1Pour quelle raison l’écriture a-t-elle été inventée ? Quel fut son impact sur l’histoire de l’humanité ? La réflexion des anthropologues et des historiens de l’écriture commence très souvent par une série de questions formulées en ces termes. Ce numéro de Terrain prend résolument le contrepied de ce type d’approche par laquelle on cherche non seulement à identifier la fonction que satisferait une écriture donnée – son unique raison d’être – mais aussi, de manière encore plus étrange, l’effet similaire que son usage aurait sur le cours de l’histoire.
2À l’encontre de ce prisme théorique, les articles rassemblés dans ce numéro illustrent les approches plus variées. En mêlant ethnographie, archéologie, sémiotique, sciences cognitives et histoire, ils montrent
la fertilité de l’anthropologie contemporaine de l’écriture. Ils partagent ensuite un point commun qui les distingue nettement des approches classiques : tous rejettent, à des degrés divers, le fonctionnalisme monolithique. En effet, étudier l’alphabétisation c’était, jusqu’à il y a peu, étudier un rouage dans le moteur de l’histoire. L’écrit était la cheville ouvrière de la construction des États, la matrice des nationalismes, l’agent d’un changement cognitif menant du traditionalisme à l’esprit critique.
3Les auteurs réunis ici entretiennent tous avec ces grands récits une certaine distance. Ils préfèrent explorer non seulement la grande diversité des fonctions de l’écriture mais aussi les transitions d’une fonction à une autre, faisant apparaître au cœur de leurs analyses un processus généralisé de recyclage qui opère à de multiples niveaux et selon des logiques variées. Ce recyclage concerne aussi bien des images que des pratiques : des codes graphiques qui n’étaient pas faits pour noter une langue acquièrent un sens linguistique ; des motifs décoratifs sont reconvertis en lettres, et inversement ; les outils du pouvoir étatique se font objets de culte.
4Si l’usage de signes graphiques pour noter des informations de toutes sortes est un phénomène extrêmement répandu, le développement de notations graphiques des langues naturelles est bien plus rare. C’est à ce phénomène, que l’on nomme parfois glottographie ou écriture phonographique, que se réduit pour beaucoup d’auteurs
la notion d’écriture (DeFrancis 1989 ; Sampson 1985). Or l’émergence indépendante de l’écriture glottographique n’a eu lieu que dans des sociétés agraires dotées d’États importants, où la division du travail permettait d’entretenir des guildes de scribes professionnels. Là encore, il est naturel de voir dans l’écriture un outil au service de l’administration de ces nouvelles unités sociales, d’une taille et d’une complexité inédites, que seule peut tenir ensemble la circulation à grande échelle d’une information fiable (Childe 1928 ; Goody 1979 ; Wang 2014).
5L’écriture du langage est-elle toutefois née pour administrer les États naissants ? Dans une somme impressionnante, Haicheng Wang (2014) rassemble les principaux éléments de preuve à l’appui de la thèse selon laquelle l’écrit émerge d’abord et avant tout pour satisfaire des besoins administratifs. Si les partisans d’une origine rituelle de l’écrit ont souvent souligné l’importance des vestiges de nature divinatoire ou funéraire pour les premières traces de l’écriture, notamment chinoise, Wang démonte assez efficacement cet argument, faisant valoir, en archéologue, que les documents administratifs laissent moins de traces que d’autres types d’écrits (voir aussi Postgate, Wang & Wilkinson 1995). Il y a cependant un point que son argumentation laisse de côté. Wang montre fort bien l’importance de divers signes graphiques dans les premières administrations – emblèmes héraldiques, inscriptions comptables, marques d’inventaires – mais sa démonstration ne vaut pas nécessairement pour l’écriture au sens strict, c’est-à-dire pour la notation de la langue. Des empires se sont en effet édifiés, et ont géré des économies complexes, sans recourir à une écriture glottographique : c’est le cas de l’empire Inca, sans oublier que l’Égypte et la civilisation sumérienne étaient déjà fort développées au moment d’inventer leur écriture. Ce récit ne nous dit pas non plus pourquoi la notation du langage l’a emporté, dans ces sociétés, sur les autres formes de communication graphique qui remplissaient les mêmes fonctions. Cette question se pose avec acuité pour tout chercheur qui étudie l’émergence graduelle de l’écriture à partir de symboles pictographiques – emblèmes de rois ou de clans, signes utilisés pour des comptages ou des inventaires – qui ne s’associent que peu à peu aux sons d’une langue ou à sa syntaxe.
