- 1 Petites copropriétés et associations syndicales libres.
1Comment faire la ville aujourd’hui ? Les grands ensembles d’habitat social sont, avec ou sans nuances, désignés comme des quartiers de relégation, des ghettos, dans lesquels la vie sociale est difficile, insécure et souvent laissée aux mains des gangs de trafiquants ou – au mieux – des fondamentalistes musulmans. On s’interroge sur les villes nouvelles et leur devenir. Les grandes copropriétés ou les immeubles d’habitat social sont réputés mal s’y porter et seuls les quartiers pavillonnaires récents du milieu de gamme semblent y réussir pleinement. Aujourd’hui, dans la ville nouvelle où l’on construit le plus, c’est-à-dire le secteur du Val d’Europe (à côté de Disneyland Paris, à Marne-la-Vallée), prévalent les résidences services ou les microquartiers associant « maisons de ville », pavillons et petits immeubles, dans des dispositifs qui, aussi bien sur le plan juridique 1 que dans l’organisation spatiale ou dans le mode de commercialisation, sont faits pour favoriser et exprimer la convivialité. Ce que certains (Chalas & Dubois-Taine 1997) appellent la ville émergente fait l’objet d’autres inquiétudes, qui sont plutôt liées au gaspillage de l’espace et à l’utilisation de l’automobile, mais on y ajoute souvent l’hyperindividualisme ou les risques de « sécession » (Donzelot 1999) et l’absence de vie collective.
2Face à toutes ces interrogations, deux objets semblent réunir les suffrages : le village, que l’on imagine plutôt périurbain, doté de toutes les commodités et habité en grande partie par des travailleurs urbains, et la ville dense, celle du centre-ville et des quartiers organisés.
- 2 Avec parfois l’effet positif de stimuler la recherche, à preuve Authier 2001.
- 3 C’est une des lectures que l’on peut faire du courant du New Urbanism.
3Ces perceptions ne sont pas propres aux spécialistes. On les trouve également dans le public, où elles apparaissent sondage après sondage. Dans ces conditions, le quartier devient une représentation idéologique forte et incontournable 2 et l’on finit par croire que la production de la ville se résume à celle de quartiers qui s’articuleront les uns aux autres 3.
- 4 Mais aussi dans L’Espace en question (1974) et L’Espace social de la ville (1966).
- 5 Ce transfert d’un ensemble de cadres de la localité de la sphère de la contrainte, de l’organisatio (...)
4Mais la vie quotidienne se développe souvent dans des cadres dont la notion de quartier ne rend absolument pas compte. On ne se trouve donc pas, ou plus, dans le domaine de l’organisation sociale, comme pouvait le penser un Raymond Ledrut qui, dans sa Sociologie urbaine (1968) 4, fait du quartier une sorte d’échelon « naturel » de la vie sociale. Celui-ci est désormais de l’ordre des représentations sociales, ce qui n’exclut nullement l’efficacité. Il fonctionne comme une référence, parfois comme une prédiction créatrice, même quand il n’a pas de réalité. C’est aussi pour cela que l’on n’en a jamais autant parlé 5.
5En définitive, la question posée est celle de la proximité. Celle-ci fait l’objet d’une demande incontestable, mais dont les formes et les contenus, sur le plan des pratiques, des relations et des valeurs, doivent être examinés. Cette demande, qui va souvent avec celle de sécurité, se localise dans des formes diverses et éventuellement discontinues (comme le dit bien Christian Devillers dans un entretien). En utilisant le terme de quartier, on l’associe avec un système de qualification de l’espace ou de classement des différents secteurs d’une ville, qui n’est peut-être pas de même nature. C’est pourquoi il est de bonne méthode de dissocier les deux, au moins dans un premier temps.
6Parallèlement, la notion de projet urbain connaît une grande vogue, qui n’a d’égal que la multiplicité de ses définitions. Derrière se cache la recherche d’autres manières de produire, dans une logique de coproduction, aussi bien entre acteurs publics et privés qu’entre concepteurs (architectes, urbanistes, paysagistes), investisseurs, aménageurs, politiques et usagers. Pour autant, on ne souhaite sacrifier ni la cohérence ni l’attribution de sens à la ville et à ses éléments. Sur ce dernier point, les exigences sont même beaucoup plus fortes qu’il y a quelques décennies.
7La coopération entre acteurs ne peut réussir que si se développe un « socle commun », habituellement absent au départ, c’est-à-dire un langage qui puisse être partagé. Le quartier offre alors l’image d’un lieu fédérateur, mais ses ambiguïtés sont porteuses d’incompréhensions, au-delà de l’apparent consensus.
- 6 L’enquête réalisée en 2000 et 2001 a été effectuée auprès de trois populations : des « producteurs (...)
8C’est ce jeu complexe entre les différentes perceptions et définitions du quartier dans ses relations avec les nouvelles manières de faire la ville que cet article veut explorer, dans le contexte particulier de l’opération Paris Rive gauche (PRG) 6.
