1Grégory Delaplace est maître de conférences à l’université Paris Nanterre, membre de l’Institut universitaire de France et du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative. Ses recherches en Mongolie l’ont conduit à s’intéresser à la place que les vivants assignent aux morts. Il a commencé ces dernières années à explorer les archives de la Société de Recherche Psychique, en Grande-Bretagne, à la recherche d’une nouvelle source de récits d’expériences vécues de rencontres avec l’invisible. Il est l’auteur de L’invention des morts (EMSCAT, 2008) et a codirigé avec Caroline Humphrey et Franck Billé le volume Frontier Encounters (Open Book Publishers, 2012).
2C’est une affaire un peu particulière qui amène Garry Allighan devant le 132, Teesdale Street en ce début de février 1938, au cœur du quartier populaire de Bethnal Green, à l’est de Londres. Journaliste au Evening Standard, Allighan doit rendre compte de phénomènes étranges survenus dernièrement dans cette maison : cela fait quelque temps que, plusieurs fois par jour, un cri quasiment inhumain s’en échappe, suivi du fracas de meubles projetés au sol. Dans les deux chambres du premier étage, les portes dont on a pourtant la certitude qu’elles étaient fermées à clé sont retrouvées grandes ouvertes, les meubles sont déplacés et les chaises renversées. Pour étranges qu’ils soient, ces phénomènes ont pour les habitants et leurs voisins quelque chose de familier – et c’est bien cela qui les inquiète. Le cri évoque celui que Mme Davis, la maîtresse de maison décédée il y a cinq mois, poussait lorsqu’elle était frappée d’une crise d’épilepsie et le fracas, celui des meubles qui tombaient au sol alors qu’elle essayait de s’y raccrocher dans sa chute.
- 1 Nandor Fodor se rendra à huit reprises au 132, Teesdale Street et produira en collaboration avec s (...)
3Le journaliste a lui-même entendu ce cri, alors qu’il discutait au rez-de-chaussée avec les habitants de la maison, « un cri angoissant, comme celui d’une femme qui souffre », écrivit-il le soir même (Evening Standard, 5 février 1938). Alors que tous se ruent à l’étage, où personne ne devait pourtant se trouver à ce moment précis, ils trouvent la porte béante, les draps au sol et les meubles sens dessus dessous. L’article saisissant dans lequel il rend compte de son expérience est probablement responsable de la foule présente sur les lieux dès le lendemain – et chaque jour pendant plus d’une semaine – pour assister à ces phénomènes. C’est en tout cas ce qui décide le docteur Nandor Fodor, célèbre enquêteur de l’International Institute for Psychical Research, à s’y rendre pour interroger la famille et pour déterminer si ce sont bien des phénomènes paranormaux qui sont à l’origine de ces manifestations et non des agissements ordinairement humains. Fodor interroge longuement, et à plusieurs reprises au cours des deux semaines qui suivront sa première visite, les deux familles logeant dans la maison : les Davis qui occupent le rez-de-chaussée et le premier, et les Harrison qui habitent au second. George Davis, veuf depuis septembre, vit à présent avec ses deux enfants non mariés, Grace et Sydney (cinq autres ont déjà quitté le foyer parental) ; Mme Harrison quant à elle s’est installée là il y a quelque temps, avec son mari et leur jeune enfant, pour s’occuper de Mme Davis, invalide depuis plusieurs années1.
4À mesure qu’il s’entretient avec les membres de ces deux familles, et notamment avec Grace et Mme Harrison qui semblent les plus affectées, Fodor constate que ces phénomènes surviennent en fait depuis un certain temps ; ils ont commencé dès l’enterrement de Mme Davis et ont pris un tour plus inquiétant depuis novembre. Les cris et le mobilier chamboulé ne sont pas non plus les seuls incidents rapportés : des coups répétés – « comme du morse », précise-t-il dans son premier rapport – émanent du plafond et des murs à différents moments de la journée, des courants d’air traversent inexplicablement les pièces, des sentiments d’oppression se font sentir sur les poitrines aux petites heures du jour, des odeurs de formol ou de Bovril, la boisson favorite de Mme Davis, remplissent soudain l’atmosphère avant de se dissiper. Plus préoccupant encore, Grace et Mme Harrison ont chacune vu séparément la forme vaporeuse d’une main passer par l’encadrement d’une porte du rez-de-chaussée, ainsi qu’une silhouette reconnue pour être celle de Mme Davis. En une autre occasion, alors que plusieurs personnes se trouvaient dans le salon, un portrait de la défunte qui était accroché au mur s’est mis à glisser doucement vers le piano avant d’être projeté dans les airs pour atterrir sur le fauteuil. Enfin, pour couronner le tout, des objets sont constamment déplacés : les pelotes à épingles, grandes favorites de ce petit jeu, sont mystérieusement retrouvées hors de la cloche sous laquelle elles sont habituellement rangées, posées sur un meuble à quelques pas de là ; les bibelots qui ornaient une commode sont retrouvés méthodiquement disposés sur une table voisine.