- 1 Jean-Jacques Glassner (2000) le montre, dans le cas sumérien, pour réfuter les thèses de Denise Sc (...)
6L’archéologie nous apprend que les premiers systèmes d’écriture glottographique se sont constitués en réutilisant des symboles qui n’avaient pas, au départ, de signification linguistique : emblèmes individuels ou collectifs, marques de propriété, sceaux authentifiant ou protégeant des lots de marchandises ou des tributs. Cette observation a suscité chez les théoriciens deux tentations compréhensibles mais périlleuses. Nous avons déjà rencontré la première : chercher une fonction principale que l’écriture, ou bien les systèmes de signes qui l’ont précédée et lui ont donné naissance, aurait rempli à l’origine – principalement l’administration, le culte, la propagande. La seconde tentation consisterait à penser que l’écriture naissante a simplement remplacé ces signes dans toutes leurs fonctions (voir Schmandt-Besserat 1997). Il est plus probable que l’écriture glottographique coexiste constamment avec les symboles qui lui ont donné naissance1, en endossant de nouvelles fonctions plutôt que de les supplanter. Le chemin qui mène de la pictographie à l’écrit demeure d’ailleurs ouvert dans les deux sens, les signes glottographiques se recyclant aisément en emblèmes ou en motifs décoratifs.
7C’est tout l’intérêt de la contribution de Silvia Ferrara que d’explorer la lente transformation du répertoire graphique des sceaux crétois en un système d’écriture. L’époque considérée se situe au cœur d’un processus de recyclage culturel. Lorsqu’il prend fin, les hiéroglyphes crétois forment un système d’écriture complet, capable de représenter les sons de la langue crétoise. Lorsqu’il commence, ce sont des images sans connotation proprement linguistique, qui servent à authentifier des documents, des lots d’objets, ou à servir d’emblèmes. On aurait pu croire que seul un processus de standardisation et de simplification pouvait donner un tel résultat, mais c’est l’inverse que montre l’auteur. Avant de devenir un système plus ou moins fini de signes écrits, le répertoire graphique de sceaux crétois a d’abord explosé : c’est d’une efflorescence visuelle qu’est sortie cette écriture.
8Une originalité relative du cas crétois est l’importance des motifs ornementaux dans cette évolution. Sans jamais céder à la tentation qui consisterait à brouiller la frontière entre écriture et répertoires graphiques décoratifs, Silvia Ferrara plaide efficacement pour qu’écriture et art soient étudiés de front. Car l’étude archéologique de l’écrit semble tiraillée entre deux tentations. L’une consiste à négliger les répertoires graphiques qui donnent naissance à l’écriture sans en relever eux-mêmes ; l’autre manque la nature spécifiquement linguistique de l’écrit en le confondant avec d’autres pratiques graphiques. Ce second défi a été tout particulièrement au cœur du déchiffrement de l’écriture maya, évoqué par
Stephen Houston, dans un entretien mené par Andreas Stauder. Ce chercheur, figure de référence de l’archéologie et de l’histoire de l’écrit, y revient sur les nombreux codes graphiques d’Amérique centrale. L’écriture proprement dite coexistait avec des
emblèmes qui pouvaient s’utiliser indépendamment d’une langue particulière formant un système qu’il qualifie d’« ouvert ». Fuyant la tentation évolutionniste qui consiste à ne voir dans les systèmes ouverts que le passé de l’écriture, ou un stade inférieur de son développement, il fait valoir qu’une tension entre un usage linguistique et un usage pictural de l’écrit traverse l’écriture maya elle-même.
- 2 Voir D’Errico 1995 pour une critique de la surinterprétation des os gravés.
9Même lorsque les signes graphiques sont mis au service d’une fonction très spécialisée, ils n’en échappent pas pour autant à cette dynamique de recyclage et de reconversion permanente. C’est par exemple le cas des notations numériques, explorées par Stephen Chrisomalis dans son article en ligne. L’école enseigne ces notations essentiellement par leur usage arithmétique : écrire des nombres de façon à pouvoir les additionner, les soustraire, les multiplier ou les diviser. Cet usage arithmétique de l’écriture des nombres n’est toutefois pas le seul possible. On peut aussi noter des quantités pour les représenter sans les faire entrer dans des opérations ; on peut tenir un compte en notant des choses une à une, par exemple au moyen d’un bâton de comptage (ce qui autorise certaines formes d’addition et de soustraction, mais pas toutes, et pas davantage). L’écriture arithmétique, cependant, est une invention beaucoup plus puissante que des outils de comptage plus limités. Comme le note Stephen Chrisomalis, il semble naturel à beaucoup d’auteurs de concevoir une fonction arithmétique à l’émergence des premiers symboles numériques (Pletser & Huylebrouck 1999)2. Selon lui, c’est toute l’histoire des systèmes de numération que les historiens des mathématiques voient à travers ce prisme fonctionnaliste, ce qui les conduit à juger sévèrement des systèmes en réalité conçus pour d’autres usages.