9On a dit que l’idée de quartier reste floue et peut recouvrir des choses bien différentes. Cependant, il existe un cadre de définition partagé par tous. Il s’agit d’un ensemble d’attributs qui sont associés au terme. Mais l’intensité et la définition interne de chacun de ces attributs peuvent varier – aucun n’est véritablement univoque – et la manière dont ils qualifient le quartier également. C’est à partir de là que se fabrique l’impression de parler de la même chose, alors que ce n’est pas vraiment le cas.
10L’enquête montre clairement que toutes les définitions du quartier impliquent quatre attributs, mais de manière variable et avec nombre d’ambiguïtés.
- 7 Et donc des conditions de leur « acceptabilité », voire de leur « désirabilité », pour les usagers.
11Le quartier est toujours défini à partir de l’habitat dans un premier temps et lorsque l’on se réfère à soi. Chez les professionnels, la mixité s’organise dans l’habitat et à partir de l’habitat. Cela constitue une sorte de passage obligé. Mais, outre que la mixité n’apparaît pas comme une très grande préoccupation des usagers (ni d’ailleurs son inverse) on constate que l’idée de quartier spécialisé ne déplaît pas nécessairement et que l’on a des idées sur ce que peut ou doit être un quartier spécialisé. En lisant cela, on se dit que ce qui manque peut-être dans tous les débats autour du quartier, c’est de ne pas donner assez de place aux réflexions sur les quartiers spécialisés 7, sans doute bien plus typiques d’un univers de la mobilité.
12Commerces, services, convivialité et animation sont étroitement associés à l’habitat pour définir l’essentiel du contenu d’un quartier. Cependant, le quartier tel que le voit une bonne partie des professionnels est d’abord celui de la programmation : il existe des besoins précis auxquels on répond systématiquement par des équipements, qui permettent le développement de services, socles de la convivialité. Chez les usagers, les choses ne sont pas aussi nettes : les services ou les commerces sont évalués en fonction de la manière dont ils s’inscrivent dans une pratique quotidienne qui ne se déroule pas nécessairement dans le quartier ; il s’agit moins de former une totalité que de permettre l’harmonie ou l’agrément du quotidien.
13Le quartier est largement représenté comme un espace de mise en scène et c’est dans une perspective très scénographique que sont perçus son centre et ses frontières. Les frontières ont d’ailleurs beaucoup moins d’importance que le centre, qui constitue la scène. On ne leur accorde qu’un intérêt très relatif, surtout chez les usagers, et les professionnels eux-mêmes, malgré l’affirmation qu’un quartier se définit par des frontières, ont vite fait de les relativiser. La clôture n’est pas mise en avant et l’on doit au contraire prendre au sérieux la peur de l’enclavement manifestée par certains habitants de PRG : le quartier est un lieu d’agrément, une scène, mais les personnes interrogées n’ont pas envie qu’il devienne un ghetto. Les exemples donnés sont d’ailleurs éloquents. Il s’agit de quartiers accessibles, bigarrés, aux frontières mal définies, mais spectaculaires par leur espace ou par leur occupation, en fait des quartiers toujours un peu touristiques. De là découle que l’espace public joue un rôle central dans les représentations du quartier, et pas seulement chez les professionnels. D’une certaine manière un quartier, c’est d’abord de l’espace public.
14Le quartier est un espace de maîtrise pour ceux qui l’occupent. On pourrait dire de sécurité, mais ce thème n’est que peu présent. En fait l’idée est plutôt celle d’un espace dans lequel l’individu maîtrise son environnement, à la fois sur le plan cognitif, dans les pratiques et sur le plan relationnel. La maîtrise ne se définit sans doute pas par l’absence d’incertitudes, mais par leur limitation et, en particulier, par la présence de nombreux points de repère qui rendent l’inopiné moins inquiétant.
15A travers ces quatre éléments, on voit se dessiner un problème essentiel pour les analyses sociologiques aussi bien que pour les débats publics sur le quartier. Cela pourrait se résumer dans une question un peu lapidaire : le quartier est-il un ordre ou une offre ?
16On peut en effet concevoir le quartier comme un ordre spatial, fonctionnel et social. Spatial en ce qu’il fonctionne comme un principe d’organisation spatiale, avec un centre, une périphérie, et des frontières, qui s’inscrit dans un ordre spatial plus large, toujours organisé selon les mêmes principes : l’espace du quartier est une partie de l’espace de la ville, à la fois partie d’un tout et élément spécifique ayant son « identité » et une certaine autonomie. Fonctionnel, dans la mesure ou le quartier se définit par la primauté de la fonction d’habitation (sauf dans le cas particulier du centre-ville), à laquelle il associe un ensemble de services qui répondent aux besoins des habitants, tout cela n’excluant pas quelques spécialisations, commerciales, artisanales, industrielles, pour autant qu’elles n’excluent pas ce qui précède. Social, car le quartier est un lieu d’appartenance sociale, avec ses hiérarchies, ses systèmes d’échange, sa culture et, bien entendu, ses processus de contrôle.