5Dès le début de son enquête, les soupçons de Nandor Fodor se portent sur Mme Harrison, dont les témoignages lui semblent contradictoires et peu convaincants ; elle est parfois introuvable au moment précis où les manifestations se produisent, laissant supposer qu’elle pourrait en être l’auteure. C’est d’ailleurs aussi l’avis de M. Davis, qui la suspecte de tout manigancer pour quelque raison obscure – il se ravisera lorsqu’il sera lui-même confronté à des apparitions dans les jours suivant les premiers entretiens. L’enquêteur lui aussi changera d’avis au fur et à mesure de ses visites et de ses découvertes. Les relations entre Mme Davis et Mme Harrison étaient loin d’être au beau fixe : le mari de la première passait beaucoup trop de temps avec la seconde et des rumeurs allaient également bon train sur les dettes que Mme Harrison avait contractées auprès des Davis. Une médium contactée par Mme Harrison dès novembre révélera par la suite à Fodor qu’elle avait prévenu cette dernière de l’animosité que Mme Davis ressentait à son égard – ce dont elle aurait eu la confirmation quelques semaines plus tard, lorsqu’une forme vaporeuse dans laquelle elle reconnut la vieille infirme lui aurait tout bonnement dit de partir (« Go! »). Plus que de dettes impayées, c’est enfin de vol que Mme Harrison se trouvera accusée, lorsque les disparitions de bijoux et d’argent de la défunte finiront par lui être attribuées, plutôt qu’à la sénilité de celle-ci dans ses dernières années.
6Il ne faisait donc aucun doute pour Nandor Fodor, ni pour les autres membres de la famille au demeurant, que Mme Harrison fût la cause de ces phénomènes – de ce qui ne tardera pas à être connu localement comme « le fantôme de Bethnal Green ». En était-elle directement responsable, avait-elle fabriqué ces phénomènes de toutes pièces ? Ou indirectement seulement, de par le ressentiment qu’elle avait engendré et qui retenait la défunte en ce monde ? Peut-être un peu des deux ? Peu importe, d’une certaine manière : dans tous les cas, elle était la cause du problème et par conséquent la clé de sa résolution – elle devait partir. C’est ce qu’elle finit par faire un peu plus tard en février et les phénomènes cessèrent dès qu’elle eut quitté les lieux. Restait pour la science psychique à établir dans quelle mesure le fantôme de Bethnal Green relevait effectivement du paranormal ; Nandor Fodor ne le fit pas vraiment, concluant sans emphase qu’il y avait sans doute un « phénomène authentique derrière cela » (« je me refuse à croire que tout ce qui s’est passé dans cette maison pût être dû à l’imagination seule, ou qu’il pût s’agir d’un canular »), mais que les derniers incidents étaient « le fait de nerfs trop éprouvés » (City & East London Observer, 19 février 1938).
7On pourrait être tenté d’envisager cette histoire, de même que les autres récits d’apparitions que rassemble ce numéro de la revue Terrain, comme une invitation à s’interroger sur la croyance aux fantômes, en Angleterre ou ailleurs. On pourrait chercher à prendre appui sur les expériences qu’ils relatent, sur ce que les acteurs en disent, pour rendre compte de certaines croyances en l’au-delà, pour analyser les conditions posées au retour des morts et les moyens mis en œuvre pour les accueillir ou les éloigner. On pourrait même s’étonner de la vivacité de ces croyances dans le Londres de l’entre-deux-guerres et du fait qu’elles puissent faire l’objet d’une tentative de formulation scientifique. On ne manquerait pas de noter, cependant, qu’il est assez délicat d’établir ce que les témoins de ces événements croient exactement : ce n’est pas seulement Fodor qui penche d’abord vers une manipulation, puis vers un « phénomène authentique », avant de conclure qu’il s’agit, pour partie au moins, d’une hallucination ; M. Davis lui aussi a un avis changeant et partagé. On pourrait alors se résoudre à prendre ces récits comme une invitation à suivre la variation des intensités de croyance, en notant la succession des moments où une personne doute alors que les autres croient, ceux où tous semblent engagés dans une croyance commune et ceux où, à l’inverse, l’adhésion collective semble s’affaisser complètement.
8Il semble pourtant qu’en réduisant ces événements à des indices d’une attitude collective ou individuelle vis-à-vis de certaines représentations de la vie des morts et de l’au-delà, c’est-à-dire en réduisant l’horizon de ces apparitions à la question de la croyance aux fantômes, on manquerait quelque chose de ce qu’il se passe – le fait, précisément, qu’il se passe quelque chose, que les Davis, les Harrison, les enquêteurs psychiques, les voisins, la foule venue chaque soir assister à ces phénomènes, sont pris dans une série d’événements qui les affectent et qui ont des conséquences sur leurs vies respectives. Un déménagement, certes, mais surtout une reconfiguration radicale des relations entre toutes ces personnes et une réévaluation tout aussi radicale de la composition du monde dans lequel elles vivent – ou en tout cas de la maison dans laquelle elles habitent.
9C’est donc ainsi que ce numéro de Terrain a choisi de traiter de ces êtres singuliers, fuyants et pourtant impérieux que sont les fantômes : comme des événements, des événements d’apparition de morts. Par-delà la diversité des contextes, en Europe, en Inde, dans l’Altaï ou au Vietnam, des époques et des approches adoptées, les contributions rassemblées ici ont en commun d’envisager les fantômes non seulement comme des choses auxquelles on croit (ou non), mais aussi et surtout comme des choses qui arrivent.