10La plupart des systèmes de numération écrits, avant les chiffres indo-arabes, se prêtent en effet très mal à un usage arithmétique (on en prend la mesure en tentant de diviser de grands nombres avec des chiffres romains). Les symboles algébriques (+, –, /, x, etc.) sont d’invention encore plus récente que les chiffres indo-arabes. L’ethnomathématique et l’histoire des symboles numériques montrent que la représentation des nombres a de multiples fonctions qui ont peu à voir avec l’algèbre. L’arithmétique moderne recycle ainsi un fonds de symboles et de pratiques qui se sont d’abord développés indépendamment d’elle.
11Ernest Gellner a affirmé que les États-nations contemporains ont à un moment ou un autre trahi à peu près toutes les promesses faites à leurs peuples – sauf une. Même lorsqu’ils bafouent ou négligent la démocratie ou l’état de droit, ils continuent, bon an mal an, à maintenir l’instruction gratuite et obligatoire de leur population. Même si cette remarque était présentée sans grande précaution, notons que la grande majorité des États ont aujourd’hui des taux d’alphabétisation largement supérieurs à 50 %. L’explication ? Selon Gellner (1983), les sociétés industrielles ne fonctionnent que par la mobilité sociale. Une économie agraire traditionnelle se conçoit fort bien assise sur des structures sociales rigides, où les rôles sociaux s’acquièrent à la naissance et se transmettent de même. Or, les innovations induites par l’industrialisation réclament à l’inverse des professions toujours nouvelles, dont on n’hérite pas. La culture qui va avec cette forme d’économie est partagée de façon relativement standardisée, en veillant à ce que chacun possède la même langue et les mêmes capacités utiles à la vie du groupe. C’est ainsi que l’écriture, créée par des États agraires où seul un petit nombre en avait l’usage, se trouve généralisée par les États-nations modernes. La proposition de Gellner était bien davantage qu’une théorie de l’alphabétisation de masse : son but était d’expliquer l’essor du nationalisme comme mouvement politique. Comme d’autres théoriciens (Anderson 1983), il part de l’idée que l’écriture, manuscrite puis plus encore imprimée, permet le partage d’une culture homogène, propre à servir de point d’identification à des communautés abstraites, beaucoup trop vastes pour être contenues dans un réseau d’amis ou de connaissances. Être nationaliste, selon Gellner, c’est tenter de donner une organisation politique à une communauté abstraite.
12Prise à la lettre, la théorie de Gellner impliquerait un chemin en trois étapes menant de l’industrialisation au nationalisme en passant par l’alphabétisation de masse. Dans un premier temps, la modernisation éroderait les barrières de rang et de caste, appelant à l’existence d’individus relativement flexibles, interchangeables, propres à remplir un grand nombre de rôles sociaux différents. L’alphabétisation de masse, plus apte à remplir cette fonction qu’une éducation traditionnelle, trouverait ensuite des adeptes et des promoteurs. Enfin, ce n’est que dans un troisième temps que le sentiment national – l’exigence de voir les communautés créées par l’alphabétisation coïncider avec des frontières politiques – prendrait corps. Ce schéma reflète assez bien l’essor des nationalismes en Europe – le nationalisme allemand au premier chef ; cependant sa validité générale soulève plusieurs problèmes dont certains sont très pertinemment illustrés par les articles de ce numéro consacrés à l’invention d’une culture lettrée par des groupes marginalisés.
