à quatre temps. À l’évidence, ses trois années de formation en mécanique ont dû jouer un rôle dans la genèse de son art et de son écriture. J’ignore si Wabeladio avait étudié la géométrie descriptive avant 1979 ; si c’est le cas, il l’étudia probablement très peu8.

  • 9 Notamment lorsqu’on commença à utiliser le mandombe pour d’autres langues congolaises que le kikon (...)

19Grâce à la rotation de l’élément postiche, on obtient donc cinq clés différentes de chaque côté : celles du côté gauche appartiennent à la famille du [5] (pakundungu), celles du côté droit à la famille du [2] (pelekete). La position d’une clé a en effet son importance. De fait, il n’y a pas cinq clés de chaque côté, mais bien dix, si on les fait pivoter. On a donc au total vingt clés différentes, dont chacune peut se voir attribuer une valeur consonantique. Le mandombe compte vingt consonnes, en principe, car dans les faits, Wabeladio imagina de nouvelles formes pour de nouvelles consonnes9 ou pour des consonnes à double articulation (kp, mb, etc.). Il trouva également le moyen de rendre la prénasalisation et la tonalité, couramment utilisées en kikongo et dans les langues locales. Pendant plus de trente ans, le mandombe a ainsi été moins une technique mécanique qu’un organisme en évolution (mais obéissant toujours à de solides principes), que la mort de son inventeur figea dans le temps.

La grille konde, des filandres aux lettres

20La grille konde, autre composante essentielle du mandombe, permet de comprendre pourquoi Wabeladio décida d’attribuer une valeur consonantique à chacune des vingt clés et comment il introduisit les voyelles dans cette écriture :

En kikongo, konde désigne une « grille » ou un « filet », utilisé notamment pour la pêche ou la capture de petits animaux. Wabeladio lui-même traduit le mot par « filet » et soutient qu’il peut aussi signifier « toile d’araignée », convoquant ainsi un puissant symbole africain de création et de tissage de liens. Comme le découvrit son inventeur, on peut « faire sortir » de la grille konde non seulement le pakundungu et le pelekete, mais aussi toutes les lettres de l’alphabet latin. Wabeladio vit également dans cette grille une série de cinq formes qui, ajoutées aux clés complexes, allaient servir à traduire les sons vocaliques. Avant d’examiner ces éléments vocaliques, nous devons en savoir un peu plus sur la façon dont il imagina cette grille – et dont d’autres personnes se sont imaginé qu’il l’avait imaginé.

21Wabeladio dit avoir créé la grille konde à partir d’un élément unique, un petit carré, qui ressemble au « zéro » et peut lui être assimilé. Il est passé d’un seul carré à deux, posés l’un sur l’autre, évoquant un 8 (et donc appelé « huit »). Il a ensuite assemblé deux de ces « huit » et ainsi obtenu une grille élémentaire. Voici comment il procéda d’après un dessin de sa main :

22En examinant cette grille basique, il réalisa qu’il pouvait en tirer certaines lettres de l’alphabet latin : A, C, E, F, G, H, I, J, L, O, P, S, T et Z, mais pas toutes : B, D, K, M, N, Q, R, X, W, X. Toutefois, en lui ajoutant deux diagonales de façon à la diviser en huit petits triangles, il obtint la grille konde complexe qui contient toutes les lettres de l’alphabet latin. Lors de ses présentations orales, Wabeladio faisait sortir ces deux listes de consonnes, l’une de la grille simple, l’autre de la grille complexe, se livrant à un exercice de typographie dont l’élégance aurait certainement impressionné les grands créateurs de caractères, d’Albrecht Dürer (1606) à Éric Gill (1931).

[grille simple], F, G, H, J, L, P, S, T, Z ; on trace le Z avec un trait vertical.

[grille complexe], D, K, M, N, Q, R, X, V, W, X

23Il associa ensuite les consonnes de la première liste aux dix clés de la famille pelekete et celles de la seconde aux dix clés de la famille pakundungu. Le mandombe se présente comme une succession de compositions à base de « [5-2] » (dans lesquelles, visuellement au moins, le [5] précède le [2]), ayant comme éléments fondamentaux le pakundungu et le pelekete, dans cet ordre. Pourtant, et assez curieusement, Wabeladio affirme que le [2] est antérieur au [5], son image en miroir, et qu’il est le vrai nombre premier (1985 : 2). Je suppose que l’antériorité du [2] sur le [5] suit celle de la grille simple sur la grille complexe, et que cela justifia l’assimilation analogique de la famille pelekete à la grille simple et celle de la famille pakundungu à la grille complexe. Il est difficile de déterminer pourquoi le [2] est antérieur au [5] ; il peut s’agir d’un élément arbitraire du système dont il me semble que le mandombe, en tant que révélation, s’accommode. Si Dieu donna à Wabeladio les deux éléments, c’est pour qu’il les étudie seul, sans que lui-même ait à intervenir tout au long de sa recherche. Créativité et révélation ne sont pas incompatibles. D’ailleurs, on peut se demander quel système linguistique – alphabet révélé ou langage parlé – pourrait bien exister sans une certaine dose d’arbitraire…