10L’idée n’est pas nouvelle, loin de là, que le recueil des « croyances » d’une population donnée, ou l’étude comparative d’une « croyance » particulière, puisse poser problème en tant que projet anthropologique. C’est même ce que l’on appelle une vieille lune. En fait, et au moins depuis l’essai célèbre de Rodney Needham (1972) qui préconisait pourtant d’emblée de la bannir des descriptions ethnographiques, la plupart des auteurs se sont penchés sur cette notion pour questionner sa pertinence comparative en anthropologie (cf. Pouillon 1993). Tout le monde croit-il de la même manière ? La distinction entre croyance et savoir est-elle universelle ? Peut-on déduire une attitude de croyance des pratiques qui semblent en être l’indice ? Il est finalement devenu un peu convenu, lorsqu’on mobilise ce concept, d’opérer un retournement réflexif en se demandant s’il est bien raisonnable de continuer à « croire à la croyance » (Fruteau de Laclos & Grellard 2017), ou à quelles conditions continuer tout de même à le faire « avec des pincettes » (Lenclud 1990 : 13). C’est ce qui ne laisse pas d’étonner chez les auteurs qui cherchent à se distancier de cette notion : ils semblent toujours finir par en reconduire l’usage, comme si c’était là un des maux nécessaires et irrémédiables de la discipline.
11La croyance semble d’ailleurs particulièrement incontournable lorsque c’est de fantômes dont il est question. Ces êtres paradoxaux, dont la présence semble si patente pour les témoins de leurs manifestations et si douteuse pour ceux à qui on en fait le récit, semblent toujours devoir nous y ramener. Même les tentatives faites par les témoins eux-mêmes pour formuler le problème dans des termes différents sont prises par les anthropologues comme une incitation à réexaminer la croyance à nouveaux frais. Ainsi, quand Mme du Deffand, femme de lettres et salonnière du xviiie siècle, déclare : « je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur », Jean Bazin (1991) entend-il « j’y crois un peu, d’une certaine manière, puisque j’en ai peur ». Plutôt que de renoncer à la pertinence de la notion de croyance pour comprendre la relation de Mme du Deffand aux morts qui la visitent, il choisit de la complexifier pour maintenir son usage coûte que coûte face aux dénégations de la principale intéressée. Certes, dit-il, Mme du Deffand ne croit pas en l’existence des fantômes, mais les bruits qu’elle entend la placent néanmoins dans un « état de croyance » qui la pousse à interpréter chaque nouveau craquement comme l’indice d’une présence spectrale. Ainsi, conclut l’auteur, il n’est pas nécessaire d’adhérer à une quelconque cosmologie pour voir le monde comme si les fantômes existaient : autrement dit, et pour reprendre les termes de Jeanne Favret-Saada (2009b) à propos de Nicolas Sarkozy et des poupées vaudou à son effigie qu’il s’est énergiquement employé à faire interdire, « on y croit toujours plus qu’on ne croit ». On imagine d’ailleurs assez bien Nicolas Sarkozy citer Mme du Deffand lors du procès qu’il a intenté (et gagné) contre l’éditeur de ces poupées : « je ne crois pas à la magie vaudou, mais elle me fait mal ! » De fait, ne pas croire n’a jamais empêché personne d’être « affecté », comme le montre d’ailleurs Jeanne Favret-Saada elle-même, dans un contexte où elle n’a aucune difficulté à se passer tout à fait de cette notion (2009a : 145). La croyance est décidément un revenant que l’anthropologie peine à exorciser : faites-la sortir par la porte de la description ethnographique, elle rentre par la fenêtre de la raison anthropologique.
12Ce numéro de Terrain a pris le parti de ne prendre cette notion ni comme point de départ, ni comme horizon d’analyse. Il ne s’agira pas d’établir qui croit quoi, ni comment. Avouons-le donc d’emblée, cher lecteur : après avoir lu les textes rassemblés ici, vous ne saurez pas plus qu’avant si ou dans quelle mesure les Altaïens, les scientifiques européens, les Inuit, les Italiens du Moyen Âge, les Vietnamiens ou les habitants des îles Anglo-Normandes croient effectivement aux fantômes. En un sens, et pour revenir à la déclaration de Mme du Deffand, il ne s’agira pas de se demander ce qu’elle veut dire quand elle dit qu’elle ne croit pas, mais plutôt ce qu’elle veut dire quand elle dit qu’elle a peur. Cela implique de savoir ce qui lui est arrivé qui lui a fait peur, comment elle a éventuellement cherché à s’en prémunir et ce qu’il s’est passé les nuits suivantes. Autrement dit, il est nécessaire de laisser se déployer une description ethnographique susceptible de rendre compte précisément de la façon dont les fantômes surviennent et des conséquences que cela peut avoir sur la vie des personnes qui se trouvent « prises » (cf. Favret-Saada 2009a : 54) dans cet événement.