13Premier problème posé par la théorie de Gellner : l’alphabétisation peut précéder et en partie causer le développement économique. L’une des rares
tentatives réussies d’alphabétisation universelle avant la période industrielle fut menée par le judaïsme rabbinique, essentiellement en Europe, à partir du ve siècle de notre ère. Elle s’accompagnait d’une refonte importante du système d’écriture hébraïque, avec le développement de marques diacritiques pour indiquer les voyelles (Daniels & Bright 1996 : 489-494). On sait que les Juifs d’Europe avaient une vie économique en général moins tournée vers l’agriculture et des métiers plus spécialisés que la moyenne. Cependant, comme l’ont montré les économistes Maristella Botticini et Zvi Eckstein (2012) dans un ouvrage important pour l’histoire économique de la scolarisation, ceci n’a pas toujours été vrai. Les populations que le judaïsme rabbinique entreprit d’alphabétiser en masse étaient en très grande partie rurales, et ce sont les contraintes de l’alphabétisation qui les ont poussées vers le monde urbain, où la division du travail rendait possible le maintien d’écoles à moindre coût. Les bénéfices économiques de l’alphabétisation ne se firent sentir que dans un second temps. Plutôt qu’une conséquence de la division du travail et du développement de l’industrialisation, l’alphabétisation apparaît, dans ce cas, comme un moteur de l’histoire économique. L’alphabétisation massive des Juifs d’Europe n’a pas été suscitée par une société industrielle alors inexistante : elle a encouragé une urbanisation et une spécialisation économique qui ne lui préexistaient pas.
14L’invention d’une culture lettrée peut être politiquement stérile, quels que soient les espoirs que ses créateurs mettent en elle. La contribution de Piers Kelly est à cet égard instructive. À partir d’un inventaire systématique des inventions d’écritures dans les hautes terres d’Asie du Sud-Est, l’auteur montre comment des minorités nationales opprimées s’approprient l’écrit. Il y discute les positions de James Scott (2010) pour qui ces populations cherchent avant tout à se rendre illisibles aux États qu’elles côtoient, en rejetant leurs modes de contrôle, à commencer par l’écrit. Le rejet de la domination étatique, fait valoir Kelly, peut paradoxalement aller de pair avec une fascination pour les outils de cette domination. La réappropriation de l’écriture en est un exemple. Elle n’inclut cependant pas toujours l’imitation de ses usages étatiques les plus typiques comme
l’administration ou l’alphabétisation universelle. Par certains aspects, les rébellions que décrit Kelly semblent suivre le schéma gellnerien : presque toutes portent un projet d’alphabétisation ambitieux (sinon abouti) ; beaucoup sont nées dans un contexte de mutations sociales profondes. Mais contrairement à ce que voudrait la théorie de Gellner, nous n’avons jamais affaire à une communauté déjà actrice de l’alphabétisation de masse et des usages administratifs de l’écrit, qui se tournerait vers le nationalisme pour donner une forme politique à son pouvoir culturel. Les écritures inventées décrites par Kelly sont issues de pratiques religieuses autochtones peu formalisées (vision ou rêve). Leurs créateurs ont pu être parfois influencés par l’éducation des missionnaires (c’est le cas pour l’écriture leke), mais c’est toujours le lien avec les formes religieuses traditionnelles que leurs promoteurs mettent en avant. Seule l’écriture kayah li, inventée pour les Karènes par Htae Bu Phae, semble faire exception : son créateur, instituteur formé par l’université, n’a que des motivations politiques. Ce cas mis à part, la dizaine d’inventions décrite par Kelly a la pratique religieuse pour point de départ et d’arrivée, même si la plupart de ces cultes millénaristes entretiennent le rêve d’un État national. Il s’agit donc d’inventer une écriture contre l’État, plutôt qu’une écriture étatique.
15Il n’est pas indifférent que les mouvements étudiés par Kelly constituent peu ou prou ce que Gellner appelait des « nationalismes ratés » : aucun ne parvient à constituer une unité politique autour de l’identité culturelle qu’il défend (ou cherche à constituer). En Inde, les rebelles sora étudiés par
Cécile Guillaume-Pey nous livrent une histoire en partie similaire. L’invention d’une écriture autochtone est une façon de s’approprier l’un des outils emblématiques du pouvoir central, en s’opposant à lui ; pour autant le mouvement qui s’appuie sur cette écriture s’arrête à la lisière de l’action politique. On pourrait en dire autant du mouvement kimbanguiste, un prophétisme chrétien congolais qui fut persécuté par le pouvoir colonial belge et qui sert de matrice à l’invention de l’écriture mandombe étudiée par Ramon Sarró.