17On peut également le considérer comme un système d’offre, c’est-à-dire comme présentant des opportunités que l’on peut ou non saisir, mais qui n’ont aucun caractère automatique ou contraignant. Offre de services et de commerces, offre de relations, offre de spectacle ou d’animation, offre de paysage urbain. Sans doute pourrait-on ajouter offre de bien-être, d’objets renforçant le sentiment de maîtrise, pour ne pas dire de structures de confiance (cf. notamment Lefeuvre 1999). Dans ce cas, le quartier ne fonctionne ni comme un cadre d’organisation de la vie quotidienne et sociale, ni comme un lieu de contrôle ou de contrainte, ni comme un élément dans une structuration hiérarchique et continue de l’espace urbain.
18La difficulté c’est que, lorsque les uns s’intéressent à l’offre, d’autres peuvent comprendre qu’ils parlent de l’ordre. C’est parfois le cas lorsque les chercheurs interprètent le discours des habitants. Ça l’est également dans la relation entre producteurs de la ville et habitants.
- 8 C’est-à-dire que ses habitants traitent comme un patrimoine dont ils seraient les dépositaires.
- 9 On évitera ici le long débat que nécessiterait la notion d’ambiance en restant au plus près des déf (...)
- 10 Dans le cadre des deux enquêtes évoquées et de deux autres, menées l’année précédente.
- 11 Cette interprétation n’est ni gratuite, ni seulement intuitive, ni même fondée sur l’analyse de nos (...)
19Les architectes et les urbanistes raisonnent souvent en héritiers du mouvement moderne qui auraient mis l’eau de la diversité architecturale et de la mixité (fonctionnelle et sociale) dans leur vin corbuséen. Ils postulent un ordre de la ville et font du quartier un élément de cet ordre. Il est d’ailleurs facile et injuste d’en sourire : l’espace public apparaît comme le lieu majeur de l’intervention de l’urbanisme, mais sur quoi d’autre pourrait-on la fonder ? Sur des considérations purement esthétiques ? L’urbanisme disparaîtrait alors devant le pur paysagisme, et en dernière analyse devant les arts plastiques. L’urbaniste ne peut pas véritablement jouer son rôle si sa représentation de la ville se limite à la liste des problèmes à résoudre, par rapport auxquels il ne serait que le coordinateur des techniciens porteurs de solutions. Les représentations disponibles ne sont pas si nombreuses et celle d’un ordre urbain « raisonnable » qui s’exprime à travers les visions du quartier que l’on a présentées n’est pas déshonorante. Mais cela n’empêche pas que les usagers (au moins ceux des grandes villes et en particulier de l’Ile-de-France que nous avons interrogés au cours de deux autres enquêtes) raisonnent dans le cadre du quartier comme offre et non du quartier comme ordre. Cela aboutit à une faible référence au quartier patrimonial 8, le « quartier où je suis né » étant à peine évoqué, et en revanche à une logique de l’ambiance 9 qui tient une place fondamentale dans les rapports des habitants au quartier. En définitive, les habitants des villes (en tout cas ceux que nous interrogeons ces dernières années 10) sont avant tout des consommateurs d’ambiances et de différences d’ambiance. On a besoin, ou du moins envie, de vivre dans une ambiance, à laquelle on attribue un sens, mais également de pouvoir changer d’ambiance. L’ambiance est certainement une des composantes de la sensation de maîtrise et le sentiment d’insécurité est probablement lié, parmi d’autres facteurs, à l’absence d’ambiance organisée ou à des ruptures de l’ambiance 11.
- 12 On ne voit pas au nom de quoi les chercheurs pourraient mettre en cause les valeurs véhiculées par (...)
20Si l’on suit cette ligne, on comprend pourquoi les usagers ont des attitudes nuancées et complexes vis-à-vis de l’ouverture et de la clôture. D’un côté, ils veulent préserver l’accès à une diversité d’ambiances et l’enclavement, c’est-à-dire tout ce qui gène l’accès à d’autres offres, est perçu négativement. En outre, ils souhaitent la venue de ceux (touristes, chalands…) qui contribuent à la fabrication du spectacle de la ville. Mais, d’un autre coté, ils craignent les ruptures d’ambiance et, plus généralement, les ruptures de maîtrise. Cela suppose par exemple que l’on ferme certains espaces. En fait, l’idéal, largement irréaliste, reste celui d’un espace ouvert mais contrôlé. Cela fait partie de l’image de la ville soft, qui, aussi bien chez les professionnels que chez les habitants de la classe moyenne, se cache derrière diverses représentations. L’intérêt de l’exposition « Mutations » de Bordeaux, quels qu’aient été ses défauts et ses outrances par ailleurs, est d’avoir été en assez forte rupture avec cette imagerie de la ville soft 12.
21Le raisonnement qui précède conduit, lorsqu’on examine la demande sociale, à dissocier assez fortement ce qui concerne d’un côté les services et la convivialité, de l’autre le spectacle de la ville et l’ambiance, même si les deux se rencontrent. Le premier aspect s’inscrit très fortement dans la demande de proximité.
- 13 Qui fonctionnent comme des « ressources exclusives » (cf. Bourdin 2000 : 166-169).