13Car l’apparition d’un fantôme est bien un « événement », au sens qu’Alban Bensa et Éric Fassin (2002) ont donné à ce terme dans un précédent numéro de Terrain consacré à cette notion. Comme le récit des phénomènes survenus en février 1938 à Bethnal Green semble en effet le montrer, une apparition n’est pas une simple rencontre inopinée avec des entités plus ou moins bien identifiées. Les expériences perceptives et affectives vécues par les habitants de la maison, les voisins et dans une moindre mesure les enquêteurs évoquent plutôt une « rupture d’intelligibilité » (Bensa & Fassin 2002 : 8) face à laquelle aucune explication n’est immédiatement disponible. Lorsque les portes des chambres s’ouvrent sans raison, lorsque les cris inhumains s’échappent de pièces censées être inhabitées ou lorsque des objets se trouvent systématiquement déplacés, les témoins semblent comme arrachés de la réalité qu’ils pensaient connaître, et projetés dans un monde dont il leur faut à nouveau rendre compte. Les situations dont il est question ici témoignent moins d’un changement de registre bien rodé – du quotidien au fantastique, à l’incroyable ou à l’enchanté – que d’une « béance du sens » et de la mobilisation urgente, pêle-mêle et plus ou moins cohérente, « de mots et de signes » (2002 : 14) susceptibles de la combler. Cette situation, comme celles que décrivent les auteurs du présent volume, se caractérise bien par un avant et un après entre lesquels, vraiment, rien ne va plus.
14Dans ces moments, les témoins et ceux qu’ils mobilisent dans la prolifération d’enquêtes menées pour faire sens de ce qu’il se passe semblent ne plus trop savoir de quoi le monde est fait ; ils se trouvent soudain confrontés à une épreuve, à l’issue de laquelle rien ne sera jamais plus comme avant. En adaptant le concept de « moment métapragmatique » proposé par Luc Boltanski (2008 : 24 sqq.) pour décrire ces situations dans lesquelles ce qui allait sans dire doit de nouveau être qualifié, on pourrait dire que les apparitions – les apparitions de morts, en particulier – sont toujours peu ou prou des moments méta-ontologiques ; des moments, autrement dit, où la composition du monde ne va plus de soi, où la réalité se fissure et s’effrite, où elle demande à être réévaluée. Même dans les contextes où l’existence des fantômes semble être la mieux établie, la plus communément acceptée, comme en Islande par exemple où les interlocuteurs de Christophe Pons ne cessent de s’étonner de son étonnement face à ces choses – « Il y a des morts dans les maisons comme il y a des plateaux avec des fruits ! » (cité par Pons 2002 : 128) –, les apparitions n’en constituent pas moins des atburður, c’est-à-dire des « événements », qui définissent un avant et un après dans la vie des familles chez qui un mort se manifeste (Pons 1998). L’évidence de leur existence atténue à peine le fracas de leur apparition : ils mettent ici comme ailleurs les vivants en demeure de recomposer le monde – de reconsidérer la possibilité que certaines choses invisibles puissent exister, mais aussi de requalifier leur relation avec certains lieux et certaines personnes. D’ailleurs, les témoins des apparitions dont ce volume rend compte ne cherchent pas tant une explication qu’une solution à la situation dans laquelle ils sont pris : faire partir le fauteur de trouble (comme à Bethnal Green), exorciser le revenant (comme dans l’Italie médiévale), l’adopter (comme au Vietnam), cultiver sa mémoire (comme dans les îles Anglo-Normandes) ou l’éviter soigneusement (comme dans l’Altaï). Les contributions rassemblées ici documentent la matière de ces apparitions, le remous des recompositions qu’elles occasionnent et la variété des solutions auxquelles elles sont susceptibles de donner lieu.
15L’intérêt anthropologique évident de ces processus de recompositions est précisément qu’ils font à leur tour apparaître des choses qui, jusqu’alors, n’étaient pas tout à fait perceptibles ou dicibles pour les témoins et leurs contemporains. Les apparitions font apparaître, comme l’a parfaitement montré Élisabeth Claverie (2003) lorsqu’elle s’est penchée sur les manifestations de la Vierge Marie à Medjugorje en Herzégovine au tout début des années 1980 : l’apparition de la Vierge « fait parler de ce qui devait être tu » et « de ce qui jusque-là n’était pas dit » (Claverie 2002 : 43, voir aussi Despret 2015 : 66). À travers les mises à l’épreuve successives que lui imposent les différents collectifs confrontés à cette apparition – et confrontés les uns aux autres à travers cette apparition –, des lignes de fracture prennent corps. Le parti communiste, la communauté villageoise, l’Église, l’ordre franciscain, les Serbes, les Croates… La Vierge apparaît précisément au milieu de tout cela, sur le lieu même des massacres du passé et des futurs charniers.
