- 1 Il existe des travaux écrits en russe sur les femmes russes, mais ils n’ont pas été traduits et res (...)
1L’analyse des rapports hommes-femmes tels qu’ils ont été posés dans les pays occidentaux jusqu’à il y a quelque trente ans a généralement mis en évidence la prééminence masculine dans tous les domaines (sociaux, économiques) et même dans la vie privée. Les études contemporaines sur les rapports entre sexes sont venues nuancer cette image toute faite. S’attachant à distinguer différentes époques et différents milieux et groupes sociaux contemporains, elles ont cependant souvent omis de s’intéresser à la Russie traditionnelle 1. La tradition orale, la littérature, l’histoire russes donnent des représentations divergentes de veuves, depuis la pauvre veuve esseulée jusqu’à la veuve mère toute-puissante. L’étude conduite ici tient compte aussi bien des données fournies par l’ethnographie du xixe siècle portant sur la vie paysanne et traitant du droit coutumier que des textes historiques et des codes de lois, relevant du droit écrit et s’appliquant le plus souvent aux dames de la noblesse (avant le xxe siècle). Les uns et les autres concernent à la fois la société paysanne du xixe siècle et la société aristocratique (du xe au xixe siècle).
2Les veuves toutes-puissantes ne sont pas une rareté dans l’histoire de la Russie. Il en va ainsi au xe siècle, lorsque la Russie est encore païenne, d’Olga, princesse de Kiev. A la mort du prince Igor, tué par les tribus encore sauvages des Drévliané, sa veuve, Olga, prend le pouvoir et se venge de façon terrible de ces derniers. Elle a un fils petit, Sviatoslav, et exerce la régence. Rien de plus naturel à cela (en France aussi, des souveraines ont exercé la régence jusqu’à la majorité de leur fils aîné), mais ce qui l’est moins, c’est qu’elle garde le pouvoir lorsque Sviatoslav devient majeur. Suivant la chronique, cela proviendrait d’une bonne entente entre mère et fils, le fils étant surtout un guerrier toujours en campagne. Cependant, elle l’empêche de s’établir à Pereïaslavets comme il le souhaitait, il ne le fera qu’après sa mort. Olga est la première législatrice de la principauté de Kiev. Elle est aussi la première chrétienne et se fait baptiser à Byzance. De nombreuses légendes courent sur sa « sagesse ». Mais elle guerroyait aussi elle-même, allait à la chasse, levait des tributs sur des populations encore insoumises. Elle a été canonisée par l’Eglise orthodoxe. L’histoire de la Russie commence donc par le règne, resté célèbre dans les annales, d’une veuve (Pouchkariova 1989 : 12-22).
3Un autre cas de veuve célèbre est au xve siècle celui de Marfa Boriétskaïa, dite Marfa la bourgmestre. Elle est la veuve du bourgmestre de la République de Novgorod (d’où son surnom). Quand l’histoire la rattrape, elle a enterré deux maris et, malgré des fils majeurs, elle possède, à titre personnel, une des fortunes les plus considérables de Novgorod, ville prospère de gros négociants. Ses richesses ont, à vrai dire, été parfois acquises de façon peu scrupuleuse. En particulier, elle s’est approprié des colonies dans le nord de la Russie. Novgorod est une ville aux lois favorables aux femmes et où fleurissent les veuves riches et influentes. Marfa, elle, n’est pas connue seulement pour sa fortune, mais pour la rébellion qu’elle a fomentée contre la principauté de Moscou : elle a en effet projeté d’épouser le roi de Lituanie afin de détacher Novgorod d’une vassalité redoutée à l’égard du grand prince moscovite. Ce simple fait d’un mariage politique décidant du sort ultérieur de Novgorod montre bien qu’elle était le personnage le plus important dans la république d’alors. La répression d’Ivan III sera terrible à son égard comme à celui de tout Novgorod (Karamzine 1964 : 680-728 ; Pouchkariova 1989 : 52-55).
- 2 Le cas de Catherine II, qui agit par autodéfense contre son mari, le tsar Pierre III, nous invite c (...)
4Au xviiie siècle, cinq femmes gouvernent successivement la Russie, et parmi elles trois veuves (Catherine Ire, Anna Ivanovna et Catherine II). Sans nous étendre sur le cas de la plus célèbre d’entre elles qui fut peut-être pour quelque chose dans son veuvage 2, pensons également à la princesse Dachkova, veuve à 20 ans, détentrice des biens (et des dettes) de son mari, tutrice pleine et entière de ses enfants, future présidente de l’Académie des sciences (Dachkova 1990).
