1À la charnière du xixe et du xxe siècle, deux médiums spirites, l’une suisse, l’autre américaine, affirmèrent être capables d’entrer en communication avec les êtres peuplant la planète Mars. Ces Martiens parlaient une langue qui leur était propre et les deux médiums notèrent le contenu de leurs conversations au moyen d’écritures singulières, elles aussi issues de la planète Rouge.
2Catherine Élise Müller, plus connue sous le nom d’Hélène Smith, et Ida Cleaveland, qui se cachait derrière le pseudonyme de Mrs Smead, inventèrent ainsi des langues et des écritures nouvelles. Mieux : prenant en compte les réactions et les jugements des Terriens participant à leurs séances de spiritisme, elles transformèrent – de manière identique et indépendamment l’une de l’autre – les principes sémiotiques de leurs écritures extraterrestres. Modelées d’abord sur les alphabets français ou anglais ordinaires, c’est-à-dire ne faisant que transcrire les sons de la langue, elles devinrent ensuite de véritables écritures logographiques où chaque caractère représentait un mot.
3Après avoir présenté ces écritures martiennes ainsi que les contextes de leur invention et de leur usage respectifs, je montrerai en quoi leurs sémiotiques étaient fortement contraintes par des facteurs universels et pourquoi elles connurent une évolution parallèle.
- 1 Sur Élise Müller, voir Lemaître 1897a (première description de ses activités spirites) ; Flournoy (...)
4Catherine Élise Müller devint à 15 ans vendeuse dans un magasin de soieries à Genève. Elle travaillait onze heures par jour, forcée de se tenir continument debout et de sourire aux clients. Elle était restée célibataire. En 1892, à l’âge de 31 ans, encouragée par sa mère qui avait connu quarante ans auparavant la grande épidémie des tables tournantes venue d’Amérique, Élise Müller se découvrit des dons de médiumnité. Ses amies spirites reconnurent rapidement ses talents exceptionnels : après quelques essais d’écriture automatique et de typtologie, elle se fit véhicule de la parole des morts, tâche pour laquelle elle excella. Les séances se multiplièrent : chaque fin de semaine, Élise Müller, dans la semi-obscurité d’un salon genevois, tombait en léthargie et l’esprit qui la possédait choisissait parmi l’assistance un interlocuteur auquel il s’adressait de manière à peu près exclusive. Les sessions étaient épuisantes et ne duraient guère plus d’une heure1.
5Le premier « esprit guide » d’Élise Müller fut Victor Hugo, mais il fut peu à peu remplacé par un certain Leopold dont on découvrit qu’il était Joseph Balsamo, le sulfureux comte de Cagliostro – du moins tel qu’il apparaît dans les Mémoires d’un médecin d’Alexandre Dumas, roman très populaire dans le milieu spirite de l’époque. Les communications surnaturelles avec Leopold permirent à Élise Müller, modeste employée de commerce, de comprendre qu’elle était la réincarnation de Marie-Antoinette, reine de France. Durant les séances elle contrefaisait ce qu’elle imaginait être la langue de cour du xviiie siècle et elle produisait des textes à la calligraphie distincte de la sienne, une écriture plus appliquée, aux lettres séparées les unes des autres – une écriture manuscrite qui passait à ses yeux pour celle d’un courtisan du siècle précédent (Flournoy 1983 : 102).
Fig. 1. Échantillon d’écriture de Léopold, Élise Müller, 1892-1899
Extrait de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars [1899], Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 102 © Droits réservés
Fig. 2. Échantillon d’écriture ordinaire, Élise Müller, 1892-1899
Extrait de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars [1899], Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 102 © Droits réservés
6Le succès d’Élise Müller fut tel qu’à partir de 1894 elle attira à ses séances des savants, d’abord un professeur du collège de Genève, Auguste Lemaître, puis un psychologue de l’université, Théodore Flournoy. Ce dernier rencontra la médium alors qu’elle venait de se découvrir une nouvelle « antériorité » : au xive siècle elle avait été Simandini, une riche princesse hindoue, et s’était jetée vivante sur le bûcher de son mari. Fille d’un cheik arabe, elle avait été la onzième épouse du prince Sivrouka Nayaca, dont on s’aperçut au fil des séances que Théodore Flournoy était la réincarnation. Lorsqu’elle recevait des communications de l’Inde ancienne, Élise Müller parlait en « sanscrit » et cette xenoglossie retint tout particulièrement l’attention des deux savants. Le sanscrit de la médium n’était qu’une suite de syllabes arbitraires évoquant des sonorités orientales. Cependant les deux savants se rendirent bientôt compte que dans cet océan glossolalique surnageaient quelques termes sanscrits authentiques (ils avaient invité Ferdinand de Saussure à une séance pour qu’il puisse formuler un jugement). Perplexes, ils ne découvrirent jamais les sources du savoir d’Élise Müller, ce qui piqua leur curiosité et les poussa à interroger la médium encore et encore, à revenir chaque semaine assister aux séances. Élise Müller ne fut jamais capable de traduire sa xenoglossie ni même de l’écrire. Elle avait toutefois perçu l’intérêt singulier des savants pour les aspects linguistiques de ses dons.