16Les fantômes eux aussi mettent en branle toute une micro-politique qui, à mesure qu’enfle et se déploie l’événement de l’apparition, révèle le dessin des lignes de partage d’une tectonique socioreligieuse plus large. C’est ce que montre bien l’affaire du fantôme de Susan Leakey qui a agité la Grande Bretagne du xviie siècle et dont Peter Marshall (2007) rend compte dans un petit livre aux allures de roman policier. Ici, comme à Medjugorje, les débuts sont minuscules, « l’insignifiance même » (Claverie 2002 : 43) : le fantôme d’une veuve, Susan Leakey, apparaît à ses descendants dans un village côtier du Somerset. Pourtant, ce village est lié par des routes commerciales à l’Irlande, et se trouve par conséquent au centre de tensions confessionnelles entre catholicisme et réforme, et entre différentes versions plus ou moins doctrinales du protestantisme. La veuve, d’ailleurs, est aussi la belle-mère d’un évêque exilé en Irlande et exécuté au terme d’une suite d’incidents rocambolesques qui conduiront les témoins à circuler entre différents mondes que l’apparition elle-même participera à définir les uns vis-à-vis des autres. Le fantôme de Susan Leakey est plus qu’une petite affaire privée ; il engage rapidement bien davantage que la manifestation soudaine et localisée du spectre d’une vieille veuve. C’est une « fenêtre ouverte sur un paysage de sens » (2007 : 16) ; c’est « le monde des Leakey » (2007 : 9) qui se donne à voir à qui veut bien suivre le fantôme à travers la suite des événements que son irruption occasionne.
17C’est sans doute le travail aujourd’hui célèbre d’Heonik Kwon (2008) sur les fantômes de la guerre du Vietnam qui a permis d’illustrer le mieux ce qui apparaît quand les fantômes apparaissent, et les possibilités que cela ouvre. Dans sa contribution au présent numéro, Heonik Kwon rend compte des principes selon lesquels s’organise la diplomatie cosmique à Cam Re, un village situé au cœur des affrontements qui ont embrasé le pays pendant ce que les Vietnamiens nomment « la guerre américaine ». Les villageois de Cam Re vivent parmi les fantômes : ceux des soldats américains, bien sûr, mais aussi ceux des Français de la guerre précédente ; il y a surtout ces jeunes « réfugiés ontologiques » (Kwon 2008 : 16), de jeunes Vietnamiens du nord et du sud venus mourir loin de chez eux et « dans la rue », c’est-à-dire sans sépulture. Ce sont ces « voisins invisibles » qui apparaissent régulièrement aux villageois, rappelant la présence latente d’une histoire douloureuse à qui aurait voulu trop tôt l’oublier. Ces apparitions, toutefois, ne font pas que rendre visible le passé traumatique de la nation vietnamienne – les ossements sur lesquels ses fondations reposent : elles ouvrent aussi la possibilité d’un avenir commun. Les familles de Cam Re savent en effet qu’il ne suffit jamais de s’occuper seulement de ses propres ancêtres pour vivre en bonne intelligence avec les morts : l’hospitalité dont fait preuve chaque famille vis-à-vis des fantômes orphelins qui l’entourent peut aller dans certains cas jusqu’à les adopter dans le cercle familial (Kwon 2008 : 109 sqq.). L’espoir – ou plutôt la confiance – que l’adoption d’étrangers chez soi sera compensée par l’adoption de ses propres morts là-bas pose les bases d’une réconciliation nationale dont les vivants n’auraient pu se contenter de décider entre eux.
18Les fantômes, par définition, semblent à même de rendre visible la présence dans le présent d’un passé qui ne passe pas. Qu’est-ce qu’un fantôme, en effet, sinon une « anachronie radicale », « la disjointure dans la présence même du présent », pour reprendre les mots de Derrida (1993 : 52) ? De fait, les fantômes ont été envisagés par une certaine littérature anthropologique, principalement anglo-saxonne, comme les indices d’une mémoire latente « d’événements critiques » (Das 1995), « de moments où une dislocation radicale interrompt la lisse transmission de la mémoire collective aux générations futures » (Carsten 2008 : 23-24). Au demeurant, les « fantômes de la mémoire » dont Janet Carsten propose l’étude dans son ouvrage du même nom ne sont pas toujours à proprement parler des morts qui apparaissent. Il s’agit de présences latentes, de pensées obsédantes, d’absences déchirantes et de sentiments de vide, dont la description ethnographique permet surtout d’étudier ce que la violence ou la perte « excessive » font à la mémoire, et la façon dont les relations se déchirent ou se recomposent à partir de ces événements.
19Les études de cas rassemblées dans ce volume envisagent au contraire les fantômes de manière très littérale, comme des morts qui apparaissent. Suivre le contexte historique ou social que les fantômes pointent du doigt, pour ainsi dire, s’y fait au prix d’une attention ethnographique pour les circonstances et la matérialité de leur irruption. Plutôt que de choisir entre l’événement d’une apparition et l’événement critique auquel il fait irrésistiblement référence, ce numéro de Terrain entend ne perdre de vue aucun des deux, en montrant comment les fantômes laissent se déployer des passés collectifs à partir du moment de leur surgissement. D’ailleurs, il n’est jamais seulement question de passé et de mémoire dans ces apparitions : comme la contribution de Heonik Kwon le montre bien, elles posent aussi la question des conditions de possibilité d’un futur commun (voir aussi Derrida 1993). L’article en ligne de Laura Bear en donne une autre illustration : les ouvriers des chantiers navals du fleuve Hooghly au Bengale travaillent parmi les souvenirs d’accidents effroyables survenus à certaines étapes de la chaîne d’assemblage ; certains postes sont connus pour être particulièrement périlleux, et donc particulièrement hantés. Des rituels de puja sont organisés pour tenir à distance ces présences indésirables venues perturber un processus de production qui admet aussi peu la mort que toute autre interruption du travail. C’est précisément cela que les fantômes des chantiers du fleuve Hooghly font apparaître (j’aimerais dire ce qu’ils incarnent, si cela ne semblait pas aussi paradoxal) : la nécessité irrémédiable d’un ailleurs de la production, d’un revers de la vie, d’un arrêt de la croissance – les fantômes sont ce qui arrive quand on croit pouvoir se passer de la mort.