5La tradition orale, source inestimable pour appréhender les mentalités d’une paysannerie en grande partie analphabète, conforte en général ces représentations de veuves influentes. Les chants épiques (ou bylines) livrent des figures de veuves mères de garçons, détentrices de richesses et exerçant une autorité non négligeable sur leur fils, héros de l’histoire. La mère de Diouk Stépanovitch (chant épique du même nom) possède des domaines que l’on ne peut évaluer (et qui lui appartiennent en propre). Lorsqu’elle sort de l’église, dit le chant, devant elle avancent en foule des serviteurs déblayant le chemin, suivis d’autres, porteurs de tapis qu’ils déroulent aux pieds de la respectable veuve Mamélfa Timoféiévna. Vêtue de brocart et de velours précieux, elle est entourée de trente jeunes filles, ses servantes (Rybnikov 1989 : 371). La mère de Vassili fils de Bouslaï (chant épique Vassili fils de Bouslaï à Novgorod), comme la plupart des veuves mères, donne à celui-ci conseils et bénédiction, et si le héros enfreint les conseils, il ne peut partir tenter l’aventure sans la bénédiction maternelle. Elle est la seule à pouvoir le calmer quand il se met en tête de combattre avec quelques compagnons tous les citadins de Novgorod réunis. Ceux-ci implorent la veuve Amalthée, c’est-à-dire la mère de Vassili, et elle « se rend sur le lieu de la lutte, saisit Vassili par ses blanches mains, le conduit à sa couche moelleuse, lui met les fers aux pieds et aux mains, et Vassili s’endort d’un profond sommeil » (Gruel-Apert 1995 : 228). La veuve mère de Dobrinia (chant épique Dobrinia et Marina) donne elle aussi de sages conseils à son fils ainsi que sa bénédiction. Elle représente les valeurs de la chrétienté contre les maléfices de l’enchanteresse Marina (id. ibid. : 213).
6Dans la ballade populaire, les veuves mères du héros jouent un rôle important et souvent néfaste vis-à-vis de leur bru. Elles ne reconnaissent pas en fait la liberté du jeune homme de se marier à sa guise. Ainsi, Mikhaïl s’est marié sans le consentement de sa mère (crime de lèse-mère, nous le verrons), puis, partant à la guerre, il a l’imprudence de laisser sa jeune femme enceinte à sa mère. Celle-ci fera périr sa bru. N’osant s’en prendre à sa génitrice alors même qu’il a découvert le forfait, Mikhaïl se suicidera sur le corps de sa femme (id. ibid. : 264).
7Seul le genre folklorique des lamentations, bien représenté en Russie du Nord, donne de la veuve l’image d’une malheureuse esseulée dont la vie devient celle d’une indigente. Si certains cas de veuves démunies peuvent se présenter (et n’ont pas toujours été mentionnés dans l’histoire), il faut surtout voir dans la veuve esseulée des lamentations une image voulue par un contexte, une situation donnés. La lamentatrice est là pour faire pleurer et non pour décrire un état de fait.
- 3 Mais, d’après l’histoire contée, elle n’était et ne pouvait être en position dominante, à la fois p (...)
8De leur côté, les exemples littéraires, très nombreux, offrent également une image contrastée de la situation de ces femmes. La veuve du poème La Petite Maison de Kolomna de Pouchkine (1830) et la veuve Alexandra Pototchina de la nouvelle Le Nez de Gogol (1836) forment avec leur fille une unité économique indépendante. Elles possèdent part ou totalité du domaine de leur mari et père et gèrent ses biens. Chez le dramaturge Ostrovski, il faut mentionner dans sa pièce principale, L’Orage (1860), la figure repoussoir de la sinistre Kabanova, veuve mère d’un fils marié et qui conduit sa bru au suicide, dans le droit-fil des ballades populaires. Dans Tchekhov, les cas sont plus contradictoires : si, dans la nouvelle La Fiancée (1903), la grand-mère paternelle veuve est appelée « la patronne » (staršaja v dome, staršij signifiant à la fois l’ancien et le chef), dans la nouvelle Les Paysans (1892), mettant en scène une grande famille paysanne, Olga, mère d’une fille, part mendier par les chemins à la mort de son mari 3.