24Le passage de la grille simple à la grille complexe peut paraître forcé alors que le reste du système suit une évolution cohérente et méthodique. L’idée de diviser la grille en triangles isomorphes lui a probablement été inspirée par la culture kongo qui a tendance à voir dans la « triade » la base de toute chose : depuis les trois pierres du foyer sur lesquelles repose la marmite jusqu’au regroupement des Kongo en trois clans originels et leur répartition actuelle entre les trois États-nations de l’Angola, la République démocratique du Congo et la République du Congo.

25Après la mort de Wabeladio, l’un de ses disciples me confia une information capitale qui donne à l’invention de la grille une dimension plus terre-à-terre. Selon lui, son inspiration était venue en observant les traces de pas laissées dans le sable par des poules et des canards. Cela semble parfaitement cohérent : les sources d’inspiration de l’inventeur du mandombe étaient très variées, mais il les trouvait souvent en posant son regard novateur sur la prose ordinaire d’un mur de briques, sur un moteur à quatre temps, une toile d’araignée, ou des empreintes dans le sable. Ces dernières font en outre écho à une longue tradition de dessins et de divinations sur le sable, qui a cours chez certains peuples de Centrafrique, dont les Tchokwe et les Lunda sont les plus connus (Gerdes 1996). Or, non sans ironie, ces traces de pattes 
d’oiseaux nous ramènent à d’anciens débats sur « l’origine de l’écriture ». Comme le rappelle le linguiste Roy Harris, « avant le déchiffrement des inscriptions cunéiformes perses, certains sceptiques niaient que ce fut une écriture au motif que les marques
que les philologues s’ingéniaient à comprendre auraient pu être faites par des oiseaux marchant au hasard sur de l’argile fraiche » (1986 : 17). Ce que ces sceptiques ignoraient à l’évidence, c’est qu’on puisse voir une écriture dans ces traces de pattes !

26Certains disciples de Wabeladio présentent la découverte de la grille d’une façon assez différente qui mérite d’être analysée, même si elle semble moins convaincante. Voici comment était, selon eux, la grille konde de départ (parfois représentée plus grande, la grille étant potentiellement infinie, de même que le mur de briques) :

27Selon eux, Wabeladio trouva une fois de plus son inspiration en observant son environnement 
matériel. En Centrafrique, on remplace couramment une partie au moins des murs de briques, qui sont denses et opaques, par des grilles, dispositif architectural également appelé konde.

28C’est à partir de la grille konde des maçons que, selon cette version, Wabeladio aurait conçu la sienne. L’idée est ingénieuse, inscrivant cette création dans la matérialité des constructions humaines, tout comme les deux éléments fondamentaux du mandombe s’inscrivaient dans la matérialité d’un support en briques. Mais il s’agit très probablement d’une explication a posteriori, Wabeladio n’ayant jamais rien dit de semblable. Quoi qu’il en soit, la relation graphique qui existe bel et bien entre l’immense grille des maçons et la petite grille konde, conçue en assemblant deux petits carrés, peut nous aider à comprendre la fascination exercée par le mandombe. À l’inverse, on peut reconstruire toute la grille à partir de petites unités, en changeant d’échelle suivant des mécanismes et des principes très précis. Cette dimension fractale est au cœur du mandombe et de la philosophie de son inventeur. Wabeladio était en effet convaincu d’être en train de découvrir non seulement un système d’écriture, mais aussi la source même de la créativité et la structure fondamentale de l’univers, et ce grâce à une méthode d’enquête qui privilégiait les éléments premiers et qui, par une approche bottom-up, allait le mener du microcosme au macrocosme.