7Peu avant l’arrivée de Théodore Flournoy, Élise Müller avait reçu une série de communications provenant de la planète Mars. Il semble que c’est le professeur Lemaître qui joua le rôle de déclencheur de ces nouvelles visions : il avait un jour évoqué devant la médium ses espoirs d’en savoir plus sur une planète qui faisait alors l’objet de toutes les attentions. Le récent ouvrage de Camille Flammarion, La planète Mars et ses conditions d’habitabilité (1892), connaissait un succès exceptionnel : il y était question, entre autres choses, des observations de l’astronome Giovanni Schiaparelli qui, lors d’une opposition périhélique de la planète, avait cru voir à la surface des « canaux » artificiels. Ces lignes droites, souvent dédoublées, suggéraient inévitablement l’existence d’une civilisation martienne. C’était là une vieille idée de Flammarion dont le premier livre, paru en 1862, s’intitulait La pluralité des mondes habités. L’auteur avait de plus une
excellente réputation dans le milieu spirite : il avait non seulement été un ami proche d’Alan Kardec mais il avait aussi très tôt publié un ouvrage rassemblant des communications spirites, Les habitants de l’autre monde. C’est toutefois le livre exclusivement consacré à la planète Mars qui connut le plus grand retentissement, alimentant les conversations des apprentis astronomes et des spirites de l’Europe entière – et même, on le verra, d’Amérique (Flammarion 1892, 1862, 1863 ; Bensaude-Vincent 1989).
8Les premières communications martiennes d’Élise Müller prirent l’allure de longs monologues durant lesquels elle décrivait ses visions :
« Des voitures sans chevaux ni roues, glissant en produisant des étincelles ; des maisons à jets d’eau sur le toit ; un berceau ayant en guise de rideaux un ange en fer aux ailes étendues, etc., etc. Ce qu’il y a de moins étrange, ce sont encore les gens, qui sont tout à fait comme chez nous, sauf que les deux sexes portent le même costume formé d’un pantalon très ample, et d’une longue blouse serrée à la taille et chamarrée de dessins. » (Flournoy 1983 [1899] : 138)
9Plus tard elle produirait aussi de nombreux dessins, des paysages de la planète Mars, des portraits de ses habitants, des représentations de leurs plantes, de leurs machines, de leurs maisons et de leurs villes. Fin 1894 la participation de Théodore Flournoy aux séances mit toutefois un terme à ces premières communications martiennes, Élise Müller se concentrant un temps sur le prince et la princesse hindous.
- 2 À propos d’une brève mention du « langage extra-terrestre », voir Lemaître 1897a : 87-88. Dans sa (...)
10Ce n’est qu’en 1896 que reprirent les communications avec Astané, un grand savant martien. Mais cette fois la médium ne se contenta pas de décrire la vie quotidienne sur Mars. Elle se mit à parler martien. La langue martienne d’Élise Müller avait toutes les caractéristiques phonologiques d’une glossolalie : disparition des voyelles nasales, des voyelles secondaires et de certaines consonnes, raréfaction des groupes consonantiques, multiplication des syllabes ouvertes et des occlusives, répétition des syllabes, exagération des allitérations et des consonances. Cependant le martien différait radicalement d’une glossolalie standard car il pouvait être traduit en français : il n’était donc pas dénué de sémantique2.