9Nous nous trouvons donc devant un éventail de situations variées, émanant de sources diverses : des textes juridiques datant d’époques différentes, des chroniques historiques, la tradition orale, reflet des mentalités paysannes, et la littérature du xixe siècle, produit des milieux lettrés.
- 4 Le Droit russe (Russkaja Pravda) est le plus ancien code de lois russe. Il remonte à l’Etat kiévien (...)
10Si nous voulons mieux cerner la situation de la veuve dans la Russie traditionnelle, nous pouvons interroger les sources les plus fiables dont nous disposons, à savoir, pour la société paysanne, les sources ethnographiques, se référant bien souvent au droit coutumier, pour les classes privilégiées, les sources historiques et juridiques. La société paysanne relève de tribunaux populaires qui ne connaissent que le droit coutumier ; la société privilégiée obéit depuis le Droit russe 4 à différents codes de lois qui se sont modifiés, certes, suivant les époques, mais ont toujours reconnu à la veuve un certain nombre de droits.
- 5 Les trois principales revues sont : Le Passé vivant (Šivaja Starina), La Revue d’ethnographie (Etno (...)
11Nous commencerons par la société paysanne, vu son poids démographique écrasant par rapport à la société aristocratique : environ 90 % de la population russe est constituée de paysans jusqu’en 1917. Elle nous est connue partiellement par une série d’articles parus dans différentes revues ethnographiques du xixe et du début du xxe siècle 5. Ces articles n’ont pas un caractère systématique, ils ne couvrent pas l’ensemble du territoire, ils ne traitent pas suffisamment des différences ethniques de chaque région, leurs auteurs ne prennent pas assez en compte le problème féminin ou ont à cet égard des points de vue préétablis, ils laissent passer de nombreuses lacunes ou contradictions, ne tiennent pas toujours compte du genre de famille dans laquelle vit telle ou telle veuve. Ainsi Dobrovolski, dans un même article, déclare tantôt que la veuve avec fille(s) hérite du domaine du mari, et tantôt qu’elle doit s’en aller. On aimerait bien savoir quand, dans quelles conditions, etc. L’auteur reste muet là-dessus (Dobrovolski 1894 : 349-353). Ces différentes études permettent cependant d’éclaircir un certain nombre de points.
12Une première opposition se fait jour entre grande et petite famille. La petite famille est la famille nucléaire telle que nous la connaissons, quelquefois un peu élargie (incluant grands-parents plus souvent du côté masculin ou quelques neveux ou nièces). La grande famille, en voie de disparition au xixe siècle mais se maintenant encore bien dans les régions excentriques (Russie du Nord, steppes de Sud, Biélorussie), comporte parfois jusqu’à quarante membres. Généralement patrilinéaire et patrilocale, elle est dirigée par un homme, appelé « le patron », « le maître » (xozjain, bol’šak), mais aussi par une « patronne » ou « maîtresse » (xozjajka, bol’šuxa). Le maître et la maîtresse ne sont pas forcément mariés, mais peuvent l’être. Ce sont eux qui dirigent la maisonnée pour l’ensemble des travaux, soit masculins, soit féminins. Les autres membres de la famille sont des ouvriers, tâcherons (« personniers » suivant le terme français employé par H. Dussourd [1979] qui décrit ces communautés pour le centre de la France).
13Voyons le cas de la bol’šuxa devenant veuve. De deux choses l’une : ou elle n’est pas veuve du bol’šak ou elle l’est. Dans le premier cas, rien ne change pour elle, un nouveau bol’šak est nommé. Dans le deuxième cas, elle reste souvent à la tête de la famille, un nouveau patron étant nommé pour les travaux masculins (Gasparini 1963 : 239 ; Choustikov 1909 : 56 ; Yakouchkine 1896 : 217, 231). Cela est de règle dans les communautés familiales du nord de la Russie. Dans les communautés plus méridionales en revanche, elle ne peut devenir chef de famille (Matvéiév 1878 : 28, pour la région de Samara).