16L’idée selon laquelle une culture écrite partagée peut créer une communauté de destin entre des gens que rien d’autre ne rassemble est l’un des acquis de l’anthropologie du nationalisme (Anderson 1983). Elle est cependant à nuancer. Toutes les cultures lettrées ne parviennent pas à créer un sentiment d’appartenance d’un genre nouveau. À de rares exceptions près, les inventeurs d’écriture que nous rencontrerons dans ce numéro n’ont pas créé de nouvelles « communautés imaginaires » par la diffusion de leur écriture. Ils se sont contentés de réaffirmer des identités déjà existantes. C’est le cas d’à peu près toutes les écritures répertoriées par Piers Kelly, chacune étant étroitement associée à une minorité ethnique.
17Le cas des populations autochtones de l’Inde, étudiées par Cécile Guillaume-Pey, est plus intéressant encore. La plupart des écritures inventées qu’elle décrit ne font que servir d’étendard à des revendications nationales préexistantes ; pour les populations majoritaires reconnues par la République fédérale d’Inde, l’instrumentalisation des écritures locales à des fins politiques par les États fédérés est on ne peut plus claire. Mais dans un cas au moins, les Naga du nord-est de l’Inde, l’existence d’une écriture révélée à un leader indépendantiste sert de point de repère à une revendication identitaire unissant des groupes parlant des langues différentes et vivant dans des États distincts – ferment, peut-être, d’une revendication nationale pour un peuple naga. L’écriture du mouvement Matharvanam, au cœur de l’article de Guillaume-Pey, est encore un cas différent. L’écriture que Mangaya, le fondateur du mouvement, découvrit gravée dans la pierre n’a pas trouvé d’usage autre que rituel. Elle n’a pas fédéré les Sora autour d’elle. Au contraire, ses adeptes tendent à être perçus par les autres Sora comme un groupe à part. En outre, à la différence d’autres groupes minoritaires d’Inde, l’invention de l’écrit n’a pas constitué pour eux un outil au service d’un programme d’émancipation politique – par l’alphabétisation, l’administration, la littérature. Parmi tous les pouvoirs de l’écrit, ils n’ont retenu que la fascination qu’exercent des lettres divinisées.
18Qu’il s’agisse du fonctionnement de l’État ou de l’émergence des nations, les contributions de ce numéro convergent vers un constat simple : il arrive que la fonction passée d’une chose diffère de son usage présent. Les biologistes connaissent bien le phénomène : les plumes de la plupart des oiseaux leur servent aujourd’hui à voler, même si ce n’est pas leur seule fonction. Mais comment sont-elles apparues ? Il est probable qu’elles aient évolué chez des reptiles. Elles servaient alors de parure ou d’outil de régulation thermique. Elles ont bien sûr conservé ces fonctions chez la plupart des oiseaux, mais c’est le vol qui est devenu leur fonction principale (Gould & Vrba 1982). Cet exemple célèbre peut servir de mise en garde à tout chercheur qui enquête sur l’origine d’un trait : sa fonction actuelle, celle qui explique pourquoi le trait fonctionne et se transmet dans la plupart des cas, n’est pas nécessairement celle lui ayant permis d’apparaître.
19En sciences sociales, le paralogisme qui consiste à prendre la fonction présente d’une pratique pour une explication de ses origines – à mettre, si l’on peut dire, la charrue de la fonction avant les bœufs de l’explication – est parfois nommée « fonctionnalisme », ou associée au courant de pensée du même nom. Jon Elster (1982) a soutenu, dans un argument resté classique, que les explications fonctionnalistes ne sont pas toujours fausses, mais sont presque
toujours incomplètes. Dire, par exemple, que l’activité des criminels sert une fonction sociale en fournissant aux sentiments moraux de la majorité une occasion de s’exprimer (Durkheim 1894), c’est livrer une explication fonctionnelle sans l’accompagner d’une explication mécanistique. L’explication fonctionnelle peut être vraie ou fausse : il n’est pas impossible que, parfois, certains criminels stimulent l’honnêteté du reste de la société, en donnant à voir en quelque sorte le mauvais exemple. Mais même à supposer que cette fonction du crime existe, elle demeure douteuse tant que n’est pas établi le mécanisme qui relierait l’apparition du crime à sa fonction supposée. Quels agents décideraient de le provoquer ou de le tolérer pour bénéficier de ses effets positifs ? Comment y parviendraient-ils ? Faute de répondre à ce genre de questions, le fonctionnalisme se trouve condamné à rester, au mieux, lacunaire et spéculatif.