11À vrai dire Élise Müller avait inventé ce que l’on
appelle une langue secondaire. Le martien était un simple décalque du français : la phonologie, le découpage lexical, la grammaire et la syntaxe étaient tous les mêmes. Seule différait la surface sonore qui venait recoder chaque mot français. En voici un exemple issu de la séance du 20 septembre 1896 : « Modé né ci handan té mess métiche Astané ké dé mé véche / Ceci est la maison du grand homme Astané que tu as vu. » (Flournoy 1983 [1899] : 188)
12Plus encore qu’une langue, Élise Müller avait inventé un procédé d’opacification de la langue : chaque mot français était remplacé par une suite de sons arbitraire qu’elle devait ensuite mémoriser et utiliser de manière systématique.
13Le martien d’Élise Müller m’évoqua d’emblée une langue que j’avais étudiée chez les Sharanahua d’Amazonie péruvienne. Les chamanes sharanahua traitent les maladies à l’aide de chants rituels
compliqués qui leur ont été enseignés par une entité surnaturelle, le Maître des Anacondas. Ce sont les Anacondas qui ont composé ces chants et c’est pourquoi leur langage diffère de la langue ordinaire des Sharanahua. Certes la phonologie, le découpage lexical, la grammaire et la syntaxe restent à peu près les mêmes. Mais le vocabulaire des chants rituels est quant à lui issu d’un procédé de substitution d’un mot de la langue par un autre. On obtient des vers de la forme suivante :
Rono ahua uhuafo / a rono shaquini /
arasi badia.
Les grands tapirs du serpent / dans le ventre du serpent / se sont rassemblés.
qu’il faut comprendre ainsi :
Les grands dauphins du fleuve / dans le fleuve / se sont rassemblés.
Le rapport entre un terme (dauphin, fleuve) et son substitut (tapir, serpent) est parfois simple, parfois complexe ; le plus souvent il repose sur une analogie visuelle – les tapirs sont du même gabarit que les dauphins, leur museau ressemble à un rostre ; les sinuosités d’un fleuve évoquent celles d’un serpent. Le procédé est efficace : si tous les Sharanahua reconnaissent qu’il s’agit bien d’une langue, ils demeurent incapables d’en comprendre les paroles tant qu’ils n’ont pas été initiés. Les chamanes sont donc assez crédibles lorsqu’ils affirment que ce ne sont pas eux qui chantent mais bien une entité surnaturelle (Déléage 2009 : 346).
14Le martien d’Élise Müller fait aussi penser à la langue employée dans le cadre du Kubandwa, un culte du Rwanda. Pendant les cérémonies, organisées pour traiter une maladie, pour consacrer une promesse ou pour initier un novice, les officiants étaient possédés par l’une des quarante divinités du panthéon. Selon le linguiste Simon Bizimana,
« ils incarnent ces divinités et croient en être possédés. Ils affirment qu’ils ne sont plus des hommes, mais des esprits. Ce culte est secret. Les adeptes cachent aux profanes leurs actes et leurs paroles, en recourant à deux procédés sûrs : éloigner tout profane du lieu des cérémonies, employer un jargon spécial, inaccessible à des non-initiés. » (Bizimana 1974 : 89)
15Ce « jargon » était issu d’un procédé de relexicalisation semblable à ceux d’Élise Müller et des chamanes sharanahua. En plus de quelques jeux phonologiques peu systématiques où l’on substituait un son à un autre, la plupart des mots du lexique ordinaire étaient remplacés soit par un autre mot de la langue, soit par un emprunt à un dialecte rwanda ou à une langue étrangère.
16Si l’on fait abstraction des conditions d’énonciation de ces langues qui toutes sont, à la manière des glossolalies, une manière de donner à entendre aux profanes que le discours prononcé provient d’une entité surnaturelle, on se rend compte qu’elles font partie de ce que les linguistes appellent des langues secondaires, des langues spéciales, des anti-langues ou des pseudo-langues (la terminologie, on le voit, est encore fluctuante). Toutes ces langues « secrètes », ou du moins propres à un sous-groupe, sont engendrées par des procédés de relexicalisation de nature diverse. Ainsi la langue des initiés warlpiri d’Australie résulte de la substitution de chacun des termes ordinaires par son antonyme ; la langue des initiés gbaya de Centrafrique emprunte son fonds lexical de base à une langue étrangère ; quant aux parlers argotiques comme le louchébem, le verlan ou le javanais, ils sont respectivement construits au moyen d’inversions de phonèmes, d’inversions de syllabes ou d’ajouts de phonèmes et de syllabes. Toutes ces langues ou plutôt tous ces procédés
d’opacification, de cryptage, de déguisement ou de travestissement d’une langue possèdent quelques caractéristiques communes : leur lexique, particulièrement instable, se renouvelle très rapidement ; il est également très restreint, ne comportant qu’un stock assez limité de termes de base auquel s’additionnent généralement de nombreux termes composés. Leur relative pauvreté lexicale rend ces langues assez faciles à mémoriser – la langue secrète des Warlpiri s’apprend en trois semaines, celle des Gbaya en trois mois (Hale 1971 ; Moñino 1977, 1991). Le lexique du martien d’Élise Müller était certes lui aussi très restreint mais dans la mesure où il n’avait pas vocation à être propagé, il demeura stable durant les quelques années de son utilisation.