14Toujours dans les grandes familles, une bru avec enfants devenant veuve hérite au même titre que les autres couples, car elle représente à elle seule le couple si elle ne se remarie pas et reste sur la terre. En cas de partage du domaine, la part de son mari défunt lui est attribuée (Ivanitski 1898 : 63 ; Loguinov 1993 : 14). Si elle n’a pas d’enfants, elle reste comme ouvrière dans la famille du mari et on ne peut la chasser (Choustikov 1909 : 58), mais elle peut aussi choisir soit de retourner dans sa famille soit de se remarier. Si elle a des enfants (garçons), elle reste propriétaire et/ou gérante du domaine du mari jusqu’au mariage des enfants (Dovnar-Zapolski 1909 : 16-17). Dans de nombreux cas, malgré la présence de fils mariés, elle reste maîtresse du domaine (Balov 1897 : 75), mais ce n’est pas toujours vrai (Matvéiév 1878 : 28). Si elle n’a que des filles, la situation peut varier : le plus souvent, elle reste sur la terre du mari, marie une de ses filles (ou sa fille) à un gendre qui vient habiter chez elle (primak) et qui a pour devoir de doter les autres filles s’il y a lieu et de codiriger avec la belle-mère (Choustikov 1909 : 57). Dans d’autres cas, elle doit s’en aller, nous l’avons vu.
15Chez les Biélorusses, la veuve avec fils reçoit tous les biens du mari, la veuve avec fille(s) reçoit une part complète d’héritage jusqu’au mariage de la fille. L’héritage est sauvegardé si la fille prend un mari venant habiter sur leur terre, non si la fille part se marier ailleurs (Teslenko 1891 : 98-102). En fait, ce qui compte, c’est la notion de couple, c’est le couple qui gouverne, hérite, etc., et la veuve représente le couple. Travaux masculins et travaux féminins sont très différents et complémentaires. L’homme et la femme ne peuvent se passer l’un de l’autre. Donc, on les marie très jeunes. La veuve reste sur la terre parce qu’elle représente le couple, mais elle ne reste pas seule : ou bien elle a un ou des fils adultes qui se chargent des travaux masculins, ou bien elle a une fille mariée, donc un gendre qui prend sur ses épaules ces mêmes travaux, ou bien elle prend elle-même soit un mari (venant vivre chez elle) soit un associé (semjanin) auquel elle est liée par contrat et qui peut hériter à sa mort (Dovnar-Zapolski 1909 : 6).
16On a la même situation en Ukraine, avec cette différence que les grandes familles n’y existent pas, que la veuve reçoit l’usufruit et non la propriété des biens du mari et ne peut rester chef de famille après la majorité des fils, sauf testament du mari (Tchoubinski 1863 : 695-697).
17Le récit fait par Samokvassov sur une communauté familiale dans un canton de Koursk (Russie du Sud) illustre bien ce cas de figure : il s’agit de la grande famille des Sofronitchi. C’est une famille « patriarcale » type, patrilocale, patrilinéaire, riche et prospère. Elle compte sept couples, deux veuves, vingt et un jeunes. Une des veuves, ayant un fils petit, désire se séparer de la famille et réclame sa part (c’est-à-dire la part de son mari). La part qui lui est impartie ne la satisfait pas, elle s’adresse au tribunal populaire. Le patriarche Sofrone écope de trois mois de prison ferme (le verdict sera ensuite cassé par l’assemblée du village). Le malheureux Sofrone, en apprenant la condamnation, devient fou et le reste jusqu’à sa mort quatre ans après (Samokvassov 1878 : 11-12). Cet exemple montre on ne peut mieux la possibilité qu’a la veuve de défendre ses droits, possibilité reconnue par le tribunal populaire, donc par la société tout entière. De nombreux auteurs confirment ce droit (Pokrovski 1896 : 465 ; Choustikov 1909 : 60 ; Teslenko 1891 : 98-102).
18Dans les petites familles, la situation est à peu près identique sauf que la veuve mère peut plus facilement devenir chef de famille (Matvéiév 1878).
19En conclusion, si l’organisation familiale implique une préférence accordée au sexe masculin (patrilinéarité, patrilocalité plus fréquentes mais non exclusives, héritage plus souvent masculin des terres), les droits des femmes et particulièrement des veuves viennent sérieusement limiter ce principe qui se révèle plus officiel que réel : ainsi, si la veuve prend sur sa terre (c’est-à-dire la terre de son mari défunt) un mari (primak) ou un associé (semjanin), la terre passe entièrement à une autre famille. Par ailleurs, la veuve n’est jamais en tutelle, elle a même le droit de tutelle sur ses enfants, son autorité peut être plus grande que celle qu’avait le père défunt et elle est soutenue par les tribunaux. On peut de même avoir des groupes familiaux matrilinéaires et matrilocaux, la veuve avec fille(s) devenant chef de famille. Notons enfin que le rôle de la mère dans l’organisation des mariages de ses enfants est souvent supérieur à celui du père, et ce plus encore, il va de soi, si elle est veuve : ce sont les mères qui organisent les mariages (Smirnov 1878 : 96, 141, 184, 185, 187).