20De fait, envisager les fantômes comme des choses qui arrivent ne doit pas nous faire oublier qu’il est question ici du « retour des morts », pour reprendre le titre d’un numéro d’Études rurales coordonné par Daniel Fabre en 1987. Quelle est la spécificité des apparitions de morts par rapport à celles de la Vierge, ou par rapport aux événements extraterrestres dont Arnaud Esquerre (2016) a récemment fait la théorie ? La réponse n’est sans doute pas unique et chaque lecteur pourra composer la sienne à partir des études de cas rassemblées ici et de sa propre expérience. Les récits commentés par Jean-Claude Schmitt (1994) dans son fameux livre sur les revenants à travers le Moyen Âge, de même que les cas rassemblés par Fabre (1987), suggèrent que les morts apparaissent souvent pour réclamer quelque chose. Plus largement, il semble que l’apparition des morts soit associée, davantage que pour la Vierge ou les extraterrestres, à une certaine forme d’obligation. Les morts ont un pouvoir sur les vivants, ils nous font faire des choses et notre existence trouve un prolongement dans la responsabilité que nous nous sentons de les « accomplir » (Despret 2015 : 89) ; c’est « l’impondérable poids » (Kohn 2017 : 251 sqq.) qu’ils font peser sur nous. Ils rassemblent les foules à Bethnal Green, réclament des offrandes sur les autels vietnamiens, font exécuter des testaments ou payer des dettes dans l’Italie médiévale, attirent les jeunes gens dans les bunkers du mur de l’Atlantique et poussent les inventeurs, tel Edison, à concevoir de nouvelles techniques de communication pour les contacter. De fait, les morts n’ont pas attendu que les vivants, anthropologues ou non, veuillent bien les prendre au sérieux pour exister – ce sont plutôt les vivants qui espèrent un peu partout, et pas seulement chez les Manouches (Williams 1993), être pris au sérieux par leurs morts.
21Dans les études de cas que rassemble ce numéro, cependant, le fait que ce soient des humains morts qui apparaissent, et non d’autres sortes d’êtres, est rarement donné d’emblée : la nature précise du « fantôme de Bethnal Green », par exemple, est bien moins fermement établie pour les témoins que le récit de leurs expériences, stabilisé et produit a posteriori, pourrait le laisser penser. Certains des bruits de pas entendus par les Davis et les Harrison sont jugés bien trop lourds pour être ceux d’une femme, et certaines des formes vaporeuses qui apparaissent évoquent parfois davantage un homme moustachu – qui pourrait être le fantôme d’un ouvrier tombé de son échafaudage quelques années plus tôt – qu’une vieille infirme. Rien ne va plus, encore une fois, et toute hypothèse est bonne à faire. M. Davis entretiendra même un certain temps l’idée qu’il s’agit d’un elfe : il aurait vu à travers la porte de sa chambre « quelque chose comme un nounours, de deux pieds de haut, le visage blanc rosé, un manteau rouge et des pieds marron » qui « ressemblait à un animal » (Fodor, 1er rapport). Dans un contexte pourtant radicalement différent, Emmanuel de Vienne (2015) a livré le récit d’une scène très comparable : alors qu’il est en forêt avec ses camarades trumai dans le Xingu amazonien, ceux-ci entendent des bruits qu’ils jugent caractéristiques de la présence d’un « esprit » (denetsak). S’agit-il d’une « bête », d’un disparu récent qui rôderait – vivant ou mort ? – dans les environs, d’un esprit forestier aux grandes oreilles reconnaissable au son particulier que font celles-ci en cognant les troncs ? La prolifération d’hypothèses et de théories ontologiques n’a d’égale que la peur ressentie par ces compagnons d’infortune. Ici comme ailleurs, les morts ne se donnent pas toujours à voir instantanément comme tels, à travers des apparitions immanquablement reconnaissables : ce dont les études de cas rassemblées ici rendent compte, c’est au contraire de processus d’enquête, parfois proliférants ou même contradictoires, par lesquels des personnes et des choses sont mobilisées en vue de qualifier ce qui n’est pas qualifiable immédiatement.
22Gilly Carr décrit ainsi dans sa contribution les efforts fournis par les habitants des îles Anglo-Normandes pour authentifier et identifier les apparitions de soldats allemands qui continuent de hanter les couloirs souterrains des bunkers le long des côtes. Les représentants de l’Église tentent parfois de les exorciser, mais sans grand succès aux dires de la population locale, qui préfère généralement faire appel à des médiums capables d’entrer en contact avec ces présences et de raconter leur histoire oubliée. Chacune de ces petites histoires de hantise contribue à former la grande histoire de ces îles, dans laquelle l’occupation allemande constitue certainement un « événement critique ». Plutôt qu’à oublier ce passé, c’est à le cultiver que s’emploient les générations de l’après-guerre, chacune par une pratique différente des vestiges. Alors que les plus âgés s’adonnent à des reconstitutions spectrales de bunkers d’époque, avec force mannequins, uniformes et drapeaux, les plus jeunes cherchent à entrer en contact avec les fantômes d’un passé qu’ils ne connaissent qu’indirectement, par les récits de leurs aînés.