17Très tôt les savants qui assistaient aux séances martiennes d’Élise Müller voulurent lui faire écrire les mots en langue martienne qui lui parvenaient. Elle résista. Voici le compte-rendu qu’Auguste Lemaître fit de la séance du 16 février 1896.
8 h 59. « Oh ! Quelle chaleur ! », s’écrie-t-elle. « Cela va-t-il mieux ? », lui demandons-nous. Elle répond : « Qui avait mal ? » Elle semble revenue à elle. Mais se dirigeant vers M. Roch, elle s’agenouille devant la table où il écrit et lui dit en riant : « Qu’est-ce que ce bâton [il s’agit d’un crayon] ? On n’écrit pas comme ça ! J’approche d’elle une table pour la prier de nous montrer comment il faut écrire, et rapidement elle s’écrie : « Je ne veux pas cette méche ! ». Toujours en riant elle appelle M. Flournoy et lui dit : « Venez voir comme
il écrit ! ».
Et apercevant sa bague qu’elle avait déposée
au commencement de la séance, elle dit : « À moi chinit ! ». Son étonnement devant le crayon continue. Nous essayons de lui en remettre un long, un petit, mais elle les retourne dans ses mains et les jette. Je lui présente une plume trempée dans l’encre.
Elle enlève cette encre avec le bout de l’index qu’elle promène sur le papier en faisant des taches. Nous insistons pour qu’elle écrive, mais elle répond : « Je ne peux pas, on m’a tout ôté ! ». Elle froisse le papier entre ses doigts, et découpe avec l’ongle dans la feuille rectangulaire un petit carré très régulier.
À un moment où nous lui avons caché le papier qu’elle tenait, elle dit : « Mon papier ce n’est pas celui-ci, c’est un autre petit chéque ! »
(Cifali 1988 : 44)
Fig. 3. Alphabet secondaire martien, Élise Müller
Extrait de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars [1899], Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 185 © Droits réservés
18Théodore Flournoy retint de cette séance trois nouveaux mots martiens (méché, chinit, chéque) et l’idée, qu’il attribua à Élise Müller, « d’un mode d’écriture particulier à la planète Mars ». Mireille Cifali, qui a étudié de près les comptes-rendus originaux des séances, a souligné le phénomène de coproduction qui unit pendant un temps la médium aux savants. Dans le cas précis de l’écriture martienne, le processus apparaît très clairement : les savants l’ont réclamée et ils l’ont obtenue – un an et demi plus tard, en août 1897. En voici un échantillon provenant d’une vision du 24 mars 1899 :
Fig. 4. Texte martien, Élise Müller
Extrait de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars [1899], Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 202 © Droits réservés
Astané bounié zé buzi ti di triné nâmi ni ti di umêzé séïmiré bi tarvini
Astané cherche le moyen de te parler beaucoup et de te faire comprendre son langage (Flournoy 1983 [1899] : 202-203)
19L’écriture martienne d’Élise Müller n’était pas passionnante. C’était ce qu’on appelle une écriture secondaire : chacun de ses caractères correspondait à une lettre de l’alphabet français. L’écriture martienne n’était donc qu’un simple recodage de l’alphabet latin. Elle évoquait les nombreux alphabets secondaires inventés par des utopistes (l’alphabet utopien de Thomas More), des mystiques inspirés (les litterae ignotae de Hildegard de Bingen, l’alphabet énochien de John Dee, le fermotitude et l’ouvertitude de Francis Palanc), des auteurs de fiction (l’alphabet lovecraftien de Nug-Soth, les alphabets runiques de la Terre du Milieu créés par J. R. R. Tolkien, ceux du klingon de Star Trek) ou même des imposteurs comme George Psalmanazar qui écrivit en 1704 une description très populaire de l’île Formose dont il prétendait être originaire, description qui comprenait un sympathique exemple d’alphabet secondaire (Versins 1972 : 35 ; Needham 1985).