22Si l’on en juge par le contenu des entretiens réalisés, la revendication de proximité regroupe trois dimensions : la facilité d’usage, la familiarité et la maîtrise. Le tout est d’abord référé à la vie quotidienne, éventuellement à la famille et à l’habiter. La facilité d’usage est symbolisée par l’épicerie maghrébine, la familiarité par la permanence. La maîtrise s’exprime dans un ensemble de connaissances pratiques qui permettent d’avoir prise sur les commerçants, les lieux, etc. C’est pourquoi ce que l’un de nos interlocuteurs appelle la sédentarité est valorisé : cela permet d’augmenter la familiarité et la maîtrise. Les habitants passent leur temps à créer de la familiarité et à rechercher les microsavoirs 13 à partir desquels se construit la maîtrise. Cela commence par avoir dans la tête les heures et les jours d’ouverture des commerçants, mais il y a bien d’autres savoirs plus sophistiqués, ceux qui concernent les coutumes religieuses ou l’organisation de vie des voisins par exemple, qui entrent dans cette construction. Le problème c’est qu’un contexte urbain caractérisé par le vide, par le fait que chacun se claquemure chez lui ou, d’une autre manière, par une mobilité trop importante, empêche le développement de ce processus : on voit comment maîtrise et sécurité peuvent entrer en contradiction.
- 14 Ces trois termes sont utilisés au sens de Giddens (1994).
23Confondre la capacité d’usage avec l’appropriation est une erreur. L’appropriation est un phénomène d’ordre symbolique ou éthologique, qui met en cause la représentation de soi et des autres, ainsi que des phénomènes d’identification aux lieux ou d’étayage dont la complexité psychologique est grande. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’ils correspondent à l’évolution de la psyché contemporaine. En revanche, la capacité d’usage est fortement valorisée, dans la mesure ou la construction de nos comportements passe de plus en plus par l’usage d’objets techniques, de dispositifs, de services. Rendre l’usage simple et flexible, diminuer – au moins en apparence – sa délocalisation 14 et le recours aux systèmes experts 14 et à la confiance 14 pour lui recréer de la micromaîtrise est certainement quelque chose d’assez largement valorisé.
24La familiarité est avant tout un phénomène perceptif, et il ne faut certainement pas vouloir lui en faire dire plus : le fait de rechercher un univers familier (donc relativement stable) ne correspond en rien à la production d’une appartenance, d’un groupe, d’une culture spécifique. Le terme d’identité est tellement vague que tout le monde s’y reconnaît, mais il est propice au développement de cette confusion. La convivialité est un aspect de la familiarité, c’est pourquoi elle passe avant tout par le fait de se parler, de partager des informations ou de participer à des micro-événements ensemble.
25On dira volontiers qu’il existe trois formes de proximité (ou trois échelles si l’on tient à une lecture métrique) :
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La proximité du coin de la rue, celle du marchand de journaux, de l’épicerie maghrébine, du bistrot. Elle est marquée à la fois par la convivialité, c’est là que l’on rencontre d’autres habitants et que l’on fait provision d’une partie des informations latérales qui permettent de développer la maîtrise, et par les services (donc la capacité d’usage). Très précisément par tout ce qui permet soit de rythmer le quotidien (voire d’y introduire des rituels publics), soit de pallier les difficultés de base de l’organisation matérielle. En ce sens, la proximité du coin de la rue est la base de la proximité.
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La proximité de la cour d’immeuble, celle de la copropriété, voire du palier. Dans ce cas, c’est la maîtrise qui l’emporte, plus ou moins associée à la familiarité. Contrairement à la proximité du coin de la rue, qui exige un minimum d’ouverture pour que l’inopiné puisse apparaître, celle-ci repose souvent sur la clôture. Au passage, cela n’a rien de nouveau : les concierges et les commères d’autrefois assuraient un contrôle de l’espace certainement aussi efficace que toutes les caméras et toutes les serrures du monde.
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La proximité de ce qui est accessible à pied (sans rue trop difficile à traverser). Ici ce sont les commerces, les équipements, en particulier l’école élémentaire, mais aussi les lieux de promenade, de loisir et de spectacle qui sont en cause. On retrouve la capacité d’usage. La familiarité change un peu de sens, en se forgeant plus autour de la connaissance des lieux et des parcours, mais, là encore, l’information latérale tient une grande place. La maîtrise est beaucoup plus dépendante de l’espace public, de l’ordre public, des autres.
- 15 L’expression est employée par J.-B. Humeau dans sa thèse sur les Tsiganes.
26Au demeurant, il ne faut pas confondre la proximité accessible à pied et le polygone de vie 15, ni considérer que la proximité ne peut pas se construire sur d’autres segments du polygone de vie que ceux que l’on vient de décrire.
27Le polygone de vie est une figure fictive, mais à laquelle correspondent des espaces de mobilité concrets, qui relie tous les lieux utilisés régulièrement dans l’organisation de la vie quotidienne. On peut le construire à l’échelle de l’individu, mais il est sans doute plus pertinent de le faire à l’échelle de la famille. Les lieux du polygone de vie, par exemple tel hypermarché et encore plus le lieu de travail, celui ou l’on accède aux transports en commun ou les lieux habituels de loisir peuvent faire l’objet d’un processus de construction de proximité. Ainsi le même individu peut-il se fabriquer plusieurs espaces de proximité, ce qui incite encore plus à se méfier de l’assimilation entre la proximité et la définition classique du quartier.