20Le droit coutumier russe diffère pleinement du droit romain où l’existence d’une tutelle pour la veuve, tout comme pour la femme, éternelle mineure, est institutionnalisée. Il serait plus proche de ce que nous pouvons savoir sur la Mésopotamie, l’Egypte, les pays germaniques et surtout Byzance où la veuve devient chef de famille à la disparition de l’époux, où la reine mère assure la régence, etc. (Histoire de la famille 1986 : 123, 124, 130, 131, 148, 158, 318, 319, 424, 428, 435). Au Moyen Age européen, on a également quelques échos suivant lesquels au xiiie siècle les veuves jouissaient librement de leur douaire et répondaient de leurs fils et de leurs filles et non l’inverse (Opitz 1991 : 403-408). Mais ces droits, d’après l’auteur, leur sont rapidement retirés et la situation la plus ordinaire de la veuve est la dépendance, l’isolement et la pauvreté.
21Les documents sont ici plus fournis et surtout moins fragmentaires. Chroniques, codes de lois jalonnant l’histoire de la Russie sont suffisamment nombreux et ne concernent pas seulement le xixe siècle. Nous nous référons principalement à deux sources, le livre récent déjà cité de N.L. Pouchkariova et celui, plus ancien, de N. Béliaiev (Béliaiev 1858). Ils permettent de se faire une bonne idée de quelques notions fondamentales.
- 6 Se dit des biens d’une femme mariée qui ne font pas partie de la dot (grec : parapherna, « à côté d (...)
22N. Pouchkariova traite de la Russie jusqu’à la fin du xve siècle. La veuve sans enfants pouvait, dit-elle, rester sans soutien et le mari pouvait par testament lui donner une part de ses biens. La veuve avec enfant(s), elle, ne tombait pas sous la coupe de beaux-frères, elle héritait de la fortune et du pouvoir. Nombreux sont les testaments dans la noblesse où le pouvoir passe à la femme en cas de veuvage. Le Droit russe recommande dans ce cas de « ne pas laisser les enfants en faire à leur tête ». Dans son testament, le prince Dmitri Donskoj recommande à ses enfants « d’écouter leur mère en tout », sinon ils n’auront pas sa bénédiction. Le grand prince Vassili Vassiliévitch précise qu’après sa mort sa femme doit rester à la tête de la famille, « à la place de moi, votre père » (Pouchkariova 1989 : 99). Une femme de la classe privilégiée se remariant pouvait disposer, en plus d’une dot, d’un certain bien paraphernal 6 dont elle disposait et qu’elle pouvait faire fructifier. Elle avait, de plus, des droits de régence (tutorat) assez étendus (id. ibid. : 107). D’après le Droit russe, les veuves nobles devenaient tutrices de leurs enfants petits et dirigeaient l’économie domestique en tant que chef de maison, disposant des profits et n’endossant la responsabilité des pertes qu’en cas de remariage. Quand les enfants devenaient majeurs, elles conservaient leur part. Il n’y a pas de cotuteurs masculins à côté de la veuve tutrice car elle représente à elle seule l’autorité parentale (id. ibid. : 108).
23Il existe des clauses qui ont tendance à prouver que certaines de ces veuves s’efforçaient de s’assurer tout l’héritage contre la loi : les actes normatifs du xie-xiie siècle sont en effet obligés de stipuler que les veuves reçoivent une part d’héritage, mais ne peuvent compter sur « tout l’héritage », qu’elles en ont seulement l’usufruit jusqu’à la majorité de leurs enfants (id. ibid. : 110).
24Il existe des cas connus de propriété immobilière féminine chez les princes : ainsi, d’après le testament du prince Vladimir Vassiliévitch au xiie siècle, sa femme reçoit la ville de Kobryne « avec les gens, le tribut, comme on me l’a donné », plus trois villages, plus le monastère des Saints-Apôtres (id. ibid. : 116). Donc, les veuves des princes recevaient de ceux-ci une part du territoire princier et disposaient de moyens financiers importants (id. ibid. : 119). La veuve peut établir des actes de donation en exécution du testament de l’époux – elle gérait la fortune de l’époux, y compris ses dettes (id. ibid. : 118). Les héritages que reçoivent les femmes de leur mari sont généralement donnés en usufruit, mais peuvent l’être en pleine propriété. Au xive siècle, le prince moscovite Ivan Kalita donne les terres qu’il a acquises à sa femme en précisant que ses enfants n’ont rien à y voir (cela suppose qu’elle peut les transmettre à qui bon lui semble). Sur les terres possédées par elles, les princesses et particulièrement les grandes princesses étaient souveraines – gouvernant, rendant la justice, levant les tributs… – (id. ibid. : 131-133).