20Fin 1898 Théodore Flournoy expliqua à Leopold puis à Élise Müller elle-même qu’il voyait dans la langue martienne un simple travestissement du français. Il argumenta, donna des exemples, mais se heurta à une fin de non recevoir. Quelques semaines après cette discussion, la médium reçut cependant une communication provenant d’une planète inconnue ; ses habitants parlaient une langue distincte du martien. Cette communication « ultramartienne » lui fut traduite en martien, puis en français :
« Bak sanak top anok sik étip vane sanim batam issem tanak vanem sébim mazak tatak sakam
Sirima nêbé viniâ-ti-mis-métiche ivré toué viniâ-ti-misé-bigâ azâni maprinié imizi kramâ ziné viniâ-ti-mis-zaki datrinié tuzé vâmé gâmié
Rameau vert nom-de-un-homme sacré dans nom-de-une-enfant mal entré sous panier bleu nom-de-un-animal caché malade triste pleure. » (Flournoy 1901 : 152)
21Élise Müller souhaitait avec cette nouvelle langue accroître la contre-intuitivité de la phonologie, ce qu’elle fit comme tous les glossolales du monde en multipliant les occlusives sourdes qui fermaient maintenant tous les mots. Elle fit aussi un pas timide vers une non-correspondance lexicale (certains termes ultramartiens étaient traduits par des périphrases à quatre lexèmes, martiens ou français). Surtout elle déstructura assez radicalement la syntaxe – à un point tel que l’énoncé devint incompréhensible.
22La médium en resta à cet essai jusqu’à sa découverte du livre que Théodore Flournoy lui consacra (livre dans lequel il lui avait donné le pseudonyme « Hélène Smith »). L’ouvrage parut en décembre 1899 et les chapitres concernant la langue et l’écriture martiennes durent l’affecter puisqu’elle n’employa plus ni la langue ni l’écriture devant le savant. Les communications en ultramartien, interrompues une année durant, reprirent lentement ; deux nouveaux textes furent produits, tout aussi incompréhensibles que les premiers.
23À partir de mai 1900 Élise Müller eut la révélation d’une écriture ultramartienne, très différente de l’alphabet secondaire martien. Cependant, de même que la langue ultramartienne ne parvint jamais à construire un discours sémantiquement cohérent (c’est-à-dire à simplement communiquer quelque chose), l’écriture ultramartienne ne permit jamais de rédiger un texte : elle ne nous est parvenue que sous la forme d’une simple liste de quarante-huit caractères accompagnés d’une translittération alphabétique et d’une traduction en martien et en français. En voici les douze premiers (Flournoy 1901 : 153-154, 164) :
Fig. 5. Signes ultramartiens, Élise Müller, 13 mai 1900
Extraits de Théodore Flournoy, « Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie », Archives de psychologie de la Suisse romande 1-2, 1901, p. 164 © Droits réservés
Ultramartien / martien / français
1. Varap / atimi / bonheur
2. Rodac / nura / danger
3. Menem / obri / maladie
4. Epem / ôtina / départ
5. Kotom / péliché / chagrin
6. Gatoc / vanuti / naissance
7. Ozac / vinâ / retour
8. Micac / primi / revoir
9. Vicok / chabini / désespoir
10. Taroc / patini / repentir
11. Pizem / varani / haine
12. Fidak / oranâ / mort
24Comme pour la langue, Élise Müller avait fait un pas dans le sens d’une plus grande contre-intuitivité de son écriture qui s’éloignait désormais totalement de l’alphabet pour prendre la forme, selon les termes de Théodore Flournoy, de « hiéroglyphes » ou d’« idéogrammes ». Chaque signe logographique correspondait à un mot ultramartien. Les caractères n’étaient pas figuratifs, ils étaient arbitraires et tous possédaient un air de famille, apparaissant similaires de structure et d’aspect. Malgré l’inventivité de la médium et l’indéniable élégance de sa nouvelle écriture, on ne peut s’empêcher de ressentir une impression d’échec devant les essais de langue et d’écriture ultramartiennes. Certes, Élise Müller avait atteint un degré de contre-intuitivité intéressant, répondant ainsi indirectement aux critiques de Théodore Flournoy. Mais le prix à payer était élevé : elle devint incapable de composer des énoncés compréhensibles (ce qui est dommageable pour un médium) ou de rédiger des textes.