20Nous empruntons l’idée de « recyclage » – le passage d’une fonction à une autre –
à l’ouvrage de Stanislas Dehaene, Les
neurones de la lecture (2007). Celui-ci concerne
non pas les caractères écrits mais les mécanismes cognitifs impliqués dans la lecture. Nous savons en effet que l’organisation des parties du cerveau qui sous-tendent la vision et la perception est, pour partie, sous le contrôle de nos gènes, qui évoluent lentement. Nous le savons grâce à la biologie du développement de l’œil et du cerveau, mais aussi grâce à la psychologie comparée de la vision chez plusieurs espèces (chats, macaques, etc.), qui montrent de fortes similitudes entre les mécanismes qui permettent la détection des formes et couleurs. Par exemple, la perception des visages est sous-tendue par des mécanismes semblables chez nous et chez les macaques, où elle active des zones anatomiques homologues (Dahl et al. 2009). Il s’agit donc pour une part de mécanismes spécialisés qui ont été sélectionnés sur un temps très long et se sont adaptés à des environnements où l’écriture, invention récente, n’avait aucune place. Or l’œil et le cerveau humain peuvent apprendre à lire.
21Comment des circuits neuronaux qui ont évolués pour percevoir des animaux, des fruits ou des chemins peuvent-ils se reconvertir pour percevoir des lettres ? C’est ce processus que Dehaene nomme « recyclage neuronal ». Une partie de la solution vient de l’écriture elle-même dont les caractères se sont adaptés aux contraintes du cerveau humain. La contribution illustrée de Fabien Roché, reprenant les travaux d’Olivier Morin, en présente un cas concret. La vision humaine, comme celle des autres animaux, est beaucoup plus sensible aux orientations horizontales ou verticales qu’aux obliques et les systèmes d’écriture du monde entier s’adaptent à cette contrainte. Elle est aussi plus apte à détecter la symétrie verticale que la symétrie horizontale, et là encore les lettres de la plupart des systèmes d’écriture s’y adaptent.
22D’où vient le fait que nos cerveaux puissent mieux traiter, détecter et mémoriser certaines formes
plutôt que d’autres ? La réponse se trouve tout simplement dans l’environnement où nous avons évolué. L’analyse automatisée de millions de photographies de milieux naturels révèle des constantes dans les formes qu’on y observe : certaines orientations, certaines topologies, y sont plus communes. C’est dans un tel milieu que notre lignée biologique a évolué : son apparence a contribué à façonner le fonctionnement de notre cerveau. On en retrouve les principaux aspects dans la forme des lettres (Changizi et al. 2006 ; Morin 2017). Ce fait peut donner un fondement à l’idée selon laquelle la forme des lettres, et peut-être aussi celle des motifs de nombreux répertoires ornementaux standardisés, n’est pas inventée mais en quelque sorte retrouvée dans des structures naturelles : le relief de la roche, les traces de pas des oiseaux, les craquelures des os brûlés, etc. (Déléage 2017).
23Cette idée est très largement répandue dans les mythes fondateurs de l’écriture. Les articles de ce numéro s’en font l’écho. Chez les Karènes, l’écriture leke est assimilée à des traces de pattes de poulet dans la terre. Il existe des conceptions similaires dans les sociétés amérindiennes algonquiennes et quechua (Déléage 2017). Elles rappellent à leur tour le mythe chinois selon lequel l’Empereur Jaune aurait modelé les caractères chinois d’après les traces de pas des oiseaux dans la neige. Une autre analogie populaire relie les lettres à des reliefs dans la pierre ou à des motifs de maçonnerie. Le leitmotiv d’une écriture minérale se retrouve dans les réflexions de Frédéric Bruly Bouabré, qui croit reconnaître dans les pierres staurotides de Békora des vestiges d’une écriture oubliée, l’« écriture des lignes des pierres » (Cédric Vincent), et dans le mythe fondateur de l’écriture sora où la pierre portant la trace gravée des premières lettres reçoit un culte (Guillaume-Pey). Fabien Simon exhume quant à lui l’étrange cas de Clément Lafaille et de l’« alphabet lapidifique » qu’il lut sur les pavés de La Rochelle. Mais c’est sans contexte David Wabeladio Payi, l’inventeur hors norme auquel Ramon Sarró consacre sa contribution, qui pousse le plus loin cette inspiration. Son écriture mandombe est entièrement conçue à partir des symboles en forme de 5 et de 2 qu’il reconnaissait dans les lignes joignant les briques du mur de sa chambre. Une série d’ajouts, de rotations et de permutations engendre les caractères de l’écriture, en une séquence qui se veut cohérente et sans couture. Dire que celle-ci fait primer l’élégance mathématique sur l’aisance, l’esprit de système sur la simple efficacité, est euphémiser. Ce script n’est simplement pas fait pour être lu couramment et sert plus volontiers de support à l’imagination sémiotique ou esthétique qu’à la simple transcription de la langue kikongo (et de quelques autres langues).