29Revenons au développement du mandombe. Après l’extraction de toutes les consonnes, l’étape suivante consista à tirer de la grille konde, en suivant ses contours, un grand nombre d’autres formes. Par exemple :

30Wabeladio appela ce type de formes, qui jouera un rôle très important dans le développement de l’art mandombe, des « filandres », mot désignant notamment les fils d’araignée. Il attribua une valeur vocalique aux cinq filandres obtenues et, pour faciliter leur mémorisation, il choisit des formes proches des voyelles de l’alphabet latin :

31Il associa ensuite ces voyelles à d’autres éléments, les clés complexes, et créa des paires afin d’exprimer des sons monosyllabiques tels que ba, ka, ke, si, ma, ndo, mbe, etc. À la différence des voyelles, il est impossible d’identifier la consonne exprimée par une clé simplement en la regardant (à moins de savoir où se trouve son point de départ ou d’arrivée). Grâce au principe de l’optique, ce type d’éléments peut servir à exprimer deux consonnes différentes, selon qu’on attache la voyelle à l’une ou l’autre de ses extrémités. Dans l’image suivante, l’association de la clé et de la voyelle « a » produit la syllabe ba :

32Si la voyelle avait été placée à l’autre extrémité de la clé, à sa gauche au lieu de sa droite, on aurait alors obtenu la syllabe da :

33Car, en réalité, il ne s’agit pas de la même clé, mais d’une image obtenue en appliquant le principe
de l’optique. On obtient la première syllabe en commençant la clé par le bas avant de passer à la voyelle « a », la seconde en commençant par le haut puis en traçant la voyelle à partir du bas. Point important, pendant le tracé d’une syllabe, le stylo ne doit pas quitter la feuille de papier. Il s’agit d’un principe fondamental de l’écriture mais aussi de l’art mandombes. En appliquant le « principe de miroir » à la dernière image, une nouvelle clé apparaît, de la famille pelekete cette fois, le ga :

34En la faisant pivoter, on obtient une nouvelle syllabe, fa, qui est l’image en miroir du ba dont nous sommes partis. Ceci se lit fa-ba :

35On l’aura compris, la symétrie du mandombe est tout à fait remarquable. Or, c’est cette « terrible symétrie », pour reprendre l’expression de Frye (1947), qui attira à un moment donné de graves ennuis à Wabeladio, les miroirs étant des objets magiques très puissants dans la culture kongo. Elle lui valut d’être formellement accusé de pratiques occultes.

  • 10 Wabeladio utilise ce concept mécanique par analogie avec le moteur à quatre temps.

36Ce principe rend la maîtrise du mandombe à la fois difficile et amusante. L’apprentissage de cette écriture dans un centre dédié, appelé nsanda, ou à l’université Simon Kimbangu de Kinshasa, ne se fait pas toujours dans le calme. On encourage les étudiants à imaginer des syllabes dans différents « temps10 », c’est-à-dire à faire pivoter l’élément postiche d’un « temps » à un autre, par exemple de 45 à 90°. Cela prend la forme d’une compétition ludique et ceux qui sont les plus rapides à faire pivoter un élément se voient décerner un prix symbolique. Des étudiants de Kinshasa m’ont montré comment des mots entiers, une fois inversés ou retournés, prenaient une signification différente.

37Wabeladio était convaincu que le mandombe constituait un système d’écriture efficace non seulement
pour transmettre le savoir, mais aussi pour stimuler le développement de l’intelligence, et ce en raison de sa structure interne et de sa méthodologie d’enseignement. Le mandombe a d’abord été en effet un système graphique servant à produire aussi bien des images que des lettres.

L’art du mandombe

« Le meilleur artiste est donc celui qui aura, outre une imagination créatrice vive, une excellente acquisition des règles, des techniques. » (Wabeladio Payi 1985)


38L’art a toujours accompagné Wabeladio. En 1979, les artistes de Kinshasa appartenant à la « nouvelle génération », comme le très célèbre Konde Bila, ont été les premiers à s’intéresser au jeune homme, l’aidant à développer sa créativité alors qu’il passait pour un fou. De fait, le mandombe a d’abord été un art avant de devenir un alphabet. Aujourd’hui, tout étudiant qui le souhaite peut en apprendre les principes en plus de ceux de la lecture et de l’écriture. Il utilise alors les éléments non pas pour produire des mots et extraire des sons, mais pour former des motifs décoratifs et extraire des figures
en appliquant le concept mandombe de « clé » dans le sens technique que lui donne le graphisme décoratif. Normalement, l’enseignement de l’art – le kimbangula – fait suite à celui de la lecture et de l’écriture – le mandombe proprement dit – mais cela n’a rien d’obligatoire. On peut apprendre l’un sans l’autre et de nombreux jeunes ayant appris les deux continuent de maîtriser le dessin plus longtemps que l’écriture. Tout enseignant du mandombe le sait, celle-ci s’oublie très rapidement.