25On comprend ainsi pourquoi la relation spirituelle unissant Élise Müller et Théodore Flournoy prit fin durant ces premiers mois de l’an 1900. La médium ne pouvait pas vraiment aller plus avant dans ses explorations linguistiques et sémiotiques et le savant avait publié son ouvrage – ouvrage qui rendit célèbre son auteur mais aussi la médium qui reçut dès lors la visite « d’un flot de spirites anglo-américains » (ils se contentaient, eux, de l’écouter parler en martien). Quelques mois plus tard une riche américaine, Mrs Jackson, affleura de ce flot et offrit à Élise Müller une rente à vie. La Suissesse célibataire put ainsi démissionner de son emploi et jouir d’une liberté conquise en inventant des langues et des écritures.
26En l’an 1900, le livre de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars, étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, fut traduit en anglais et à l’automne atterrit dans un obscur village du Massachussetts, plus précisément dans la maison de Willis Milton Cleaveland. Ce clergyman de l’Église méthodiste s’intéressait depuis longtemps aux manifestations spirites : cinq ans auparavant il s’était livré en compagnie de son épouse à quelques expériences de communication surnaturelle (Hyslop 1918 ; Cleaveland 1920).
27Ida Cleaveland, née Robinson, avait appris l’usage de la planchette durant son enfance. Cet instrument qui permettait de communiquer assez aisément avec les morts était une petite plaque de bois montée sur roulettes à laquelle on fixait à la verticale un crayon. Une ou plusieurs mains, posées sur la plaque et mues par les esprits, guidaient le tracé du crayon. Les esprits communiquaient ainsi par le biais de messages écrits « automatiquement ». La planchette avait été inventée par Alan Kardec en 1853, à l’époque où la ferveur spirite avait atteint son plus haut point en Amérique et en Europe, et quarante ans plus tard on la trouvait dans de nombreux foyers où elle amusait les enfants. Ida Cleaveland était devenue pendant sa jeunesse une experte dans le maniement de la planchette : non seulement elle pouvait rédiger de longs textes d’une écriture très lisible mais elle était aussi capable d’écrire à l’envers
toutes les lettres – elle savait même produire des textes qu’il n’était possible de lire qu’avec l’aide d’un miroir.
28Willis Cleaveland avait entendu parler de l’habileté de son épouse par sa belle-famille. Toutefois ce n’est qu’en 1895, après les décès successifs des trois premiers enfants du couple, qu’il proposa à Ida Cleaveland d’utiliser la planchette pour essayer de communiquer avec le monde des esprits. D’août à septembre ils multiplièrent les séances, établissant un contact suivi avec les enfants mort-nés dont les âmes résidaient dorénavant sur la planète Jupiter.
29L’esprit de Maude, leur fille benjamine, avait également une bonne connaissance de la planète Mars et le 28 août elle répondit ainsi à leurs questions (Hyslop 1906 : 464-465 ; 1908 : chapitres 8 et 9) :
« – Les gens de Mars sont-ils en chair et sang, comme nous sommes ?
– À peu près.
– Y a-t-il de grandes villes ?
– Non. Les habitants sont plutôt semblables à des Indiens.
– Des Indiens d’Amérique ?
– Oui.
– Sont-ils hautement civilisés ?
– Oui, il y en a qui le sont en certaines choses.
– Quelles choses ?
– À diriger les eaux.
– De quelle façon ?
– En faisant de telle sorte qu’il est facile de se transporter d’un endroit à l’autre.
– Comment s’y prennent-ils ?
– Ils coupent de grands canaux d’un océan à l’autre, et de grandes étendues d’eau. »
- 3 Voir Lowell 1894 ; Crowe 1988 : chapitre 10 ; Markley 2005 : chapitre 2.