28La ville est un spectacle. Cela signifie deux choses : d’une part que l’environnement urbain, qu’il s’agisse des paysages ou des comportements des autres, constitue un spectacle dont tout le monde est friand (y compris bien sûr les professionnels, mais ils l’oublient parfois dans leur activité), d’autre part que les usagers appréhendent la ville comme un espace de loisir dans lequel on cherche le spectacle ou l’événement.
29La notion de spectacle peut se développer en quelques dimensions que l’on retrouve assez nettement dans les entretiens :
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L’eau, la verdure et ce qui évoque un espace naturel marqué par l’un et l’autre. Les « guinguettes » de la Seine sont très significatives parce qu’elles correspondent à la fois à la distraction et à l’association avec l’eau (et si la verdure était plus nettement présente ce serait mieux). Le jardin de Bercy est plébiscité.
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Les équipements de loisir (par exemple les cinémas).
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Le paysage urbain (skyline, mais aussi ce que l’on voit en marchant, etc.), à la fois spectacle des formes urbaines et des objets (ceux de la consommation) mis en scène dans la ville. On est frappé (dans d’autres enquêtes également) par l’importance des diverses formes de la promenade, qui touchent presque tous les milieux et tous les âges.
30Le spectacle de la ville se concentre dans des éléments emblématiques. Dans cette enquête, on voit l’importance de la référence aux quartiers populaires et au spectacle du village dans la ville, suivis mais de relativement loin par les hauts lieux architecturaux ou symboliques, et accompagnés d’une préférence nettement marquée pour tout ce qui est ancien, historique. Cela appelle deux remarques.
31La première est de l’ordre de l’interprétation : il y a bien expression d’une sorte de mythe du quartier village, mais celui-ci est bien moins social (sauf sous l’aspect de la familiarité) que spatial, c’est d’abord une organisation de l’espace qui est en cause. En outre, ce mythe n’a rien de rural. Ce qui s’exprime massivement dans nos entretiens c’est plutôt une nostalgie de la grande ville comme espace à la fois maîtrisable dans la pratique (facile d’usage) et cosmopolite.
- 16 Réalisée en 1999 et portant sur la marche.
32La seconde nous est suggérée par une autre enquête 16. Si cette fois-ci on nous parle peu du spectacle urbain offert par des espaces architecturaux monumentaux, comme le Louvre, les Tuileries et la rue de Rivoli, dans cette enquête, les personnes interrogées nous ont toutes dit l’intérêt qu’elles y attachaient. Mais ces hauts lieux très recherchés et considérés comme un spectacle très satisfaisant ne sont pas associés à l’idée de quartier. Une grande partie de la consommation de la ville comme spectacle ne passe pas du tout par le quartier.
- 17 Où se concentrent les galeries d’art contemporain, sans que personne l’ait réellement voulu.
- 18 Association entre activités de loisir et commerce, dont la réalisation la plus significative en Fra (...)
33En définitive le spectacle de la ville met en œuvre plusieurs ressorts. Les perceptions esthétiques d’abord : c’est une banalité de dire que l’esthétique prend de l’importance dans les perceptions communes (même si les normes esthétiques s’affaiblissent), mais on le constate sans cesse. Esthétique doit être compris au moins autant en référence à son étymologie, c’est-à-dire comme l’importance accordée à ce qui est perçu par les sens (on retrouve l’idée d’ambiance) qu’en référence précise au beau, qui n’est d’ailleurs pas absent, même si c’est de manière floue. La curiosité sociale ensuite, qui se transforme très souvent en recherche du cosmopolitisme (ou du moins de l’ambiance cosmopolite). Le goût de l’événement et du mouvement, voire du changement, qui fait par exemple une part de la fascination de certains pour l’évolution de la rue Louise-Weiss 17. Enfin la faveur accordée aux postures de loisir : pratiquer la ville doit pouvoir être une distraction, exactement comme dans le fun shopping 18 on associe le commerce et le loisir. Evidemment, tout cela doit aller de pair avec une capacité de maîtrise intacte et c’est bien là que commencent les difficultés…
34Mais le spectacle et l’ambiance appellent la symbolique et, dans le cas de PRG, celle-ci n’est pas compréhensible si l’on ne se réfère pas à un ensemble de spécificités du contexte.