24S’il fallait un contre-exemple à la thèse selon laquelle l’écriture s’adapte aux contraintes cognitives de la vision humaine, l’écriture mandombe est toute trouvée. La perception d’images en miroir et les rotations mentales auxquelles elle contraint le lecteur sont parmi les opérations les plus difficiles qui soient pour notre cerveau (Dehaene 2007). Les images en miroir constituent à cet égard une énigme. Délicates à différencier, elles n’en sont pas moins massivement présentes dans beaucoup d’alphabets. Sans tenter d’apporter une explication (voir Morin 2017), on peut noter que l’attrait des formes en miroir est particulièrement puissant lorsqu’un script évolue vers une forme esthétisante. Les contraintes de lisibilité sont alors moins fortes.
25L’écriture mandombe pousse à l’extrême cette logique que l’on retrouve ailleurs, par exemple dans l’écriture koufique de l’arabe. Cette calligraphie a inspiré une tradition d’imitation lointaine, qui va de Byzance à l’Europe de la Renaissance (Pedone & Cantone 2013). L’originalité de cette écriture dite « pseudo-koufique » est qu’elle n’écrit rien du tout : uniquement décorative, elle est à l’écriture ce qu’un gromelot ou une glossolalie sont à une langue naturelle. En ceci elle ne fait que prolonger une tendance inhérente à son modèle koufique, qui oscille entre art et écriture. Il est difficile de jauger le rôle que de telles imitations à vocation décorative ont pu jouer dans l’évolution des formes écrites. Dans le cas de l’écriture crétoise, Silvia Ferrara suggère que des motifs décoratifs égyptiens auraient pu servir de matrices (à un degré limité) à la création de formes nouvelles. Elle observe également comment la répétition et la rotation peuvent démultiplier les formes dont se nourrit l’écriture : tout comme Wabeladio, les scripteurs crétois s’en servaient pour créer de riches répertoires formels à partir d’un matériau assez modeste.
26Les anthropologues qui étudient la culture d’un point de vue cognitif aiment rappeler que, sous une diversité de formes apparemment illimitée, les mythes, les systèmes de parenté, les arts visuels suivent
des contraintes très généralement respectées.
La prédominance des lignes cardinales dans les
lettres (étudiée par Olivier Morin) montre à quoi peuvent ressembler ces contraintes : la grande majorité des systèmes d’écriture utilise beaucoup plus
d’horizontales et de verticales que d’obliques, à moins de devoir y renoncer. L’attrait de ces lignes est une « cage de caoutchouc » (pour reprendre l’expression de Pascal Boyer) : on peut s’extraire de ce genre de biais cognitif, mais difficilement. L’écriture est un excellent terrain pour explorer cette cage de caoutchouc. C’est le cas, en particulier, de la sémiotique des signes écrits, qui respecte des structures quasi-universelles.
27Pierre Déléage montre ainsi comment deux médiums, l’une suisse, l’autre américaine, ont produit des écritures « martiennes » très similaires dans leur sémiotique. L’auteur fait valoir que les écritures humaines n’empruntent essentiellement que deux voies : l’écriture des sons et l’écriture des mots. Les deux médiums empruntent chacune ces deux voies. Elles négligent spontanément l’hypothèse selon laquelle les Martiens utiliseraient une écriture idéographique, qui encoderait directement des idées et non des mots, à la manière dont les chiffres 1, 2, 3, 4… encodent pour tous les gens qui les utilisent la même idée, mais des mots appartenant à des langues différentes. Comme le note Pierre Déléage, il n’y a rien d’évident à cela : on peut tout à fait imaginer des écritures notant des concepts plutôt que des mots. C’est le cas de l’écriture de la musique ou de la notation arithmétique. Mais, en dehors de ces systèmes très spécialisés (et d’invention récente à l’échelle de l’histoire humaine), tous les systèmes d’écriture généralistes connus sont pour l’essentiel indexés à une langue. Même les caractères chinois, qui ont un usage idéographique (on les utilise parfois pour indiquer un concept qui s’exprime par des mots différents en mandarin, en cantonais, ou en japonais), sont dans leur grande majorité utilisés pour noter des mots et incluent presque toujours des notations phonétiques (Matsunaga 1996).