30Il faut préciser que le quotidien que lisaient les Cleaveland avait récemment publié une série d’articles évoquant les thèses du très populaire livre de Percival Lowell, Mars, qui venait tout juste de paraître3. L’année précédente, l’auteur, un riche héritier bostonien, avait fait construire un observatoire à Flagstaff, en Arizona, pour vérifier les hypothèses de Giovanni Schiaparelli et de Camille Flammarion sur l’existence de « canaux » sur Mars. Il pensait que les Martiens les avaient construits pour lutter contre la sécheresse et la désertification : un système de pompes et d’écluses véhiculait l’eau provenant des calottes de glace des régions polaires et irriguait les terres des régions équatoriales. La planchette d’Ida Cleaveland venait donc confirmer – assez grossièrement, il faut bien l’avouer – les idées de Percival Lowell. Je crois que l’idée de Martiens « semblables à des Indiens d’Amérique » était quant à elle originale.
31Ce n’est que durant l’été 1900, après une lecture des chapitres que Théodore Flournoy avait consacrés aux communications martiennes d’Élise Müller, que Willis Cleaveland eut l’idée de reprendre les séances spirites qu’ils avaient rapidement abandonnées. Il était entre-temps devenu membre de l’American Society for Psychical Research et c’est un ami spirite qui lui avait fait connaître les ouvrages de Flammarion et de Flournoy. Les Cleaveland n’eurent toutefois pas accès aux Nouvelles observations de Flournoy qui parurent l’année suivante et ne furent pas traduites en anglais (c’est dans ce second texte qu’était présentée l’écriture « ultramartienne », logographique, d’Élise Müller).
- 4 Lettres de Richard Hodgson à James H. Hyslop, juin à décembre 1900 (Archives de l’American Society (...)
32Ida Cleaveland ressortit donc sa planchette et le 14 septembre 1900 les communications martiennes recommencèrent, le mari gardant d’ordinaire une main sur la planchette tandis qu’Ida écrivait, inspirée le plus souvent par sa défunte fille, Maude. La « médium martienne », comme l’appelaient les parapsychologues de New York4, suivait une procédure désormais bien rôdée : elle appuyait son front sur un repose-tête confectionné à cet effet et plongeait immédiatement dans un apparent sommeil. Seule sa main demeurait animée (Robbins 1907). La moisson fut riche et de nombreux dessins, parfois semblables à ceux d’Élise Müller, furent produits.
33Ida Cleaveland reçut elle aussi des communications en langue martienne. Cependant les conditions de production de cette nouvelle langue extraterrestre différaient de celles de la médium genevoise. Tout d’abord la méthode de la planchette inversait l’ordre d’invention : l’écriture précédait la langue. Ensuite les époux Cleaveland avaient nécessairement en tête les critiques que Flournoy avait adressées à la langue et à l’écriture secondaires d’Élise Müller, présentées comme de simples travestissements du français et de son alphabet. Il fallait donc s’attendre à l’apparition d’une écriture plus contre-intuitive qu’un simple alphabet secondaire.
- 5 « Les lettres de l’alphabet ne furent données que lorsqu’on lui demanda d’épeler précisément certa (...)
34Le 1er octobre Maude expliqua au couple que la langue martienne était certes dotée d’une écriture alphabétique mais que les Martiens ne s’en servaient quasiment jamais. À vrai dire, Ida Cleaveland n’utilisa qu’une seule fois l’alphabet martien et ce ne fut que pour répondre à une requête de son mari qui lui demandait d’épeler un mot martien. C’est pourquoi
on ne connaît que six des lettres de l’alphabet communiqué à Ida Cleaveland – le a, le e, le m, le n, le o et le w. Aucun texte, aucun mot rédigé dans cet alphabet ne nous est parvenu5.
35Les Martiens préféraient largement employer une autre écriture, non alphabétique, une écriture composée de « signes » ou de « symboles hiéroglyphiques ». Cette seconde écriture martienne était logographique : à chacun de ses caractères correspondait un mot martien. Un bel échantillon de cette écriture, un texte de sept caractères, fut communiqué à Ida Cleaveland le 3 octobre 1900. La planchette écrivit le texte trois fois de suite, sur trois lignes différentes : la première fois tous les caractères étaient connectés ; les deux autres fois, chaque caractère était reproduit isolément, facilitant sa lecture en martien puis sa traduction en anglais. On remarquera au passage le talent d’Ida Cleaveland qui sut reproduire assez exactement la même ligne d’écriture improvisée trois fois de suite (Hyslop 1918 : 198, 228).