25En principe, les fils avaient la priorité pour hériter du domaine parental. Mais, dans beaucoup de testaments, les « parts » de terres héritées par l’épouse et les fils ou bien sont indivises ou bien sont sensiblement égales, la part de la mère pouvant même être supérieure à celle de chacun des fils. Au xive siècle, le prince Siméon le Fier donne tout le domaine dont il a hérité de son père plus les terres qu’il a acquises à sa femme (malgré l’existence de parents masculins et, vraisemblablement, d’un fils). D’une façon générale, les épouses faisaient partie des héritiers de premier plan. En cas de mort d’un fils non marié, c’est la mère qui recevait la part d’héritage attribuée à celui-ci (id. ibid. : 134).
26Un cas est à part, celui des votchennitsi ou riches propriétaires terriennes de Novgorod (dont faisait partie Marfa la bourgmestre). Les votchenniki (féminin : votchennitsi) étaient de grands féodaux qui s’étaient acquis par tous les moyens (achat, expropriation, colonisation) des terres dans la Russie du Nord. Il se trouve qu’un nombre important d’entre eux étaient des femmes, souvent des veuves, agissant en leur nom propre. La plus riche et la plus célèbre d’entre elles fut Marfa. Dans les républiques très féministes de Novgorod et de Pskov au xve siècle, non seulement la veuve mais la femme en général avait un statut à peu près identique à celui de l’homme. La femme était une personne sociale et juridique à part entière (Pouchkariova 1989 : 152). La veuve héritant du mari avait droit de préemption non seulement sur le bien de celui-ci, mais sur une partie du bien de la famille du mari. Certaines terres pouvaient passer traditionnellement en ligne féminine – mère-fille et même belle-mère-bru (id. ibid. : 138). Les chartes de Novgorod et de Pskov au xve siècle poussent donc très loin l’indépendance économique et juridique féminine. Mais la veuve mère de garçon(s), si elle était riche, était plus encore, elle était une personnalité incontournable. Non seulement, partout dans les chants épiques, elle avait droit au titre de « respectée, honorable », mais toute personne célèbre se rendant à Novgorod lui devait une visite. Ainsi, dit Dobriakov (1864 : 96-97), Alexandre Nevski rendit visite à Marie, veuve du prince Vassili Konstantinovitch. Et lorsque Ivan III vint à Novgorod en 1476, s’il évita soigneusement Marfa, son ennemie jurée, il n’en respecta pas moins la tradition, en visitant la richissime veuve Nastassia et son fils dont il reçut maint cadeau.
27On notera l’importance du couple mère-fils, que bien des auteurs considèrent comme essentiel en Russie (Kortchaguina 1997) : c’est le fils qui confère à la mère la possibilité d’accéder aux plus hautes responsabilités dans la famille, voire dans l’Etat.
28Dans les juridictions, plus « normales », des principautés de Kiev ou de Moscou, la veuve gardait cependant des droits importants. Cela est dû en partie au fait que l’Eglise soutenait les veuves. D’une part, une veuve noble est une femme qui a été mariée religieusement (dans un pays où l’immense majorité de la population n’observait pas encore le mariage religieux) et, par ce fait même, la veuve était en quelque sorte sous la protection de l’Eglise. D’autre part, entre les veuves riches et le clergé, il pouvait y avoir une sorte de coopération tacite. En effet, la veuve se retirant au couvent préserve sa fortune et son pouvoir. Elle peut continuer à exercer ses droits et à disposer de ses biens jusqu’à sa mort. Elle est ainsi protégée contre ses enfants, la famille du mari ou d’éventuels prétendants plus ou moins intéressés. En contrepartie, à sa mort, sa fortune est acquise au monastère. Mais on a aussi de nombreux cas de donations faites par une veuve à un monastère de son vivant (Pouchkariova 1989 : 117). On trouve même la donation d’une terre par une femme à un monastère pour exécuter le testament de sa mère (id. ibid. : 118).