35L’opération PRG intervient dans un espace qui est d’abord ferroviaire. Cela marque de deux manières : dans la mesure où l’activité ferroviaire demeure, elle entraîne un urbanisme de dalle (même si ce dernier s’est organisé de manière beaucoup plus souple que dans le cas d’une grande dalle comme celle de la Défense), et contraint à une stratégie (également liée à la création de la Bibliothèque François-Mitterrand 19) consistant à aménager la zone par ses périphéries, ce qui n’est pas sans influence sur la manière dont la vie sociale, la symbolique, la perception de la proximité, voire le sentiment d’appartenance, se développent ; il est possible que les choses aient été quelque peu différentes si l’on avait pu commencer l’avenue de France (au centre de l’opération) plus tôt. L’espace libre est peu porteur de significations, de vestiges ou de pratiques, il n’est d’ailleurs pas non plus très difficile à requalifier techniquement parlant. Donc, une partie de l’opération se déroule largement comme sur une tabula rasa, autant que dans une ville nouvelle. En outre, si l’on regarde au-delà du périmètre de l’opération, on voit que l’existence d’un quartier de gare autour d’Austerlitz est particulièrement fragile. Même si à Paris les quartiers de gare s’affirment moins fortement que dans beaucoup de villes de province, la comparaison avec les autres gares et leur voisinage (Montparnasse, Saint-Lazare, gare du Nord ou de Lyon) montre combien Austerlitz est peu ancrée dans un quartier. Cela se comprend assez facilement, compte tenu de la présence du Jardin des Plantes d’un côté et de la Pitié-Salpêtrière de l’autre. Mais cela fait désormais partie des données de PRG, qui ne peut en aucun cas devenir la continuation d’un quartier qui n’existe pas…
36La Salpêtrière (flanquée de la Pitié) occupe tout un flanc de l’opération et, ni du côté des concepteurs et maîtres d’ouvrage, ni du côté des usagers, on ne voit émerger quoi que ce soit qui pourrait constituer la base d’un hôpital-ville, même si la question des rapports entre l’hôpital et la ville est beaucoup posée aujourd’hui.
- 20 Selon les projets RATP-SNCF-Ville de Paris, ce pourrait être en concentrant la desserte TGV des Alp (...)
37Donc, la gare n’est pas une gare comme les autres et on nous annonce que si elle se redéveloppe ce sera en particulier autour du trafic de nuit 20, donc en restant à part. L’hôpital est une forteresse inaccessible. Le chemin de fer a laissé peu de points symboliquement forts. Restent la Seine, la BNF, les frigos (le 91 quai de la Gare) et la future avenue de France. Mais l’opération ne se veut en rien un quartier de bords de Seine et, si le fleuve est facilement chargé de sens, il reste un peu extérieur à PRG. La BNF est, pour le dire vite, un symbole peu attractif, en tout cas, pour les usagers, elle n’évoque pas l’animation et le dynamisme, ni ne représente véritablement un point fort auquel on se sent attaché, mais plutôt un corps étranger, qui d’ailleurs suscite plutôt une relative indifférence que l’antipathie. L’avenue de France (avenue centrale) n’existe pas encore et il est difficile de dire quel rôle exact elle jouera, mais on comprend bien qu’elle constitue un enjeu essentiel à tout point de vue pour l’avenir du quartier. Les frigos, à cause des artistes, surtout si on les associe à la future université et au côté branché de la rue Louise-Weiss, constituent une aubaine pour produire du sens et se fabriquer une emblématique (habituellement appelée et souvent à tort : identité).
- 21 Elle repose sur une ressource exclusive (mode-culture) forte, mais très instable et dont l’accès n’ (...)
38On est donc globalement dans une symbolique qui est plus celle de la distinction que celle de l’expression collective, mais d’une distinction relativement déréalisée. En effet, une symbolique organisée autour de grandes fêtes collectives (comme la course du Palio à Sienne, les carnavals, etc.) ou de saints patrons et de personnages historiques emblématiques est d’abord de l’ordre de l’expression collective. Une symbolique référée à des traits (sociaux ou professionnels) spécifiques (par exemple le caractère aristocratique ou ouvrier) est de l’ordre de la distinction. En général, ce type de symbolique permet d’exclure autant que d’inclure. Ici elle paraît déréalisée dans la mesure où elle est peu efficace 21 en termes d’exclusion et d’inclusion.
39De fait, en dehors de l’évocation de quartiers populaires et de quelques hauts lieux parisiens, les personnes interrogées parlent surtout des éléments symboliques propres à PRG. Ceux-ci sont en petit nombre et l’on retrouve vite une sorte de bloc associant les frigos, la venue de l’université et l’animation culturelle. La Bibliothèque fait certes l’objet de discours, mais elle n’est que très relativement pourvoyeuse de sens.
40L’interprétation de ce constat n’est pas très facile. D’une part, les entretiens portaient avant tout sur le quartier et la notion de quartier. On peut en déduire que l’on n’associe pas le quartier avec des symboles forts, ce qui correspond à tout ce que l’on vient de dire, mais il faut être plus prudent en ce qui concerne la ville en général. La minoration de la symbolique urbaine peut être pour une part un effet d’enquête et, dans ce cas, on ne pourrait en déduire qu’une chose, d’ailleurs importante : c’est que les perceptions de la ville sont discontinues et que la lecture en termes d’ambiances est relativement indépendante d’une lecture en termes de symboles. Par ailleurs, on l’a vu, le travail de production symbolique ne dispose que de peu d’éléments pour s’alimenter.