Moken irin trinen / Minin aru ti maren inine tine
Flowers bloom there / Many of the men plant them
Des fleurs éclosent là / De nombreux hommes les plantent
Fig. 6. Texte martien, Ida Cleaveland, 1900
Extraits de James Hervey Hyslop, « The Smead case », Proceeding of the American Society for Psychical Research 12, 1918, p. 228 © Droits réservés
36La langue martienne d’Ida Cleaveland, comme celle d’Élise Müller, était issue d’un procédé de relexicalisation de sa langue maternelle. Chaque mot anglais était remplacé par une suite stable de sons glossolaliques tandis que la phonologie, le découpage lexical, la grammaire et la syntaxe de l’anglais étaient conservés. Le surcroît de contre-intuitivité n’apparaissait donc que dans l’écriture, composée de signes logographiques entièrement arbitraires – je rappelle que les époux Cleaveland ne connaissaient pas l’existence des « hiéroglyphes » ultramartiens et qu’Élise Müller ne parvint jamais à rédiger un texte à l’aide de son écriture logographique.
Fig. 7. Alphabet secondaire martien, Ida Cleaveland, 1900
Extraits de James Hervey Hyslop, « The Smead case », Proceeding of the American Society for Psychical Research 12, 1918, p. 61 © Droits réservés
- 6 En témoignent les archives de l’American Society for Psychical Research où continuent à apparaître (...)
37Le 19 décembre 1900 les communications martiennes d’Ida Cleaveland furent définitivement interrompues par l’irruption intempestive d’un nouvel esprit, un certain Harrison Clarke qui prétendait avoir été prote au New York Herald. D’autres communications avec les morts s’ensuivirent, qui durèrent au moins jusqu’en 19116, mais la langue et l’écriture martiennes révélées à Ida Cleaveland sombrèrent dès lors dans l’oubli.
- 7 Sur les bases neurales de la différence entre phonographie et logographie, voir Dehaene 2007. Sur (...)
38En observant dans le détail les sémiotiques des écritures extraterrestres d’Élise Müller et d’Ida Cleaveland, on constate que, quelles que soient les circonstances, l’invention de ces écritures n’emprunte que deux voies : soit les caractères codent les sons d’une langue (signes phonographiques tels que les lettres de l’alphabet), soit ils en codent les mots (signes logographiques tels que les caractères chinois). Il semble qu’il n’existe pas d’alternative et la plupart des écritures du monde utilisent d’ailleurs en proportions variables ces deux procédés sémiotiques, un continuum séparant par exemple l’écriture très logographique du chinois de l’écriture très phonographique de l’italien7. Les spirites Élise Müller et Ida Cleaveland expérimentèrent elles aussi, pour leur propre compte, ces contraintes sémiotiques universelles : toutes deux recréèrent une écriture phonographique avant d’inventer une écriture logographique. Les contraintes qui régissent les cerveaux humains semblent donc également concerner les Martiens.
39Les inventions des deux médiums convergèrent de plus d’une manière qui aurait pu a priori sembler étonnante : leurs écritures martiennes, d’abord phonographiques, devinrent rapidement toutes deux logographiques. C’est qu’Élise Müller comme Ida Cleaveland étaient sommées par leurs auditoires et lectorats de produire des écritures étranges, déconcertantes, énigmatiques, c’est-à-dire les plus différentes possibles des écritures auxquelles leurs milieux respectifs étaient accoutumés.
Ce n’est qu’alors que leurs écritures pouvaient passer pour extraterrestres de manière un tant soit peu vraisemblable. Les premières écritures martiennes, de simples alphabets secondaires, ne convainquirent que les esprits les moins imaginatifs et elles furent contraintes à plus d’ingéniosité. Élaborant des écritures « hiéroglyphiques », c’est-à-dire logographiques, elles conférèrent un indéniable surcroît de contre-
intuitivité à leurs inventions, retrouvant toutes deux, indépendamment l’une de l’autre, par une de ces convergences qui font le bonheur des anthropologues, la seconde voie sémiotique universelle.
40C’est alors seulement qu’aux yeux de leur public rompu aux caractères de l’alphabet latin, ces nouvelles écritures révélèrent leur nature authentiquement « martienne », inaugurant enfin l’ère des communications extraterrestres.