29D’une façon générale, l’Eglise orthodoxe accorde une grande importance au statut de mère : les enseignements religieux apprennent aux enfants à respecter leur mère et prévoient des pénitences. Au xive siècle, le métropolite Ioan écrit aux enfants de la princesse Sofia Vitovtovna, lesquels ne respectent pas leur mère : « Vous l’offensez… Vous n’aurez pas ma bénédiction tant qu’elle ne vous aura pas pardonné… » (id. ibid. : 98). Une des contradictions dans la position du clergé sur la question féminine est le mépris pour la femme mais le respect pour la mère, donc pour la veuve mère (id. ibid. : 100).
- 7 L’Eclogue est un code civil byzantin auquel se réfère souvent l’Eglise orthodoxe.
30Le texte de Béliaiev (1858) apporte des précisions allant dans le même sens : d’après le Droit russe, la veuve a droit à une part identique à celle de chacun de ses fils. Mais d’après le vieux droit slave (statut Yagaïlo de 1420), dit l’auteur, la veuve avec enfants prend la place du mari par rapport à ses enfants et aux biens : ainsi la veuve Evfimia donne à un monastère une part du domaine de son mari en son nom et au nom de ses fils (1087 en Moravie). D’après l’auteur, le Droit russe est un compromis entre le droit romain et le vieux droit slave qui fait de la veuve avec enfants la pleine et entière maîtresse du domaine du mari. Elle exerce la tutelle sur ses enfants et un tuteur n’est nommé qu’au cas où elle meure elle-même ou parte se remarier ailleurs. Si elle se remarie en restant dans le domaine de son premier mari, personne n’a rien à redire. Elle ne doit une compensation financière à ses enfants que si elle a dilapidé le bien du mari (id. ibid. : 40-42). D’après l’Eclogue 7, la veuve reste maîtresse de toute la propriété du mari. Les enfants ne peuvent ni s’opposer à elle, ni exiger la propriété, ils lui doivent respect et soumission (id. ibid. : 43). Ainsi, aussi bien les préceptes chrétiens que les codes de lois ou les anciennes traditions païennes concourent à faire de la veuve une personne économiquement et juridiquement indépendante.
31Béliaiev précise que la situation est la même « à l’heure actuelle » (c’est-à-dire en 1858) dans le peuple paysan : la veuve est la patronne de la maison du mari et remplace le père auprès de ses enfants, à condition de ne pas se remarier. Des fils, même âgés, même ayant des enfants, sont dans la même dépendance vis-à-vis de leur mère veuve qu’ils l’étaient vis-à-vis de leur père. La mère veuve dirige tout dans la maison, demande des comptes à tout un chacun, envoie ses fils à l’assemblée du village, fait les partages suivant sa volonté. Les fils ne peuvent se séparer de leur mère si elle ne le veut pas. Un fils ne peut se plaindre à l’assemblée communale car celle-ci veille toujours à ce que la volonté de la mère soit accomplie. Le Droit russe disait : « Que soit faite en tout la volonté de la mère et que les enfants n’aient pas de liberté » (id. ibid. : 45-46).
32Cette reconnaissance des droits de la veuve mère réagit sur l’organisation même de la société. La faiblesse des liens et des droits intermasculins apparaît clairement : patrilinéarité, patrilocalité, héritage en ligne masculine (seulement préférentielle) sont fortement mis à mal. La veuve, qui appartient à une autre (grande) famille (rod), n’a pas de tuteur, gère elle-même les biens du mari, remplace le père auprès des enfants (si elle ne se remarie pas). Même en se remariant, elle garde une part de l’héritage égale à celle de chacun de ses enfants et la transmet à qui elle veut (fille, enfant d’un deuxième lit). Les parents masculins ou les fils de son premier mariage ne peuvent s’interposer (id. ibid. : 46-47).
33De son côté, Vladimirski-Boudanov (1900 : 448, 455) note que, si jusqu’au xviie siècle la juridiction prévoit la communauté des biens entre époux, elle établit à partir du xviiie siècle la séparation des biens. Cependant, dit-il, si la prééminence du sexe masculin sur le sexe féminin reste faible, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas des contraintes d’ordre social. Le mariage étant quasiment obligatoire, il peut être organisé par les autorités, le propriétaire terrien, les patrons de la grande famille, voire le tsar pour les nobles, etc., avec des conséquences désastreuses au plan individuel (id. ibid. : 420 et suivantes). Des pots de vin doivent également être versés. Tout cela, qui n’entre pas directement dans notre propos, atténue sensiblement le côté qui semble idyllique de la situation de la veuve et plus généralement de la femme en Russie.