  • 11 La « scription » désigne l’action physique d’écrire. Pour une réflexion sur ce concept, voir Barth (...)
  • 12 Comme j’espère le montrer dans un travail à venir sur l’esthétique chez Wabeladio, sa conception d (...)

39L’apprentissage de l’art est aussi complexe et répétitif que celui de l’alphabet et demande au minimum trois mois de travail acharné. L’étudiant doit d’abord s’exercer à trouver des motifs en utilisant les éléments du mandombe et en respectant ses principes : le miroir, l’optique et le lubamba, règle très importante selon laquelle le stylo ou le pinceau ne quitte pas le support pendant tout le tracé (Wabeladio Payi 2012 : 7). En faisant pivoter ou s’inverser les éléments qu’il combine entre eux avant de les colorer, il peut créer de magnifiques motifs décoratifs. Imposant une discipline très stricte, les enseignants veillent à ce que leurs élèves ne sautent aucune étape. En suivant un cours intensif à Lisbonne, j’ai réalisé à quel point le corps de l’enseignant – celui de Wabeladio en l’occurrence – joue un rôle important dans l’apprentissage du kimbangula qui est aussi une technique corporelle. Le professeur guide ses élèves en accompagnant de sa main posée sur la leur le tracé du stylo, afin d’inscrire dans leur corps son propre mouvement, sa « scription11 », et leur permettre de le reproduire sur le papier. Il leur fait ainsi comprendre que l’art provient de l’intérieur du corps12. En trois mois, un étudiant persévérant et travailleur peut espérer réaliser des motifs assez simples et les voir former des figures. Très peu nombreux, toutefois, sont ceux qui deviendront de vrais artistes, capables, en laissant libre cours à leur imagination créative, de concevoir des formes qui transcendent la composition purement géométrique des clés mandombes. C’est le cas notamment du peintre professionnel Rubain Watulunda.

40Outre ces créations individuelles, plus ou moins originales ou réussies selon le talent de leur auteur, il est une figure que tout étudiant doit connaître : le Nkua Tulendo. Pour obtenir son diplôme, il faut savoir comment « faire sortir » le Nkua Tulendo d’entre les lignes qu’on a tracées.

Le messie caché

41La seule clé décorative qui peut faire apparaître le Nkua Tulendo ressemble beaucoup à une syllabe composée d’un pakundungu et d’une voyelle. Mais celle-ci, qui présente une anomalie de forme, n’est pas l’une des cinq voyelles principales, bien qu’elle fasse partie des filandres tirées de la grille konde à laquelle l’artiste doit rester fidèle. Comme l’explique Wabeladio dans son manuel du kimbangula, il découvrit la clé à la suite d’un rêve dans lequel une voix lui disait : « Cherchez le pied de l’ange. » (sosa kulu kua mbasi). À son réveil, il chercha et trouva la clé dans la grille konde.

42Les étudiants doivent réaliser la clé plusieurs fois, dans différentes positions, et toujours, bien sûr, sans lever le stylo ou le crayon du papier. Au début, le dessin ne contient que des lignes, puis ce qui ressemble beaucoup à une figure humaine ouvrant les bras finit par apparaître. C’est cette figure que Wabeladio nomma Nkua Tulendo et que je vis pour la première fois le jour de notre rencontre en 2009, lorsqu’il la dessina dans mon bloc-notes. Elle se trouve également dans le Kimbangula 1 (Wabeladio Payi 2012) qui montre comment on passe de la clé ornementale à la composition du Nkua Tulendo. Un troisième exemple a surgi comme une apparition devant Wabeladio et moi alors que nous parcourions le Kongo central en 2011. Dans un petit village, nous sommes tombés sur une maison ornée de nombreuses décorations mandombes. Un habitant de cette maison, qui prenait à l’évidence le kimbangula très au sérieux, l’avait inscrit sur sa façade. En plus du Nkua Tulendo, figuré par un dessin et dont le nom est écrit en mandombe au-dessus de celui-ci, on voit à droite sur la photo des motifs caractéristiques en méandres, qui ornent le mur et sont formés d’une succession de pakundungus et de peleketes.

43Les interprétations du Nkua Tulendo sont multiples. Selon certains, il représente un ange (mbasi en kikongo) apportant l’alphabet aux hommes ou seulement aux Africains. D’après l’un des plus proches collaborateurs de Wabeladio à l’université Simon Kimbangu, ce nom signifie « l’ange libérateur » en kikongo. Une autre interprétation, moins mystique, en fait simplement une figure humaine sortie d’entre les lignes qu’on a tracées.