23Certaines époques se caractérisent en outre par une remise en cause profonde et radicale des conditions dans lesquelles une apparition peut être reconnue comme le retour d’un mort : ce fut le cas en Angleterre et aux États-Unis au tournant du xxe siècle, quand des sociétés savantes comme la Société de Recherche Psychique tentèrent de mettre au point des machines et des protocoles expérimentaux permettant de faire se manifester les morts dans des conditions satisfaisant à l’objectivité scientifique. C’est ce dont Philippe Baudouin rend compte dans sa contribution. Il montre que le corps des femmes devient alors le lieu d’un malentendu : tandis que les médiums féminins se pensaient à l’avant-garde de la découverte d’un monde que les hommes n’avaient (pour une fois) pas les moyens d’explorer seuls, les scientifiques masculins les envisageaient comme de simples instruments de mesure psychique, qui seraient d’autant plus fiables qu’ils seraient passifs sous la main experte de l’homme de science – qui seraient d’autant plus objectifs, autrement dit, qu’ils seraient objectivés.
24Nancy Caciola décrit pour sa part un autre retournement dans les processus de qualification des apparitions : dans l’Italie rurale du xive siècle, en effet, l’Église catholique voulait convaincre la population que les morts ne pouvaient pas revenir. S’il était exclu que les morts pussent apparaître, alors les possédés qui criaient à qui voulait bien l’entendre qu’ils étaient des morts revenus régler leurs affaires ne pouvaient qu’être sous l’emprise de démons déguisés. Difficile pourtant d’empêcher la population de répondre aux exigences des défunts dictées d’outre-tombe : il n’était pas rare que le clergé adoptât une position pragmatique, acceptant certaines des demandes – les plus raisonnables – faites par ces agents dont personne ne savait plus s’ils étaient démons ou morts revenus. L’autorité des défunts semble bien devoir s’imposer en dépit même des décisions ontologiques péremptoires qu’on peut prendre a priori à leur égard. Si les morts n’ont pas attendu qu’on les prenne au sérieux pour exister, ils ne se sont pas non plus toujours souciés des institutions visant à les désinstaurer (cf. Despret 2015 : 16).
25Ce numéro de Terrain a choisi d’envisager les fantômes par leur versant sensible : qu’est-ce que ça fait lorsque les morts apparaissent ? Les fantômes dont il est question ici ne se manifestent pas sous la forme de simples signes, que chacun pourrait selon son tempérament, ou sa décision « d’entrer en croyance » (Bazin 2008 [1991] : 393), choisir d’accueillir ou non. Ils saisissent les vivants par le collet et ne leur laissent d’autre choix que de prêter attention, d’être affecté. C’est ce que montrent avec acuité les récits recueillis par Ludek Broz dans l’Altaï, en Sibérie méridionale. Rencontrer les morts – et plus encore partager avec eux de la nourriture, comme il est arrivé au pauvre Azamat – est un point de non-retour : les fantômes attirent inexorablement les témoins de leurs apparitions vers une altérité radicale et irrévocable. À moins de changer complètement d’ancrage cosmologique, en se plaçant par exemple sous la protection du Dieu chrétien, on ne peut éviter alors de glisser vers leur monde. Cela vaut aussi dans une certaine mesure, suggère Broz, pour l’ethnographe qui les étudie : prendre la pleine mesure de l’existence des morts n’ébranle-t-il pas irrémédiablement le projet anthropologique, en le faisant glisser vers une altérité radicale depuis laquelle toute description détachée devient impossible ? Jusqu’à quel point peut-on se laisser entraîner par les fantômes au-delà (ou en deçà) de l’ethnographie, vers une anthropologie qui viserait à les « suivre » et à se laisser « transformer » chemin faisant (Ingold 2017 : 22-31) ? Que risque-t-on de perdre en route ? Que ce soit en Sibérie où leur contact altère fondamentalement, dans les congrès d’archéologie où l’on ose se demander quel genre de vestige pourrait constituer leur manifestation, ou encore dans les salons scientifiques de l’Europe de la fin du xixe siècle où des savants croient pouvoir contredire les lois admises de la physique par le truchement de machines occultes, les morts déstabilisent.
- 2 Dans une perspective comparable, l’impressionnant recueil d’articles publié tout récemment par Vin (...)