34Pour en revenir à la situation de la veuve, on voit que les similitudes entre droit coutumier et droit écrit sont grandes et donc qu’il y a peu d’écarts entre paysannerie et noblesse. La veuve n’est jamais en tutelle, mais exerce la tutelle sur ses enfants, parfois jusqu’à leur majorité, parfois toute sa vie. Elle gère ou hérite d’une part plus ou moins importante des biens du mari défunt ; parfois, si elle a un ou des garçons, elle hérite de tous les biens, peut même devenir chef de famille et/ou jouer un rôle politique et social important.
35Les droits de la veuve, représentante du couple, remettent sérieusement en cause l’emploi, fréquent, du mot « patriarcal » par les auteurs russes s’agissant tant de la société paysanne que noble. Est-il justifié et n’y aurait-il pas confusion sur les termes ? Le mot patriarxal’nyj a des sens divers qui ne peuvent que rarement se traduire par « patriarcal » : ainsi, dans le livre récent de I.B. Tchijova (2002 : 96), on trouve, au sujet de l’impératrice Elizaveta Petrovna, ce texte : « Elizaveta introduisit sur le trône… des habitudes patriarcales, amour de la sincérité, simplicité des relations. » Si l’amour de la sincérité et la simplicité des relations sont des habitudes patriarcales, on voit quel malentendu sur les termes peut exister. En multipliant les exemples, on trouverait que patriarxal’nyj a plus souvent le sens de « traditionnel, passéiste, rétrograde » ou encore de « conforme aux principes de l’Eglise ou du bon vieux temps » que de « patriarcal » proprement dit. Quant au mot patriarx, il signifie plus souvent « chef de l’Eglise orthodoxe » que « patriarche » au sens où nous l’entendons. On voit donc à quel point on ne peut se fonder sur une confusion de termes pour échafauder une théorie.
36Notre étude fait aussi apparaître qu’on ne peut aborder le problème des veuves sans nuances car il y a une hiérarchie sensible entre les veuves : au bas de l’échelle, la veuve sans enfants, candidate au remariage si elle est jeune, à l’isolement si elle est âgée et n’a pas adopté d’enfants ; au milieu de l’échelle, la veuve avec fille(s), dont les ressources sont assurées ; au haut de l’échelle, la veuve avec garçon(s) qui peut prétendre à une carrière, politique ou autre. Le cas de la veuve étant en Russie très marquant, les auteurs russes se sont penchés sur ces différences.
- 8 En russe, le mot célibataire (xolostoj) signifie également châtré.
37Par ailleurs, faut-il dire qu’une veuve mère de famille représente le mari, le couple ou même la famille ? Pour mieux comprendre le problème, il n’est pas inutile de se pencher sur le sort fait au veuf. En russe, le mot veuf (vdovec) est formé sur le mot veuve (vdova). Cela marque son caractère secondaire, rapporté, non essentiel. Le veuf est un homme inexistant ou sans statut. En effet, l’homme est toujours marié et c’est en tant que tel qu’il représente le couple, la famille. Il est marié très jeune (dans certaines régions, comme la Russie du Nord, plus jeune que la fille). Si sa première femme meurt, il se remarie (ou on le remarie), parce qu’un homme n’a pas de statut social en tant que célibataire ou veuf 8. Il n’existe pas socialement, il ne peut se passer d’épouse, alors que la femme peut se passer de mari si elle a des enfants (et particulièrement un ou des fils). Une confirmation à cette analyse peut être donnée par le cas du pope : le pope doit être marié, il n’existe pas sans sa popesse. Comme le pope n’a pas droit au remariage, il perd sa charge (il n’existe pas de pope veuf ou célibataire). En un mot, un homme s’installant dans le veuvage est déchu socialement, une veuve, non, si elle a des enfants.
38Ainsi, dans la Russie traditionnelle, c’est comme si le mari symbolisait le couple du vivant de sa femme, il a le devoir de se remarier très rapidement en cas de veuvage ; de son côté, la femme est une incarnation du couple si son mari est mort ou absent. Le mari, quand il est là, exerce l’autorité ; la femme assure la pérennité, jusque dans la mort.
39Nous voyons que, sur une réalité historique complexe, on ne peut plaquer de définitions stéréotypées. Dans un pays officiellement patriarcal, la veuve jouit à travers les siècles et dans toutes les couches de la société de droits importants qui remettent en cause la domination dans les faits de l’homme sur la femme.