41Ces précautions prises, on remarque quand même que, dans l’ensemble du discours recueilli, les références symboliques sont soit d’ordre un peu folklorique ou du moins nostalgique (à propos des quartiers populaires), soit purement emblématiques (quelques emblèmes parisiens, en particulier la Seine). La BNF ne fait que peu recette, et à travers les étudiants, les frigos, l’intérêt pour la rue Louise-Weiss, c’est avant tout une symbolique du changement et de l’animation (dans le registre culturel, il est vrai) qui est mobilisée.
42De la même manière, l’évocation de l’esprit pionnier (autrefois fréquent dans ce genre d’opérations) s’arrête à la capacité de maîtriser son environnement ou encore à une esthétique du chantier et laisse de côté tout ce qui pourrait ressembler à un grand récit de la conquête.
43Sans vouloir tirer des conclusions hâtives, on peut en inférer une hypothèse ou une question : dans quelle mesure y a-t-il un désinvestissement du sens, par certaines catégories d’habitants et dans certaines conditions, qui serait compensé par le primat des ambiances et du jeu des ambiances ?
44En définitive, on peut se demander si les ambiguïtés liées aux diverses perceptions du quartier et de la proximité et à cet affaiblissement du symbolisme dont l’interprétation reste ouverte ne contribuent pas à la mise en place d’une incompréhension généralisée entre les acteurs que, paradoxalement, la recherche d’une production plus proche des usagers contribue à aggraver.
- 22 Ici considérée non du point de vue de la position par rapport à l’opération, mais du point de vue c (...)
45L’opération PRG a donné lieu à un débat public très fort accompagné de grandes opérations de concertation. On en déduit un peu vite que, s’il existe des oppositions sur les objectifs et les modalités, tous les acteurs (y compris les contestataires les plus radicaux) donnent le même sens aux mots et raisonnent dans le cadre du même référentiel. Cela est peut-être vrai dans la sphère professionnelle 22, mais à l’échelle de l’ensemble des acteurs, les ambiguïtés observées à propos du quartier s’inscrivent dans un ensemble plus large d’incompréhensions, d’autant plus gênant que l’évolution du mode de management de l’opération donne toujours plus d’importance à l’intercompréhension.
46En effet, au départ, on raisonne largement dans le cadre classique de la programmation des équipements, donc d’un ensemble de réalisations correspondant aux besoins d’une population et qu’il s’agit de réaliser dans l’ordre le plus pertinent et avec des délais aussi bien calculés que possible. Peu à peu, on passe à la valorisation du processus et à l’importance de trouver des équilibres et de donner du sens à ce qui se passe à tout instant. Cela conduit notamment à la valorisation du provisoire.
- 23 Il faut rappeler que ce terme correspond traditionnellement au métier qui consiste à maîtriser le f (...)
47Du coup, la définition du rôle de l’aménageur 23 s’élargit à une coordination d’ensemble des intervenants – notamment de ceux qui se trouvent dans la position juridique de maîtrise d’ouvrage –, à un rôle majeur dans la concertation et, plus encore, il devient celui d’accompagnateur de l’opération, c’est-à-dire, pour employer un vocabulaire plus précis, de facto, de gestionnaire de site en même temps que de responsable du développement, pendant la durée de l’opération. Cette nouvelle manière de penser le rapport au temps de l’opération, qui induit une redéfinition du rôle de l’aménageur, conduit également à la distinction affirmée par certains professionnels entre « un noyau dur » qui donne son sens à l’opération et doit être préservé, maintenu, développé, dans la durée et le reste, qui peut faire l’objet de redéfinitions permanentes. Certains vont encore plus loin dans le raisonnement. N’est-il pas possible de redéfinir les principes à mesure que l’opération avance, c’est-à-dire de faire de la cohérence non le résultat d’un ensemble de principes et de choix ex ante, mais le résultat d’un travail permanent qui permettra de définir des principes ex post ? Dans un tel contexte, la concertation avec les investisseurs, les divers acteurs de la ville et les usagers peut avoir des développements totalement différents.
48Ce basculement n’est pas facile à faire car il demande une profonde transformation des méthodes chez les producteurs, particulièrement en matière de communication. Or l’enquête montre un décalage considérable entre le discours de justification d’un certain nombre de concepteurs et le discours socialement audible (et pas seulement par les usagers). Le discours tenu par ces concepteurs peut avoir du sens par rapport au milieu de l’art contemporain. Le seul problème est qu’il ne s’agit en rien de produire de l’art contemporain mais de produire des objets urbains, des morceaux de ville et, fort rarement, des témoignages de l’art contemporain dans la ville. Qu’une démarche de cette nature inspire les concepteurs peut se comprendre, mais au moment de passer à la fois à l’acte et à la justification, ils doivent changer de registre. Quelles que soient les sources de l’inspiration, il faut les recycler dans le champ où l’inspiration va se réaliser, en l’occurrence celui du social et de la « machinerie urbaine ».