26L’histoire racontée par Paul Sorrentino d’une famille, au Vietnam, qui entre en contact avec un jeune garçon disparu par l’intermédiaire de l’une de ses sœurs possédée montre bien que l’apparition des morts, qu’elle soit inopinée ou organisée, déborde souvent les cadres prévus pour l’accueillir et les personnes mandatées pour parler en leur nom. Ce récit poignant détaille les paroles, les attitudes et toute la micro-économie des interactions par lesquelles l’invisible soudain prend matière. Au demeurant, ce n’est pas seulement la parole qui peut être mobilisée pour rendre compte de l’invisible ou organiser sa manifestation. Jean-Claude Schmitt expose dans son portfolio les différentes stratégies picturales par lesquelles les enlumineurs du Moyen Âge ont cherché à représenter les revenants : outre le linceul blanc aujourd’hui consacré par l’imagerie populaire, on trouve dans les manuscrits de cette époque des espaces vides (absences censées figurer des présences) ou encore des individus comme faits de chair et d’os, qui ne se distinguent des vivants que par un détail incongru. Le travail des artistes sur lesquels se penche Thomas Golsenne prolonge celui de ces moines, en tirant parti des possibilités offertes par les technologies de télécommunication pour figurer des présences invisibles. Comme Jeffrey Sconce (2000) l’a montré dans son histoire « hantée » des médias, chaque tentative faite ici-bas pour communiquer à distance s’est accompagnée (quand elle ne l’a pas précédée) d’une tentative pour communiquer avec l’au-delà. Julien Rousseau s’appuie pour sa part sur l’exemple des revenants affamés de la cosmogonie bouddhique taïe, les phi prêt, pour montrer que les fantômes donnent lieu à différents modes de figuration (peinture et statuaire) et condensent plusieurs strates de traditions graphiques (de l’iconographie bouddhique à l’art contemporain), suscitant en chemin moult remous politiques2.
27La nouvelle de l’écrivain inuit Markoosie Patsauq, traduite par Pierre Déléage, illustre la place prépondérante de la narration dans la restitution d’une expérience d’apparition de l’invisible : la force du récit de « l’homme courageux » tient à la description fine des sensations particulières par lesquelles celui-ci se rend compte progressivement de ce à quoi il a affaire. Pierres qui bougent tout en restant immobiles, combats qui n’en sont pas, cris qui ne ressemblent à aucun autre cri : les apparitions se déploient à partir d’une expérience sensible, corporelle, de l’incommensurable. Le décalage profond entre ce que cela pourrait être (des pierres effectivement poussées, le combat avec un rival de chair, le cri d’un animal ou d’un enfant) et ce dont il s’agit en fait (que l’on ne peut immédiatement qualifier) ouvre une brèche dans le monde, un espace d’enquête dans lequel sont absorbés souvenirs et conjectures. Ce que montrent les contributions, c’est que cet espace est de part en part discursif et interactionnel : la matière des apparitions, leur épaisseur pour ainsi dire, est faite des paroles et des actions qui se déploient entre personnes et choses afin de qualifier une expérience proprement déconcertante.
28À ce titre, Terrain a voulu mettre à profit le blog de la revue pour laisser pleinement se déployer les dispositifs d’enquête et registres de récit que les fantômes engendrent par leurs apparitions : récits vidéo des chasseurs de fantômes sur YouTube (Renaud Evrard & Jean-Michel Abrassart), récit croisé d’apparition en France (Anne-Catherine Lavocat), récit affecté de l’anthropologue glissant hors de l’ethnographie (Alexa Hagerty), récit d’apparition à Shanghai (Claire Vidal), récit de la vie parmi les morts sur l’île taïwanaise de Kinmen (Jiao Wang) ou dans un temple taoïste dans la province du Shaanxi en Chine (Adeline Herrou). À travers la succession ou l’enchevêtrement de ces histoires de fantômes, le lecteur sentira sans doute l’invisible prendre progressivement forme. « Si les Islandais ont l’habitude de rencontrer les morts, c’est aussi et surtout qu’ils savent narrer leurs expériences » (Pons 2002 : 129). Anne-Christine Taylor (1993 : 438) a documenté à partir de l’exemple amazonien des Achuar la relation intime, « nécessaire », que les fantômes entretiennent à la narrativité. Raconter des histoires, c’est bien ce que les morts font faire mieux que personne, en particulier lorsqu’ils apparaissent : « Les récits ne sont pas après l’expérience, ils en font pleinement partie », insiste très justement Vinciane Despret (2015 : 205). « Le mort s’épaissit de toutes ces histoires » (ibid. : 87), c’est à travers elles que l’affect pur de son irruption acquiert progressivement un corps et une existence dans le monde. Cela fait porter sur les récits de l’anthropologue un poids particulier : récits de récits, ils contribuent eux aussi à épaissir les morts. C’est d’ailleurs peut-être la description ethnographique qui, en tant que pratique discursive, nous prémunit du sort qu’a connu Azamat dans l’Altaï : regard porté sur les morts avec les vivants affectés, l’ethnographie semble à même de nous maintenir fermement du côté des seconds, à bonne distance des premiers.
29Je remercie chaleureusement Vanessa Manceron, Emmanuel de Vienne, Ismaël Moya et Alice Doublier pour leurs commentaires constructifs sur une première version de ce texte. En tant qu’éditeur du numéro, par ailleurs, je tiens à saluer le travail et la perspicacité de Vanessa Manceron et de Sophie Laporte, sans qui ce volume n’aurait pu voir le jour. Je leur en suis extrêmement reconnaissant, de même qu’à Emmanuel de Vienne et à l’ensemble de la rédaction de la revue pour m’avoir confié la responsabilité de l’édition de ce numéro.