44Je n’ai pas saisi d’emblée les implications ou, pour le moins, les connotations cosmologiques du Nkua Tulendo. Comme Wabeladio lui-même le disait et l’a aussi écrit (2012), ce terme signifie en kikongo « quelqu’un qui a une certaine puissance (tulendo) », une traduction plus fidèle que des gloses libres comme celle de « l’ange libérateur ». Toute l’importance des croyances autour du Nkua Tulendo ne m’est apparue que récemment, après avoir mené une enquête de terrain dans des groupes religieux à fort caractère messianique de la ville angolaise de Mbanza Kongo, ancienne capitale du Royaume du Kongo.

45Pour de nombreux Kongo, Nkua Tulendo est une entité spirituelle très puissante qui, dans un avenir assez proche, viendra guider la reconstruction de leur Royaume. Pour les membres du Bundu dia Kongo, il représente en général Ne Mwanda Nsemi, leader prophétique et politique de ce mouvement de défense des droits des Kongo à travers le monde : extrémiste pro-kongo, il annonce dans ses écrits inspirés et dans les médias la refondation du Royaume. Les kimbanguistes sont toutefois nombreux à penser que Nkua Tulendo est Simon Kimbangu Kiangiani, leur leader actuel qui vit à NKamba, alors que pour les kimbanguistes « dissidents », il s’agit de Paul Kisolokele, cousin et pire ennemi de Simon Kimbangu, qui vit actuellement à Luanda, la capitale de l’Angola. Enfin, les chrétiens classiques considèrent Nkua Tulendo comme une figure eschatologique, évoquant la seconde venue de Jésus à la fin des temps.

46Le Nkua Tulendo n’est pas exclusivement lié à des aspirations indépendantistes ou à l’avènement d’un nouvel ordre politique. Dans une perspective mystique, il est aussi un guide inspiré par Dieu qui apportera la fraternité à l’humanité entière et pas seulement aux Kongo. Politique ou eschatologique, il s’enracine sans conteste dans les profondeurs d’une culture où l’attente messianique est particulièrement forte. En inscrivant le Nkua Tulendo au cœur même du mandombe, Wabeladio ne pouvait ignorer la direction que prendrait l’imagination religieuse s’il ravivait ces symboles. En tant que Kongo dialoguant en outre avec des membres du Bundu dia Kongo, il était en effet bien placé pour savoir qu’on ne prononce pas ce nom à la légère dans les régions reculées du Kongo rural. Non content d’ancrer l’art dans la géométrie, il les associa l’un et l’autre aux espérances prophétiques qui traversent l’histoire du peuple kongo. Le rôle primordial joué par le Nkua Tulendo dans le kimbangula justifie de faire du mandombe non seulement une écriture mais aussi un art messianiques.

Principes de l’art

47Toute personne qui suit les six mois d’apprentissage du mandombe (trois mois consacrés à l’alphabet et trois mois à l’art) devient-il ipso facto un artiste ? Wabeladio répond clairement par la négative : le kimbangula n’enseigne pas l’art, seulement les rudiments. Si toute composition mobilise répétition, symétrie, ordre, rotation, cela ne suffit pas à en faire une œuvre d’art : il lui faut, en plus, une qualité possédée par l’artiste et que Wabeladio lui-même n’avait pas. Dans ses premiers écrits déjà, il évoquait « l’imagination créative » (Wabeladio Payi 1985 : 1). Son collaborateur Ndeka Dialungana, enseignant du kimbangula mais ne se reconnaissant pas non plus comme un artiste, m’a fait une observation éclairante lors d’un entretien en 2012. Selon lui, la différence entre une personne qui a étudié le kimbangula et un artiste confirmé est une affaire de degré. Seul l’artiste peut transporter les principes de la composition créative dans des régions inaccessibles à l’imagination de la plupart des étudiants. Les principes restent les mêmes, seule la zone d’application a changé.

48Si Wabeladio se réjouissait de l’intérêt d’un grand nombre d’artistes de Kinshasa pour le mandombe, il était également inquiet de voir que certaines personnes s’en servaient de façon peu scrupuleuse afin de se faire passer pour des artistes. En 2011, dans une rue de la ville, un jeune homme nous montra son soi-disant art mandombe, avant de réaliser qu’il s’adressait à Wabeladio Payi en personne. Il avait dessiné un Nkua Tulendo en couleur qui était parfaitement grotesque. Les gens comme lui, m’expliqua Wabeladio, ne sont pas des artistes mais des « aventuriers » ; ils copient l’art mandombe sans en maîtriser la technique, sans avoir pris la peine d’en apprendre les principes de composition ni de le pratiquer assidûment. Nkua Tulendo doit « sortir » d’entre les lignes que vous avez tracées vous-même, avec précision, selon des principes mathématiques et sans jamais lever la main du support. Si l’on se contente de copier ce qu’une autre personne a fait sortir d’elle-même, c’est son propre manque de discipline qui apparaîtra dans le travail.