28Ce fait n’a pas toujours été bien compris et l’on a longtemps vu dans les hiéroglyphes égyptiens ou les caractères chinois des notations purement idéographiques. Cette croyance très répandue à la Renaissance a nourri les rêves des inventeurs d’écritures utopiques dont le portfolio présenté par Fabien Simon rappelle les travaux. Si, comme on le pensait, les Chinois
et les Égyptiens avaient trouvé le moyen de coucher des symboles directement par écrit, cela voulait dire que la barrière de la langue pouvait être dépassée. L’écrit pouvait devenir langue universelle. Cet idéal rencontra la longue tradition de notations mnémoniques qui remonte à Raymond Lulle (Rossi 2000). Le résultat fut une série de projets de « caractéristiques universelles », selon l’expression de Leibniz, qui auraient permis d’écrire n’importe quelle pensée par un système fini de signes – et ce faisant de générer, en recombinant ces signes, toutes les idées concevables. On retrouve dans le portfolio la plupart des obsessions de cette tradition intellectuelle : l’occultisme, l’écriture idéographique, les permutations cabalistiques. Comme le note Fabien Simon, ces inventeurs de langues utopiques, comparables par bien des aspects à Wabeladio Payi, créateur de l’écriture mandombe, oscillent entre deux attitudes paradoxales vis-à-vis de l’écrit : d’un côté l’ambition de créer un système de signes universels compris par tous, de l’autre le désir de réserver le savoir à un petit nombre.
29Il n’est quasiment jamais question, dans ce numéro, de ce qu’on a appelé, au tournant du xxe siècle, la literacy thesis. Cette idée, née plus ou moins indépendamment dans les travaux d’Eric Havelock (1967) ou de Jack Goody (1979), fait de l’alphabétisation le moteur d’une mutation cognitive sans précédent. On pourrait résumer leur thèse en disant que l’écriture a appris aux êtres humains à extérioriser leurs pensées. Des idées qui circulaient, sans cesse reformulées, dans un état de changement constant, acquéraient une forme permanente. Cette extériorisation permettait aussi bien la profession de foi explicite que la remise en cause méthodique. Sans l’écrit, pas de dogme ; sans l’écrit, pas de doute.
30Ce cadre théorique a guidé l’étude de l’écrit jusqu’aux années 1990 (Olson & Torrance 1991).
L’omettre aurait paru une impasse impardonnable. Entre-temps la thèse de l’alphabétisation a été très efficacement remise en cause (Scribner & Cole 1973 ; Halverson 1992 ; Bloch 1997). Ces travaux ont notamment montré que, si l’on voulait trouver un facteur décisif dans les transformations historiques des savoirs, et partant dans les modalités du raisonnement, il ne fallait pas chercher du côté de technologies intellectuelles comme l’écriture, mais plutôt du côté des dispositifs institutionnels conditionnant la transmission des savoirs, par exemple les différents types d’institutions scolaires. Tout en réfutant la thèse de l’alphabétisation (prise à la lettre), cette découverte rejoint cependant une intuition tôt exprimée par ces théoriciens, Havelock au premier chef : la connaissance d’un système d’écriture, à elle seule, ne change que peu de choses si elle ne s’accompagne pas d’institutions et de pratiques ad hoc (Olson 1991).
31Si cette thèse est aujourd’hui obsolète, c’est aussi parce qu’elle constitue, à sa manière, l’un de ces grands récits fonctionnalistes où l’écriture importe avant tout par sa fonction ou par ses effets – négligeant ainsi son histoire réelle. Les auteurs réunis dans ce numéro ont en commun d’éviter de faire de l’écriture la matrice de la modernité, de l’État ou des nations. Ils préfèrent la prendre au sérieux, pour ce qu’elle est, avant de lui chercher une fonction. Débarrassée de son costume de deus ex machina, l’écriture apparaît alors comme un terrain fascinant, propre à réunir des thèmes d’une grande actualité anthropologique : l’interface entre la cognition et la culture, entre le politique et le religieux, entre la culture savante et l’oralité.