49Mais ce problème ne se pose peut-être pas qu’à propos du discours de la conception. Du moins est-on frappé par la faible résonance chez les habitants d’un concept flou mais mobilisateur, celui de mixité. Ce « mythe rationnel » paraît parfois fonctionner comme une sorte de clause de style chez les professionnels, en tout cas comme une valeur tellement transcendantale qu’elle est sans portée précise dans la pratique, et n’atteint que très faiblement les usagers, même pour provoquer les oppositions. Le fait qu’il existe une clientèle immense pour les immeubles sécurisés ne veut pas dire que l’on s’oriente massivement vers les gated communities et la « sécession urbaine ». D’un autre côté, le fait que la classe moyenne diplômée française ait très envie d’habiter dans la « rue Gama » des publicitaires, pourvu que ce ne soit pas dangereux, ne veut pas nécessairement dire qu’elle a les valeurs cosmopolites chevillées au corps. En fait, la question ne se pose pas nécessairement en ces termes et la mixité ne constitue sans doute guère plus qu’une idée mobilisatrice pour les milieux spécialisés, ce qui d’ailleurs n’est pas si mal.
50Reste la concertation. Pour certains il s’agit d’un dispositif de gestion des conflits, ce qui a le mérite d’être clair. Mais, outre que cette conception n’est pas fortement partagée, il resterait à savoir quels conflits sont gérés par la concertation, plutôt par exemple que par le jeu politique classique. Cela supposerait notamment que l’on ait des idées un peu plus précises sur ce qu’est la société civile aujourd’hui – éventuellement sur la manière de la développer ou de la recréer – et sur le rôle qu’elle peut jouer. Plus souvent, la concertation est conçue comme un lieu d’expression et si possible de désamorçage de la contestation. Cette conception est remarquablement pauvre, elle débouche parfois sur des comportements ou des discours assez démagogiques, et l’on est aux antipodes de la coproduction. Celle-ci suppose d’ailleurs ce « socle commun » de connaissances qui n’est pas facile à constituer, car il y faut du temps, une capacité de traduction forte des animateurs du processus et probablement un cadre institutionnel adapté.
51Les résultats de l’enquête réalisée à PRG n’incitent nullement à contribuer au « Petit Habermas illustré » et ce n’est pas l’objectif que poursuivait cet article. En caricaturant, les utilisateurs d’Habermas en tirent principalement trois points : 1. il est plus important de se comprendre, de délibérer et de s’entendre que de faire ; 2. pour cela on doit constituer des espaces (au sens métaphorique) largement ouverts, permettant la construction de véritables débats publics ; 3. l’essentiel c’est d’argumenter. Quoi qu’on pense de ces affirmations et de leurs rapports avec la pensée d’Habermas, tel n’est pas le propos tenu ici.
52Il s’agit en effet d’insister sur deux points complémentaires, que l’enquête met particulièrement en évidence : en premier lieu, la construction de références communes est indispensable au faire (à la production d’objets) aussi bien qu’à la controverse et à la communication. Or, dans le domaine de l’urbanisme comme dans d’autres, il existe une crise profonde des références communes. Celle-ci ne s’arrête pas à l’antagonisme des valeurs ou de visions du monde, ni aux difficultés de l’interaction entre des savoirs constitués, ni même à l’insuffisance des lieux de débat dans une perspective procédurale. Elle concerne d’abord – à la base – la connaissance des objets qui sont en cause et les représentations que nous nous en faisons. Dès que l’on se trouve dans un contexte urbain complexe, personne ou presque n’a une connaissance minimale de l’ensemble des objets dont on parle, par exemple gare, aéroport, centre de recherches, quartier d’habitat social, même s’ils se trouvent au voisinage les uns des autres (Bourdin & Le Breton 2000). Les idées que les uns et les autres s’en font sont en outre très diverses.
- 24 Certains diraient qu’il s’agit d’un trait typique de la postmodernité, d’autres d’un passage à la l (...)
53En deuxième lieu, l’illusion de pratiquer le même langage, donc d’avoir un stock de références communes, naît de l’utilisation de notions qui associent la polysémie que rend possible un important effet de halo (souvent lié à une forte charge émotionnelle) les entourant, avec la diversité des statuts qui leur sont donnés. Tel est le cas de notions comme l’ambiance, le projet, le quartier, mais également la sécurité, la convivialité, ou encore la mixité sociale et, bien entendu, le quartier : omniprésentes dans le discours sur la ville et la production urbaine, elles sont l’objet de conceptualisations spécifiques, liées à divers domaines de la connaissance, en particulier aux sciences sociales. Elles servent également de concepts descriptifs pour rendre compte de situations ou de comportements. Elles sont aussi utilisées comme catégories de l’expérience par les usagers (ou les concepteurs) de l’espace urbain. Elles servent enfin de support à des discours de type idéologique, destinés à valoriser une profession ou une conception politique. Cette pluralité, très typique de la plasticité du sens dans les sociétés contemporaines 24, peut permettre d’enrichir une démarche maîtrisée. Elle peut également entraîner les pires incompréhensions, au point que l’on croie faire consensus, alors que l’on se trouve au cœur du non-sens. Tel est bien le risque du discours actuel sur le quartier.