49À la différence des « aventuriers » des rues, les vrais artistes ont étudié et intériorisé les principes du mandombe, qu’ils savent utiliser pour fabriquer des images, et « engendrer » toujours plus de formes et de motifs. Et, outre le Nkua Tulendo, ils doivent également apprendre à réaliser le Nzila Kongo, « la route du Kongo », nom donné par Wabeladio à la ligne qui naît d’un motif décoratif répétitif.

  • 13 Conçu pour les enseignants, ce manuel devait compter trois volumes. Au décès de Wabeladio, les vol (...)

50Mais, pour devenir de vrais artistes, les étudiants doivent également savoir « décomposer », c’est-à-dire retrouver la clé initiale à partir d’une image complexe, en la déconstruisant. Ndeka Dialungana me confia à ce propos que la composition est de l’induction et la décomposition de la déduction. Le premier volume du Kimbangula explique comment composer puis décomposer géométriquement un grand nombre de formes graphiques (Wabeladio Payi 2012)13.

51Un peintre célèbre de Kinshasa avec lequel je me suis entretenu plusieurs fois, Rubain Watulunda, nous a montré deux de ses « schémas squelettiques non interprétés », également appelés « schémas scientifiques ». Il s’agit de deux immenses motifs qu’il a conçus en utilisant comme clés des syllabes existantes ou des lignes qu’il a extraites de la grille konde. Ceux-ci n’ayant pas été « interprétés », ce n’est pas de l’art mais sa matière première. À une étape ultérieure, ces schémas seront examinés par l’artiste, qui en extraira des formes et leur assignera des couleurs, procédant comme l’étudiant qui doit faire sortir le Nkua Tulendo en utilisant la clé découverte par Wabeladio à la suite d’un rêve. Sauf que la zone d’application a changé, comme dirait Ndeka Dialungana. Il peut arriver que le schéma non interprété et son interprétation soient réalisés par deux artistes différents.

52Selon Wabeladio, le mandombe montre les principes de toute création, pas seulement de celle dite artistique. La science peut elle aussi être ramenée à des principes fondamentaux et, à ce que m’ont dit certains kimbanguistes, même la création divine présente une certaine analogie avec le mandombe, quoique Wabeladio se gardât bien d’aller trop loin sur ce point de théologie. Mais il insistait sur le fait que tout se ramenait à une dualité fondamentale dont il faisait également les « principes de la création » :

« Homme-femme, devant-derrière, droite-gauche, soleil-lune ; les Chinois l’appellent yin et yang ; les Européens l’appellent alpha et omega ; nous l’appelons pakundungu et pelekete » (Wabeladio Payi, communication personnelle, 2009).

Conclusion

53Si, selon la formule célèbre de Claude Lévi-Strauss dans sa « Leçon d’écriture », « c’est une étrange chose que l’écriture » (1955 : 342), alors le mandombe peut être vu comme l’écriture par excellence. Mêlant intimement créativité et révélation, son invention évoque celle de nombreuses formes d’écriture, y compris les pseudo-écritures d’une quantité de mouvements prophétiques. Le lien entre écriture et art dans le mandombe, et dans l’art kongo en général (Martinez-Ruiz 2013), pose la question des origines du concept grec de graphein (Harris 1986) ; la phonologie du mandombe conduit à s’interroger sur les similitudes et les différences entre alphabets et syllabaires ; cette écriture est une invention tout à fait originale qui possède en même temps de profondes racines historiques. À l’instar d’autres systèmes d’écriture, il nourrit la réflexion sur la relation entre mimésis et authenticité, et sur l’invention scripturale comme dispositif de contestation d’une hégémonie et comme revendication du statut de « civilisé » par des peuples marginalisés. Son « principe de miroir » aurait intéressé tous les auteurs qui, de Lévi-Strauss (1955) à Déléage (2017), ont exploré les jeux de miroir qui participent à l’émergence des systèmes d’écriture. Bref, il n’est pas un sujet abordé dans la littérature scientifique sur ce thème qui ne concerne le mandombe. Toutefois, si, dans le cadre d’une théorie sur l’émergence de l’écriture, il est comparable à d’autres systèmes scripturaux, il n’en reste pas moins qu’il ne ressemble vraiment à aucun système connu et reste donc incomparable, me semble-t-il. Peut-être parce qu’il n’a pas été conçu à l’origine comme un système d’écriture, peut-être parce qu’il est né d’un esprit exceptionnellement original, le fait est que la géométrie rotationnelle et symétrique de son système phonographique le place à part. Or cette particularité est aussi son talon d’Achille. Difficile à apprendre, le mandombe est d’un maniement peu commode même pour les plus expérimentés. Facile à oublier, il ne présente aucun avantage pratique sur l’écriture romaine. On l’apprend surtout pour des raisons identitaires, parce que c’est un système d’écriture kongo et qu’il a été envoyé par Dieu. Conscient de tout cela, Wabeladio travaillait justement à sa simplification quand il mourut. De temps à autre, il recevait l’inspiration divine qui l’aidait dans cette entreprise, mais, révélation ou invention, le problème est identique : malgré leur « soudaineté » apparente, il s’agit de processus très lents, qui passent par des hésitations et des voies détournées, et s’accompagnent souvent de longues périodes d’incubation, comme le savent les psychologues de la créativité et les spécialistes de la révélation. Mort trop jeune, Wabeladio n’a pas pu finaliser son invention, mais on peut espérer que le flambeau sera repris. Quoi qu’il en soit, sa vie et son invention témoignent de façon unique de la manière dont la créativité individuelle, la révélation divine et la conscience historique se sont combinées pour donner naissance à un système d’écriture authentiquement africain.

54Traduit de l’anglais 
par Sylvie Muller
 (smtrads@orange.fr)

Annexe. Tableau de correspondance appels entre crochets/symboles mandombes

Annexe. Tableau de correspondance appels entre crochets/symboles mandombes
Haut de page

Bibliographie

BARTHES ROLAND, 1994 [1973].
Variations sur l’écriture, in Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, t. II, p. 1535-1574.

BLAKE WILLIAM, 1982 [1809].
« Exhibition and Catalogue of 1809 », in David V. Erdman & Harold Bloom (éd.), The Complete Poetry and Prose of William Blake, Berkeley & Los Angeles, University of California Press.

DÉLÉAGE PIERRE, 2017.
Lettres mortes. Essai d’anthropologie inversée, Paris, Fayard.

DÜRER ALBRECHT, 1987 [1606].
Des proportions des lettres, trad. du latin par Suzanne Estève d’après l’édition de Arnhem Janson, Paris, École Estienne.

FRYE NORTHROP, 1969 [1947].
Fearful Symmetry. A Study of William Blake, Princeton, Princeton University Press.

GERDES PAULUS, 2007 [1996].
Lunda Geometry. Mirror Curves, Designs, Knots, Polyominoes, Patterns, Symmetries, Morrisville, NC, Lulu.com.

GILL ÉRIC, 2011 [1931].
Un essai sur la typographie, trad. de l’anglais par Boris Donné & Patricia Menay, Paris, Ypsilon.

HARRIS ROY, 1986.
The Origin of Writing, Londres, Duckworth.

KANDINSKY VASSILY, 1989 [1910].
Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, trad. du russe par Bernadette du Crest, Paris, Denoël.

KUNZIKA EMMANUEL, 2008.
Dicionário de provérbios kikongo traduzidos e explicados em português, francês e inglês, Luanda, Nzila, disponible en ligne : https://archive.org/stream/ProveRbiosKikongo/Prove_rbios_Kikongo_djvu.txt [dernier accès, juillet 2018].

LÉVI-STRAUSS CLAUDE, 1955.
Tristes tropiques, Paris, Plon.

MARTINEZ-RUIZ BÁRBARO, 2013.
Kongo Graphic Writing and other Narratives of the Sign, Philadelphia, Temple University Press.

SARRÓ RAMON, 2018.
« Prophecy », in International Encyclopedia of Anthropology, Willey Online Library.

SMALLEY WILLIAM A., CHIA KOUA VANG & GNIA YEE YANG, 1990.
Mother of Writing. The Origin and Development of a Hmong Messianic Script, Chicago & Londres, The University of Chicago Press.

WABELADIO PAYI DAVID, 1985.
« Méthode de découverte du style imbriqué de construction par composition », Kinshasa, mémoire non publié, Association nationale des inventeurs du Zaïre.

—, 2007.
Histoire de la révélation de l’écriture mandombe, Kinshasa, Éditions du CENA.

—, 2011.
Cours de l’écriture négro-africaine mandombe, Kinshasa, Université Simon Kimbangu.

—, 2012.
Kimbangula 1, Kinshasa, Université Simon Kimbangu.

Haut de page

Notes

1 Les Kongo ou Bakongo, groupe bantou d’Afrique centrale, peuplent principalement le sud de la République du Congo (Congo-Brazzaville), les provinces du Kongo central et de Bandundu dans la République démocratique du Congo, et une partie de l’Angola. En kikongo, le préfixe ki- indique la langue, mu- le singulier et ba- le pluriel.

2 Cet article constitue une version traduite et remaniée du texte original de Ramon Sarró, publié en anglais sur notre site conjointement à cette version. Nous avertissons le lecteur sur les différentes qui peuvent exister entre les deux versions.

3 Religion chrétienne officiellement créée en 1959 dans le Congo colonial, le kimbanguisme s’inspira des enseignements spirituels de Simon Kimbangu, un Kongo né en 1887 dans le Kongo central et considéré comme un prophète. Arrêté en 1921 par les autorités belges, qui craignaient que ses prophéties ne déclenchent un mouvement anticolonialiste, Kimbangu mourut en prison trente ans plus tard, le 12 octobre 1951. De 1959 à 1992, son Église fut dirigée par Joseph Diangienda (1918-1992), le plus jeune fils de Kimbangu.

4 Ce fut d’abord, stricto sensu, un syllabaire et non un alphabet. Mais, ces dix dernières années, Wabeladio et son équipe du Centre d’écriture négro-africaine (CENA) de Kinshasa ont travaillé à l’indépendance phonographique complète de chaque élément visuel, afin que l’on puisse lire des lettres distinctes au lieu de syllabes.

5 Pour ces éléments (entre crochets et en gras), voir le tableau de correspondance à la fin de l’article.

6 Comme par exemple le n’ko ouest-africain qu’il connaissait par un ami malien.

7 Les figures et les schémas utilisés pour expliquer le fonctionnement du mandombe sont tous tirés du manuel de Wabeladio (2011).

8 Dans une communication personnelle, Pierre Déléage m’a rappelé que même si 45 est bien la moitié d’un angle à 90°, on n’obtiendra pas la moitié d’un « élément potiche » en le projetant en avant ou en arrière à un angle de 45°. Pour le réduire de moitié, il faudrait le faire pivoter à 65 et non à 45°. Mais cela n’a aucune importance, en particulier dans le mandombe manuscrit, où la longueur exacte de l’élément postiche, forcément approximative, importe peu. Wabeladio l’a sans doute fixé à 45° par simplicité.

9 Notamment lorsqu’on commença à utiliser le mandombe pour d’autres langues congolaises que le kikongo – le lingala, le kiswahili, le tshiluba – ou même pour le français.

10 Wabeladio utilise ce concept mécanique par analogie avec le moteur à quatre temps.

11 La « scription » désigne l’action physique d’écrire. Pour une réflexion sur ce concept, voir Barthes 1973.

12 Comme j’espère le montrer dans un travail à venir sur l’esthétique chez Wabeladio, sa conception de l’intériorité artistique est à rapprocher de celle de Kandinsky (1910). Tous deux médiatisent l’opposition entre l’extérieur et l’intérieur grâce à la figure du messie cachée dans l’œuvre d’art.

13 Conçu pour les enseignants, ce manuel devait compter trois volumes. Au décès de Wabeladio, les volumes 1 et 2 étaient terminés mais seul le premier était paru. Il explique notamment comment composer puis décomposer le Nkua Tulendo et le Nzila Kongo.

Haut de page

Table des illustrations

URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 141k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 125k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 126k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 127k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 192k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 140k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 129k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 134k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 143k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 151k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 133k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-12.jpg
Fichier image/jpeg, 130k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-13.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-14.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-15.jpg
Fichier image/jpeg, 127k
Titre Annexe. Tableau de correspondance appels entre crochets/symboles mandombes
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/docannexe/image/17333/img-16.jpg
Fichier image/jpeg, 80k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Ramon Sarró, « Entre écriture et art »Terrain, 70 | 2018, 104-125.

Référence électronique

Ramon Sarró, « Entre écriture et art »Terrain [En ligne], 70 | 2018, mis en ligne le 06 novembre 2018, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/17333 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.17333

Haut de page

Auteur

Ramon Sarró

Université d’Oxford, School of Anthropology and Museum Ethnography

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search